Le tableau se mouvait devant lui comme s’il avait une conscience propre. Les spirales abstraites aux couleurs chatoyantes s’enroulaient et se déroulaient avec douceur. Alejandro se sentit immédiatement apaisé malgré la tension qui ne l’avait plus quitté depuis que le Vol avait eu lieu.
« Pardonnez mon retard, j’ai eu une affaire urgente à régler. »
Alejandro arracha son regard de l’œuvre qui l’hypnotisait pour faire face à celle qui l’avait peinte. A l’image du tableau, Rebecca se déplaçait avec fluidité et ses contours disparaissaient en volutes changeant de couleur selon son humeur. Ces dernières, d’abord pourpres, signe d’une anxiété aiguisée d’une colère lancinante, devinrent d’un bleu-gris mélancolique lorsque son regard s’attarda sur le visage d’Alejandro. Sa robe fourreau grise soulignait sa maigreur et était assortie à deux grands yeux d’un ciel orageux. Sensible à tant de couleurs émanant de l’artiste, Alejandro s’empressa de l’excuser avec révérence et de s’asseoir sur un sofa rouge sang assorti au reste du mobilier du grand salon dans lequel il avait attendu une éternité ou deux.
« Qu’est-ce qui vous amène ici, Alejandro ? Votre appel avait l’air urgent, est-ce que tout va bien ? »
Alejandro se mordit la lèvre inférieure, ne sachant comment aborder le problème.
« Je vous avais promis de ne plus vous importuner après ce que mon frère vous avait fait subir mais malheureusement, il n’y a que vous qui puissiez nous aider. »
Les longs doigts de Rebecca se crispèrent, comprenant la nature du « problème » qui avait amené son ex-beau-frère ici.
« Qu’a-t-il fait ? Demanda-t-elle d’une voix tremblante. »
Son visiteur passa une main anxieuse dans ses cheveux bruns coupés très court. Jadis ils avaient été longs, mais lorsque son frère avait décidé de se les laisser pousser, Alejandro avait immédiatement voulu les couper en brosse, ne voulant absolument pas ressembler au monstre que son jumeau était devenu. Vaine tentative, Rebecca, par son air triste, lui démontrait bien qu’il continuait à lui ressembler malgré tout.
« Avez-vous entendu parler du Vol ?
- Oui, une catastrophe ! S’emporta-t-elle. Mais… ne me dites pas que c’est lui qui…
- Non, il n’avait pas encore… changé à ce moment.
- C’est vrai, pardonnez-moi je perds la notion du temps ici. »
Alejandro balaya la salle du regard. Qui aurait pu croire que pour échapper à la réalité, Rebecca avait dû se réfugier dans l’un de ses propres tableaux, tableau gardé par EMOEC afin de la protéger de l’un de leurs anciens membres.
« Nous avons retrouvé le coupable. Ou plutôt, les coupables. Mais ils étaient hors de notre portée. Le Collectif dont je fais désormais partie n’arrive pas à pénétrer leurs inconscients. Ils sont protégés, ils savent que nous ne lâcherons pas l’affaire jusqu’à ce que nous récupérions ce qui nous appartient.
- Je ne vois toujours pas le rapport avec votre frère. »
La souffrance dans sa voix au simple mot « frère » fit tressaillir le Rêveur.
« J’en viens, dit-il d’une voix faible. Le Collectif avait encore un lien avec ce qui a été volé…
- Le Ruban.
- Oui. Le Collectif pouvait encore le ressentir mais pas le localiser. La seule chose dont nous étions certains, c’était qu’il n’avait pas été détruit.
- L’a-t-il été ? S’inquiéta-t-elle.
- Non, pas encore mais peut-être le faudra-t-il un jour… Mais quoi qu’il en soit, depuis quelques temps, le Collectif ne parvenait plus à le ressentir mais nous n’avions décelé aucune rupture. La seule solution possible c’était qu’il avait été corrompu suffisamment pour qu’il ne soit plus décelable. Mobius a trouvé un moyen de l’incorporer à un autre système, nous ignorions lequel.
- Vous l’ignoriez ? Et maintenant ?
- Comme je l’ai dit, Mobius était hors de notre portée… jusqu’à il y a quelques semaines. J’ai réussi à approcher l’organisation afin de voir par moi-même ce qu’il faisait. Et ce que j’ai vu dépassait toutes mes craintes. Le pouvoir du Ruban avait été amplifié et corrompu par le STEM, une machinerie horrible. Et le pire dans tout ça, c’est qu’ils ont réussi à rendre stable l’Inconscient qu’ils créaient, le rendant plus tangible que la réalité elle-même en utilisant un seul inconscient comme noyau.
