Perte Artistique

… Salut. Tout roule ?

Spécialiste Dufouin, Frédéric Dufouin. Je suis un agent de coordination entre les sites Aleph et Ayin, section logistique et transport. J’ai bien dit Ayin, je confirme.

Oui, voilà mon sac. Pas grand-chose dedans hein, je m’apprêtais à rentrer chez moi pour un congé annuel. C’est bête hein ? Vous pensez qu’ils me le donneront quand même quand tout ce cirque sera fini ?

… Oui, c’est mon carnet de dessin, non ce ne sont pas des mémétiques, ahah. Juste deux trois schémas et croquis, rien de bien intéressant, vous pouvez arrêter de le feuilleter maintenant. Sérieusement.

Sans vouloir insister, bien sûr.
- Spécialiste Frédéric Dufouin


« – Alors ? »

Frédéric pointa le bout de son nez dans le couloir, maintenant désert.

« – Personne. »

Une poussée insistante dans le dos manqua de le faire s’étaler sur le carrelage. Cornélius s’impatientait.

« – Alors dépêchez-vous de sortir ! J’étouffe ! »

Soucieux de ne pas perdre le dernier compagnon qui lui restait en ce lieu peu joyeux, il se décala. L’historien se précipita effectivement à l’extérieur comme s’il avait peur de rester coincé pour toujours dans la petite salle exiguë qui leur avait servi de refuge. Il inspira lentement, à plusieurs reprises, en se penchant légèrement vers l’avant. C’était compréhensible : lui-même ne se sentait pas très bien.

Peu après que les statues ne les aient dépassés, grâce au concours de Banksy 2.0, ce dernier leur avait fait signe qu’il reviendrait, et avait quitté les lieux en un éclair d’encre sur le mur. Maintenant qu’il était dehors, le spécialiste du confinement se rendit compte qu’avec lui avait disparu le camouflage qui leur avait sauvé la vie. Il ne serait pas possible de se cacher ici désormais.

« – Que faisons-nous maintenant ?
– J’aimerais bien le savoir, figurez-vous. Cette opération ressemble de plus en plus à un délire suicidaire, et de toute façon ce n’est pas comme si le Tout Puissant là-bas nous avait fourni un plan d’action détaillé. Je propose de retrouver cet adolescent inconscient et avide de sensation forte qui nous sert de collègue, et de rebrousser chemin. »

Une belle tirade pleine de colère et de reproche ; au fond, c’était aussi pour ça que Frédéric appréciait la présence du doyen. Ses accès de mauvaise humeur étaient cocasses, son expérience non négligeable, son caractère bien trempé. Une personnalité haute en couleur et pleine de rebondissement.
Après tout, Frédéric Dufouin n’était pas devenu pilote de d'engins spatiaux parce qu’il aimait la tranquillité et la sédentarité.

« – Arrêtez de me regarder comme ça, on dirait que vous venez de faire une attaque.
– Mes excuses. Il nous faut donc retrouver Loïc. Ehm…. Par où est-il parti ? »

Cornélius ne répondit pas. Peut-être parce que lui non plus n’en avait pas la moindre idée.

Ils prirent le parti de ne pas bouger, de peur que Loïc en revenant sur ses pas ne les manque. Les quelques minutes qui suivirent furent tendues : à l’affût du moindre bruit, de la moindre vibration dans le lointain, les deux hommes sentaient leurs muscles se tendre et se distordre sous le coup du stress, comme une corde d’arc ou de violon.
Finalement, leur patience fut récompensée. Aussi silencieusement qu’il s’en était allé, leur ami anormal revint sur le mur, simple ombre-graffiti n’attirant que l’œil du plus attentif.

