"Pourquoi ce genre de truc arrive aussi souvent dans des maisons craignos et pas… je sais pas, des parcs aquatiques ?"
Ils en étaient déjà au dixième sous-sol de cette baraque d’apparence pourtant minuscule, et ils venaient de découvrir une trappe dans le plancher. Des signes discrets, qui auraient échappé à peu près à n’importe qui sauf à un Rat-Taupe vétéran de Zeta-9, indiquaient qu’il s’agissait d’une anomalie dimensionnelle, et pas juste du résultat de la murge d’un architecte dépressif un samedi soir. Ici et là, des petits détails trahissaient l’origine anormale des pièces supplémentaires. Une tache exactement identique sur deux lattes différentes, la seconde à trois étages de la première. Une perspective subtilement faussée dans un couloir. Le caractère très légèrement répétitif des craquements du plancher, comme si c’était le taff d'un ingénieur du son de jeu vidéo qui n’aurait qu’une bibliothèque limitée pour les bruits de pas à cause du peu d’espace disponible en mémoire.
"Ou dans des cages d’escalier. T’as déjà été dans la cage d’escalier, tu sais, là, celle dont machin, euh, Parks, parlait l’autre jour dans le van ? Celle avec le visage flottant et tout.
- J’écoutais pas trop. Et non, j’y ai pas été. En plus je crois qu’ils n’envoyaient que des D là-dedans à l’époque où ils l’exploraient.
- Tu crois que c’est pareil ici ? Que ça descend à l’infini ?"
C’était toujours comme ça quand Angela était stressée. Il fallait qu’elle parle pour maintenir un semblant de calme. Ça marchait du tonnerre sur elle. Si seulement ça ne stressait pas Henry en retour, ça aurait été parfait, vraiment.
De l’autre côté de la trappe, il y avait une échelle métallique qui descendait dans un puits beaucoup trop long. Les murs étaient couverts de tableaux d’un goût douteux.
"Henry, c’est quoi le truc le plus bizarre que t’aies déjà exploré ?
- Un sac de pommes de terre avec une dimension remplie de pommes de terre à perte de vue.
- Moi c’était une cuvette de chiottes. Elle était remplie de technologie futuriste. Pour accéder à son espace extra-dimensionnel, il fallait coller les deux pieds dedans et tirer la chasse. Je gagne.
- C’était pas un concours.
- Heureusement pour toi."
Angela s’attarda pour éclairer certaines des peintures. Ils en avaient déjà vu d’autres plus haut, mais beaucoup plus sommaires et totalement dépourvues de talent artistique, à tel point qu’Henry se demandait où était l’intérêt d’encadrer des bonshommes-bâtons ou des signes de ponctuation. Plus ils descendaient dans le sous-sol, cependant, plus les peintures se complexifiaient. Des entrelacs d’yeux ouverts et fermés, peints à l’acrylique avec une frénésie déconcertante, se révélaient sous le faisceau de la lampe frontale de sa chef d’équipe. Plus bas, s'étalaient des visages qui se voulaient certainement réalistes, mais là encore, barbouillés avec une telle fureur que les poils individuels d'un pinceau écrasé se voyaient nettement en relief dans chaque touche de couleur.
"Je filme un coup pour Théo, ça risque de l’intéresser."
Théodore Jakobsen s’ennuyait de pied ferme dans la station de recherche mobile (un nom ronflant pour dire "un van avec de l’équipement dedans") garée à l’extérieur de ce que Zeta-9 avait d’ors et déjà surnommé "la maison des fous". Super original. Il triturait sa tignasse rousse, pianotant distraitement sur le bord de sa chaise, essayant de se souvenir d’un air qu’il avait entendu plus tôt ce mois-ci dans un contexte incertain, sans pouvoir y arriver. Ça allait lui prendre la tête pour le reste de la journée, c’était sûr.
La radio crépita.
"Théo, on est au quatorzième foutu sous-sol et ça continue de descendre, mais je crois qu’on a la source de l’anomalie sous les yeux et qu’il faudrait qu’on s’en tienne là pour le moment. Mate un peu ça."
Jakobsen fit pivoter sa chaise et agrandit le flux vidéo du casque d’Alpha – le code désignant Angela Rodriguez pour cette mission – jusqu’à ce que l’image légèrement pixellisée d’un mur différent des autres remplisse l’écran. Des débris recouvraient une partie du sol. Le plâtre et même le béton armé avaient éclaté de l'intérieur par endroit, laissant voir des morceaux de l’armature, mais la couleur des parties intactes ne trompait pas. À un moment donné, quelqu’un l’avait repeint du sol au plafond avec -
Le soupir de déception – ou peut-être de soulagement ? - de Beta s’entendit jusque dans le van.
"Jakobsen, on a un mur peint avec du sang par un artiste cinglé. Je m’attendais à quelque chose de plus original qu’une nouvelle d’Edgar Poe de seconde zone, mais vu les dégâts matériels dans cette pièce, le bordel dimensionnel vient de là.
- Quoi que c’était, Beta, je ne pense pas que ça soit toujours là. Le taux d’Humes est toujours franchement inférieur à la moyenne, mais je ne détecte pas de différence avec les pièces précédentes, alors qu’on devrait être à l’épicentre du phénomène. Évidemment c’est un peu tôt pour tirer des conclusions définitives, mais je pense que ce que vous venez de traverser était d’une certaine façon les empreintes du passage de quelque chose qui s’est échappé de cette maison il y a assez longtemps. Un genre de plieur de réalité, peut-être.
- La réalité n’a pas complètement réussi à se "déplier" depuis ?
- Quelque chose comme ça.
Crépitement. Voix d’Angela.
"Comme quand tu vomis dans ta combinaison pendant une mission dégueulasse et que l’odeur ne s’en va jamais complètement ?
- Je me serais passé de cette métaphore, Alpha, mais oui, c’est l’idée."
En fin de compte, la Fondation avait juste racheté le terrain et condamné la maison. Aucune autre mesure de confinement n’était réellement nécessaire, un léger effet mémétique présent sur place empêchant de prêter attention au bâtiment à moins de se concentrer volontairement dessus. Jakobsen voulait depuis longtemps écrire une thèse sur le lien existant entre les effets mémétiques affectant négativement la capacité d’attention humaine et les taux d’Humes inférieurs à la moyenne, mais il n’avait jamais vraiment réussi à se concentrer dessus. L’ironie de la chose ne lui échappait pas le moins du monde.
