9 Rue du Théâtre, Montreux, Suisse, ██/██/20██
Dernier arrivé sur place, Charles Borel émergeait de sa Rolls Royce Wraith noire mat, dans son habituel trois pièces du même ton. Alors que la portière se refermait derrière lui, le toxicologue se déploya de tout son haut en sortant un ST. Dupont en or de sa poche. D'un geste habile trahissant l'habitude du docteur, Borel dégaina une cigarette, longue et fine, au papier d'un rouge sang. Faisant jaillir une flamme du briquet, il embrasa le tabac dans un chuintement caractéristique, laissant s'échapper des volutes d'une fumée presque transparente, aux aspects de cerise, de confiance, d'assurance. Comme à leurs habitudes, les vapeurs toxiques s'entourèrent autour de celui qui aimait se faire appeler "le patron" tel un serpent autour d'une branche, comme pour tenter de corrompre quiconque l'approcherait. Contractant légèrement sa mâchoire d'une manière complexe et peu naturelle en tirant une latte de plus, Charles Borel déclencha le micro sous-cutané, entrant en communication avec le Central.
« MIB, vous me recevez ? glissa-t-il en s'approchant nonchalamment du casino.
– Cinq sur Cinq patron, renchérit du tac au tac l'agente italienne fraîchement recrutée depuis le SIR-I du Site-Vulcano. Pour le moment, vous roulez toujours sur les réseaux standard, mais une fois à l'intérieur la puce devrait vous basculer sur notre ver local.
– Vous êtes sûre qu'en passant par le Dark Web, notre connexion est sécurisée ? Ça reste Iris qui l'a développé alors…
– Cette chose n'a en effet rien à voir avec le Dark Web non anormal, et à vrai dire je ne suis pas certaine qu'il tourne sur des systèmes électroniques. Cependant, tant que vous n'essayez pas d'accéder à la base de donnée de Marshall, Carter & Dark, il ne devrait pas y avoir de soucis.
– Parfait. Tout est en place à l'intérieur ? Tout le monde a son poste ? demanda une dernière fois le docteur, légèrement paranoïaque sur les bords à cause de ses consommations.
– Nous n'attendons plus que vous Monsieur. Vous avez été ajouté à la liste des invités, sous le nom de "Jacques de Lien" comme demandé.
– Parfait, clôtura le docteur en éteignant le micro. »
L'établissement mythique n'était pas aussi imposant que certains monstres de Las Vegas, ni aussi marqué architecturalement que d'autres salles de jeux européens, mais c'était dans sa sobriété et surtout son histoire que le bâtiment impressionnait. Lieux du non moins légendaire festival de jazz, il avait surtout été le témoin de la pire opération de la Fondation cinquante ans auparavant, où la sécurité du Voile avait nécessité l'incendie du bâtiment.
Posant ses pieds sur le tapis rouge à son entrée, Borel aperçut deux agents de sécurité. Pas spécialement des colosses, le docteur se doutait cependant qu'ils étaient bien plus professionnels et potentiellement dangereux que les gorilles lambda de boîte de nuit. S'adressant à l'un d'eux, il put voir qu'ils semblaient moins affecté que prévu par sa fumée néfaste. Sans laisser transparaître la moindre émotion, l'ancien courtier donna son nom, indiquant une "soirée privée". Les deux agents s'arrêtèrent une seconde, comme paralysés par la réflexion, puis répondirent d'un grand sourire à l'homme en costume trois-pièces. L'un des deux resta à l'entrée tandis que le second le guida à l'intérieur du bâtiment, croisant un troisième individu venant le remplacer. Impossible de savoir comment ils avaient pu identifier où il voulait aller, mais Borel soupçonnait un procédé similaire à celui de la FIM Omicron-19. Posant un pied à l'intérieur, le toxicologue reconnut le toucher de la moquette, pas tout à fait normal, qu'il avait pu sentir au sein de l'Opéra de Paris. Bien que clairement moins marquée que lorsque John Doe avait imité le Palais Garnier, cette légèrement fluidité dans la moquette indiquait clairement la présence autour du bâtiment d'un autre abominable commissaire-priseur.
L'agent de sécurité le fit déambuler entre les machines et les tables de jeu. L'établissement était bien fréquenté, sans pour autant être plein, et ils naviguaient avec une grande fluidité au milieu des riches venus s'amuser et des moins riches venus tenter le Diable. Caché entre les cartes, derrière le feutre vert ou riant entre les bruitages des machines à sous, ce dernier était partout dans ces lieux, et Borel le sentait. Tel un limier du profit, le toxicologue humait pleinement les billets qui affluaient sans cesse dans les caisses du casino. Un peu envieux, il tenta une estimation rapide du chiffre d'affaire moyen de l'établissement, sans grand succès. Cependant, il paraissait légitime de penser que le casino de Montreux bénéficiait clairement de l'anomalie sous ses pieds pour gonfler sa réputation et ses ventes.
La porte, complétement noire, se trouvait derrière un rideau, dans un cul-de-sac du bâtiment. Un escalier du même ton descendait en colimaçon sans laisser Borel distinguer l'étendue de l'édifice. Hésitant un instant, ce dernier posa le pied sur la première marche. Il en était certain à présent, il s'agissait d'un commissaire-priseur. Difficile pour le docteur d'identifier aussi facilement lequel, mais il avait vu juste en pariant sur un tel dispositif de la part de ses anciens employeurs. Pour utiliser une telle anomalie à temps plein, il y avait fort à parier que le casino était dans les entreprises les plus rentables de Marshall, Carter & Dark, Ltd. L'escalier, plus long que prévu, laissait au toxicomane le temps d'envisager une dizaine de scénarii. Rupture des communications, détournement de la sécurité, sabotage, incendie des cuisines, attaque au gaz… A priori, le matériel mis en place par son équipe permettait une grande diversité d'opérations. Si tout semblait méticuleusement préparé aux yeux de la Fondation, la réalité était que pour fonctionner correctement, le groupe de onze mafieux en col blanc à trois flèches avait besoin de quelque chose qui faisait défaut à la plupart des Forces d'Intervention Mobiles. Ce petit plus, c'était de l'art, de la maestria, du génie, en un mot de l'improvisation. Mener un braquage de casino pareil à seulement dix individus et un agent hors site ne pouvait pas bien se passer. C'est pourquoi Charles Borel et ses Cauchemars en Costard s'étaient laissés assez de portes d'entrée et de sortie pour pouvoir pallier à un maximum de situations, tout en sachant pertinemment que ce qui allait se passer ne pouvait pas avoir été prévu à l'avance.
L'intérieur du casino était incroyablement lumineux en comparaison de l'étroit escalier. Bien que la lumière soit légèrement plus tamisée qu'à la surface et que l'on aurait juré que l'air était un peu plus liquide, le commandant de FIM quelque peu improvisé fut quand même légèrement ébloui en posant le pied sur la moquette à motifs floraux. Reprenant ses esprits, il appuya sur sa molaire pour allumer son micro en ignorant magistralement les dessins qui dansaient légèrement sous ses pieds.
« Et bien voilà le Grand Requin Blanc ! sonna une voix féminine dans ses oreilles. La tribu des boréliens au grand complet, pas vrai ?
– Très drôle, C4, répondit Borel sur un ton d'appel au meurtre une fois la sécurité au loin. Où êtes vous ?
– Juste ici, à votre droite, indiqua une autre femme à l'accent bien plus marqué. »
Jetant un coup d'œil méfiant dans la direction indiquée, le toxicologue vit un large groupe de joueurs, à la posture similaire, penchés autour d'une table. Entendant quelques cris de protestations, il s'approcha pour découvrir l'agente Moex, adossé à une machine ressemblant fortement à un UFO Catcher.
« Topo Gazprom. Qu'est-ce que c'est que ce bazar ? À quoi jouent-ils à côté ? demanda immédiatement le docteur, perturbé par ce spectacle.
