Les respirations s'apaisaient. Mais les regards effrayés et les jambes tremblantes ne mentaient pas. Il ne fallait pas quitter la cabane.
Avant
C’était à quelques semaines de l’été, mais le temps était déjà agréable. Ils pouvaient enfin sortir sans leurs vêtements chauds et apprécier la fraîcheur du vent tandis que le soleil les réchauffait. Il faisait beau, un ciel bleu éclatant avec quelques nuages dispersés.
Comme chaque dimanche, ils se rendaient en forêt pour explorer. Non parce qu’ils ne la connaissaient pas assez, mais ils avaient entrepris de la cartographier. Un jeu fastidieux, pour sûr, mais dessiner chaque arbre, chaque buisson et chaque rivière avait quelque chose de très amusant. Et surtout, ça leur laissait le temps de discuter. Les mois étaient passés, ils étaient moins en conflit avec leur classe mais préféraient toujours rester de leur côté. Les Jacobusiers s’étaient rendus coupables de quelques innocents méfaits mais pas de nouvelle étrangeté. Ils cherchaient seulement à combler l’ennui, comme des enfants.
Encore avant
Quelqu’un avait eu une très mauvaise idée. Il fallait vite réparer ça. La rendormir. Heureusement, personne n’avait de raison de s’y rendre.
Moins avant
Il y avait une étrange atmosphère autour de la forêt. Elle ne semblait pas plus calme que d’habitude. Seulement, la terre en bordure avait été retournée. C’était bizarre. Il n’y avait pas de champ par ici. En y regardant bien, dans la forêt aussi, la terre était dérangée. Ils furent intrigués par ce nouveau mystère. Pourtant, pas un ne souriait. Héloïse affichait un air pensif, se demandant pourquoi la terre avait été retournée. Prompts à envisager l’improbable, les autres cherchaient qui et quoi, voire comment. Rien d’autre ne semblait changé. Les arbres étaient à leur place, ils avaient vérifié grâce à leur carte. Alors, ils pénétrèrent dans la forêt.
Les regrets ne prirent pas longtemps avant de poindre. Les racines qui remontèrent à la surface et s’agitèrent face à eux en furent le signal déclencheur. Le temps que le cerveau traite l’information, ils s’étaient déjà mis à courir, s’enfonçant plus profondément dans la forêt. Les branches s’abaissaient à leur tour, la forêt les attaquaient. Pourquoi ? Comment ? Est-ce que ça venait de tous les arbres ? Ces questions traversèrent leur esprit. Les arbres étaient plus lents qu’eux et semblaient agiter leurs “membres” de manière désordonnée. Les éviter, tant qu’ils restaient en mouvement, était facile. Ils se dirigeaient vers la cabane. Ils pourraient s’y cacher, peut-être, en attendant de trouver une solution. Sauf si les échardes devenaient aussi des dangers conscients de leur présence. Ils étaient suivis par Gilgamesh, ce dernier aboyant frénétiquement, ce qui n’aidait en rien à la réflexion ou au calme.
Heureusement, Archibald avait le trajet en tête. Il se concentrait pour être sûr d’arriver au bon endroit et, pour une fois, il courait devant.
Retour au présent
Dehors, les branches s’étaient remises en place et les racines étaient de nouveau enterrées. Peut-être que c’était une ruse, mais s’extirper du sol avait eu l’air d’être difficile. En courant en sens inverse, peut-être qu’ils pourraient s’en sortir. Mais l’adrénaline retombait. Ils étaient épuisés par la course. Gilles s’était allongé sur le sol et gardait la langue pendante en haletant. Il fallait une solution. Il fallait qu’ils s’en sortent. Les larmes montèrent aux yeux d’Héloïse. “Je ne veux pas mourir je ne veux pas mourir je ne veux pas mourir je ne veux pas mourir…”
L’angoisse se lisait sur chaque visage avec plus ou moins d’intensité. Archibald fut le premier à se relever. Sous les regards médusés de ses amis, il sortit le carnet et commença à écrire.
“Qu’est-ce que tu fais ? demanda Mathilde.
— J’essaie d’imaginer des moyens de partir sans trop de risques. Quelqu’un sait si les racines attaquaient aussi Gilles ?
— Euh, je crois pas, quand il était derrière, les arbres l’ignoraient ou continuaient à me viser.
— Merci, donc ça touche pas les animaux et ça se déclenche dans la forêt. Pas en bordure. Mais seulement quand ils ont la portée. C’est pour ça que la cabane est sécurisée.
— Peut-être que c’est à ça qu’elle sert…”
Ils avaient déjà formulé tant d’hypothèses sur l’utilité de cette mystérieuse cabane dans les bois, mais celle-ci leur parut tout à coup être la bonne. Peut-être qu’attendre que le danger passe serait la bonne idée. Ils convinrent de rester au calme, au moins jusqu’à ce qu’ils trouvent un moyen de s’en sortir. Ou jusqu’à ce que ça s’arrête. Archibald était terrifié. Si ça ne s’arrêtait pas ? Pire, si des adultes venaient les chercher ? Il savait que ses parents viendraient. Il ne fallait pas qu’ils s’attardent, sinon il y aurait des victimes par leur faute.