Très peu d’informations utiles avaient émergé suite à l’enquête de fond. Impossible de retracer l’identité du propriétaire, qui, à en juger par le contenu des placards et les dates de péremption, semblait avoir quitté les lieux il y a déjà au moins dix ans. Le cadastre listait la parcelle comme un terrain vague, et personne à la mairie ne semblait se préoccuper du fait qu’il existait une construction illégale dessus – qui plus est, l’employé que Jakobsen avait rappelé suite à son premier contact avec l’administration avait déjà oublié qui il était, qu’il avait téléphoné deux jours plus tôt, et ce qu’il voulait. Il avait renoncé à insister. Après tout, les meilleures anomalies étaient celles qui se confinaient toutes seules. Beaucoup moins de paperasse, et une sacrée économie de budget.
L’inventaire des lieux n’avait pas été beaucoup plus fructueux. Une seconde exploration plus poussée avait permis de découvrir pas moins d’une cinquantaine de tableaux, plusieurs centaines de dessins de piètre qualité, et, de façon moins intéressante, une masse difficilement appréciable de détritus divers, principalement constitués d’emballages de junk food premier prix. Bizarrement, les prélèvements avaient aussi révélé une quantité déplaisante de traces de matières organiques diverses - presque toujours d’origine humaine - dans la totalité des pièces de la maison. Le mur sanglant découvert au quatorzième sous-sol n’était en définitive que la partie émergée d’un iceberg, comme si la maison elle-même avait écrasé un nombre incroyable de personnes entre ses murs jusqu’à effacer presque toute trace de leur existence.
Quant à l’anomalie présente sur place, la première estimation de Jakobsen, une fois n’est pas coutume, s’était avérée exacte : il s’agissait seulement du reliquat du passage d’une entité plieuse de réalité qui s’était relocalisée depuis. Une bonne partie de l’équipe supposait qu’elle était d’ors et déjà confinée par la Fondation, voire neutralisée, depuis le temps qu’elle s’était échappée. Faute d’indices suffisants, les conjectures allaient bon train. Quelqu'un évoqua même un lien entre les bonshommes-bâtons et 369-FR, mais non, il s'agissait bien de dessins ridiculement mauvais.
Au final, les peintures et les dessins avaient été inventoriés et photographiés (une partie étant restée sur place), le site classé, et le dossier archivé.
Plus d’excuse pour ne pas bosser sur sa thèse.
"Allo ? Angela ?
- Hey Théo, quoi de neuf ?
- Pas grand-chose de fascinant. J’essayais d’avancer sur, tu sais, le truc que j’avais dit que je voulais écrire sur les Humes et le niveau d’attention. Et je me remets vaguement au piano. Qu’est-ce que tu deviens ?
- Je suis pas super fan de l’équipe qu’ils nous ont collée pour cette mission et j’ai balancé un gant plein d’hémolymphe à la face du chercheur senior quand il a dit que Henry aurait dû continuer l’exploration malgré son poignet dominant cassé. Le mec était tout bleu, on aurait dit un schtroumpf. Il était pas ravi.
- Et tu as été virée.
- Même pas. Personne ne veut bosser à Zeta-9. Sécurité de l’emploi.
- Minute. De l’hémolymphe bleue ?
- On explorait une limule.
- …Une limule.
- Ouais. Pas de droit d’expliquer ça en détail par téléphone. Henry te passe le bonjour, au fait.
- Attends, Angela, juste une question comme ça, tu connaîtrais pas une chanson qui fait "holding your heeaaaaad up, keep holding, wo-oh-oh-oh" ?
- Tu sais vraiment pas chanter. Et non, ça me dit rien.
Comment c'était, déjà ?
Ça faisait déjà un certain temps qu'il fixait le piano, ses mains couvertes de taches de rousseur sur le qui-vive, comme des oiseaux de proie attendant de fondre en piqué sur les touches. Il fallait que ça lui revienne. Ne pas se souvenir de l'air exact qu'il voulait jouer depuis plus d'un mois devenait presque douloureux.
Google-le.
Déjà essayé, ça n'avait rien donné. Il était à peu près sûr qu'il l'avait entendue au centre commercial en passant devant le magasin de disques. C'était quand, déjà ? Quel jour ? Quelle heure ? S'il était moins timide, il aurait carrément débarqué dans la boutique pour chanter l'air à un vendeur et lui demander d'où ça venait, mais il n'oserait jamais. On le prendrait pour un fou.
Son regard balaya son appartement aux murs impersonnels, cherchant autre chose à faire pour se défouler. Il s'attarda sur une pile de livres, puis sur son ordinateur où sa thèse à peine commencée le narguait toujours, avant de revenir au piano.
Comment une petite mélodie pouvait-elle prendre une telle importance dans sa vie ?
Jakobsen buvait son café à petites gorgées en attendant que les résultats d'une analyse en cours finissent de mouliner. Aujourd'hui, il s'agissait d'un simple objet anormal – un crayon de taille variable – et il doutait pouvoir en apprendre quoi que ce soit d'intéressant.
Au pire, il pourrait toujours dessiner des bonshommes-bâtons avec.
Des bonshommes-bâtons, hein ?
Encore quelques minutes avant que les résultats tombent. Autant vérifier quelque chose qui lui trottait dans la tête.
Il fit remonter ses lunettes de lecture sur son nez, ouvrit le dossier d'archives de la "maison des fous" d'une semaine ou deux avant et examina les photos des œuvres d'art trouvées à l'intérieur. Tout ce qui avait été découvert à proximité de la porte d'entrée ressemblait à un gribouillage, mais plus les photos s'approchaient du fameux mur, plus les créations devenaient élaborées et complexes.
L'entité aurait-elle été une source d'inspiration ?
Il pianota pensivement sur son bureau tout en fermant le dossier, et réalisa que sans y réfléchir, il était en train de jouer la fameuse mélodie.
Pas trop tôt.
Hormis son travail, il n'avait que le piano.
A l'école, il avait été un élève assez bon sans être excellent ; au lycée, il présentait bien sans être particulièrement beau ; dans son travail, il était consciencieux mais rarement brillant – mais face à un piano, il devenait quelque chose d'autre. Oh, il n'était pas doué, pas vraiment. C'était plus un hobby qu'un talent. Non, ce qui faisait la différence, c'est que lorsqu'il jouait, il devenait vraiment quelqu'un. Sa vie de film muet passait au parlant. Le technicolor illuminait l'écran. Il se sentait réellement vivant. C'était une joie simple et pure, et cette mélodie oubliée, qui l'avait agacé comme une piqûre de moustique infectée pendant tout ce temps, venait de lui rendre ce bonheur.