– Une sorte de jeu de société où il faut attraper ce… Cochon. De ce que j'ai vu sur le dos des cartes, il s'appelle "Totémax vitesse". Probablement une contrefaçon Wondertainment d'un jeu non-anormal. De l'autre côté, il s'agit de machines à peluches, presque normales. Le seul détail qui jure est que la machine n'accepte que des cookies et que les prix sont à faire exploser avec la batte fournie, révélant d'autre petit gâteaux. »
S'approchant de la machine, Borel distingua la masse de peluches gonflées à en craquer leurs coutures, baignant dans un sable fin de miettes de biscuits. L'une d'entre elles semblait le regarder à travers la vitre en verre blindé, la perle de l'un de ses deux yeux ayant sauté sous la pression. Mal à l'aise, le toxicologue baissa les yeux pour voir la fente immense, parodiant celle normalement destinée à recevoir des pièces.
Un nouveau cri à l'unisson retentit. Cela faisait une heure déjà que l'agente Moex déambulait dans l'établissement anormal. D'ordinaire renfrognée, la russe d'un mètre soixante était resplendissante dans un tel environnement. Usant des quelques cookies anormaux que le Bureau des Fonds Monétaires et des Taxations Volatiles avait réquisitionné à la suite de l'infiltration allemande, elle avait déjà constitué un stock permettant à ses partenaires de passer incognito. L'avantage avec des jeux si variés, c'est qu'il était bien plus aisée pour une acrobate de l'escroquerie d'arnaquer le joueur lambda. Comptage de cartes au Dos, écouteur intra-osseux pour les questions de la Poursuite Triviale – qu'elle effectuait pieds nus pour courir plus vite – code morse pour le Kem's, tout était bon pour plumer les clients. D'un regard évocateur, elle indiqua à sa partenaire de jeu de se diriger vers la table la plus rentable, le Monopole en Folie.
L'agente CAC40 était en train de déguster des petits fours lorsqu'elle aperçut le signal de sa collègue russe. En dépit des activités du casino et de sa structure, les propriétaires avaient fait tourner l'établissement comme n'importe lequel, incluant un restaurant et un buffet. Voir la clientèle d'élite s'empiffrer de cookies qui sortaient presque comme par magie de la trésorerie avait fini par donner faim à la rousse plantureuse, qui s'était rabattue sur des toasts au foie gras. Recouverts d'une légère goutte d'huile d'olive, ces derniers étaient préparés en temps réel dans les cuisines, où était infiltré son collègue chinois. En robe de soirée bordeaux, la française analysait le comportement des joueurs en traquant leur consommation de biscuits, et finit par dresser un terrible constat. Les joueurs de longue date, reconnaissables à leurs habits plus sales que la moyenne et à leur teint plus maladif, étaient en train de se muer en une masse informe de souvenirs et de souvenirs partagés à force de mélanger leurs expérience de vie encore et encore. Chaque cri à l'unission, chaque rire en choeur, chaque petit mouvement de foule trahissait ce phénomène inquiétant. Quelques rapides équations lui donnèrent une approximation du point de singularité ; si d'ici trois mois la clientèle ne s'était pas renouvelée et n'avait pas créé plus de souvenirs, la masse de joueurs serait indistingable. Créer plus de souvenirs… La révélation la frappa en pleine figure alors que C4 croisait le regard de son collègue aux cuisines venu porter de nouvelles bouteilles.
L'agent Shenzen C était l'individu le plus loquace de la FIM Omicron-19, en partant de la fin. Il avait été extirpé des prisons chinoises par la Fondation SCP en échange de procédures d'urgences dans la région du Xinjiang en proie à la problématique Ouïghoure. Impliqué dans le casse de HSBC, Shenzen C était le seul agent a avoir accepté avec plaisir la procédure d'amnésie du Bureau des Fonds Monétaires et des Taxations Volatiles du moment qu'elle comprenait également son séjour dans les prisons du Parti Communiste. Occupé à découper du poisson dans les cuisines du casino anormal, ce chinois trapu avait pris l'identité d'un commis pour mener à bien l'opération, et rendait excellent bien sa maitrise du couteau à éviscérer. Dans son tablier, nombre de poisons était prêts pour créer la diversion, sans parler de la légère fuite de gaz qu'il faisait tourner depuis une heure et qui pouvait rapidement transformer la cuisine en boule de feu si la sécurité s'avérait trop compétente. Levant les yeux, il aperçu son collègue Bovespa à travers la conduite d'aération.
L'agent brésilien était un maestro de l'infiltration en milieux anormal. Habitué des rites et anomalies de l'Amazonie, ce dernier avait réussi à pénétrer seul dans la Bibliothèque des Vagabonds avant d'entrer au service de la Fondation SCP et d'en être interdit d'accès. Usant de déplacement absurdes, de quelques toxines anormales et de beaucoup d'adresse, Bovespa avait jusqu'ici réussit à ne pas se faire repérer par le commissaire-priseur alors qu'il s'aventurait dans ses entrailles, déposant ça et là des bouteilles de gaz neurotoxique. Déguisé en agent de sécurité, le jeune latino avait usurpé l'identité d'un homme qui se reposait actuellement dans un sac mortuaire au fond d'une poubelle. Sortant son couteau pour saboter le filtre d'une conduite, il fit perler une goutte de sang qui se glissa à travers la grille. L'espace d'un instant, il sentit son cœur s'arrêter en voyant la perle carmin tomber au ralenti, prête à exploser. Ne remarquant pas le chinois patibulaire qui l'observait en dessous, Bovespa dessina sur son visage une expression d'horreur en prévision de l'explosion écarlate. Il n'en fut rien. Shenzen, vif comme l'éclair, mit sa main sous la goutte, faisant disparaître le sang de l'agent de sécurité au milieu de celui du thon.
Toute la machine borélienne se mettait en place au sein du casino pour ce qui se tramait comme le plus grand parabraquage de ce début de XXIème siècle.
9 Rue du Théâtre, Montreux, Suisse, 3 500 mètres au dessus du sol, ██/██/20██
Multi n'aimait pas voler. La peluche de cauchemar ne se sentait à l'aise que quand au moins l'un de ses deux pieds touchait le plancher des vaches, et de préférence les deux. Bien sûr, il était forcé de passer la plupart du temps sur le bois ciré par l'usure du *Geppetto*, mais l'ours en costume avait une attirance toute particulière pour le vrai sol, en dur.
Environ 2 000 mètres. À sa droite, au sein d'une tornade réflective, Ronpiche sondait le sol à la recherche d'un point d'atterrissage correct. Lors de sa première descente, Multi s'était arraché un bras en accrochant un arbre, et la proximité avec le lac Léman réduisait considérablement la fenêtre de tir. Le rat rose réajusta son masque à gaz en plastique vert, remontant la clef à gauche en faisant un bruit de boite à musique, puis coinça cette dernière dans la fente pour éviter de la relâcher. Ronpiche se caressait les moustaches qui sortaient de l'appareil d'un geste automatique tout en analysant la topologie de Montreux. Idéalement, il fallait tomber le plus près possible du casino pour accéder rapidement et sans se faire repérer. Bien que les Kleptoys n'étaient pas nécessairement les plus précautionneux quant à leur couverture, Ronpiche n'avait aucune envie de se faire repérer par le service de sécurité de Marshall, Carter & Dark, et encore moins de se faire enlever. Le plan était simple : pénétrer par la porte de service, laisser Multi se constituer en armée et le soutenir chimiquement pour récupérer le plus de boîtes possibles. Bien sûr, s'il y avait quelques victimes malencontreuses des faits d'une overdose, la peluche rose ne risquait pas de verser une larme, s'il en avait été doté.