- Mais pour pouvoir faire une telle chose, il faut un esprit sans aucune perversion…
- Un enfant. Une pauvre petite fille retenue contre son gré. Mais j’ai vu sa mère, elle n’avait pas l’air d’avoir conscience de ce qu’elle demandait à son enfant. Quoi qu’il en soit, Mobius recherchait des personnes pour peupler la réalité créée par le STEM. J’ai passé les tests psychologiques et j’ai été sélectionné. »
Rebecca comprit immédiatement et poussa un cri de stupeur :
« Si tu es encore ici c’est que…
- Mon frère a pris ma place, il a usurpé mon identité. Je ne sais pas quoi faire Rebecca… Mon frère va corrompre le STEM et utiliser le pouvoir du Ruban à son propre compte. J’ignore ce qu’il compte faire avec mais cela pourrait être une véritable catastrophe. Ce… STEM est une tumeur dans l’Inconscient Collectif. Elle devait être bénigne, Mobius le pensait. Mais ces imbéciles n’ont pas tout pris en compte et maintenant cela va se transformer en véritable cancer. »
Rebecca se leva du canapé sur lequel elle s’était assise et lui tourna le dos, prise d’une crise de sanglots.
« Je sais ce que tu vas me demander.
- Non, tu ne sais pas. J’ai juste besoin de la photo. Je sais que tu t’es acharnée à détruire toute son œuvre mais je sais aussi que tu n’as pas su tout anéantir. Tu en as gardé une. Je ne te demanderai rien d’autre. Jamais je n’oserai te demander de le confronter à nouveau, pas après ce qu’il t’a fait subir. »
Alejandro et Rebecca étaient tellement bouleversés qu’ils ne s’étaient pas rendus compte qu’ils s’étaient mis à se tutoyer. Par réflexe, Alejandro se leva à son tour et posa une main compatissante sur l’épaule de Rebecca. Cette dernière hurla de douleur tandis qu’il se rendait compte de sa bêtise.
« Pardon…
- Imbécile ! Est-ce qu’une souffrance perpétuelle ne suffit pas ? Pourquoi faut-il que tu en rajoutes ? »
Elle se tourna vers lui, le visage plein de larmes. La douleur occasionnée par le contact d’Alejandro l’empêchait de se contrôler et sa peau commençait à fondre, révélant ce que son ancien mari avait osé lui faire.
« Arrête ! »
Un autre vase s’écrasa contre le mur, à sa gauche. Rebecca regardait son mari avec terreur.
« Pourquoi ? Rugit-il. Pourquoi toi ? Pourquoi tu ne comprends pas ? »
Son œil était empli de désarroi et de colère. Rebecca voulut se rapprocher pour le calmer dans ses bras mais désormais cela ne suffisait plus. Elle ne parvenait plus à l’apaiser. Il recula et buta contre un guéridon sur lequel était posé ce qui était devenu avec le temps le prolongement de son âme.
Il se saisit de l’appareil photo et le serra contre sa poitrine, comme s’il était devenu la seule chose qui pouvait le rassurer aujourd’hui. Rebecca, les larmes aux yeux, voulut parler mais son mari brandit l’appareil photo devant son visage mutilé. Elle s’arrêta net de stupeur. Avant que son visage ne soit caché par l’appareil, elle avait eu le temps de voir sa grimace de douleur se transformer en un rictus cruel.
« Stefano, je t’en prie, écoute-moi, le supplia-t-elle. Je sais que la guerre t’a détruit mais je peux encore t’aider…
- Non ! Tu ne comprends rien ! Même notre groupe ne comprend rien ! Mais il y a d’autres groupes qui, eux, comprennent. Ils me comprennent. Ils comprennent mon art.
- Stefano, je t’en prie… Pose cet appareil.
- Cet appareil ? Oh non, c’est plus que ça. Il est l’expression de mon âme, mon révélateur de muses. Mais… toi, tu ne l’es plus. Non, tu n’es plus ma muse. Dorénavant, la seule chose qui soit digne de mon art, c’est cet instant si précieux entre la vie et la mort. Ne vois-tu pas ? Ce moment où tout bascule, où le destin s’exprime, là où l’homme s’abandonne au néant. Si tu veux être ma muse à nouveau, il faut que tu sois ce moment. A tout jamais.
