Je vois plus ma femme et ma fille de la journée. Ça peut arriver, mais d'habitude ça reste rare. Quand je suis de journée je vais à l'usine assez tôt donc faut pas faire de bruit pour pas les réveiller. Puis vu que je vais boire des canons avec les collègues après le boulot, je rentre chez moi que vers 20h. Normalement, c'est à ce moment-là qu'on se revoit mais il arrive que les deux soient crevées et se soient déjà mises au lit. Puis comme moi aussi je suis crevé de la journée, je tarde pas trop à les rejoindre. Mais là ça fait trois-quatre jours d'affilée que ça arrive. Et ça fait aussi trois quatre jours qu'on a de plus en plus d'absents à l'usine. Moi je m'occupe de la maintenance des machines donc ça m'impacte pas trop, c'est pour les autres que c'est plus dur de gérer la cadence. Après ils ont de la chance, les absences se font aussi voir du côté managérial, du côté ils se font moins contrôler, engueuler et la pression diminue. C'est presque devenu sympa d'être en cercle réduit, on papote plus, on se fait des petits apéros avec modération hein (sauf Gérard). Ça nous sort de la monotonie en tout cas.
Par contre, on commence à perdre l'habitude de pointer quand on arrive donc j'espère qu'on va pas perdre des heures à cause de ça. On voulait aller voir la RH pour s'assurer de ça mais en arrivant le bureau était vide. Pas un signe de Nathalie dans toute l'usine ni des autres cols blancs. Le lendemain y avait carrément plus que Gérard et moi sur le parking, j'imagine que les autres ont dû se dire que c'était même plus la peine de venir après ça. Gérard m'a dit "C'est pas à deux qu'on va faire tourner l'usine" donc on est rentrés chez nous. J'imagine qu'il a dû se passer la même chose à l'école et au taf de ma femme parce qu'elles ne se sont pas levées de la journée. Le lendemain j'y suis retourné et cette fois j'étais seul. J'avais pas trop envie de rentrer directement donc j'ai jeté un œil par curiosité. Rien n'avait été laissé fermé donc j'ai fait un petit tour. Je suis passé par le stockage, le bureau du directeur, du RH, l'atelier, les longs couloirs vides et froids peignés d'un bleu métallique… À force de n'aller qu'au même endroit pour le boulot, j'oubliais à quel point cette usine était grande… Et vide… J'avais la furieuse envie de me faire un petit urbex dans le bâtiment, de ramener des petits trucs dans le stockage à la maison, de boire le champagne du directeur comme un sale gosse… Mais par conscience professionnelle (et par soucis d'argent), je me suis abstenu.
Alors j'ai commencé à aller partout pour éteindre les lumières et fermer les portes, comme pour me donner une raison d'être là, comme pour gagner du temps. Puis après avoir traîné le plus longtemps possible à l'usine, je suis allé faire de même en ville, à flâner, regarder les gens toujours moins nombreux dans la rue, dans les commerces, au bar…
Et puis je suis rentré.
…
L'usine étant fermée, j'imagine que je me retrouve en "chômage technique" du coup. Le meilleur type de chômage ! Celui où tu peux te reposer comme bon te semble mais où tu n'as, ni cette culpabilité, ni cette peur d'être sans travail. Je peux enfin me poser et me relaxer en laissant les autres gérer tout le bordel qu'y a au boulot. Fini de se lever à six heures, de se forcer à sortir du lit, d'angoisser au petit-déj ou sur la route du boulot. Fini de se dire que demain faut se lever, encore et toujours malgré la fatigue. Fini de commencer les journées en étant épuisé, fini de… Bon pas fini pour toujours car ça va forcément reprendre un jour, les vacances ne sont jamais infinies.
Mais pour le moment, arrêtons de penser à l'avenir et à ce qu'il pourrait se passer. Je suis excité comme un gosse qui se réveille au premier jour des vacances d'été ! Toutes ces possibilités maintenant que j'ai du temps libre, ça en devient presque renversant. Je pense que je vais commencer par juste mater des séries sur le canapé et ne surtout rien faire tout en mangeant des petites cacahuètes. Punaise mais quelle vie de roi ! J'ai l'impression de revivre ! Enfin du temps pour moi ! Dès que l'énergie me reviendra, je pense que je commencerai le bricolage ou alors j'irai au ciné voir tous ces films que j'ai loupés pendant tant de temps. Je suis sûr qu'y en a bien qui plairont à Claire et Rose, ça sera l'occasion de refaire des sorties fami…
On va rester sur le plan de s'allonger sur le canap' et de ne rien faire.