« – Alors ? le pressa immédiatement Frédéric. »

Il s’attendait à avoir pour réponse un imprimé de couleurs et de mots sur le mur très formel du bâtiment ; au lieu de cela, la forme de Banksy se défit lentement, pour former un très large rectangle. Le figuré gagna en détail, en intensité, jusqu’à devenir du noir le plus intense. Frédéric eut l’impression pendant quelques instants, de se perdre dans un trou noir.
Puis, Loïc tomba en avant, comme expulsé avec une certaine violence de l’espace. L’agent de coordination n’eut que le temps de le réceptionner, de lui permettre de se remettre sur pied, un peu hébété. Il jeta un coup d’œil à l’ouverture : il n’avait devant lui qu’une tache aux contours soignés, plate et sans relief, sans profondeur.

« – Loïc ? s’étonna-t-il en se concentrant sur l’important. Dieu merci, Banksy vous a retrouvé ! Ça va ? Vous tenez le choc ?
– Faites attention, souffla doucement Cornélius d’une voix rauque et coupée par la surprise. Qui sait ce qui lui est arrivé dans… le lieu dont il provient. Peut-être que notre… ami… n’a pas été aussi accueillant qu’il le laisse croire. »

L’intéressé avait sans aucun doute entendu, mais il ne réagit pas. Ses contours se reconstruisaient difficilement, étaient floutés et imprécis. Peut-être avait-il souffert de l’exercice.
Mais bien moins que l’état du tagueur, c’était celui de son collègue fait de chair qui l’inquiétait.

Dans ses bras, Loïc respirait difficilement et avec d’amples inspirations, comme un noyé que l’on aurait sorti de l’eau. Il essaya de capturer son regard : c’était comme chercher le soleil derrière un nuage. Ses yeux floutés ne faisaient que fixer un point fixe, dans le vide.

« – Loïc, répéta plus clairement son pilier de soutien. Tu vas bien ?
– Where am I? chuchota-t-il d’une voix très basse, presque inaudible.
– … Avec nous, section souterraine du Site Aleph. Banksy t’a ramené.
– Banksy…
– Notre ami le graffiti vivant… Tu étais parti pour éloigner les statues-marteaux. Tu te souviens ? Tu te souviens de pourquoi tu étais parti ?
– Je crois.
– À la bonne heure, tu reparles français ! J’ai cru qu’on t’avait retourné le cerveau, plaisanta-t-il.
– Arrête de me charrier, Hardin…
– Hein ? Pardon ?
– Hein ? Frédéric ? répéta son interlocuteur d’une voix incrédule, comme s’il sortait tout juste d’un long sommeil dont les derniers vestiges troublaient encore sa mémoire. »

Frédéric et Cornélius se jetèrent un regard. Il avait beau leur avoir été rendu en un seul morceau, son esprit était encore ailleurs. Ce n’était probablement rien de plus que le choc de sa course et du voyage, mais mieux ne valait pas prendre de risque.

« – On ne bouge pas d’ici tant qu’il n’aura pas réussir à aligner plus de deux mots dans une phrase qui soit cohérente en français, décida Cornélius. Après quoi, on quitte cet endroit. »

Son ton n’admettait aucune réplique. Pendant que l’agent de coordination aidait leur miraculé à s’appuyer contre un mur, le temps de reprendre ses esprits, l’archéologue se mit à examiner le bout de bois qu’il s’évertuait à conserver malgré toutes leurs péripéties. Son collègue l’observa un moment, pensif, hésitant, puis se décida à jouer l’avocat du diable :

« – Ahem… Il ne nous reste après tout qu’une ou deux cellules à vérifier… »

Le regard qu’il récolta était extrêmement froid, noir et vide de toute sympathie.