Un peu moins de 1 000 mètres. Multi n'était pas rassuré. Il avait tenu à tuer tous les Multi en remontant sur le navire volant et de n'en laisser aucun sur place, mais le Kleptoy était très mauvais pour correctement atterrir. Plus que ça, l'ourson n'était pas tant rassuré de la mission. Il ne savait pas exactement comment entrer dans le casino, ni à quoi il allait ressembler cette fois, ni comment l'étrange monstre en forme de salle de jeux allait se comporter pendant ce qui s'apparentait totalement à un braquage. Et puis surtout, trois cents cinquante boites probablement réparties dans tout le bâtiment, ça voulait dire des dizaines, non des centaines de Multi. Qui disait autant de Multi disait des problèmes de coordination, et l'ourson reniflait déjà à l'idée de ne plus savoir qui était le vrai Multi.
La peluche ferma les yeux à l'approche du sol. Multi comptait mentalement les secondes avant l'impact. 3…2…1…0,5… Il toucha le sol dans un fracas inexistant, une douleur absente, une violence oubliée. Finalement, lorsque le terrain était bien choisi, ce n'était pas si difficile. À peine arrivés, les deux Kleptoys se ruèrent à couvert pour ne pas se faire repérer. Et par à couvert, les ex-criminels n'avaient rien trouvé de mieux que les poubelles. Une odeur acide se dégageait du local, que les Kleptoys ne ressentaient fort heureusement pas du fait de leur absence de système respiratoire. La porte de service du casino anormal se trouvait par ici, dissimulée par de puissants agents mémétiques pour en éloigner l'investigateur malchanceux. Le cerveau de bois des Kleptoys, nullement comparable à celui des hommes, les immunisait également contre ce genre d'artifices. Il ne restait plus qu'à trouver la porte en tant que tel, dont l'emplacement était aussi changeant que la structure du casino.
Entendant des pas arriver, les peluches sautèrent dans les containers en un éclair. Ronpiche, le plus chanceux des deux, se retrouva dans la poubelle à couvercle rouge, entouré de bouteilles de plastique et de cartons. Manquant de se couper sur un bord de colis de livraison, Ronpiche tenta de s'enfoncer dans les déchets, relâchant un peu de gaz dans la poubelle au cas où un contrevenant l'aurait ouvert. Remontant la clef, le rat manqua de provoquer un éboulement dans la poubelle, qui aurait trahi sa position. Instinctivement, l'ancien colonel yougoslave retint fit enfler son torse, comme pour retenir un souffle qu'il n'avait plus depuis longtemps, quand il crut entendre un cri étouffé dans une autre poubelle.
Multi, moins fortuné, avait atterri dans la poubelle des ordures ménagères. D'un geste involontaire, ce dernier déchira un sac de déchet qui avait fini un peu trop près de ses pics de phalange, répandant au passage des épluchures de crevette sur son petit costume. Le Kleptoy rampa sur un sac noir plus rigide que les autres et significativement plus grand, lui offrant un peu de place pour se dédoubler. D'un geste mesuré pour limiter le bruit, Multi remonta sa cravate-tirette au dessus de sa tête, puis derrière lui, laissant apparaître une copie conforme de l'ours blanc à l'intérieur. Le nouveau Multi s'extirpa du corps de l'ancien, chapeau sous le bras. Posant temporairement la dépouille de lui-même sur ce qui semblait être un autre sac issu des cuisines, Multi rezippa avec encore plus de précautions la peluche. Une fois la fermeture revenue au niveau du col du costume, les yeux de l'ours blanc s'allumèrent d'une vie récupérée et le Kleptoy échangea quelques signes avec son double, indiquant qu'il était le Multi originel pour le moment.
Le premier Multi fut tout à coup pris d'un doute. Le sac sur lequel ils se trouvaient n'était pas fait d'un plastique ordinaire, mais était plus épais et légèrement tressé. Apercevant une fermeture éclair parcourant le sac en longueur, le second Multi reconnut l'utilité d'un tel sac et ne put réfréner un léger cri de surprise. Immédiatement, le premier lui mit les mains sur la bouche, entendant les bruits de pas se rapprocher. Multi ne savait pas qui était dans ce sac, mais supposa qu'il s'agissait là d'un client trop curieux dont les trois anglais avaient dû se débarrasser. Les pas s'étaient arrêtés, une sonnerie de téléphone interrompant la marche de l'inconnu.
« J'arrive avec le chargement de peluches. À tout de suite, fit l'homme en raccrochant. »
Le chargement de peluches. les trois Kleptoys avaient entendu la discussion du membre du personnel, qui venait de leur ouvrir une voie royale vers l'intérieur du bâtiment. Restait à savoir où était le chargement et à s'y introduire. Après quelques secondes, un bruit sourd de moteur se fit entendre. soulevant à peine le couvercle de son conteneur, Multi vit un camion de livraison FedEx garé à quelques mètres des poubelles. Les deux boutons lui servant d'yeux illuminés par les phares à travers la fente, l'ourson entendit des caisses être déchargées derrière le camion. C'était là leur porte d'entrée pour le casino, tout près des bennes malodorantes. Entendant lui aussi l'affairement, Ronpiche se décida de passer à l'action. Relâchant une partie du gaz contenu dans son masque, la peluche de rat fit s'échapper de la poubelle des volutes verdâtres, lourdes et suintantes comme des tentacules d'un monstre aberrant. Les trois humains, intrigués, s'approchèrent en dégainant leurs armes. Ronpiche s'enfonça encore plus dans les déchets, ignorant totalement la discrétion.
« Putain Tony c'est quoi ce b… »
L'ex-yougoslave entendit trois corps s'écrouler juste devant sa benne sans un seul tir. Il remonta dans les bouteilles en plastique et les emballages pour donner un grand coup dans le couvercle, émergeant en se triturant les moustaches. Deux bennes plus loin, les deux Multi venaient de faire de même, sautant du sac mortuaire pour rejoindre le sol en contrebas.
« En voilà une chose de faite. Maintenant, dans les caisses, s'autocongratula le rongeur de tissu.
– Minute le rat d'égout, interrrompit le premier Multi. On ne va quand même pas laisser les trois humains là, t'imagines quand les autres vont venir chercher les caisses ?
– J'ai pas tort, ajouta le second. Foutons-les dans le camion, ça vaut mieux. »
Ni une ni deux, les trois peluches attrapèrent les agents de sécurité, tous trois vêtus de noir, et commencèrent à les traîner au sol jusqu'au véhicule utilitaire. Les Kleptoys avaient beau être étonnamment forts, porter des hommes d'un mètre quatre-vingt dix armés n'était pas chose facile. Après quelques instants compliqués, Multi et Ronpiche chargèrent les trois hommes à l'arrière du camion FedEx avant de s'enterrer dans les caisses en plastiques chargées de peluche. Leur physique avait beau trancher avec les autres, ils passaient inaperçu au sein de leurs semblables inanimés. Un Multi attrapa un petit morceau de bourre qui s'était échappé d'une peluche, stockant le précieux trésor sous son chapeau avant de tenter d'être le plus immobile possible.
Non sans causer circonspection et un peu d'affolement de la part du reste du personnel à la réception, les caisses finirent par être amenées à l'intérieur du bâtiment. Créatures d'autant de magie que de bois et de tissu, les trois peluches d'enfer sentirent comme un vent immobile les parcourir, une sorte d'onde de rien, comme au moment d'un plongeon dans une piscine d'air qui aurait refusé de se mélanger avec le reste. Autour d'eux, de grands bruits sourds résonnaient, accompagné d'une longue complainte, comme formée de milliers de voix presque imperceptibles. Entendant les pas s'éloigner, les Kleptoys émergèrent des caisses à jouets pour découvrir une salle immense, abritant ce qui ressemblait à une chaîne de production. Des centaines de peluches étaient ouvertes, évidées puis farcies de cookies, de biscuits et autres petits gâteaux avant d'être jetés dans une cuve qui semblait les aspirer vers un lieu inconnu. En amont, une machine infernale recueillait les sucreries avant de les faire passer dans une boîte noire. Ronpiche reconnut immédiatement la dizaine de boites de jeu enfoncées dans des compartiments de la machine, et sut immédiatement à quoi ces dernières servaient.