Il ne se souvenait pas des paroles. Peu importe. Il la joua encore, et encore, jusqu'à ce qu'il soit certain de ne plus l'oublier. Elle montait et descendait de façon incessante, et la chanson ne ressemblait pas à grand-chose sans le reste des instruments, mais elle était là, au bout de ses doigts. Il pouvait presque en voir la forme et les couleurs, et sa texture qui crépitait comme cette poudre de bonbon acide qui se vendait en sachets quand il était petit.
Il saisit le téléphone tellement vite qu'il manqua de peu de faire un vol plané.
Bon, d'accord. Il n'avait peut-être pas que son travail et le piano dans sa vie.
"Angela ! J'ai retrouvé la chanson !
- …Théo ? Mec, il est une heure du matin."
Les couleurs de la chanson s'insinuaient jusqu'au travail. Les journées n'étaient plus si monotones à présent. Il suffisait de fredonner un peu, et tout allait mieux tout de suite.
Il n'avait pas vraiment réalisé, jusqu'alors, à quel point sa vie était ennuyeuse. Est-ce qu'il avait été vaguement dépressif pendant tout ce temps, pour ne pas s'en rendre compte ? Son travail était intéressant, bien sûr – travailler sur des anomalies opérant au-delà de la perception du commun des civils ? Le rêve de n'importe quel scientifique. Mais son champ d'expertise, les niveaux de réalité, était parfois tellement abstrait qu'il se résumait le plus souvent à de l'analyse de données. Un jour, peut-être, il concevrait le prototype de quelque chose d'aussi révolutionnaire qu'une ancre de Scranton. Peut-être qu'il énoncerait une théorie qui changerait à jamais la façon dont la Fondation affronterait le problème posé par les plieurs de réalité. Merde, peut-être même qu'il avait déjà commencé, qui sait sur quoi déboucherait sa thèse ?
Ceci dit, 99% de ses journées consistaient à étudier des listes de données à la manière d'un banquier, ou à regarder des équipes de terrain faire des choses mille fois plus dangereuses et intéressantes qu'il n'en ferait jamais.
Peut-être que s'il avait une famille, il aurait eu une motivation pour rentrer chez lui le soir. Ou des amis, pour sortir s'amuser. C'est ce que sont supposés faire des amis, hein ? Qu'est-ce qu'ils font dans les séries ? Ils sortent jouer au bowling, des trucs comme ça, non ?
Tu détestes le bowling.
Bien sûr qu'il détestait le bowling. Tout seul, ça ne rimait à rien. Et puis chez lui, il y avait son piano ; c’était une motivation suffisante pour rentrer le soir, au fond.
Ses mains couraient sur les touches noires et blanches, pensivement, rejouant sans cesse la même mélodie plus ou moins vite en fonction du cours de ses pensées.
Peut-être qu'Angela aimait le bowling. Est-ce qu'elle était son amie ? Est-ce que des "salut" dans le couloir et quelques conversations téléphoniques comptaient comme une relation amicale ?
Demande-lui.
Une fausse note dans la mélodie. Non. Il n'oserait jamais.
Il introduisit sans y penser une variation dans l’air de la chanson, comme pour se l’approprier.
99 % des journées de Jakobsen étaient, en effet, très répétitives. Parfois, une découverte mineure mais intéressante faisait partie des 1 % restants. Parfois, il s'agissait d'une surprise – bonne ou mauvaise – au cours d'une mission de terrain où il restait, comme toujours, enfermé dans un van avec un nom ronflant.
Parfois, il s'agissait d'une brèche de confinement.
Au cas particulier, un Classe-D avait été affecté par… à vrai dire il n'avait pas très bien compris par quoi au milieu des hurlements du personnel de sécurité et des hauts-parleurs d'alerte. En tout cas, le type était à présent en train de traverser le bâtiment, littéralement, personnel compris.
Il allait lui-même être évacué vers un des bunkers lorsque le D surgit dans le couloir en hurlant, et passa à travers le seul membre de la sécurité présent, l'atomisant sur place. Il avait visiblement déjà pris quelques balles vu l'état de la combinaison orange, mais ça n'avait pas suffi à l'arrêter.
Il n'était plus qu'à un mètre de Jakobsen lorsque celui-ci leva la main par réflexe en guise de protection.
Et la planta dans le crâne de son assaillant en passant à travers les yeux.
Tout sembla se figer pendant plusieurs secondes, puis le D s'écroula à ses pieds comme un pantin dont on aurait coupé les fils.
Jakobsen fixait ses doigts maculés avec une incompréhension grandissante.
Est-ce qu'il avait toujours eu autant de force ?
Après avoir copieusement vomi, puis avoir eu un entretien d'une bonne heure et demie avec la sécurité, il passa un temps fou à se laver et relaver la main sans pouvoir se débarrasser complètement de la sensation répugnante de ses doigts transperçant les orbites, puis le cerveau.
Petite nature.
La ferme.
Il obtint un congé pour se remettre de ses émotions, et comptait l’utiliser pour travailler sur sa thèse.
Vingt-quatre heures plus tard, il n’avait rajouté qu’une ébauche d’argumentaire qui prenait une demi-page, une liste à points avec une série de notions qu’il devrait aborder à un moment donné, et plusieurs points d’interrogation. Ensuite, il avait essayé de se faire à manger et accidentellement déformé le manche d'une casserole juste en l'attrapant. A présent, il était de nouveau assis au piano, travaillant une nouvelle variation de la Mélodie, qui, dans sa tête, s’écrivait à présent avec un M majuscule. Peu lui importait de quelle chanson il s’agissait à l’origine ; dorénavant, c’était à lui. C’était quelque chose de nouveau.
Le téléphone sonna.
Ne décroche pas.
Bien sûr que si, il allait décrocher. Quand est-ce qu'il avait commencé à avoir des conversations avec lui-même ?
"Théo, ça va ? Henry m’a appris pour hier, tu veux qu’on en parle ?
- Je… je ne préfère pas. Ça va très bien, je t’assure.
- Si tu le dis. Eh, tu veux entendre une histoire géniale avec un trou dans un mur où tu récupères des trucs dedans ? C’est Parks qui me l’a racontée.
- Je suis tout ouïe."