« – C’est vrai. Et ces dernières sont sans aucun doute éloignées, froides, humides, sombres, et surtout fourrées d’anomalies dangereuses et menaçantes. Non. Merci. Mais non.
– On ne s’en est pas si mal tirés jusque-là. Et je pense que notre mission est assez importante pour valoir quelques efforts de plus…
– Vous et votre génération d’idéalistes illuminés, fit son interlocuteur en levant les yeux au ciel d’un air exaspéré. »

Banksy, qui semblait s’être ressaisi, se fendit d’une opinion sobre :

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« – Vous voyez, même le dessin sur le mur est d’accord.
– On ne peut pas partir comme ça, ânonna alors Loïc en se décollant du mur, visiblement à contre-cœur. On a une mission. On va s’en charger. On va revenir en un seul morceau. Point. »

Ce ne fut une surprise pour personne. Frédéric avait identifié les dynamiques animant son collègue depuis longtemps déjà : il avait l’habitude, le besoin même, de faire son travail, et de bien le faire. Pas spécialement autoritaire avec sa silhouette assez fine et les traits fatigués de son visage, sa voix posée et son regard pensif, mais habilité à conduire une équipe, par son expérience et son bon sens. Peut-être le meilleur contre-poids à apporter au troisième membre de leur compagnie, Cornélius, davantage arbitraire et bien moins raisonné.

« – Vous n’êtes pas sérieux. Vous avez failli mourir là dehors. Et vous voudriez recommencer ? »

Loïc sembla ciller un instant sous le poids du souvenir, mais se reprit bien vite, grimaçant.

« – J’ai envie de dire que l’on a tous signé en sachant ce qui risquait de nous arriver en travaillant pour la Fondation.
– Vous, peut-être, vous me semblez avoir des envies suicidaires. Moi, j’ai envie de vivre le plus longtemps possible, et de continuer à travailler dans ce milieu. »

La physionomie de Loïc se modifia subtilement. Il était revigoré… et agacé.

« – Et bien revenez donc expliquer au commandement pourquoi vous avez abandonné votre équipe alors que vous étiez tout prêt du but. On va voir s’ils décident que vous méritez de le garder, votre travail. »

Cornélius en fut tout interloqué. Ce n’était pas la première fois que les deux hommes confrontaient leurs points de vue, mais c’était la première fois que le spécialiste perdait un tant soit peu son calme. Ce dernier se défit immédiatement son aura agressive, comme regrettant.

« – Excusez-moi. C’est votre choix, après tout. »

Frédéric lui lança un léger coup de coude dans la côte. Le regard qui lui fut lancé était plein d’appréhension, très défensif.

« – Quoi ?
– Rien, s’excusa-t-il en réalisant alors à quel point ce geste, venu naturellement, était familier, voire intrusif. Je suis juste content de vous voir en forme. »

La lueur de retrait brillant dans l’œil du coureur s’effaça quelque peu. Il esquissa même un fin sourire, de politesse certes, mais néanmoins sympathique.

« – Merci. Moi aussi. »

Son attention se reporta sur le second parti du débat. Avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche, Cornélius embraya :

« – Il apparaît que je ne puisse pas vous sortir cette folie de la tête. Il apparaît aussi que votre avis sur ma propre réticence soit clair. Il apparaît enfin que je me fiche de ce dernier élément comme de ma première chemise. »

Il inspira très vite pour retrouver son souffle, et continua sans sourciller :

« – Néanmoins, cela ferait tache sur mon mémoire si je vous laissais aller à la mort sans me trouver présent pour procurer mes précieux et sages conseils. Donc… J’en suis. »

Une perplexité mutuelle se partagea entre le deux jeunes hommes, alors qu’ils observaient le doyen inspirer et expirer pour retrouver un rythme de respiration normal. Pour finir, Loïc se contenta d’un simple :

« – D’accord. Merci. »

Avant de tourner les talons et, armé de cette phénoménale carte mentale dont la précision n’était plus à démontrer, il commença à ouvrir la voie vers la dernière étape de leur voyage cauchemardesque.

En grommelant qu’un tel sacrifice méritait plus qu’un simple merci, Cornélius lui emboîta le pas, bon gré mal gré. Frédéric fut un peu plus lent à réagir. Il ne pouvait pas s’en empêcher, mais il avait un sourire d’idiot bienheureux sur le visage, et il le savait.

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« – Ouais, la même. »

Et sur ce, l’agent de coordination se précipita à leurs trousses.


