Passation de savoir

Trois coups appelèrent le doyen Hardin. Il leva brusquement les yeux vers la porte. Cette dernière, en bois sombre, sculpté en d’élégants motifs impersonnels, ouvrit sa gueule. Elle recracha un jeune homme qui la tenait par la poignée, son autre main prise par une chemise. Lui entra avec un sourire.

— Bonjour Monsieur Hardin, je peux ?

Le vieil homme lui sourit largement et d’un signe de la main, sobre de mots, l’invita à prendre place en face de lui. Le jeune convié hocha la tête et referma la porte qui râla et griffa bruyamment le parquet. Les deux hommes l’ignorèrent. Les murs du grand bureau absorbèrent le dérangeant bruit. Sa décoration était ancienne. Elle vivait de tous ceux qui, petit à petit, y avaient apporté leur touche. Les plantes faisaient partie intégrante de la pièce et amenaient à confondre les parois et les végétaux. De bois et de tapisserie, les quatre murs rouges sont liés à leurs extrémités par de fausses colonnes de bois, qui sont en réalité des quarts de pilier. Les meubles aussi étaient en bois, aussi sombres que la porte, et parsemaient ça et là la pièce. Si le bureau, sur lequel travaillait le doyen, et les deux fauteuils en velours rouge étaient, assurément, utilisés régulièrement, rien ne garantissait que les étagères, armoires et commodes étaient utilisées pour autre chose qu’exposer les visibles livres. Ils étaient partout. Dessus, dedans, parfois même en piles par terre, pas encore rangés, les livres étaient dispersés de sorte à ce que des yeux, posés n’importe où, puissent en voir au moins un. Peu importe où il pourrait choisir de tourner la tête, il ne pourrait y échapper. Le jeune invité prit bien sûr garde à ne pas se prendre le pied dans un livre qui pourrait, improbablement, se trouver par terre. Le parquet grinçait comme un grognement. Il parvint au porte-manteau, où il déposa sa veste. Après avoir déposé ses affaires, toujours en marchant prudemment, il arriva sans mal à ce fauteuil qui lui avait été désigné. Et après s’y être dûment installé, il sortit sa main de son espace vital pour la tendre au doyen. Ce dernier l’accepta, toujours en souriant et la secoua comme le voulait la courtoisie.

— Enchanté Monsieur Ulrand, ajouta le vieil homme, vous avez fait bon trajet ?

— Tout à fait Monsieur Hardin ! La route fut longue mais les paysages de campagne n’ont eu de cesse de me divertir.

— J’en suis fort aise… Vous souhaitez boire quelque chose ?

Ulrand secoua la tête et indiqua son refus en lui présentant la paume de sa main droite.

— Ne vous dérangez pas, je vous sais pressé.

— Il est vrai…

Une touche de nostalgie piqua Hardin. Il ne sut en former la pensée, mais il sentait que cette scène de départ ressemblait parfaitement à toutes celles qu’il avait imaginées ces derniers temps. Laisser sa place ainsi, confier l’établissement dans lequel il avait travaillé si longtemps, ce moment dans lequel il confiait biens, âme et fonction à son successeur, tout cela lui semblait aussi peu agréable que naturel. Ainsi étaient les choses. Et il lui sembla que quelque chose n’eut jamais été aussi approprié que maintenant. Sur un ton doux, il demanda :

— Me permettez-vous quelques derniers instants joints de quelques derniers mots, avant que je ne vous donne les clés de cette bibliothèque ?

Le jeune Ulrand fronça les sourcils, visiblement surpris.

— Hum absolument Monsieur Hardin, je vous en prie. Prenez seulement garde à ne pas vous mettre en retard pour votre train.

— Oui oui, souria-t-il, ne vous inquiétez pas pour cela. Ai-je votre oreille attentive ?