Tout allait beaucoup mieux avec la Mélodie. Il allait bien. Il surmonterait ça, il arrêterait de penser à cet incident, et la vie reprendrait un cours normal.
Il avait un recueil de partitions classiques et un autre de pop, c’était sûr. Il pourrait les ressortir, pour changer un peu. Jouer autre chose. Quelque chose de bien répétitif, pour arrêter de penser. Ah, voilà, Clocks de Coldplay. Il la connaissait presque par cœur. Parfait. Ça commençait par-
Hmmm. Il manquait de pratique, à force de toujours jouer la même chose depuis trois mois. C’était comme ça, non ? C’était plus facile avant.
Il avait l’impression de réapprendre à jouer du piano, comme s’il avait huit ans, et imaginait son vieux professeur qui lui tapait sur les doigts à chaque fausse note. C’était comme s’il devait faire un effort conscient pour déplacer chaque articulation. Chaque changement d’accord lui demandait quelques secondes de pause. Depuis quand cette chanson était-elle devenue aussi compliquée ?
Il rejoua la Mélodie - sans problème. Puis repassa sur Clocks – un désastre.
La pendule murale indiquait trois heures et demie du matin, et il n’avait toujours pas sommeil.
"T’as vraiment une tronche à faire peur.
- Oui, bonjour Angela, une charmante journée à toi aussi.
- Désolée mais c’est vrai. C'est quoi ce bandage ?
- Je me suis fait mal à la main en ouvrant la porte d'entrée. C’est pas souvent qu’on te voit à la cantine. Je te paie quelque chose ?
- Non merci, c’est gentil. Je prends juste un thé, on va manger sur place quand on sera arrivés au lieu de l’anomalie. Enfin, anomalie, perso j’y crois pas des masses, c’est dans un parking souterrain où des voitures disparaissent. Moi j’pense qu’elles se font juste voler. Tu es sûr que tu dors correctement ?
- Aussi correctement qu’on puisse dormir après avoir tué quelqu’un.
- Merde, Théo. Je t’ai déjà dit d’aller voir la psy du travail. C’est pas bon de tout essayer de prendre sur toi.
Elle te trouve faible et pathétique.
- Je ne suis pas faible.
- J’ai jamais dit ça.
- Oui. Non. Excuse-moi. Oui. Tu as peut-être raison, je devrais faire ça.
- Tu me le dirais, si tu avais des ennuis, hein ?"
Il pensa qu’il n’avait pas dormi correctement depuis bien avant l’incident avec le D. Il pensa à toutes les musiques qu’il ne savait plus jouer, et à la Mélodie qui prenait de plus en plus de place dans sa vie. Il pensa à sa thèse. Il pensa aux murs impersonnels de son appartement et au vide intérieur qu’il ressentait de plus en plus vivement à mesure que le temps passait. Il pensa à sa force qu'il ne contrôlait plus. Il pensa à sa voix intérieure avec laquelle il se disputait régulièrement.
"Oui, promis, je vais bien. Je vais très bien."
La Mélodie tenait en une page, et toutes les variations étaient dans sa tête. Il l’avait transcrite pendant un séminaire sur, euh, il avait oublié sur quoi. Elle était au dos d’un polycopié sur les anomalies spatiales "à champ modéré ou réduit", quoi que cela veuille dire. Il l’avait décorée avec des traits de surligneur. Elle n’avait plus grand-chose à voir avec l’originale.
J’aime bien la déco fluo. Tu es sûr que les arts plastiques ne t’intéressent pas ?
Non. Son truc c’était la musique.
Comme tu veux.
Enfin, s’il arrivait à jouer autre chose que la Mélodie, il pourrait dire que son truc, c’était la musique. Ça semblait appartenir au passé, maintenant. La Mélodie avait englouti une grande partie du peu de talent qu’il avait. Comment est-ce que quelque chose qui était si naturel auparavant avait pu devenir aussi difficile, aussi vite ?
Mais ça valait le coup, non ?
Il n’en était pas sûr. Il avait déjà si peu de choses positives dans sa vie qu’il ne pouvait pas se permettre d’en perdre. En parlant de ça, il faudrait qu’il avance sur sa thèse.
Pour qu’elle finisse dans des archives que personne ne lira.
Pas faux.
Les membres d’une équipe réduite de Zeta-9 pataugeaient dans la boue après être descendus en rappel dans un vieux puits qui débouchait sur une grande cavité. La gravité semblait légèrement perturbée par l’anomalie dont ils étaient venus identifier la source, et toute l’équipe avait l’impression de marcher sur un plan incliné qui était, en réalité, complètement plat.
Henry alluma un projecteur droit devant lui, puis éclaira le plafond voûté de la cavité. Un petit "wow" échappa à Angela, plusieurs mètres en arrière. Il alluma un scanner et vérifia si sa radio fonctionnait toujours.
"Jakobsen, on a une cavité boueuse recouverte de petits ossements. Peut-être des rats. Il y en a une quantité incroyable, plusieurs centimètres d’épaisseur.
- Charmant. Pas de variation du côté des instruments, ceci dit.
- D’accord. On avance."
Quelques notes étouffées, déformées par la radio.
"Jakobsen, c’est de la musique que j’entends ?
- Non. Oui. Pardon. J’ai trouvé une appli pour jouer du piano sur mon portable."
Angela renifla de rire. "Ça commence à tourner à l’obsession."
C’est le moment que choisirent tous les squelettes de rats pour tomber du plafond et attaquer Henry.
Cette fois, avec Henry à l’infirmerie pour blessures graves potentiellement infectées par une anomalie en rapport avec la Peste Noire et une équipe sous le choc, personne n’échappa à un long entretien avec la médecine du travail.
Jakobsen ne put pas s’empêcher de parler de la Mélodie, qui semblait le préoccuper beaucoup plus que l’état du blessé. Son niveau de stress, doublé de ses nuits sans sommeil, l’empêcha également de dissimuler complètement ses conversations mentales, et la psychologue le surprit en train de se répondre à lui-même. Ça resterait à jamais sur son dossier. Merde.
Le médecin du travail le rassura ensuite sur les effets du surmenage, sur son état mental déjà grandement fragilisé par l’incident impliquant la mort du Classe-D, et lui prescrivit des calmants que Jakobsen savait être, en réalité, des antipsychotiques, ainsi qu’un congé maladie suffisamment long pour redevenir un minimum fonctionnel.