Il ne leur fallut pas tant de temps que cela pour parvenir à la dernière cellule, mais le voyage sembla durer une éternité. Frédéric n’avait jamais été bon pour estimer les durées, il se perdait bien trop facilement dans les décomptes quand les intérêts à la clé ne l’intéressaient pas. Il cessa de se poser des questions après cinq ou six minutes de marche, préférant perdre son attention dans les oscillations de couleur que Banksy 2.0 répandait sur les murs. Avec discrétion, il sortit son petit carnet de dessin d’une de ses poches et se mit à crayonner en marchant. Il avait l’habitude.

Ses mouvements secs et fervents ne tardèrent pas à produire un résultat. Il froissa un peu la page sur laquelle il œuvrait, grimaça, corrigea le tir. Ses esquisses représentaient tour à tour ses compagnons, des véhicules, les sculptures animées avec des traits encore plus grossis que la réalité, et deux trois designs de graffitis qui lui venaient en tête. Il s’en lassa bien vite, finit par tracer en boucle le symbole de la Fondation comme il se plaisait à le faire dès que l’inspiration lui manquait. Un cercle et trois bâtons, rien de bien compliqué.

Si ses compagnons remarquèrent son petit manège, ils n’en dirent rien.

« – On y est, annonça enfin Loïc en stoppant devant le lieu en question. »

L’accès donnait déjà une mauvaise impression. Apparemment, les entités qui faisaient leur malheur depuis le début de l’expédition s’étaient attaquées aux portes. Ces dernières avaient tenu – il fallait plus que quelques blocs de marbre pour rompre un confinement – mais elles portaient les marques de cette lutte.

« – Monsieur Dufouin, voulez-vous bien prendre note des dégâts ? »

Il sursauta presque lorsqu’on s’adressa à lui, relevant les yeux de son carnet.

« – … Oui, oui. Bien entendu.
– Les observations que nous avons faites sur les espaces de confinements précédents sont bien ordonnées ? tint à savoir Loïc. Ce serait une bonne chose que nous rendions un rapport à peu près soigné. »

Frédéric abandonna son dessin, releva un peu son carnet pour le mettre à hauteur de lecture et se mit à feuilleter les pages, revenant sur ses œuvres passées. Il prit son temps, décollant avec soin chaque feuille de l’autre, comme réticent à aller trop vite.

« – Alors ? Elles sont en état ou non ? s’impatienta Cornélius. »

Le regard du dessinateur s’arrêta sur la tête de chat qui recouvrait maintenant les notes faisant état de l’espace de confinement A-45.

« – Oui oui, c’est bon.
– Tant mieux, soupira Loïc. Quelqu’un a accès à celui-ci ? Autrement tant pis, on ne pourra pas rentrer à l’intérieur.
– Malheureusement, si, soupira Cornélius en levant la main à une allure défaitiste, tenant entre ses doigts une carte magnétique. J’ai travaillé dessus. »

Personne n’eut la bêtise de demander la nature de l’anomalie en question. De toute façon, elle aurait disparu, comme toutes les autres.
Et effectivement à l’intérieur, le réceptacle qui servait usuellement à accueillir l’objet était vide.

Sans tergiverser, ils se séparèrent pour chacun examiner de leur côté une partie de l’espace de confinement. L’artefact était auparavant protégé par une seconde section de verre vitré, dont l’entrée était automatisée et devait être enclenchée manuellement par des ordinateurs à proximité. Loïc ne prit pas la peine d’entrer, se contentant d’examiner avec attention le verre renforcé, étant le seul spécialiste en confinement ici. Cornélius se mit à ramasser les documents à terre, grommelant que le fruit de leurs recherches soit aussi mal traité, histoire de les rassembler. Frédéric, lui, s’installa confortablement devant les ordinateurs et, grâce aux identifiants de son collègue historien, se mit à chercher le moindre signe de dommage, ou d’altération des données.