« Multi, commence à te dédoubler. Nous sommes dans la salle où ils préparent manifestement les Biscuits de l'Amitié Partagée®, annonça le rongeur rose. Il va déjà nous falloir des dizaines de Multi.
– Tu dors ou quoi Ronpiche ? répondit, moqueur, la peluche en costume. Regarde. »
Il y avait déjà une bonne trentaine de Multi, se dézippant les uns les autres pour aller plus vite. Une petite dizaine sautait déjà dans la cuve pour être distribués dans le casino, tandis qu'un autre groupe commençait une pyramide pour aller attraper les cartons, quand une alarme retentit, suivie par des coups de feu.
« Sécurité ! Sécurité ! Mais bordel, pourquoi ça ne répond pas ? criait une voix affolée dans un couloir à la moquette sombre et parcourue de motifs se tordant violemment. Sécu- »
L'énième cri s'acheva dans un râle gargouillant alors que le serveur courait vers la salle des yeux, un individu basané collé à sa dos. Retirant le couteau de cuisine de sa carotide, le latino au sourire carnassier laissa choir le corps à ses pieds, créant une petite fontaine de sang que la moquette s'empressa d'avaler. Tout à coup, l'espace autour de lui se contracta, comme si une main titanesque avait froissé l'espace tel une boulette géante. Pris d'un instant de panique, Bovespa se rua dans la salle des yeux. Des centaines de globes oculaires, nerfs pendants dans la salle, l'observaient avec rage, injectés de sang. Il sut immédiatement que c'était une grave erreur. Le brésilien sentait l'air se changer en eau, en sang, les yeux sortir de leur orbite pour l'écraser, se sol se muer en gueule d'enfer. Il poussa un hurlement d'horreur, dévoré par le vide interminable du minuscule cagibi.
Puis, plus rien.
Le commissaire-priseur avait touché les Ancres de Réalité que lui et son collègue chinois avaient placées. Moins puissant mais surtout beaucoup plus étendu que John Doe, l'aberration dimensionnelle s'était heurté aux dispositifs miniaturisée par les équipes françaises. Tout reprit une forme à peu près normale, à l'exception de la moquette, recouverte de dizaines de couches de mots et de dessins distordus et incompréhensibles, s'étendant à travers le bâtiment telles des impulsions de douleur.
« Alors alors Mr White, comment vous sentez-vous ? résonna la voix du patron à travers le bâtiment. Ne vous inquiétez pas, nous réglons cette affaire et vous pourrez partir.
– Et eux, patron ? fit Moex qui tenait en joue une foule de clients, pistolet-mitrailleur à la main.
– Gazprom, tu me les dépouilles et on les attache contre les machines, décida le chercheur. Ensuite, direction l'arrière-boutique. »
D'un geste de la tête, la russe demanda à son collègue Shenzen C de l'assister. Le chinois trapu, encore en tablier blanc maculé du sang de la sécurité, toujours le hachoir à la main, s'approcha du groupe de clients formant une masse informe de chair et d'os, entre terreur et lascivité répugnante. À la vue de son subalterne, le toxicologue, d'un rire sec, ne put s'empêcher de se moquer légèrement.
« Alors Kitano, on a découpé du poulet ? Tu penseras à te changer ce n'est pas vraiment le ton de la soirée.
– Mmh, répondit d'un grommellement l'agent spécial pas du tout japonais.
– Oh ça va, fait pas cette tête. Où en est Bovespa, d'ailleurs ? Bovespa ? répéta-t-il dans son micro.
– Tout… Tout va bien par ici, répondit le brézilien, haletant.
– Bon, et bien il semblerait que pour le moment nous n'ayons pas besoin de mes bonbonnes. C4, Dax, Nikkei, tout est bon à l'étage ? »
Seul un bruit blanc parvint aux oreilles du docteur. Répétant sa question deux fois de plus, Borel commençait à s'impatienter, mais surtout, derrière son masque de frustration, à s'inquiéter.
« Docteur, je ne reçois plus de signal audio de la part des trois agents, lui fit parvenir d'une voix légèrement tremblante l'agente MIB, postée à des centaines de kilomètres de là. Leur position GPS est fixe, je vais accéder au flux vidéo. Un instant… »
Toute l'équipe du rez-de-chaussée retenait son souffle pendant que le flux vidéo était amassé par l'agente informatique. Le minuscule trou de ver créé dans le réseau anormal était le seul moyen efficace de communication à l'intérieur d'un commissaire-priseur sans avoir à utiliser un réseau hors Réalité tel que DEEPWELL, clairement inadapté à une communication fluide. Cependant, la bande passante éthérée que la FIM Omicron-19 avait réussi à se dégoter était faiblarde et peinait à rendre efficacement un signal vidéo.
« Oh mon D- »
La communication fut brutalement coupée, interrompant MIB dans son cri de stupeur. Surprise, l'agente Moex se retourna vers ses collègues, un peu interloquée. Shenzen, concentré sur sa tâche, ne vit pas les regards appuyés de sa collègue arnaqueuse, qui se tourna vers Borel. Le docteur, à l'instar des autres membres des Cauchemar en Costard, entendit la voix robotique dans son micro.
« Merci de mettre à jour votre licence d'utilisation pour profiter des services Dark Web 3.0. Merci de mettre à jour votre licence d'utilisation pour profiter des services Dark Web 3.0. Merci de- »
La voix se coupa après plusieurs itérations, laissant place à du bruit blanc, au fond duquel un léger rire semblait se dessiner. Manifestement, les courtiers anglais et leur monstre en forme d'endroit avaient repris la main sur leur système de communication. Il allait falloir composer sans. Shenzen C se releva lentement après avoir fini d'attacher le dernier client à un gachapon. Fort heureusement, ce club très select n'accueillait sur ses deux étages qu'environ deux cent personnes, permettant à la petite équipe de les maîtriser rapidement. Il ramassa sa lame large comme une main, attachant le hachoir à côté de son voisin à sa ceinture et se dirigea vers l'immense escalier orné, comme s'il attendait que quelque chose en sorte.
Il régnait une atmosphère lourde, presque solide, l'on aurait juré que l'on pouvait manger l'air à la petite cuillère. D'un geste, le chinois arracha son oreillette, premier signe qu'il n'était pas un androïde dégoté par le français du groupe. Sous leurs pieds, une explosion retenti faiblement, suivie d'un vrombissement léger. Les faux jumeaux du Delaware Standards et Poors avaient probablement trouvé le coffre-fort du casino et commençaient l'extraction afin de récupérer boites et cookies. Leur mission était simple en théorie : profiter du chaos ambiant dans l'établissement anormal pour accéder au gros du stock et trouver un moyen de l'évacuer le plus rapidement possible du bâtiment. Cependant, les biscuits subtilisés se comptaient littéralement en tonnes, sans compter le fait que les anomalies ludiques devaient, au vu de la taille d'un tel bâtiment, se compter en centaines, et ils n'étaient que deux avec des explosifs, une foreuse et des chariots de transports volés dans la réserve du casino. L'agent Bovespa avait même laissé à la sœur Standards un des sacs de sport qu'il utilisait pour emballer ses victimes. Son frère, un blond aux traits fins, avait disposé des charges à réaction variées sur la porte du coffre en formant un motif complexe, rappelant un système vasculaire. La raison d'un tel agencement était double : d'une, Poors avait suivi les fragilités dans le métal anormal qu'il avait cru déceler en l'auscultant et supposait donc ainsi faciliter le travail pyrotechnique ; mais surtout de deux, bien que le commissaire-priseur était paralysé par les Ancres disposées dans le bâtiment et autour du coffre, rien ne laissait supposer qu'une action depuis l'intérieur de ce dernier était inenvisageable et ce motif avait pour but de troubler l'anomalie dimensionnelle à la manière des déplacements étranges que Borel effectuait parfois dans ces dernières.