Maintenant que je peux enfin dormir en journée, je me sens mieux. J'ai aussi commencé à ne pas vraiment bouger du salon, j'y passe toute ma journée à zapper entre les chaînes et remater d'anciennes séries comiques pour m'occuper l'esprit. J'aime bien ne penser à rien, j'aime bien râler devant l'écran pour rien. J'aime bien. Même si je suis obligé de voir la gueule des présentateurs de "Slam" ou de "N'oubliez pas les paroles", et de voir la fatigue sur leur visage. Je sais que la télé ça a toujours été un peu une distraction pour oublier nos problèmes, que c'est superficiel, que les gens surjouent ou font semblant d'être heureux, enthousiastes, bla bla bla, tout le monde le sait au fond de lui-même, on n'est pas idiot. Mais là, quelque chose se lit sur leur visage, leurs mouvement lents des bras, le ton de leur voix, les longues pauses entre deux phrases… Ça commence à se voir de plus en plus et…
Non ! Non, non et non, je veux pas commencer à angoisser et être anxieux comme quand j'étais au boulot. J'ai enfin le droit à des vacances bien méritées ! Je veux pas qu'une angoisse ou une déprime vienne plomber tout ça, pour une fois que je peux enfin me reposer, je veux me reposer totalement ! Mais faut pas trop que je me concentre là-dessus, plus tu vas chercher à fuir l'angoisse, plus tu vas angoisser sur le fait d'angoisser. Je me connais. Du coup, je regarde plus trop la tête que fait Nagui, je ne sais même plus s'il fait semblant de sourire. Je regarde ses chaussures, c'est trop drôle de le voir avec son costard tout propre, bien classique et de voir qu'elles sont toujours aussi colorées et extravagantes par rapport au reste. Par contre, c'est la première fois que je le vois porter les mêmes chaussures deux jours d'affilée. Elles sont délavées.
Mais pourtant, j'ai beau zapper, vider mon esprit, enfin faire ce que je rêve de faire depuis des mois, des années… Je sens toujours comme un pincement au cœur de temps en temps. Comme si je devais faire quelque chose d'important et que je culpabilisais de ne pas le faire. Comme si j'oubliais quelque chose de… Du coup, je me lève et je fais la vaisselle, ou alors je pars faire les courses, ou je m'attaque à nettoyer le salon. Ça m'occupe et généralement ce sentiment désagréable part avec, avant de revenir le lendemain ou le surlendemain. Je n'aime pas l'avoir, il me donne l'impression que ça va me gâcher toute ma journée et qu'elle va devenir "inutile". Je ne sais pas pourquoi mais je ne peux pas m'empêcher de penser ça.
Ce qui n'aide pas c'est que je me réveille tous les matins dans le lit conjugal. J'avais pris l'habitude de rester sur le canapé et sûrement de m'endormir dessus durant la nuit. Mais chaque matin je me réveille là, à côté de cette bosse dans le lit et je n'aime pas ça. Ma main me fait mal aussi. Je me réveille toujours avec le portable dans la main droite, allumé. Je dois le serrer très fort quand je dors j'imagine. Je le regarde d'un coup d’œil et il est toujours sur la même page. Une page avec de nombreux enregistrements audios et chaque matin un ou plusieurs s'ajoutent à la liste. Je ne veux pas les écouter, pas plus que je ne veux soulever les draps pour voir ma femme sous cette bosse ou penser à la raison pour laquelle je finis inévitablement à me réveiller ici.
Alors je me lève en glissant sur le côté pour ne pas trop soulever les draps. Comme d'habitude. J'éteins mon portable. Comme d'habitude. Je ne la réveille pas. Comme d'habitude. Ni elle ni notre fille. Comme d'habitude. Je sors de la chambre. Comme d'habitude. J'essaierai de chasser ce pincement au cœur en faisant quelque chose de "productif". Comme d'habitude. Je passerai ma journée à dormir et ne rien faire sur ce canapé froid. Comme d'habitude. Je vais jouer à faire semblant. Comme d'habitude. Je vais râler, rire de temps en temps devant la télé. Comme d'habitude.