Il apparut bien vite qu’en dehors de l’objet anormal, rien n’avait été touché par une main humaine. Les recherches n’intéressaient pas leurs mystérieux opposants.

« – Rien de votre côté ? lança finalement l’agent de coordination. »

Ses collègues eurent un mouvement de sursaut, comme surpris par le bruit de sa voix. On ne pouvait pas leur en vouloir, tout le monde était très tendu.

« – Organiser ces documents est un cauchemar éveillé, mais je ne pense pas que qu’il en manque une seule page. Ce fouillis est simplement le produit de la disparition de nos collègues.
– Le vitrage n’est pas endommagé. Quelqu’un a-t-il ordonné l’ouverture de la porte de protection ?
– L’historique indique que la dernière commande d’ouverture a été réalisé il y a plusieurs jours. Il n’a pas été effacé, et les commandes ne permettent pas de sélectionner certaines données à supprimer, c’est tout ou rien.
– Alors l’objet s’est simplement volatilisé.
– Ce n’est pas sur cela que nous enquêtons de toute façon, rappela le doyen. Nous devions simplement vérifier que les espaces de confinement soient en état de recevoir les entités lorsque nous les récupérerons. C’est chose faite. Rentrons. »

Frédéric se déconnecta, avant de se lever. Il ne savait pas si ce qu’il éprouvait était de la satisfaction, de la nostalgie, ou de la lassitude.

« – Banksy n’est pas avec nous ? réalisa-t-il alors.
– Il a préféré rester à l’extérieur. Je crois qu’il a encore du mal à se remettre du… sauvetage de Loïc. »

L’intéressé eut un mouvement de déglutition pénible, mais ne réagit pas.

Inquiété, Frédéric se lança en trombe en dehors de la salle. Il appréciait énormément leur ami anormal, mais la perspective de devoir le ramener avec eux ne lui plaisait guère.
Il avait bien trop peur qu’on ne le traite que comme une énième anomalie à confiner.

Le couloir était désert. Pas de trace de couleur, d'encre, quoi que ce soit. Les tripes de l'humain se serrèrent quelque peu : où était donc passé l'anomalie ?

« – Je n'aime pas ça, pensa-t-il à voix haute. Y a un truc qui cloche.
– Mais non, mais non… marmonna Cornélius en le bousculant gentiment. Allons-y, je refuse de rester une seconde de plus qu'il ne le faut dans cet endroit lugubre. »

Loïc regarda Cornélius, puis Frédéric. Sans rien dire, il emboîta le pas à l'aîné. Leur compagnon fut forcé de les suivre, non sans un dernier regard anxieux en arrière et une hésitation de mauvaise foi.

« – Je suis sûr que c'est comme les chats, continuait l'historien d'un ton à peine guilleret, ils disparaissent pendant trois semaines et reviennent frais et innocent, comme si ça ne faisait pas plus de vingt jours que vous vous arrachiez les cheveux de désespoir à l'idée que… »

Sa marche comme sa phrase furent brutalement interrompues, au détour d'un couloir. Les papillons dans l'abdomen de l'agent de coordination se mirent à battre les ailes de plus belle. Sans attendre, il les rejoignit d'une enjambée, pour contempler ce qui avait ainsi pu faire taire leur compère bavard.



« – Je pense que j'ai compris ce qu'était notre anomalie. »

Cornélius fut le premier à reprendre la parole. Aucun des trois hommes n'avait osé le faire auparavant. Ils étaient restés figés sur place, inanimés. Ses deux compagnons sortirent de leur apathie, attentifs.