Arrivé chez lui, l’appétit coupé, il se prépara une grosse tasse de café pour tout dîner, et l’engloutit avec ses médicaments. Il allait être seul avec son piano pendant un certain temps.
C’est ce que tu voulais depuis le début.
Vraiment ?
Du coin de l’œil, il eut l’impression que les traits de surligneur sur la partition avaient légèrement changé.
"Angela ? Tu ne t’ennuies pas trop chez toi ?
- Non. J’écris mes mémoires.
- Je suis sérieux.
- Moi aussi.
- Je savais pas que tu aimais écrire.
- Ça t'en bouche un coin, hein ? Ouais, j'écris beaucoup pendant mon temps libre. Des romans, la plupart du temps. Des trucs pas intéressants.
- Je suis sûr que c'est faux. Tu me feras lire, un jour ?
- Euh… on verra. Il faut que je te dise un truc, Théo. J’ai eu le taff tout à l’heure, ils disent qu’Henry a été transféré ailleurs. Ils ne comprennent pas pourquoi la nécrose s’étend, et il ne lui reste plus beaucoup de temps si ça continue.
- Merde.
- Comme tu dis. Désolée d’avoir balancé ça comme ça, mais j’ai pensé qu’il fallait que tu sois au courant. En tant que collègue."
Hahahahaha.
La ferme.
"Merci de me l’avoir dit. En… euh, en tant qu’ami."
Un silence gênant.
Elle va raccrocher et ne jamais te rappeler.
"Théo, tu me connais, je vais être directe. Je sais que tu me caches des trucs importants, voire graves, et si tu me considères réellement comme une amie, tu devrais m’en parler. Sinon, je ne suis qu’une collègue de plus."
HA ! Elle t’a coincé ! Tu l’as dans l’os ! Raccroche.
"Je… c’est… difficile à expliquer et tu vas te moquer de moi.
- Si je rigole, tu as ma bénédiction pour me coller une tarte la prochaine fois qu’on se croise.
- Hm. Il y a, euh, beaucoup de trucs. Je… je ne sais pas bien par où commencer.
- J’ai tout mon temps.
- Euh. Que. Qu’est-ce que tu ferais si, d’un coup, tu ne pouvais plus faire quelque chose qui te définit en tant que personne ?
- Comme… avoir un handicap d'un coup ?
- Je pensais plutôt à un hobby qu'un truc physique ou mental.
- …Tu as des soucis pour jouer du piano ?
- J’essaie, je t’assure, j’essaie mais tout est en train de partir, de glisser, comme du sable, tu sais, comme quand tu es petit et que tu découvres la plage ? Cette déception que tu ressens la première fois, quand tu sens que le sable file entre tes doigts ? Cette sensation-là. Tout est en train de partir. Je ne peux plus jouer du piano. Il ne reste plus que la Mélodie.
- Celle que tu fredonnes tout le temps ?
- Oui."
Il changea le téléphone d’oreille et se rendit compte qu’il tremblait. C'était comme si les vannes avaient été ouvertes d'un coup, et que tout ce qu'il voulait dire depuis des mois bouillonnait en lui et menaçait de sortir de son corps en un flot de propos incohérents. Il respira un grand coup et serra le tissu de l'accoudoir de son canapé. Son index passa au travers, de part en part.
"Angela, si jamais tu cessais de pouvoir faire la seule chose qui te définit en tant que personne, est-ce que tu crois que tu cesserais d’être cette personne ?"
Les "calmants" ne changeaient rien, à part le rendre encore plus incapable de tenir en place, lui causer de la rétention urinaire et lui rendre la bouche aussi sèche que le Sahara. Tous les bruits environnants semblaient comme amplifiés. Dormir devenait de plus en plus difficile, et lorsqu’il y parvenait, ses rêves s’avéraient tellement dérangeants qu’il préférait de toutes manières rester éveillé.
La voix était toujours là.
Il était quasiment sûr de ne pas avoir fait d’origami avec la partition de la Mélodie.
En essayant de se coiffer ce matin, il avait arraché une touffe entière de cheveux roux. La veille, il s'était cassé un doigt en attrapant un mug trop vite. Ledit mug avait fini en pièces dans sa main. Son doigt, cependant, était déjà presque guéri.
Son regard s’attarda sur le fichier de sa thèse sur les Humes et le niveau d’attention, et il commença à réaliser quelque chose qu’il aurait dû remarquer bien plus tôt. Il n’y avait pas fait attention. Ironiquement.
Avec une angoisse grandissante, il se dirigea vers le téléphone.
C’est inutile.
Une pile de livres tomba à ses pieds, mais il l’enjamba.
Elle ne décrochera pas.
Il composa tout de même le numéro.
"Angela, comment est-ce que je peux être sûr que tout ça est dû au surmenage ?
- "Tout ça", c’est les problèmes dont on a parlé la dernière fois pendant deux heures ?
- Oui.
- Euh, mon métier c’est de patauger dans la fange et essayer de ne pas mourir à cause d’une fluctuation de la réalité, les trucs psy c’est pas trop mon rayon ; ceci dit ça pourrait aussi être de la dépression."
Il fixa la Mélodie pliée en origami de grue.
"Justement, j’ai besoin de l’avis de quelqu’un qui vit ça sur le terrain.
- Comment ça ?
- Co-comment est-ce que je peux savoir si tout ça est dans ma tête, ou dû à une entité anormale ?"
Jakobsen était roulé en boule sous le lavabo de sa salle de bain. Il n’avait pas fermé l’oeil depuis soixante-douze heures après sa dernière conversation avec Angela, mais à présent qu’il était à peu près certain d’avoir compris ce qui lui arrivait, la perspective de s’endormir d’épuisement avant d’avoir trouvé une solution le terrorisait.
Le téléphone sonna. Il se déplia et courut vers le salon, ignorant la voix. Il dut faire un effort conscient pour décrocher avec des gestes mesurés, de crainte de casser quelque chose par accident, y compris ses propres doigts.
"Théo ? J’ai enfin pu expliquer la situation à ta hiérarchie. Apparemment ils vont envoyer une équipe d’intervention demain mais j’ai pas l’impression qu’ils m’aient prise très au sérieux quand ils ont vu ton dossier médical. Ne sors pas de chez toi, en attendant, ceci dit.
- C’est pas comme si j’en avais envie de toute façon.
- La situation a évolué ?