Une fois la porte fracturée dans un festival de flammes, d'étincelles et de couleurs chimiques, sa sœur assembla la foreuse, déposée par les agents allemands et japonais en plusieurs parties dans la remise. l'engin était lourd, mais avait le bon goût de ne pas nécessiter de source d'alimentation du fait des travaux du Département d'Alchimie. Bien entendu, si la Sécurité avait été au courant de tels agissements, sans doute aurait-elle râlé, mais dans un contexte intégralement anormal, la Fondation pouvait exceptionnellement se permettre d'augmenter son utilisation d'anomalies au-delà de simples amnésiques. Le foret, de presque soixante centimètres, dépassait à peine l'épaisseur de la porte d'après les estimations de Poors, ce qui n'allait guère faciliter la destruction de la serrure. Depuis les sous-sols de Mr White, les deux jumeaux se sentaient bien seuls depuis la fermeture du réseau de communication. MIB avait eu beau leur expliquer que les moyens de communication standards au sein du casino étaient bloqués par Marshall, Carter & Dark, le fait d'emprunter leur propre réseau en s'y infiltrant leur avait paru comme jouer à un jeu dangereux, flirter avec la catastrophe. Et maintenant que la connexion avait coupé, les craintes des deux anglais ne faisaient que se renforcer. Le plus rapide des deux, Poors avait immédiatement placé son oreillette en amplification de son puis l'avait détaché, afin de surveiller une éventuelle reprise du débit sans avoir à souffrir de cet insupportable et légèrement menaçant bruit blanc. Difficile de savoir si c'était son imagination qui lui jouait des tours ou s'il y avait autre chose, mais le blond aux yeux verts n'arrivait pas à ne pas entendre comme un rire, lent et lourd, inhumain et métallique, se découper dans la neige auditive. Il écarta une mèche d'un revers de la main dans le but d'éloigner cette pensée de son esprit puis, comme pour se donner du courage, resserra son nœud de cravate en s'observant dans l'un des miroirs de la salle. Le décor de tout le casino était extrêmement particulier : entre piliers bizarrement agencés, décoration originale et placement des pièces parfois incompréhensibles, Mr White semblait avoir beaucoup de difficultés à s'étendre sur une si grande distance. D'autant plus que la vaste majorité du casino était vide, le nombre de clients ne devant pas dépasser dix pour cent de la capacité d'accueil du faux bâtiment, laissant les escaliers sans issues et autres salles condamnées par des piliers en dehors de la vue des clients. Cependant, le point le plus marquant de la zone était sans doute son style. De mémoire, il semblait à Poors que les commissaires-priseurs se nourrissaient de souvenirs et d'émotions pour construire leur non-espace semblable en tout point à un véritable recoin extradimensionnel. Or ici, il semblait que les objets anormaux du Dr Wondertainement avaient déteint sur ce dernier, de gros W dorés ornant les meubles et les tapis tandis que certains murs arboraient des arc-en-ciel et des des lutins, dans un style typiquement rococo qui habillait le reste du casino.
Une fois la foreuse démarrée, Standards se pencha vers l'un des petits bonhommes dessinés sur le mur. Qu'ils étaient amusants, avec leur grand nez et leurs pyjamas de toutes les couleurs ! La plupart se prolongeaient en capuche ornées d'oreilles animales, mais certains arboraient des chapeaux de pirate. Cela faisait plusieurs minutes déjà que des sortes de graffitis noirs et blancs envahissaient le sol et les murs, que ces étranges lutins tentaient désespérément d'éviter, se déplaçant sur les motifs comme une vidéo en stop motion. En observant ces créatures bidimensionnelles, Standards sentait comme une forme de lassitude, de fatigue s'emparer d'elle. Elle bailla, leva une main pour se frotter l'œil, puis s'effondra au sol avant même d'avoir pu comprendre ce qui se passait. Son frère, oreillette à la main, gisait déjà dans le gaz vert depuis quelques secondes.
Le gaz de Ronpiche se répandait à une vitesse ahurissante. Depuis la vitre de l'attrape-peluche, Multi voyait les volutes verdâtres se répandre en volutes lourdes au sol, formant des remous lents et périodiques. Plusieurs humains étaient déjà tombés au sol, certains ayant été attachés aux machines similaires à celles par lesquelles les Kleptoys étaient arrivés. Trois d'entre eux, manifestement armés, avaient tenté de fuir et la rousse avait même dégainé un masque à gaz, trop tard. Imitant ses clones un peu partout, Multi commença à frapper le verre de ses phalanges de métal afin de se créer une ouverture. Le verre n'était pas très solide, surtout de l'intérieur, d'autant plus que les Kleptoys déployaient une force impressionnante pour un si petit gabarit.
« Divno ! Divno ! s'écria l'ancien criminel de guerre à moustaches roses. Multi, descendez dans le bâtiment, il faut trouver le coffre !
– T'inquiète pas Ronpiche, je gère ! répondirent dans une unisson toute relative plusieurs Multi. Enfin, on gère. »
Les ours en peluche se déversèrent sur la moquette du casino, enjambant les corps endormis des clients et des agents. L'un des Multi tenta de récupérer l'arme de la française, avant de se rendre compte qu'il avait de trop gros doigts pour l'arme automatique. De frustration, il jeta cette dernière sur le sol, un bruit sourd et légèrement humide l'accompagnant. Trottinant légèrement depuis ce qui semblait être le point d'entrée des humains, Multi vit un gigantesque escalier, amenant vers un étage inférieur. le gaz roulait sur les marches à son arrivée, se déversant telle une marée noire sur le rez-de-chaussée duquel émergeait des cris. Curieux, Multi se cacha derrière les barreaux de la rembarde, observant les humains en tenue de soirée en bas. L'ourson vit trois personnes debout, dont un cuisinier et un homme aux mains ensanglantées, commencer à tousser et à se contorsionner sous l'effet du gaz de Ronpiche. Ce qui semblait être les clients, ligotés comme à l'étage, criaient dans une cacophonie bizarrement harmonieuse tandis que certains commençaient déjà à s'endormir, entre paix et panique.
« Bordel de merde Borel, vos bonbonnes ! Qu'est-ce qui s'est passé ? cria la femme à une figure que Multi ne parvenait pas à distinguer.
– C'est pas moi ! J'ai emporté du gaz paralysant, un mélange de glyphol, de curare et d'un truc nazi anormal ! Vite, vos masques, on est pas seuls ici ! beugla une voix étrangement familière de derrière un comptoir. Putain, et cette oreillette qui marche pas ! »
Borel… Ce nom, cette voix, ces intonations… Multi était perdu dans ses pensées, comme frappé par un fantôme du passé, une ombre sur son visage de tissu. Un sentiment désagréable s'empara de la peluche, comme si une partie d'elle-même criait silencieusement au fond de son crâne. Borel…
« Hé ! Bouge-toi de là, on a un boulot je te rappelle ! lança Multi à Multi, ce dernier dans un état second.
– Je sais bien ça, je suis toi je te rappelle. Mais il y a quelque chose de bizarre en bas, attends, renchérit Multi. Eh les mecs, est-ce que je me souviens de Charles Borel ? »
Un frisson parcourut l'assemblée des Multi. Il était désormais certain que ce nom avait un effet sur le Kleptoy à la fermeture éclair, que quelque chose ne tournait pas rond. La plupart des Multi, n'ayant pas entendu la voix de l'intéressé, la rumeur se réduisit rapidement, mais pour Multi, le Multi collé à la rambarde, celui qui avait entendu la voix de ce Charles Borel, le sentiment devenait douloureux. Une douleur à l'arrière de la tête exactement. Et puis, une odeur de cigarette…
« Bovespa, descends voir comment s'en sortent Standards et Poors, ajouta la voix. Et embarque ça pour les réveiller. »
Ce costume noir. Cette barbe. Ce nez à la ligne cassée. Cigarette entre les lèvres, paquet au bout des doigts. La radio. La Ferrari. Janeth. La cigarette, la fumée de cigarette, cette fumée sourde et vibrante. Il s'en souvient désormais.