Son successeur hocha la tête, d’un air très sérieux et impliqué. Avec une pointe de tristesse qu’il ne put expliquer, Hardin commença alors :

— Il existe une histoire, celle des comtes de Farouell. Une famille de temps féodaux, quand le roi n’avait encore pas grande autorité sur ses terres et que les ducs concentraient encore le véritable pouvoir des territoires. Il se trouve qu’un comté, celui de Siguré, était dépourvu de famille régnante, fait rare ! Alors le duc nomma une famille, la maison des Farouell, afin de l’administrer. Les Farouell étaient en réalité deux Farouell, jeunes, le comte Callan de Farouell et la comtesse Gunera de Farouell. Ça n’est pas très important, nous les appellerons simplement le comte, ou la comtesse, ou les Farouell. Bref ! Les Farouell devinrent comtes de Siguré. Il se trouve qu’ils étaient d’une doctrine bienveillante, des gens plein d’honneur, de bonne volonté et de bien faire, seulement entraînés à penser qu’un comté heureux est un comté fort. Fiers, honorés, et impatients, les Farouell aménagent donc dans le manoir de Siguré. Ah ! ce manoir… Comme il est grand ! Comme il est beau ! Il pouvait accueillir plusieurs familles, mais les Farouell n’étaient, et ne seraient, que deux. Ainsi, les Farouell montèrent au balcon principal, et admirèrent leur domaine. Il était fait d’un petit village, au loin, entouré par ses champs, vergers et bois. Il n’y avait rien de plus sinon une route qui quittait le village, et une autre qui menait au manoir. C’était le comté de Siguré. Mais les Farouell l’aimaient déjà ! Avec leurs deux chevaux, ils galopèrent, impatients, jusqu’au village. Là, ils y rencontrèrent le chef du village et sa femme, de vieux et vénérables doyens. Le chef leur dit :

“Bienvenue en Siguré ! Ici, nous sommes peu. Ici, nous sommes pauvres. Mais nous sommes heureux ! Nous travaillons dur, nous prions avec ferveur et nos enfants vieillissent et ont à leur tour ont des enfants. Restez, mais seulement si vous aimez ses terres et ses gens. Nous, nous sommes prêts à vous aimer.”

Les Farouell furent surpris de se faire traiter en ces termes, mais n’en prirent pas la mouche. Ils étaient jeunes, mais pas arrogants. Ils étaient fiers au contraire d’avoir de sages sujets. Alors ils leur promirent une seule chose :

“Nous agirons toujours pour le bien de Siguré.”

Les villageois acquiescèrent, ravis, et les Farouell rentrèrent chez eux, dans leur manoir. Alors leur vie comtale commença. Mais bien vite, une évidence leur apparut : ils n’avaient rien à faire ici. La région était calme, sans bandits grâce à la réputation du duc, et aucune levée n’était attendue d’un village aussi pauvre et peu peuplé que Siguré en ces temps de paix. Alors tout ce dont furent chargés les comtes de Farouell furent de prélever l’impôt et de le redistribuer au questeur ducal. À chaque fois, ils quittaient leur manoir et empruntaient la longue route à cheval jusqu’au village. Cependant, ce qui venait ponctuer la vie des nobles, était les venues des villageois. Ils apportaient la nourriture, et se présentaient essoufflés.

“Pourquoi êtes-vous tant à bout de force, mon brave ?” demanda un jour le comte.

“Je vous apporte de la nourriture, je n’ai pas de charrette et la route est longue.” répondit le paysan.

“Cela me paraît absurde ! Peut-être l’ancien comte vous traitait-il ainsi, mais moi, je m’y refuse !”

Alors depuis ce jour les Farouell quittèrent le manoir qui imposait aux paysans leurs longues marches pour venir les voir et leur parler. Plus aucun paysan n’eut à gâcher sa journée pour se rendre jusqu’au manoir, qui fut abandonné. Les questeurs n’en furent pas confus. Maintenant résidant dans le village, dans la plus grande des maisons, il se baladait dans celui-ci. Alors un jour, le comte surprit un homme qui jetait des aliments, non des restes, aux cochons.

“Pourquoi jetez-vous cette nourriture, mon brave ?” demanda le comte.

“Le grenier s’est troué, et les rats y ont élu résidence. Le charpentier est malade et nous ne sommes pas armés.” répondit le paysan.

“Comme cela est ridicule ! Peut-être que l’ancien comte vous laissait ainsi, mais moi, je vous aiderai !”

Sous les yeux intrigués des villageois, les comtes de Farouell mirent main à la pâte, réparèrent le grenier, et chassèrent les rats, le rendant à nouveau utilisable. Plus aucun paysan n’eut à jeter des aliments pour éviter qu’ils ne pourrissent sans utilité. En inspectant le grenier un jour, le comte y trouva un enfant dérobant une pomme.