- De plus en plus de bruits. Tout est bruyant et énervant. J'entends le courant dans tous les appareils électriques aussi fort qu'avec un ampli. J'ai presque tout débranché à part le téléphone et l'ordinateur. Je suis à peu près sûr d’avoir vu la Mélodie bouger toute seule. La ferme. Pardon. Désolé. Mais je gère. Je maîtrise.
- Tu gères rien du tout et tu maîtrises que dalle. Si c’était possible de gérer tout seul un plieur de réalité, la Fondation serait au chômage technique."
Il tenta d’occulter la voix, qui devenait plus forte et plus difficile à ignorer. Il s'assit au piano. Deux touches étaient déjà cassées.
"Les gens sont bruyants aussi, même quand ils ne sont pas proches de moi. Hier il pleuvait et j'entendais individuellement toutes les gouttes sur la vitre et j'ai eu envie de, d'exploser quelque chose. J'entends toutes mes articulations quand je bouge. Tout est comme recouvert de bruit. Je ne peux pas le bloquer avec des écouteurs ou quoi, ça vient de dedans. Sauf quand je joue du piano. Le reste du temps, j'ai envie de fracasser toutes les sources de, de - tu imagines ce que ça donnerait si j'étais quelqu'un de violent à la base ?
- On va venir t’aider. Merde, s’ils ne veulent pas le faire, je vais venir t’aider."
Il cala le téléphone contre son épaule et joua la Mélodie. Le bruit s’atténua légèrement.
Une fausse note.
Raccroche. Elle en a rien à foutre.
Gérer un plieur de réalité tout seul…
"Des peintures et des bonshommes-bâtons.
- Hein ?
- Dans la maison, tu te souviens ? Celle avec le mur de sang. Des peintures et des bonshommes-bâtons partout. Plus on s’éloignait du sous-sol où était le mur, plus on remontait, plus la créativité diminuait.
- Je me souviens. Quel rappo- oh. OH.
- La personne qui était dans cette maison, c’était un artiste. Je… je croyais que le mur l’inspirait, à la base, et que les, les peintures, c'était pour ça qu'elles… Mais c’était l’inverse. Il aspirait sa créativité. Il l'a vidé de l'intérieur.
- Le mur peint, c’était une tentative de confinement.
- Je crois que…"
Tu te crois tellement malin, hein ?
"…Je crois que c'est l’entité qui était dans le mur qui est ici, avec moi."
La perspective de se retrouver agressé par absolument tout ce qu'il allait trouver hors de chez lui le tétanisait, mais il fallait qu'il tente une sortie. Il était huit heures du soir et l'équipe de confinement n'était toujours pas venue.
Parce qu'ils s'en foutent ! Ils pensent que tu es siphonné. Ou ils ont déjà oublié ! Ta thèse est justement là-dessus, mec.
Il allait prendre le minimum vital et abandonner son appartement à cette chose en attendant que le problème soit réglé. Il fallait juste qu'il trouve un endroit calme où il ferait de mal à personne, lui y compris, en attendant.
Pas vraiment un souci, ça. A ce stade, t'es assez difficile à traquer avec des moyens conventionnels, et tu guérirais d'à peu près n'importe quoi qui n'atteindrait pas ta tête.
Sous un pont ? Ouais, quelque chose comme ça. Un endroit qui ne ressemblerait pas à une pièce fermée. Et s'acheter quelque chose à manger, un truc avec lequel il n'aurait aucune chance de se blesser. Genre des chips. Ouais, parfait.
Il rassembla ses affaires et marcha d'un pas résolu en direction de la porte d'entrée.
Du moins il essaya.
La porte d'entrée avait disparu.
J'ai repensé à pas mal de trucs que tu ressasses assez souvent dans le cadre de ton travail. Et tu sais quoi ? T'as raison sur un point.
SALOPERIE DE-
Les meilleures anomalies se confinent toutes seules.
Jakobsen était assis par terre au milieu des débris d’une assiette, un briquet dans une main bandée, le téléphone dans l’autre. Il fixait l’origami de la Mélodie, qu’il avait préventivement clouée au mur, sa webcam tournée dans cette direction, au cas où.
Clic, fit le briquet en s’allumant.
Clac, fit-il en s’éteignant.
"D’après l’équipe d’intervention, tu n’étais pas dans ton appartement.
- J’y étais.
- Théo, on ne pourra pas t’aider si tu mens.
- J’y. Étais. La porte, elle-"
La voix s’exprima, et Jakobsen approcha le briquet de son propre bras pour tenter de la faire taire.
"D’accord. D’accord. Tu y étais. Écoute, je sais que c’est une mauvaise idée, mais je vais passer te voir.
- Je ne veux pas que tu t’exposes à-
- C’est mon métier de m’exposer aux trucs comme ça.
- De toutes façons, c’est inutile. Je commence à, à repérer la façon dont ça fonctionne. Je maîtrise. Je progresse. Je surveille ce truc, je saurai s’il tente quoi que ce soit avec-
- T'as fait aucun progrès et tu maîtrises rien du tout. Il fait ce qu'il veut de toi, et si tu l'as pas compris, c'est que t'as vraiment rien dans le crâne. Tu ne peux pas confiner un plieur de-
- …Paranormal Activity ?
- Quoi ?
- Tu, tu me cites Paranormal Activity dans un moment pareil ?
- Pas fait attention. Pardon."
C’est toujours mieux que citer La Mouche. T'as pas idée de ce que j'ai subi chez d’autres hôtes avant de tomber sur toi.
La ferme. La. Ferme.
"Angela, ça s’est déjà vu, des gens qui arrivent à gérer des plieurs de réalité. Je me souviens d’un cas qu’on a eu avec un plieur neutralisé par un seul chercheur au Site-118. Je ne me rappelle plus de tous les détails mais j’ai, j’ai l’impression d’être dans un cas assez similaire.
- Je m’en souviens très bien. Le gars s’appelait Talloran. Le skip restructurait la réalité exclusivement autour de lui, d’après ce qu’on a pigé.
- Et il a restauré sa réalité. C’est faisable. Je peux y-
- Tu te souviens de ce qu’il a fait pour la restaurer, sa réalité ?"
Silence.
Tu sais exactement ce qu’il a fait, t’as juste pas envie de l’admettre.
Clic, fit le briquet en s’allumant.
Clac, fit-il en s’éteignant.
"Théo, qu’est-ce que Talloran a fait ?
- …Il s’est suicidé dans sa cellule de confinement."
Les murs étaient immobiles mais semblaient respirer.
Tu sais, les choses seraient vachement moins désagréables si tu arrêtais de te battre.