Dans le seul et unique rêve que Multi a fait durant sa vie de Kleptoy et qui se répète en boucle quand il ferme les yeux, il meurt systématiquement à la fin. Et celui qui le tue s'appelle Charles Borel.
« Putain mais merde mais c'est quoi ces trucs ? hurla Moex en tirant une rafale dans les ours en peluche qui sautaient depuis le deuxième étage sur les agents de la Fondation. C'est une sécurité de l'endroit ?
– Non, rien à voir, ces peluches n'ont pas du tout la patte de Mr White, répondit Borel qui tentait du mieux qu'il pouvait d'analyser la situation. On dirait des… enfin un mélange entre des jouets du Docteur et… des démons ? En tout cas ils sont nombreux ! »
Deux Multi sautèrent sur Shenzen C, le mordant au bras et à l'épaule. Poussant un hurlement rauque, le chinois commença à découper l'un des deux de son hachoir, le bois et le tissu n'offrant que peu de résistance à la lourde lame d'inox. Deux balles en provenance de sa collègue russe arrachèrent la moitié du corps de l'autre, projetant de la bourre dans l'air. Encore ensanglanté, Shenzen dégaina son second couteau, faisant tourner ses lames entre ses mains. Devant lui, une autre peluche d'ourson leva ses poings gigantesque, les lumières des machines à sous se reflétant dans les phalanges d'acier de Multi, comme un serpent de lumière violette et bleue parcourant les excroissances du Kleptoy.
« À nous deux, gros chintok ! » s'écria Multi en jetant son poing en avant.
Bien plus rapide que ce que le Kleptoy aurait pu imaginer, Shenzen écarta le coup du plat de son hachoir, réduisant dangereusement la distance entre lui et le Multi d'un pas en avant. Plongé dans l'ombre du tablier, Multi vit la lame s'abattre sur son bras, détachant ce dernier dans un bruit de bois fendu et de fils coupés. la peluche blessée rampa du plus vite possible en arrière tout en se dézippant alors que le chinois lui courait dessus, des petits morceaux de tissu encore accrochés à ses lames.
« Shen, coupes-les en deux sur la fermeture ! invectiva Bovespa, occupé à repousser trois Multi à grands renfort de poudre. C'est comme ça qu'elles arrêtent de se reproduire !
– Boreeeeeel ! hurla un Multi propulsé depuis l'étage, atterrissant au milieu de ses congénères qui reprirent le cri en rythme désaccordé.
– Comment tu sais ça le brésilisien ? renchérit ce dernier, tapi derrière le comptoir à petits fours. T'as essayé ?
– Non, c'est, je sais pas ! Je le sais, c'est tou- Filho da puta, je me suis fait mordre le pied !
– Boreeeeel ! s'égosillait toujours un Multi dans la foule sans que quiconque ne puisse clairement l'identifier.
– Mais qu'est ce qu'il a à crier mon nom ? tempêta Borel, qui tentait de ressusciter son oreillette. On se connaît ? »
Réunis en arc-de-cercle, les agents de la FIM Omicron-19 traçaient un front toujours plus resserré pour abriter leur patron, aux prises avec son oreillette.
« Bon, on se calme et on réfléchit, inspira Borel entre ses dents tout en tirant le tiers de sa cigarette bleue et blanche. Donc, Bovespa connaît ces trucs, ils me connaissent, moi j'ai aucun souvenir de tout ça… C'est de la merde. Pitié MIB, pitié, reconnecte-toi ! » murmura-t-il de désespoir.
Un Multi passa par dessus le comptoir, manifestement lancé par un autre. Une rage sourde dans ses yeux faits de boutons, la peluche se réceptionna sur ses mains immenses avec une agilité déconcertante. Le docteur poussa un cri, se relevant de tout son long d'une énergie qu'on attendait pas d'un homme si vieux, même après les services de Marshall, Carter & Dark. Enfonçant son oreillette dans sa poche, le toxicologue se vit acculé face au monstre de bois et de tissu mesurant un colossal mètre tout pile.
« Charles Borel, bava presque l'anomalie. Comme on se ret- »
Une rafale de plomb issu du pistolet-mitrailleur de Moex coupa court à ce discours caricatural en détruisant la moitié du crâne de la créature. Charles, interloqué, se tourna vers sa subalterne, masque à gaz sur le nez.
« Patron, prenez mon arme de secours, vous êtes un poids mort sinon. Intérieur cuisse gauche, sous ma robe. » détailla la russe en rechargeant son arme.
Ni une ni deux, le commandant de FIM peu orthodoxe sauta le comptoir pour se retrouver nez-à-nez avec une robe de soirée qui avait été blanche passée un temps, mais qui était désormais recouverte de peluches et d'échardes issues des Kleptoys revenant toujours en masse. La foule d'anomalies auto-réplicantes ne semblait pas tant que ça vouloir attaquer les agents, mais ils lui barraient manifestement la route pour accéder au reste du casino à droite de l'escalier. Borel, tellement concentré qu'il en oublia d'apprécier le moment, glissa sous la robe de la russe et attrapa l'arme intégralement en polymère antimagnétique rangé le long de la cuisse de l'agente imperturbable. En se relevant, il fit tomber sa cigarette anormale sur la moquette encore moins normale et en dégaina une autre aussi sec, verte aux reflets d'or. Le paquet de Marlboro semblait absolument inépuisable, en plus du fait que la fumée qui se dégageaient des clous de cercueil le composant avaient une odeur d'insomnie, de tension et d'Adderall.
« Bon, MIB est toujours injoignable, défendez l'escalier du mieux que vous pouvez sans vous compromettre trop, moi je vais chercher les deux autres. Il faut quitter cet endroit avec les gâteaux je vous rappelle. Gazprom, je garde ton flingue. Bovespa, où est-ce que je peux trouver le poste de sécurité ?
– Fond de couloir droit, troisième porte, puis deuxième à gauche. Attention en y allant, il y a les yeux de White, indiqua le brésilien en arrachant les jambes d'un Kleptoy avant de le lancer dans les escaliers.
– Parfait. Si la connexion reprend, répondez-moi vite ! » demanda le docteur en partant à grandes foulées dans l'arrière du casino, cigarette au bec.
La serrure avait explosé sous les assauts du foret, malgré le manque de surveillance de Standards et Poors, encore endormis dans le gaz. Passant par-dessus leurs corps, Borel leur enfila un masque à gaz, puis secoua Poors par les épaules pour tenter de le réveiller. Malgré ses efforts, l'anglais semblait plongé dans un sommeil anormalement lourd. Claques, pincement sur l'épaule, strangulation, rien n'y faisait. De frustration, le toxicologue écrasa sa cigarette sur la main de son agent, espérant le sortir de l'influence du gaz verdâtre. Devant l'inutilité de toutes ces mesures, le français se leva, jura de toute sa verve, reprit la hache de pompier qu'il était passé chercher à l'arrière du bâtiment et tira la lourde porte de la chambre forte.