Il fallait qu’ils s’en aillent. Qu’ils rentrent et que plus jamais ils ne retournent dans la forêt.
Pourquoi était-elle devenue comme ça ? Pourquoi maintenant ?
Héloïse notait machinalement les résultats des essais d’Archi. Elle ne disait rien, son regard perdu dans le vague. Mathilde savait qu’elle pourrait s’en sortir en courant, sans problème. Peut-être aller chercher de l’aide ? Mais ce serait briser le pacte. Elle évoqua cette possibilité et ils convinrent que ce serait leur solution de dernier recours, s’il était certain qu’ils ne pourraient pas s’en sortir en vie autrement.
Ils n’échangeaient presque pas un mot. Ils étaient dépassés par la situation. Ils devaient éviter de trop s’inquiéter. Toutes les expériences avaient échoué, exceptée celle qui consistait à courir pieds nus en jetant ses chaussures comme leurre. Il fallait les ramasser ensuite mais les branches frappaient le vide et ça leur laissait un peu de temps pour passer sans risque. Les arbres ne pouvaient pas enchaîner les assauts. Ils avaient peut-être besoin de s'orienter, de localiser leurs cibles. Il était encore tôt, ils n’étaient là que depuis une heure. Mais il leur semblait que cela faisait une éternité. Ils voulaient rentrer.
Mathilde préparait Camille en lui montrant comment récupérer les chaussures en perdant le moins de vitesse possible. Archibald se creusait la tête, cherchant une hypothèse qu’il n’avait pas encore testée. Et Héloïse était éteinte. Quand ils avaient discuté du plan, elle avait vu sa vie défiler. Elle était devenue froide. Peut-être que lancer un de ses amis à la forêt apaiserait cette dernière. Elle avait sûrement faim. C’était ça, comme pour la poubelle. Il fallait juste lui donner à manger et tout irait bien pour elle. Qui valait le moins dans le groupe ? Gilles n’intéressait pas la forêt, donc, qui ? Objectivement, le meilleur choix était Camille. Elle était souvent triste. Mais Héloïse, elle, tenait vraiment à la vie, elle méritait de vivre. Elle se sentit horrible. Mais c’était peut-être la solution.
Un éclair de raison la ramena. Elle ne savait même pas si ça marcherait. Et les arbres n’avaient pas de bouche. En plus, ils avaient toute la nourriture nécessaire dans la terre. Il n’y avait rien qui les apaiserait. Elle sanglota, en colère contre elle-même. Elle avait vraiment pensé à faire ça.
Le temps passa et, en l’absence de nouvelle idée, ils se levèrent, leurs chaussures à la main. Ils firent quelques essais, pour s’habituer et faire descendre l’angoisse. Ce deuxième objectif ne fut que faiblement atteint. Héloïse était tétanisée. Ce genre de chose ne devrait pas lui arriver. Elle voulait crier sur les autres, leur demander ce qu’ils avaient fait de méchant. Mais elle repensa à ce qu’elle avait imaginé plus tôt. C’était elle la méchante. C’était de sa faute.
La vérité, c’était qu’elle n’avait jamais été face au danger. Le vrai danger. Elle se sentait impuissante et elle détestait ça. La terreur se changea en colère. Elle allait sortir de la forêt et elle reviendrait pour tout brûler. Elle incendierait chaque arbre, chaque branche, chaque buisson qui avait eu l’insolence de la menacer. Personne, rien n’avait le droit de la menacer.
Camille était effrayée, bien sûr, mais surtout perdue. Ça lui semblait irréel. Elle avait suivi toutes les autres péripéties mais ce qui était anormal n’avait jamais été dangereux. Ça ne pouvait pas être dangereux. Le monde n’avait pas le droit de les attaquer. Ça n’arrivait que dans les livres. Les enfants piégés dans la forêt, ça ne devait pas arriver. Sinon, il y aurait eu une sorcière dans la cabane.
Mathilde se préparait à courir.
Archibald caressait Gilles. Il lui avait mis sa laisse et l’avait attachée à son pantalon. S’il était blessé, Gilles pourrait le traîner hors de la forêt. Personne n’avait eu d’objection.
Le petit garçon perdait progressivement le contrôle. Il avait été griffé. Il savait que c’était dangereux. Il récitait dans sa tête des prières à tous les dieux qu’il connaissait, leur demandant au passage de signer leur miracle pour qu'il puisse commencer ses recherches sur l’existence d’une forme de divinité.
Puis ils s’élancèrent dans la forêt.
Chacun avait son couloir. Ils avaient décidé de courir droit. Normalement, ils arriveraient près d’une route et ça serait plus simple pour rentrer s’ils se faisaient blesser. Selon Mathilde, il faudrait tenir dix minutes minimum. Il ne fallait pas courir à pleine vitesse, il fallait rester alerte et juste esquiver les attaques. Sinon, ils s’épuiseraient trop vite. Il ne fallait pas marcher non plus, sinon ils ne seraient pas assez vifs pour esquiver. Il faudrait aussi être prêt à soutenir les autres en cas de problème.