- Jamais ! »
Le tableau était derrière elle, prêt à devenir son nouveau foyer. Mais il fallait que ses amis viennent. Il fallait attendre encore, le retenir…
Un flash l’éblouit. L’air devint visqueux. Rebecca ne parvenait plus à bouger aussi vite qu’elle le voulait, embourbée dans le temps qui se prenait les pieds dans le fil de la réalité. Elle tentait de s’enfuir, l’œil affolé, mais elle était trop lente. Elle vit avec effroi Stefano s’approcher avec une allumette qu’il venait d’allumer. La flamme dansait lentement tandis qu’il l’approchait du bas de sa robe. Les flammes commencèrent à se répandre lentement sur le tissu, grignotant petit à petit, léchant doucement ses jambes puis les mordant telles milles lances chauffées à blanc. La douleur augmentait petit à petit, avec une lenteur insoutenable. Son agonie allait être longue, étirée à l’infini.
Devant elle, avec une excitation morbide, Stefano prenait des centaines de clichés. Il tournait autour d’elle, ne voulant qu’aucun détail ne lui échappe.
Alors que les flammes l’engloutissaient, faisant fondre sa chair, détruisant la beauté de son visage, Rebecca poussa un cri infini dont l’écho se réverbéra lentement contre les murs de leur maison.
Soudain, la porte du salon qui avait été fermée à clef par Stefano, devint une énorme flaque de couleur verte qui s’écrasa sur le sol. Derrière, David, Léonard et Vincent regardèrent la scène avec effroi. Aline, qui avait détruit la porte, se rua vers Rebecca tandis que les trois autres encerclaient Stefano qui grondait de frustration. Il voulut les flasher eux-aussi mais ne parvint qu’à immobiliser les pigments qui les protégeaient. Les trois amis s’extirpèrent des statues de couleur figées par le flash et David plaqua Stefano au sol qui laissa échapper son appareil. Pendant ce temps, Aline transformait les flammes en une palette de nuances qui vêtirent Rebecca de la chair et des organes qui avaient été réduits en cendres.
Léonard se contenta d’éclater l’appareil contre le mur qui se brisa en mille morceaux. L’influence du flash disparut et Rebecca put bouger normalement mais la souffrance fut telle que Vincent se précipita vers elle pour la porter, avec l’aide d’Aline, dans l’un de ses tableaux qui avait pour particularité de faire augmenter drastiquement la vitesse du temps afin que son cerveau ait quelques secondes au lieu de quelques jours pour s’habituer à la douleur qui ne la quitterait plus jamais.
Malheureusement Stefano parvint à se libérer des coups rageurs de David et à s’enfuir par un autre tableau qui faisait office de portail.
Après quelques secondes, Aline et Vincent sortirent Rebecca du tableau et la portèrent jusqu’à son lit où elle s’endormit d’épuisement.
Les flammes, dérangées par le toucher d’Alejandro, redevinrent la chair de Rebecca. Elle maîtrisa la douleur et vociféra :
« Soit. Tu veux la photo ? Prends-la ! Mais ne me dérange plus jamais ! »
Le visage d’Alejandro se tordit de douleur.
« Excuse-moi, je suis un idiot. »
Sa voix, semblable à celle de Stefano, devint insupportable aux oreilles de Rebecca. Elle se rua vers un grand tableau représentant une mer agitée par une violente tempête et fit pivoter le cadre pour découvrir un autre tableau caché derrière. Comme un secret honteux, le visage pas encore mutilé de Stefano, souriant et heureux, regardait avec amour sa femme qui se tenait assise près de lui. Rebecca ne voulut pas soutenir le regard de son ancien mari et plongea sa main dans la peinture, là où le cœur de Stefano se trouvait. Elle en sortit une vieille photo jaunie par le temps.
« C’est le deuxième exemplaire. Sa jumelle est avec lui. Si tu veux le retrouver, utilise-la. Moi, je ne peux plus depuis bien longtemps. »
Elle lui tendit alors la photo de l’explosion d’une mine qui avait soufflé un soldat dont les membres s’éparpillaient aux quatre coins du cliché. Cette même explosion avait mutilé l’œil du photographe et l’avait changé à tout jamais.
« Va-t-en, Alejandro. »
Il prit avec précaution la photo et la glissa dans la poche intérieure de sa veste, près de son cœur.
« Je ferai tout pour sauver le monde de Stefano. Je te le promets, Rebecca. »
Cette dernière s’en alla sans dire un mot, retournant à ses autres préoccupations. Alejandro poussa la porte d’entrée avec rage, en colère contre lui, contre son frère, contre leur maudite ressemblance…
« Monsieur Valentini ? »
Alejandro leva les yeux et reconnut Aline, celle qui avait sauvé Rebecca des flammes.
« Que faites-vous ici ? Demanda-t-elle.