L'air était frais de l'autre côté de l'immense porte en acier. Accompagnant le mouvement du docteur, un peu de gaz s'était infiltré dans l'enceinte blindée, mais l'escalier de quelques marches relégua le lourd fluide à l'entrée. À l'intérieur, des dizaines de boîtes de jeu déposées sur des étagères trônaient fièrement, attendant des clients lobotomisés par les biscuits pour profiter des divertissements anormaux du Dr Wondertainment. Des reprises de Monopoly, de Mille Bornes, une bataille navale à faire dans une piscine, plusieurs exemplaires de ce qui ressemblait à un Bang !, chapeaux et revolvers inclus, et bien d'autres anomalies de carton et de marketing qui s'étendaient à travers ces couloirs sombres. Seuls quelques yeux épars couraient sur les murs, les Ancres à Réalité n'ayant pas tous leurs effets dans cette salle qu'aucun agent des Cauchemar en Costard n'avait pu visiter auparavant. Seuls les bruits de pas de Borel, accompagné d'un choc de temps à autre de sa hache contre une étagère. Des portes sombres, semblables à celles des cellules de la Fondation, apparaissaient de temps à autre au milieu des boites, menant à des salles dont l'utilité était inconnue au docteur. Un sentiment d'uniformité ressortait de ce lieu, qui semblait contenir littéralement des milliers de produits Wondertainment. Borel s'en étonna un peu, tant la taille lui paraissait impossible, avant de comprendre en voyant des chapeaux sur une boite pour la troisième fois disposés à côté d'un Trivial Poursuit.
« Petit salopard, murmura l'ancien courtier en réajustant sa cravate. Voyons voir ce qui se passe si je te chatouille. »
En un éclair, le toxicologue dégaina son arme et tira dans l'œil aux trois iris qui l'observait depuis le plafond. Tout le couloir se mit à vibrer alors que des crevasses s'ouvrirent sous ses pieds desquelles sortaient un liquide noir et blanc aux accents de glace liquide. Le docteur, satisfait, rangea le pistolet dans sa veste et commença à sauter par-dessus les trous, tel un enfant jouant à la marelle. En passant à côté du mur, il ne put se retenir de rire en faisant une trace à la cendre sur ce dernier, comme pour narguer le casino anormal.
« Alors mon salaud ! On a mal ? Le grand Mr White n'aime pas qu'on fouille dans sa chambre-forte ? » se mit à rire le docteur. Il cessa immédiatement de se moquer en découvrant une porte plus large que les autres, des traces de chariot sur le sol. Il posa la main sur la poignée, et prit une grande inspiration.
« Patron ! résonna une voix dans l'oreille droite de Borel juste avant qu'il ne l'enclenche. Patron, vous m'entendez ?
– Bon Dieu MIB, vous venez de m'arracher le tympan ! cria ce dernier, assommé par le bruit dans le silence. Vous avez récupéré la connexion depuis quand ?
– À l'instant, je viens juste de recréer un port de connexion en utilisant les protocoles de-
– Je m'en fous, la coupa le docteur. Vous avez pu avoir Jones ? Les autres ?
– Au vu des messages reçus, les agents Moex, Shenzen C et Bovespa se sont séparés, indiqua l'italienne au milieu des sons de clavier frappé frénétiquement. Je pense qu'ils tentent de récupérer les agents Dax, CAC40 et Nikkei au second étage. Quant à Standards et Poors…
– Je les ai croisé, mais impossible de les réveiller. Ils sont sains et saufs pour le moment cependant, ajouta Borel.
– Concernant l'agent Jones, la FIM Psi-71 l'accompagne pour mener à bien l'évacuation du casino de Montreux. Nous attendons votre signal pour accéder à la zone anormale cependant.
– Qu'ils l'aient ! C'est le bordel ici, on a des peluches tueuses qui se baladent et tentent de nous massacrer, d'ailleurs l'une d'entre elles a l'air de me connaître. MIB, petite recherche pour savoir si on connaît ce truc ? Regardes dans les collaborations avec la CMO, Bo…
– Oui ? demanda l'agente informatique, étonnée que son supérieur se soit interrompu. Il y a un soucis ?
– Non, aucun. Simple intuition.
– Alors, je regarde… CMO, Dr Wondertainment, humanoïdes… Je crois que je l'ai ! SCP-501-FR, cela vous dit quelque chose ?
– Que dalle MIB, rapide topo je te prie, répliqua le docteur en passant la porte. Oh.
– Vaisseau du Dr Wondertainment repéré en 2018. Manifestement, il émet des peluches anormales qui ont l'air d'assurer le service client de l'entreprise, résuma-t-elle en lisant le rapport en diagonale.
– Passionnant. Dites à Jones que j'ai trouvé la… la piscine de cookies.
– C'est une expression, patron ? fit MIB, interloquée.
– Pas du tout. On dirait que l'influence du vendeur de jouets est plus grande que prévue sur White. Les biscuits sont rangées dans une piscine olympique et ont l'air de déborder un peu, d'ailleurs.
– Je… très bien. Pour en revenir à SCP-501-FR, les instances SCP-501-FR-2 sont compilées et enregistrées par la CMO dans un projet commun. Une minute, j'accède au dossier…
– Regarde pour une peluche d'ours en blanc en costume, MIB. Elle est présente en des centaines d'exemplaire à travers le bâtiment, maugréa le docteur.
– Il s'agit de… chercha l'agente. SCP-501-FR-2-221 ! Nom de code de la CMO : "Matriochka". Peut se dupliquer grâce à sa fermeture éclair tant qu'elle n'est pas coupée en deux. Réincarnation de Serguei Chomsky.
– Qui ? »
À ces mots, Borel fut immédiatement plongé presque quarante ans en arrière. États-Unis, sa première vente significative, la Ferrari de Carter, l'Étoile de Miami. Il se souvint du russe un peu rondelet et de ses sex-toys anormaux, du cadavre de la pute sur le lit qui empestait la mort, du laxatif dans la pizza de Serguei. Il revit sa tête lorsque Borel lui colla deux balles dans le crâne, avant d'appeler le nettoyage et de repartir à Paris.
Serguei Chomsky avait été, de son vivant, une petite crapule, un racketteur de quartier et un sous-fifre pour un chef de gang sanguinaire qui avait les mains dans un domaine qu'il n'aurait jamais dû croiser.
« Serguei Chom- répéta l'italienne de l'autre côté de l'oreillette.
– Ça va, ça va, j'ai compris, l'interrompit Borel malgré sa requête. Bien. Et comment on tue ces trucs, MIB ?
– Au vu de la fiche de la CMO, en les découpant à la verticale, sur la fermeture. Les dégâts importants à la tête semblent aussi avoir de l'effet, patron.
– Parfait. Heureusement que j'ai pris cette- »
Un vacarme se fit entendre dans le couloir. Des sons de métal et de bois frappant les étagères, de cartons renversés et de plastique heurtant le sol de béton ciré.
« Chaaarles ? Charlie, où es tu ? Charles, il n'y a pas d'issues ici, viens me voir. BOREEEEEEEL ! » hurla la peluche, incapable de se retenir.
Une rafale de balles en polymère renforcée vint accueillir le Kleptoy depuis la porte de la piscine. Borel n'était pas un excellent tireur, mais par chance d'une d'entre elles avait atteint le bras de l'anomalie, le propulsant plusieurs mètres en arrière. Multi, la bave aux lèvres s'il avait pu en produire, vociféra une pelletée d'insultes dans un mélange exotique de russe et d'anglais à l'encontre du docteur. D'un geste rageur, le Kleptoy attrapa la fermeture éclair à son col et la tira violement vers sa tête. Le nouveau Multi, dans sa rage aveugle, ne referma même pas son ancien corps, laissa la peluche éventrée gésir au sol tel un costume de mascotte.
Borel, sa hache de pompier à la main, sortit de la salle des cookies en frappant devant lui. Habitué des deals sombres et des fauteuils en cuir, le docteur n'était pas très à l'aise avec l'arme blanche, surtout au vu de son poids. Se propulsant vers lui à quatre pattes tel un animal sauvage, Multi décolla littéralement du sol sous l'impulsion de ses mains trop grandes, toutes dents dehors. Charles le frappa du manche de la hache, ayant sous-estimé la vitesse du Kleptoy, l'agrippant à sa hache tel un responsable de télé-crochet avec un bâton de berger et envoya le russe se fracasser dans les cartons. D'un geste du poignet, il réaffirma sa prise, il souleva le merlin au-dessus de sa tête et tenta de découper la peluche. Multi, dans un geste désespéré, attrapa le premier carton qui passait par là et le jeta en travers de son chemin. La hache n'arriva jamais à destination, interrompue par un flash de lumière blanche.