Deux minutes étaient passées. Ils faisaient l’effort de tous rester au même niveau. Ils ne pensaient plus à la peur. Ils étaient concentrés.
Mais Mathilde le fut trop. Une branche s’abattit, pas plus vite, pas plus lentement qu’une autre, mais elle ne l’avait pas vue. Elle n’eut pas le temps d’esquiver, alors elle essaya de se protéger. Archibald, sans s’arrêter, regarda. Le bras était encore entier, mais la peau était déchirée. Il sentit son déjeuner remonter dans sa gorge mais la panique vint le faire redescendre lorsqu’il aperçut un bout d’os, bougeant dans la plaie.
“AAAAAAAAAAH !”
Mathilde tituba, mais continua à courir. Elle n’était pas en sécurité. Elle avait été blessée. Elle saignait. Il fallait qu’elle sorte de la forêt. Vite.
Ils accélérèrent, désespérés. Encore cinq minutes. Sans s’arrêter, Mathilde avait mis son bras dans une étrange position, la plaie vers le ciel. Elle saignait toujours mais au lieu de se répandre sur le sol, son sang gargouillait dans la plaie. Courir, plus vite. Ils esquivèrent bien mieux toutes les autres attaques. Archibald les devançait de plusieurs mètres. Il appelait à l’aide en criant, accompagné de Gilles. Héloïse avait mal à la poitrine, elle ne pourrait pas tenir, elle allait mourir. Des branches l'avaient déjà légèrement griffée trois fois. Elle allait mourir, elle allait mourir.
Comme hors de son corps, esquivant sans problème, Camille s’en sortait bien. Elle avait vu les traces de sang. Elle fixait juste un point devant. Courir, faire des pas sur le côté. Elle s’en rendit compte trop tard, mais elle avait oublié de ramasser ses chaussures il y a quelques minutes. Elle redoubla d’efforts.
L’orée de la forêt se tenait là. Mathilde se sentait proche de l’évanouissement alors elle accéléra une dernière fois. Ils sortirent, sautant hors de l’horrible forêt. Héloïse s’effondra et cria à Camille d’aller chercher de l’aide. Cette dernière, hébétée, choquée d’avoir survécu, reprit ses esprits en voyant le corps de Mathilde. Il fallait l’emmener à l’hôpital.
Elle marqua un temps d’arrêt. Quelqu’un n’était pas complètement sorti et un chien aboyait. Elle posa ses yeux sur le dos d'Archibald. Il criait de douleur. Une racine avait saisi son avant-bras et le serrait. Héloïse le vit aussi. Les enfants étaient tétanisés. Quelqu’un. Une voiture s’arrêta plus loin. La route était à une centaine de mètres. Ils entendirent une voix cherchant à savoir ce qu’il se passait.
Sauf Archibald. La douleur concentrait tous ses sens. Ils sentit ses os se briser dans sa main et dans l’avant-bras tandis qu’il tirait à s’en déboîter l’épaule. Il voyait les racines grimper. Puis il y eut un léger relâchement. Il se déboîta le coude sous le choc mais fut libéré. La forêt sembla se cacher à nouveau. L’adrénaline descendit, il sentit alors pleinement la douleur des fragments osseux, de l’articulation. Il ne pouvait plus bouger son bras et il n’y avait plus qu’une sorte d’enveloppe de chair flasque à la place de la main. Il voyait le sang s’accumuler sous sa peau, les traces de la racine…
Antoine ne s’attendait pas à voir deux enfants blessés. Lorsqu’il vit le corps pâle étendue avec un t-shirt maculé de sang et le bras pendant tenue par un garçonnet en larmes, il appela les secours.
Héloïse et Camille furent prises en charge, considérées comme en état de choc. Les parents avaient fait aussi vite que possible. Camille n’avait rien dit. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pourrait bien inventer pour expliquer de telles blessures. Un médecin avait calmé les adultes en colère, disant que les souvenirs pouvaient être refoulés face à un évènement traumatisant. La police fut prévenue et sommée d’enquêter sur ce qu’il s’était passé dans la forêt.
Archi ne pourrait probablement jamais récupérer le plein contrôle de sa main. Mathilde s’en sortirait sans problème. Elle avait perdu beaucoup de sang mais la blessure avait été bien nettoyée et refermée.
Ils ne pouvaient pas parler de ce qui était arrivé. On ne les croirait pas. Mais maintenant, ils avaient peur. Il y avait des risques.
Autre part, quelqu’un venait de terminer le sort. À moins qu’un imbécile ne défasse les sceaux, il n’y aurait plus de risque pour quelques années.
Maintenant, il regardait les poils répandus dans sa cabane. Il espérait que le chien n’avait rien.
Les mauvaises choses n’arrivaient pas qu’aux méchants. Le monde était un endroit dangereux. Ces enseignement des adultes que les histoires édulcoraient étaient enfin clairs. Peut-être était-ce trop tôt. Le monde leur avait parlé pour leur montrer son indifférence. En ce jour de mai, les enfants eurent peur de la mort.