- J’avais des choses à régler. »
Il n’y avait aucun moyen de pénétrer le STEM sauf si l’on avait un point d’attache à l’intérieur de ce dernier et une brèche. Alejandro avait le point d’attache, la photo dont la jumelle était jalousement gardée par son frère. Mais il manquait la brèche. Alejandro contemplait le mastodonte que Mobius avait créé. Contrairement aux autres choses qui peuplaient le monde onirique, le STEM possédait des contours étonnamment précis et la tumeur semblait… solide.
Le reste du Collectif attendait avec lui qu’une brèche se forme. Papillon Quadricéphale vint à sa rencontre et s’assit sur une pensée statique.
« Mobius ne semble pas vouloir incorporer un autre inconscient au Ruban. Mais ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’ils ne perdent contact avec la fille. Peut-être enverront-ils quelqu’un à ce moment ?
- J’ai l’impression d’avoir blessé un peu plus Rebecca pour rien. Il n’y aura jamais de brèche, j’ai été stupide. »
Alejandro leva des yeux désespérés vers l’énorme bulle noire du STEM. Elle créait une compression de l’Inconscient autour d’elle, comme un énorme trou noir.
« Ne perds pas espoir.
- Il a pris encore du volume depuis nos derniers calculs ? Demanda soudain Alejandro.
- Oui, et il est de plus en plus puissant, finit par avouer Papillon Quadricéphale. Désolé.
- Alors arrête de me dire de ne pas perdre espoir. C’est peine perdue. »
Au même moment, le STEM se mit à gronder et sembla s’affaisser en partie sur lui-même.
« La fille… Elle vient d’être perdue ! S’affola Alejandro. »
Il se leva et se tint au bord de la tumeur.
« Arrête Stefano ! Arrête !
- Ça ne sert à rien, il ne t’entend pas.
- Je suis sûr du contraire ! Cet imbécile m’entend, il ne dit rien juste par sadisme. Réponds-moi fils de pute ! »
Papillon Quadricéphale s’avança à son tour et enveloppa la tristesse d’Alejandro de ses ailes chatoyantes.
« Calme-toi. Sois toujours prêt à ce qu’une faille s’ouvre. Il te faudra être fort.
- A quoi bon ?
- Parce qu’une faille vient de s’ouvrir. »
Son ami déploya ses ailes, laissant Alejandro voir s’étirer devant lui une fissure béante dont la gueule l’invitait à sauter dedans. Il voyait au loin le point d’ancrage.
« Ne te laisse pas dominer par le STEM et sauve la fille. »
Alejandro hocha la tête et sauta à l’intérieur du STEM qui se referma derrière lui.
« Vous commencez sérieusement à m’ennuyer »
Alors que Sebastian tentait désespérément d’atteindre un ennemi qui se téléportait à sa guise, Alejandro parvint à se réveiller au sein du STEM.
Combien de temps cela lui avait-il pris ? Des heures ? Des jours-mêmes ? Il devait trouver Stefano, vite.
Il ouvrit les yeux. Il était à l’intérieur de ce que devait être un gigantesque théâtre. Il bondit de frayeur lorsqu’il vit, assises sur les fauteuils, des personnes dont les têtes avaient été explosées puis figées dans le temps en un bouquet de chair et de sang. Cela ne faisait aucun doute, la photo l’avait menée près de son frère.
Soudain, il entendit des coups de feu. Il sortit de la salle et tenta de se diriger à l’oreille, parcourant d’immenses galeries aux œuvres disposées aussi immondes les unes que les autres. Mais au moment où il allait arriver dans la salle où Sebastian et Stefano se battaient, une horrible douleur transperça son crâne.
« Qui êtes-vous ? Retentit une petite voix d’enfant. »
Alejandro gémit de douleur et tomba à genoux, anéanti.
« Vous n’êtes pas censé être ici. »
Sa voix provenait de partout et de nulle part à la fois. Non, en vérité, Alejandro en était sûr, elle était dans sa tête. Les paroles de Papillon Quadricéphale résonnèrent dans sa mémoire. Il ne devait pas se laisser dominer. Mais la petite fille était très puissante et le théâtre devenait de plus en plus instable.
Si Alejandro avait su que celui qui avait provoqué la faille était le père du Noyau, peut-être aurait-il pu être épargné par la peur de la petite fille mais il n’en savait rien. Après un cri de rage et épuisé par le voyage qu’il venait d’accomplir, son esprit se laissa engloutir par le STEM. Sa raison fut réduite en lambeaux tandis que Sebastian achevait Stefano d’une balle dans la tête.
Ce ne fut que plus tard, alors que la petite fille avait été enlevée par une étrange femme, qu’Alejandro rencontra sans le savoir celui qui avait ouvert la brèche. Ce dernier se contenta de le tuer d’un carreau d’arbalète en pleine tête avant qu’Alejandro ne le tue en premier.