Ces notes célébrissimes à la guitare résonnaient dans l'arène. Des centaines de visages indiscernables se secouaient dans la foule au rythme des encouragements. Aux mains de Borel, une paire de gants de boxe bleus étaient apparus sans savoir vraiment comment. La hache était toujours à ses pieds, mais impossible de l'attraper avec pareils accessoires. En face de lui, Multi était tout aussi désorienté, une paire de gants encore plus massive recouvrait de son cuir écarlate les mains hypertrophiés du Kleptoy. Une corne de brume résonna alors que deux immenses bannières apparurent depuis le plafond derrière les deux créatures sur le ring. La première représentait un ours surplombant un W d'or, tandis que la seconde faisait montre d'un requin, un symbole d'eurodollar vert dans l'œil. Le centre de l'arène s'ouvrit, laissant sortir un singe mécanique en costume, micro à la main.
« Bonjour à toutes et à tous pour ce combat dantesque, l'affrontement de l'année ! exhorta le présentateur au micro. Je suis Arnold, vôtre hôte et arbitre de ce soir. Mais avant de démarrer les hostilités, laissez-moi vous présenter les combattants !
– C'est quoi ce bordel ? fit le docteur, entre la stupeur et l'énervement.
– Je crois qu'on avait un jeu de boxe dans la collection, fit Multi d'un ton incertain. Je n'ai aucune idée de comment ces trucs sont fabriqués, mais en le détruisant tu as peut-être, je ne sais pas, répandu le jeu dans la Réalité ?
– Oh non… On va vraiment devoir se battre à la boxe ? Je veux dire, je t'ai déjà tué une fois, je peux recommencer, mais avec ces gants… geignit Borel.
– À ma gauche, le collègue chez Wondertainment Industries et agent du service client, la furie de l'Est, le colosse aux milles jumeaux, j'ai nommé… MUUUULTIII ! cria l'arbitre vers le ciel, suivi d'une vague dans la foule.
– Alors comme ça tu t'en souviens salopard ? Tu m'as reconnu ? J'ai des comptes à régler avec ta sale gueule.
- À ma droite, le grand, le fort, le magnifique, que-dis-je, l'insupportable docteur de la Fondation encore en train de fumer, CHARLES BOOOOOREEEEEL !
– Heh, évidemment que je m'en souviens. Un raté comme toi, on en croise pas souvent….
– Je déclare donc ce premier round commencé ! Que le meilleur gagne !
– Sergueï. » acheva Borel d'un ton acide, faisant frissonner ce dernier, encore une fois victime de ces souvenirs bloqués.
La voix du chanteur de Survivor résonna au-dessus du ring alors que les lumières se tournèrent vers les combattants.
« Suis certain que ce connard a pas payé les droits, » maugréa Borel entre ses dents alors que Multi frappait ses gants l'un contre l'autre, l'air confiant.
Plus rapide que prévu, la peluche d'un peu moins d'un mètre se jeta sur le docteur, poing droit en avant. Borel, de son côté, recula d'un pas en levant sa garde du mieux qu'il l'imaginait, se tenant hors de portée des coups du Kleptoy. Il savait qu'il n'était pas du tout boxeur et qu'entre les phalanges d'acier de son adversaire et la taille de ses poings, le premier coup serait fatal. Multi, de son côté, redoublait d'agressivité dans ses coups, réduisant toujours plus la distance entre lui et le corps de Borel, qui gardait malgré tout un avantage de taille considérable.
Profitant d'une ouverture dans le déluge de coups de la peluche, Charles frappa le Kleptoy en pleine poire. Ce dernier recula, l'attache de son gant se prenant dans sa fermeture éclair. Profitant de cette accalmie, Borel se mit à taper des pieds au sol selon une arythmie étrangement hypnotique, puis réfléchit à la vitesse de la lumière. Comment s'en sortir ? Même s'il voulait bien l'aider, restait le combat et surtout ces foutus gants…
Un bruit de scratch le sortit de sa torpeur. Manifestement, Multi avait retiré son gant et s'affairait, avec l'aide de l'arbitre, à le remettre. Borel, interloqué, se rendit compte qu'ils n'étaient pas fixés mais simplement enfilés. D'un coup de dent sec, il retira l'attache de ses gants, imitant son adversaire.
« Arrêtez ! Il ne faut pas enlever ses gants ! C'est dangereux pour la suite du combat- Revenez ici monsieur Multi ! »
Le Kleptoy se libéra de l'influence de l'arbitre, une main encore gantée. Il tourna son visage carnassier vers Borel, pile à temps pour découvrir horrifié que ce dernier avait récupéré dans la poche de sa veste le pistolet en polymère et qu'il le braquait vers l'ancien mafieux.
L'impact du tir fit décoller le petit borsalino scratché sur la tête de la peluche. Toute la partie gauche de son crâne avait littéralement explosé, le corps ne tenant debout dans une parodie grotesque que grâce aux cordes du ring qui avaient attrapé les bras de Multi, dont la fermeture commençait péniblement à s'ouvrir de l'intérieur. Borel, lui, continuait à frapper le sol et claquait désormais sa langue tout en attrapant la hache à ses pieds.
« Mais ! Oh mon Dieu, mais vous êtes fou ! se mit à pleurer le singe mécanique. Vite, de l'aide, de l'aide, de l'- »
Le sol devint tout à coup liquide, semblable aux eaux d'un marécage. Sortant du bois mou, un gigantesque requin blanc, un œil dans la gueule et trois ailerons sur le dos, emporta l'arbitre mécanique alors que les spectateurs laissaient lentement place à des étagères. Les bannières se recouvraient de rires dans toutes les langues, comme tracées au sang et à la craie. Borel sourit, levant la hache au-dessus de sa tête.
« Merci White, je te revaudrai ça. Encore désolé pour les dégât, tu sais ce que c'est le travail. Si tu veux garder quelques cartons et la moitié des cookies, pour tes boss, en signe de bonne foi. Oh et, sers-toi, tiens, s'interrompit-il en jetant d'un geste du bec sa cigarette noire dans l'eau qui lui arrivait désormais au genou. Il reste des petits morceaux de John Doe, fais-toi plaisir. »
Le métal de la fermeture éclair cria en s'ouvrant de force.
Quelque part au-dessus des nuages, Océan Atlantique, ██/██/20██
« Incendie du casino de Montreux : cinquante ans après, le drame recommence. Une vingtaine de civils retrouvés sains et saufs dans le lac Léman. »
Jack lisait les journaux de la Terre quand un brownie en déguisement Tigrou débarqua dans ses quartiers.
« Jack ! Jack ! On a un problème !
– Quoi ? Qu'est-ce qui se passe, encore ? râla le lutin en tirant sur sa pipe.
– On… on avait dit à Blue qu'on avait envoyé tous les Multi sur le pont il y a trois jours, tu sais pour "Les jeux du Destin pour changer de vie" ? balbutia son congénère.
– Moui ?
– Et bien regarde ce qu'on a trouvé… »
Jack sauta de son hamac et passa la tête par la porte. Il était l'un des rares sur ce bateau de malheur à avoir une porte. De l'autre côté, un tonneau de miel venait d'être apporté par le brownie tigré et ses trois camarades derrière le fût, au vu de la trace derrière lui. S'aidant d'un tabouret et d'une chaise, il se hissa jusqu'en haut.
Dans le miel, un Multi complétement imbibé dormait paisiblement, comme jamais ni Sergueï Chomsky ni Multi n'avait dormi.
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