Et puis une matinée, en balayant les feuilles dehors, j'ai vu mon voisin. Je ne sais pas ce qui m'a le plus surpris entre le fait de le voir encore là ou le fait de le voir sortir d'une tente plantée dans son jardin, comme s'il venait de se réveiller. Je l'ai interpellé, un peu maladroitement, c'était la première personne à qui je reparlais depuis assez longtemps il faut dire. Il s'est rapproché, l'air un peu perdu et finalement nous avons pu discuter comme avant. Une interaction normale entre deux voisins : le beau temps, mes activités récentes de jardinage, le boulot… En mentionnant ce dernier, il m'a mentionné comment lui aussi n'allait plus à son travail, comment cette situation semblait étrange. Alors j'ai dévié la conversation pour lui demander plutôt où est-ce que je pourrais me fournir en outillages pour le jardin. Il commençait à réfléchir et me donner quelques conseils, puis il a mentionné comme quoi il y avait de moins en moins de personnes dans les magasins en général, que ce soit pour acheter ou pour tenir boutique. Alors j'ai dévié la conversation. Sa tente étant entrouverte, j'ai pu apercevoir que la femme du voisin était encore en train de dormir dans un duvet. La diversion trouvée, je lui ai demandé si son lit était de si mauvaise qualité pour qu'ils en viennent à dormir sur le gazon. Il m'expliqua que ce soir il essaierait de s'enfermer dans sa chambre parce qu'il pense être somnambule étant donné que lui aussi avait beau s'endormir ailleurs, il se réveillait à chaque fois dans sa tente, à côté de sa femme qu'il, lui aussi, ne voyait jamais se réveiller. Alors je suis parti. Je n'ai pas cherché à le revoir depuis et je ne l'ai jamais revu.
Force est de constater qu'il avait bien raison. Je suis allé à un supermarché histoire de refaire le stock de petits trucs à grignoter et on devait être moins d'une dizaine de personnes dans le bâtiment. Il y avait juste un caissier de présent. J'hésitais à partir sans payer, non pas que les chips aient vu leur prix monter mais j'avais vraiment pas envie de parler avec le caissier et qu'il aborde le sujet. Heureusement, en-dehors des formalités, on a pas parlé. Je lui ai dit que je payais par carte, il m'a répondu "Si vous y tenez". Il y avait une femme qui était rentrée presque en même temps que moi dans le magasin. Elle est partie sans payer, en passant à côté de moi à ce moment-là. Ça a sonné. J'ai pris mon ticket. Le caissier a soufflé du nez. Je suis rentré.
J'habite sur le flanc d'une petite colline donc je vois le village un peu en hauteur. Le froid et la fumée qui s'échappe des cheminées me rappellent que l'automne est là et qu'il va bientôt falloir que j'allume la chaudière. Enfin je dis "des cheminées" par habitude mais là j'en vois plus qu'une d'active. Avant, je faisais croire à Rose que les cheminées des maisons étaient en fait des trains cachés secrètement dans le village qui…
…
J'ai bien lézardé sur mon fauteuil mais il serait peut-être temps de sociabiliser un peu. Puis un apéro ça se fait pas tout seul. Donc je profite d'avoir eu la bonne idée d'acheter un pack de 12 pour l'emmener en balade. Je trouverai bien quelqu'un comme moi dans le village qui n'attend qu'une binouze bien fraîche, surtout que c'est 19h. Ça me rappelle quand on allait se promener avec…
Bon direction le centre du village, personne a l'air de répondre présent dans mon quartier. En traversant le pont, je rencontre enfin de la compagnie, ils sont juste en-dessous, quatre personnes regroupées autour d'un truc que j'arrive pas à voir. Pas besoin de les interpeller, ils m'ont déjà repéré. Trois gars du village, je les connais que de tête par contre, pas grave, ça sera l'occasion de faire connaissance. Le quatrième par contre, on dirait qu'il sort tout droit du "Visiteur du futur", un long manteau, un tas de babioles accroché autour de lui, un gros sac qu'il tient qu'avec une lanière et de sacrés cernes. Sûrement une sorte de nomade ou je sais pas quoi.
On a pas le temps de taper causette qu'un bruit de porte de voiture se fait entendre. C'est un gendarme, seul, qui s'approche l'air dépité, malgré le spectacle qui se présente devant lui. Il me semblait que les gendarmes étaient toujours par deux mais je n'ai pas le temps de me préoccuper de ça, car ce pourquoi s'était réuni ce petit groupe se révèle devant moi, c'est un corps. Un meurtre ? Un suicide ? Un… Non chasse ces pensées ! Vite ! Vite ! Le temps de reprendre mes esprits, ils sont déjà bien avancés dans leur discussion :
- Non c'est non ! Je vous laisserai pas repartir avec un corps, vous êtes fou ! On a une morgue pour ça ! Refuse le gendarme.
- Non mais vous comprenez pas, on a besoin d'un remplacement, pour Benoît, le sien commence vraiment à pourrir, c'est immonde pour lui le soir ! Lui rétorque l'homme au long manteau.
- Comment ça pour lui ? Mais qu'est-ce que vous trafiquez tous dans ce village… Et comment ça un "remplacement", et… L'homme souffle. Vous savez quoi, laissez tomber, c'est trop pour un seul homme. Pourquoi vous m'aviez appelé à la base ?