Ses appels sortants ne passaient plus et la tonalité du téléphone lui vrillait le cerveau.
T'aurais plus à t'inquiéter de quoi que ce soit, ou presque.
Il entendait les gens dire des horreurs depuis l’autre côté de la rue.
Je te protégerais. Tu as déjà eu un aperçu de ce que ça donnait, pas vrai ?
Une pièce supplémentaire était apparue dans le couloir. Elle était vide, à l’exception d’une porte sur le mur opposé, en tous points identique à sa porte d’entrée disparue.
Tu pourrais faire tout ce que tu veux sans conséquences.
Ses artères étaient bruyantes comme une bretelle d'autoroute.
Absolument tout, en échange de pas grand-chose.
Il appuya les écouteurs tout contre ses oreilles, monta le volume quasiment au maximum, inspira à fond, et franchit la nouvelle porte pour aller s’acheter des chips.
"Est-ce que tu as déjà eu, dans, euh, dans ta vie, des cas de murs qui faisaient des trucs ?
- Comment ça "des trucs" ?
- Comme des trucs qu'un mur n'est pas censé faire ?
- Euh, dans le cadre du travail, depuis que je suis dans cette FIM… un sacré paquet.
- Non je veux dire, chez toi.
- Chez moi ?
- Oui.
- T'es en train de me faire croire que depuis le début tu es chez toi ?
- Oui. Je suis sorti, mais je suis revenu après que-
- Théo, je sais où tu habites, et quand j'ai essayé de venir t'aider hier, il y avait une vieille dame qui habitait dans ton appartement. Tu as déménagé ?
- Non.
- Arrête de mentir.
- Je t'assure que je vis toujours au même endroit, Angela. Troisième étage, porte cinq.
- Quatre.
- Comment ça, quatre ?
- Il n'y a que quatre portes sur ton pallier, Théo."
Il marcha en direction du piano dès que les sons commencèrent à devenir plus oppressants et la voix, plus présente. Son regard s’attarda sur les emballages de ce qu’il avait réussi à acheter la veille. En sortant du magasin, il avait bousculé quelqu’un, entendu des os craquer sur du béton, puis des cris, et il s’était mis à courir, courir sans se retourner, vers son immeuble.
Il avait dormi quatre heures sur les dernières quatre-vingt-six. Il ne voulait pas repenser à ce qu’il avait vu pendant ces quatre heures-là. A chaque fois qu’il le faisait, il avait envie de vomir le peu de nourriture qu’il avait réussi à faire entrer de force dans son système.
La nouvelle porte d’entrée donnait à présent sur une seconde pièce vide supplémentaire, cette fois dénuée de porte, mais comportant une fenêtre donnant vers l’extérieur sur ce qui était normalement un mur porteur situé contre la cage d’escalier de l’immeuble.
Le pire, c’est qu’il commençait à s’habituer à tout ça.
Ses mains tremblaient, sur les touches qu’il effleurait pour ne pas en casser davantage. Il entendit Angela soupirer dans le téléphone.
"Henry est mort. Je ne voulais pas te le dire avant, mais au rythme où ta situation se dégrade, j’ai peur de ne pas avoir d’autre occasion de-
- Je m’en doutais.
- Tu le prends mieux que moi.
- Je le prends super mal. C’est juste davantage de merde déversée dans mon océan de merde. Je maîtrise. A peu près. Je-J’aimerais bien que ça s’arrête, mais je gère.
- Il y a toute une mini cellule d’intervention qui travaille sur ton cas, maintenant, si ça peut te rassurer. Ils essayent de retrouver ton appartement dans l’immeuble de la même façon qu’on a retrouvé la fameuse maison, en déjouant l’effet de perte d’attention via les mesures d’Humes que tu- je t’ai entendu renifler.
- Les meilleures anomalies se confinent toutes seules, pas vrai, hein ?
- C’est pas drôle."
Nouveau reniflement. Il se recroquevilla sur sa chaise, les mains sur la tête, le téléphone calé entre le genou et l’oreille. Bien sûr qu’elle pensait qu’il riait. Angela ne l’avait jamais entendu pleurer. Il ne s’était pas entendu pleurer depuis l’école primaire.
"Je veux que ça s’arrête. Je veux qu’on m’arrête. Comme, comme un programme qui déconne. Je veux qu’on me débranche, qu’on me désinstalle et qu’on m’update."
- On essaie, d’accord, je suis avec eux en ce moment, on va te-
- Ils ne vont pas faire ça et tu le sais. Et ceux qui écoutent cette conversation le savent aussi. Ils, ils vont me mettre dans une pièce et me regarder. Je mettais des choses dans des pièces aussi avant. Je sais comment ça-
- Il y a sûrement un moyen d’éloigner ce truc de toi.
- C’est trop tard. Il m’a déjà presque vidé. Je sais plus rien jouer. Je sais pas pourquoi il s’est transféré sur moi et pas sur vous alors que vous étiez plus près, mais-mais j’ai quelques idées."
Ignore la voix IGNORE LA VOIX
"Je suis pas quelqu’un d’intéressant. J’étais déjà presque vide. Il lui fallait de la place.
- …Je pourrais te dire que c’est faux, mais tu vas dire que-
- Il m’a vidé de l’intérieur, le peu que j’avais, comme avec une cuillère, et il est entré à la place. Je sais plus rien faire. Je peux à peine fonctionner. Je contrôle plus ma force. Le bruit est assourdissant. Il m’a vidé et rempli de bruit.
- Ils vont-
- Si vous enlevez ce truc, si vous enlevez le bruit avec lequel il m’a rempli, qu’est-ce qui va rester de moi ? Qu’est-ce que je vais être ?"
"Où sont passées les étoiles ?
- Théo ? C’est toi ? Merde, t’as réussi à passer un appel sortant ? Il y a beaucoup d’interférences, je-
- Je les vois plus. Tu sais ce qui se passe ? Tu peux contacter le service de – de - qui s’occupe de-qui gère ça ?
- Mec, il est trois heures de l’après-midi, on est en plein jour. Tu es toujours chez toi ? On essaie de-
- Il fait nuit noire par la-
- Théo, la cellule d’intervention a déjà essayé de tracer tes appels, et ça ne fonctionne jamais. Il faut que tu me dises comment on peut t’atteindre tant que tu peux encore le faire. J’ai contacté le-
- Il n’y en a pas une seule par les nouvelles fenêtres. Il y a-"
clic
"Théo, on a de plus en plus de mal à te joindre. Ça ne fonctionne que quand c’est moi, spécifiquement, qui te téléphone, et on ne sait pas pourquoi.