« – Les statues grecques antiques, ces peintures pariétales, Banksy… Ce sont tous, à leur manière, des versions perverties de leur art. Les premières ne sont pas finies, grossières par rapport aux chef d'œuvre de précision que l'époque voyait naître… Les peintures sur le mur sont déformées, ou abîmées, comme par le temps. Et Banksy, eh bien, n'a pas de personnalité propre si l'on veut être rigoureux. De ce que j'en ai compris, son… "art" est censé être l'un des plus personnels qui soit. Comment cela peut-il se faire s'il est la représentation de tous les grands noms de ce domaine ? Pas étonnant qu'elles cherchent toutes à nous tuer… Enfin, presque toutes.
– Je ne veux pas le laisser. »

Depuis la découverte de la peinture, Loïc et Cornélius se jetaient régulièrement des regards en coin, d'un air las, entendu, désolé. Leur collègue avait la désagréable impression d'être un petit enfant auquel les adultes allaient devoir expliquer pourquoi est-ce que son chaton ne reviendrait pas à la maison. Aucun d'entre eux n'avait envie d'être désigné pour remplir cet office.
Cela ne l'empêcha pas de continuer :

« – On ne peut pas le laisser là. Il a sauvé la vie de tout le monde.
– Oui. Mais nous ne sommes pas équipés pour lutter activement contre des anomalies, rappela Cornélius avec un ton sombre. Leur échapper était déjà assez difficile comme ça. Et je refuse d'échanger trois vies - les nôtres - pour sauver une tache. D'encre. »

Il y avait une pointe de mauvaise volonté dans ces derniers mots. Avec le temps, le doyen s'était révélé aux deux autres. Ce n'était pas tant qu'il pensait Banksy dépourvu de valeur ; c'était que se détacher de lui était la meilleure façon de se détacher d'une quelconque responsabilité, d'une quelconque douleur vis-à-vis de sa perte.

« – Alors on va juste l'abandonner ? Alors qu'il nous a aidés sans rien demander en retour ?
– Il n'y a pas de bonne réponse à cette question, intervint finalement Loïc après un long temps de silence. Il n'y en a juste pas. Au point où on en est, la vraie question c'est de savoir ce qui serait le plus profitable pour tout le monde. Et… Je suis désolé, Frédéric, mais mourir tous les trois en héros n'aiderait personne. Même pas Banksy. »

L'agent serra le poing. Il avait du mal à respirer, à choisir ses mots.

« – Je ne veux pas le laisser, articula-t-il finalement. Allez-y si vous voulez. Mais je ne veux pas le laisser.
– Hors de question, objecta Loïc avec moins de douceur. On revient au QG. Ce n'est pas le moment de…
– Qu'est-ce que c'est là-bas ? le coupa Cornélius avec alarme. »

Les deux autres abandonnèrent immédiatement leur débat pour se tourner dans la direction dans laquelle ils pointait.

C'était comme une onde, se déplaçant à la manière de Banksy. En plus grasse, plus massive, plus grossière. Elle recouvrait les murs, le plafond, le sol, les portes et les meubles. Tout ce sur quoi elle passait, avançait, se retrouvait avalé dans un noir obscur, infernal.

Il n'y eut pas besoin d'un signal. Les trois hommes tournèrent les talons et se mirent à fuir comme des dératés.

Rien n'y fit pourtant.

Chaque fois que Frédéric tournait la tête en arrière, la masse obscure se rapprochait, menaçait de les recouvrir.

« – Le truc se rapproche !
– Arrête de te retourner, tu vas tomber ! éclata Loïc, quelques foulées devant eux. »

Et tomber il le fit en effet. Mais pas parce qu'il trébucha.

Le sol se déroba sous ses pieds, et il chuta dans le vide.



Projet Vide Artistique

  • Dr Cornélius Attano : (X) Pas assez d'expérience de terrain, trop peu de contact et de familiarité avec les anomalies en général. En revanche, forte affection envers les anomalies historiques. Penser à conserver sa ténacité.
  • Spécialiste Loïc Giacardi : (X) Trop de réticence à l'idée de se confronter à l'anormal. Forte angoisse sur ce sujet. Non conforme.
  • Spécialiste Frédéric Dufouin : (o) Curiosité et amabilité envers l'anormal, connaissances et ressources appréciables. Conforme.

Projet Vide Artistique : 1/3 (1 profilage)

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