- C'est pas moi mais c'est Étienne, il a encore du mal à encaisser ce qu'il se passe mais vous inquiétez pas, je gère… Du mieux que je le peux, j'ai pas le choix… M'enfin bref, j'imagine que vous devez être très très occupé avec toutes ces disparitions, on va pas vous retenir ici plus longtemps !
- Merci de vous inquiéter mais ça va aller. Toute façon le nombre d'appels qu'on reçoit commence à diminuer, tout autant que notre nombre dans la caserne donc… Bon, je… Le gendarme hausse les épaules. Vous avez l'air de savoir ce que vous faites de toute façon, donc bonne chance.
- Oui, merci ! N'oubliez pas de fortifier la gendarmerie quand vous y retournerez ! Elle pourrait nous servir de base !
- Ouais, ouais, c'est ça ! Dit-il alors qu'il se dirige vers sa caisse
- Ah et surtout n'oubliez pas, ce soir, allez à la morgue !
- Et surtout n'oubliez pas, ce soir, allez vous faire foutre !!!! Connard va !! Lui crie le gendarme, tout en ouvrant sa portière et en lui faisant un doigt sans se retourner.
- Non mais pas dans ce sens là "d'aller à la morgue", c'était pas une insulte, je vous le jure ! Faites-le vraiment ! 'Fin pas dans ce sens-là… Lui dit l'homme au long manteau tout en ayant l'air embarrassé.
Mais est-ce que tout le monde a l'air d'avoir abandonné ? Pas ce gars en tout cas, à peine l'engueulade terminée qu'il commence déjà à donner des instructions aux autres. Et à moi aussi visiblement mais je m'éloigne rapidement, je veux pas être lié à tout ça et je déteste qu'il me parle comme si on se connaissait. De toute façon il se fait tard, l'heure de l'apéro est déjà passée.
Une fois rentré chez moi, je m'enquille quatre, cinq bières et je m'écroule sur le canapé. J'espère que je me réveillerai pas.
Aïlle.
Ouille, putain de merde ça fait mal, putain mais. Merde je pisse le sang, qu'est-ce qui m'est arrivé à mon bras merde. Je sors de la chambre et je fonce à la salle de bain pour trouver du désinfectant et des bandages. Putain, la commode où on rangeait tout ça est introuvable. Je retourne toute la maison en urgence. Putain, il s'avère que pas mal de meubles ont été ramenés dans la chambre. Elles ont refait la déco pendant que j'étais pas là ? Heureusement les bandages étaient en évidence. Bon c'est bandé mais ça fait putain de mal, j'ai pas envie de désinfecter, ça va encore plus piquer. Ça n'a pas l'air de s'aggraver en tout cas et… Attends c'est quoi ces coupures, ça forme un mot sur mon bras… "Téléphone" ? Ah punaise, c'est vrai qu'il est là, mais qu'est-ce que ça a à voir avec… Non, putain, non, mon doigt a glissé, ça a lancé l'audio-
"ÉCOUTE-MOI JUSTE DEUX SECONDES, JE T'EN SUPPLIE, ARRÊTE DE T'ENDORMIR SUR CE CANAP À LA CON, TU NOUS FOUS DANS LA MERDE À CHAQUE FOIS, L'ENDROIT LE PLUS SÛR LA NUIT C'EST TOUJOURS PRÈS DES CADAV-"
Le téléphone s'explose contre le mur, la batterie glisse sous le lit et je m'enfuis dans le salon. Je m'effondre sur le canapé. Au bout d'un temps que je ne saurais dire, je me lève et j'allume la télé.
À part les chaînes étrangères il ne reste plus que deux-trois chaînes françaises encore à l'antenne. J'atterris sur l'une d'entre elles après être passé d'écran noir en écran noir. J'arrive pile pour le JT, c'est ma chance.
"Aujourd'hui dans l'actualité, une baisse inquiétante de la population mondiale. Pour la première fois dans son histoire, l'humanité aurait enregistré plus de décès que de naissances selon l'Organisation Mondiale de la Santé. Le ministère de l'intérieur, quant à lui, s'inquiète sur l'incapacité à mener à bien les opérations de recensement de la population et alarme sur une potentielle baisse de la fécondité."
Le JT continue d'enchaîner les titres de l'actualité pendant que je m'effondre sur mes genoux et que je me marmonne : "Et maintenant, quoi ?"
"Et maintenant, laissez-moi vous emmener dans ce petit village du Doubs où les commerçants ont trouvé une réponse des plus insolites face à la crise : se déguiser en marmotte pour attirer les clients. Un reportage de Jean-Yves Boudrieu et Marc Bolvac." Me répond la présentatrice.