- Non. Je sais. Je sais. Oui. Je gère. Je maîtrise.
- Ta voix est bizarre. Tu es blessé ?
- Je, j’ai essayé de faire un truc. Mais ça n’a pas marché.
- Tu as testé "un truc"… sur toi ?
- J’ai - c’est pas comme s’il y avait des, des Classe-D chez moi. Pour tester.
- Je sais que tu continues de vouloir confiner ça tout seul. Ton appartement n’est plus accessible avec nos méthodes actuelles, l’ancre que Psi-7 a foutue dans l’immeuble ne l’a pas rétabli spatialement, ou alors l’effet de déficit d’attention a atteint un tel niveau qu’on ne peut même plus s’en rendre compte. Il faut me dire ce que tu as appris sur la façon dont ce truc affecte ton appartement de l’intérieur et comment y accéder. Il faut te rendre. On peut t’aider. On peut-
- Me foutre dans, dans un bunker souterrain sous observation intensive et m’y laisser cr-crever.
- C’est pas-
- Tu sais que, que, tu sais très bien que c’est ce qui va-
- On peut-
- Je refuse d’être un nouveau Talloran, d’accord ?! C’est tout ce qui me reste, C’EST TOUT CE QUI ME RESTE D’AUTONOMIE, JE REFUSE DE FINIR COMME TALLORAN, JE FAIS LE CHOIX DE NE-"
clic
"Théo ? Ok. Enfin. Reste en ligne, on teste une nouvelle méthode pour te localiser.
- Jakobsen n'est pas là. Je peux prendre un message ?
- Qu- Attends, qui est à l'appareil ?
- Melody. Personne de très important. Pour le moment.
- Passez-moi Théodore Jakobsen. Tout de suite. Et arrêtez de vous foutre de moi en chuchotant.
- C'est ma vraie voix. Jakobsen est sorti.
- Sorti ? Je croyais qu'il ne pouv-
- Il peut quand on l'y autorise. Mais il revient toujours."
clic
LE NUMÉRO QUE VOUS AVEZ DEMANDÉ N'EST PAS ATTRIBUÉ
La porte grinça, craqua, et les trois membres d’une unité réduite de Psi-7 "Amélioration du Domicile" déboulèrent dans l’appartement désert.
Il y avait bien cinq portes au troisième étage depuis le début.
Dorénavant, le petit deux pièces de 50 m² possédait onze pièces supplémentaires sans que rien n’ait changé à l’extérieur. La plupart étaient vides, mis à part quelques emballages de paquets de chips. L’une d’entre elles contenait une petite pile d’objets cassés – chaise, mug, assiette, casserole bizarrement déformée.
Ça et là, les murs blancs des pièces principales étaient couverts de notes, de calculs et d’hypothèses. Plusieurs comportaient des traces de sang, comme si l’auteur s’était blessé avec le stylo en écrivant. Les deux zones les plus notables comportaient respectivement un clou entouré de marques de brûlures et de suie, et une éclaboussure de sang beaucoup plus large, visiblement récente, à environ un mètre soixante-dix du plancher. Gamma effectua quelques prélèvements.
Sur un piano en partie cassé, Beta découvrit une feuille froissée pliée en deux, à moitié coincée entre les touches.
Les lettres étaient anguleuses, furieuses, comme gravées en relief dans le papier, et l’auteur avait visiblement dû changer plusieurs fois de stylo. Par endroit, le papier était troué de part en part, et constellé de taches d’encre.
"J’ai essayé de laisser un message plus long sur mon ordinateur, mais j’ai cassé trop de touches, alors vous allez devoir vous contenter de cette lettre.
Je pense que quand vous parviendrez à entrer, les pièces supplémentaires seront toujours là, mais rassurez-vous, Melody l’anomalie plieuse de réalité elle-même est partie, sinon, vous n’auriez probablement pas pu entrer aussi facilement. Je l’ai J’ai détruit son réceptacle principal et secondaire et elle va tenter de se relocaliser. J’espère juste qu’elle ne ciblera aucun d’entre vous.
Je me suis J'ai Si je vous disais ce que j’ai fait pour m’en débarrasser, vous ne me croiriez pas, ou alors vous essayeriez sur plusieurs dizaines de D "pour voir", et je préfère ne pas avoir davantage de morts sur ma conscience. Donc je préfère m’abstenir.
J’ai toujours des séquelles, mais le bruit est presque complètement parti, donc dès que j’aurai fini d’écrire ça, je vais sortir d’ici et ne jamais revenir. Le calme est terrifiant et je me sens vid tout n’est pas complètement revenu à la normale en moi. Je ne pense pas que ce soit même possible.
Compte tenu des données existantes et de mon propre profil, il est probable que Mel l’anomalie prenne pour cible suivante quelqu’un d’assez isolé, avec une vie relativement vide en dehors de son travail, et probablement une passion artistique plus ou moins développée, situé dans un rayon de cinq kilomètres de n’importe qui ayant été en contact avec moi ces dix derniers mois. Oui, ça va être très compliqué pour vous. A toutes fins utiles, le mot de passe de l’ordinateur avec mes recherches est écrit sur un post-it dans la poubelle.
Je suppose que je suis d’ores et déjà sur la liste des Personnes d’Intérêt. Bonne chance à ceux qui vont tenter de me retrouver.
PS : Angela, si tu lis ça, je suis désolé."
Angela Rodriguez referma la copie pdf de la lettre, qu’un collègue charitable lui avait transmise par mail, et soupira. Elle ne savait pas vraiment quoi ressentir en ce moment précis.
Où qu’il soit, elle espérait que Théo parviendrait à reconstruire sa vie tant bien que mal, et à remplir ce vide qu’il évoquait encore et encore.
Il était dix heures du soir, et elle hésitait à ouvrir le fichier contenant le roman qu’elle écrivait depuis un an, une histoire de science-fiction à base d’expérimentations génétiques que personne ne lirait probablement jamais. Finalement, elle décida de tout éteindre et d’aller se coucher de bonne heure, juste au cas où elle ait encore des difficultés à trouver le sommeil. En plus, demain, elle partait en mission, donc autant se reposer pour minimiser les chances d’y rester.
De toutes manières, depuis quelques jours, elle avait de plus en plus de mal à écrire.