“Pourquoi voles-tu, mon brave petit ?” demanda le comte.

“J’ai faim.” répondit l’enfant.

“Comme cela est injuste ! Peut-être l’ancien comte trouvait-il cela juste, mais moi, je m’y refuse !”

Les portions de la maison des Farouell furent diminuées afin que cette nourriture soit plus correctement distribuée. Et de fil en aiguille, petit à petit, les Farouell se rapprochèrent de plus en plus de leur peuple. Les chevaux furent employés dans les champs pour aider les paysans, les armes vendues aux marchands pour financer de nouveaux outils, la grande maison cédée à une famille plus nombreuse. Le comte aidait autant qu’il le pouvait les habitants de Siguré, et rien au fil des années ne vint troubler cette paix et ces procédés. Et lorsqu’ils atteignirent un vieil âge, les villageois leur rendirent la pareille. Mais pas dans un retour de ce qu’ils avaient donné, les Farouell n’attendaient rien de cela. Non, tous aimaient Siguré, et Siguré était ses habitants. Les années étaient passées en effet, et peu de choses avaient changé. Le comté n’avait pas grandi, la vie n’avait pas changé. Les comtes avaient fait ce qu’ils devaient. Aimer Siguré, et aider les villageois. Un jour, un jeune couple vint à la maison du vieux couple et leur adressa ses salutations du haut de leurs chevaux. À eux, le comte leur dit :

“Bienvenue en Siguré ! Ici, nous sommes peu. Ici, nous sommes pauvres. Mais nous sommes heureux ! Nous travaillons dur, nous prions avec ferveur et nos enfants vieillissent et ont à leur tour ont des enfants. Restez, mais seulement si vous aimez ses terres et ses gens. Nous, nous sommes prêts à vous aimer.”

Et les étrangers répondirent :

“Nous agirons toujours pour le bien de Siguré.”

Alors, ils surent qu’ils pouvaient les accueillir. Alors, ils surent que l’ancien comte avait tout à fait aimé Siguré.

Le vieux Ulrand se râcla la gorge. Autant parler lui avait donné grand soif. Au final peut-être aurait-il dû sortir quelque chose à boire, mais pour lui-même. Le jeune Trenni, lui, semblait aussi fatigué que déconcerté par cette histoire.

— Que voulez-vous que j’apprenne de cette histoire, Monsieur Ulrand.

Le doyen soupira lentement. Oui, qu’était la leçon de cette histoire ?

— Eh bien, Monsieur Trenni, c’est justement le propos. Vous, mon successeur, serez doyen. Dans cette bibliothèque, vous avez des sommes de savoir inestimables qui nous viennent du passé. Qu’apprenons-nous de celui-ci ? Comment jugeons-nous ce qui vient avant nous ? Quand bien même nous trouvons des réponses, quand nous pensons comprendre quelque chose, qu’en faisons-nous ?

Le vieil homme se leva. Il réprima un grognement, et continua en contournant, lentement, le bureau et le jeune homme qui y était accoudé. Les plantes avaient grandi, depuis la première fois qu’il était venu. Il ne savait plus lesquelles étaient de lui, si même il en restait parmi celles qui étaient mortes. Même, depuis, les meubles avaient changé de place. Pour certains, de peu. Mais tous avaient changé au moins d’un centimètre. Il s’en était assuré personnellement.

— Je vous laisse les clés. Elles sont dans le tiroir à droite.

Le vieil Ulrand attrapa sa veste. Elle pendait sur le porte-manteau. En enfilant sa veste, le prédécesseur se rendit compte qu’il avait eu tort. Le porte-manteau était le seul meuble qui n’avait pas bougé d’un pouce, et il accrochait toujours son habit sur le même crochet. Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte jusque-là ?

— Faites-en ce que vous voulez.

Le dernier verbe lui sembla peu approprié. La phrase, cependant, il trouvait qu’elle sonnait parfaitement. Il salua d’un bref signe de la main le jeune homme, sans le regarder, et attrapa l’appendice de la porte et le tordit. La porte râla, comme dérangée, mais ne fit qu’une bouchée du vieil homme qui la referma derrière lui, ne voulant pour rien au monde rater son train.

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