Pas d'alternatives

Il n’y croyait pas. Ça n’était pas possible. C’était forcément le fruit de l’humour parfois douteux de ses collègues et amis, cela ne pouvait décemment pas être vrai. Le site Aleph dissout ? Qui pourrait bien croire une absurdité pareille ? Pas lui en tout cas, même l’adresse et le cachet officiel de la Fondation ne réussirent pas à le convaincre. Le médecin décida simplement de ne pas y prêter attention et continua la mise à l’écrit de ses observations sur les effets de SCP-170-FR. Au fur et à mesure de la journée, il continua d’écrire sans relâche, comme si sa vie dépendait de son travail, et que s’il l’achevait, sa vie aussi allait s’achever. Il ne prêtait plus attention à rien. Il n’entendait plus rien d’autre que le bruit des touches de son clavier. Comme si le monde entier autour de lui avait cessé d’exister. Il n’y avait plus que lui. Seul.

Il se rendit peu à peu compte que ce qu’il écrivait n’avait plus aucun sens, ses phrases ne signifiaient plus rien, ses mots n’étaient bientôt plus dans un quelconque ordre. Ses phrases étaient à l’image de son esprit, confuses.

Le docteur stoppa net quand sa vision commença à se troubler, il n’y voyait plus rien. Portant sa main à son visage, il comprit. Des larmes. Le choc venait de passer, la vérité l’avait frappé au visage, il ne pouvait plus y échapper. Réintégrés, exécutés ou confinés en tant que SCP, aucun de ses amis n’allait y échapper, il allait tout perdre en une fraction de seconde, alors qu’il avait mis tant de temps à tout construire. Il avait enfin une famille, des personnes sur qui compter, on ne pouvait pas lui enlever ça.

Essayant de se lever de sa chaise mais tombant à genoux, il hurla. Un hurlement presque inhumain, un hurlement puissant, un hurlement de désespoir. Depuis toujours il n’avait connu qu’Aleph et rien d’autre. Aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait toujours été là, et il n’imaginait pas sa vie dehors. N’ayant plus la force de tenir sur ses genoux, il tomba complètement au sol et ne bougea plus. Une seule envie parcourait son esprit. Rester ici, sur le sol, en attendant qu’ils viennent le chercher. Ils l’emmèneraient se faire amnesier, cela serait bien plus agréable et rapide, au moins tout serait fini. Plus de peur, plus de tristesse, plus rien d’autre que la paix. Il ferma les yeux, espérant qu’une fois qu’il aurait fermé les yeux, il se laisserait aller, sans même avoir besoin d’une quelconque balle, juste que ça se termine calmement, dans le silence, seul.

Non.

Il y avait forcément une solution. Convaincu de pouvoir trouver une alternative à tout ça il se releva précipitamment. Il ne savait pas à quelle heure il recevrait sa dose d’amnésiques, peut-être que la Fondation avait encore besoin de lui en cas de problèmes. Certaines personnes allaient probablement résister et cela ne pouvait que mal se passer. Peut-être soignerait-il les blessés, cela lui permettrait de gagner du temps. Et du temps, il lui en manquait cruellement.

C’est à ce moment-là qu’il entendit un son émis par son ordinateur, il venait de recevoir un message. Le seul après le mail de renvoi. C’était aussi un mail venant de l’administration de la Fondation.

"Docteur Flauros Haures, vous avez été réquisitionné pour accomplir une dernière mission pour la Fondation…"

Une fois lue, la formulation exacte du sujet de son ultime travail pour la Fondation résonnait dans sa tête.

"Élimination des membres du personnel de Classe D."

Son cœur manqua un battement. Il avait été stupide. Soigner les blessés ? Il n’y en aurait pas. La Fondation ne s’embêterait pas avec ceux qui résistent, ils allaient juste être exécutés, le choc de la nouvelle avait tellement brouillé son esprit que ses pensées n’avaient plus aucun sens. Il comprenait qu’il avait eu tort sur toute la ligne, il n’y avait pas d’alternatives. Pas d’autres choix. Pas de négociations.

La question qui prédominait était : "Et maintenant, que faire ?"
Obéir ? Un médecin sauve, il ne tue pas.
Résister ? Pour mourir inutilement, alors que les classes D seront tout de même exécutés ?
Coincé entre ses principes et sa survie, il n’avait d’autres choix.

Il retourna dans son bureau, et consulta à nouveau le second mail qui lui donnait l'heure convenue pour accomplir sa dernière tâche. 17h30. Dans une demi-heure, il lui restait suffisamment de temps pour préparer le matériel nécessaire aux injections. Au fur et à mesure la même question le taraudait : "Est-ce que je prends la bonne décision ?"
Tous les médecins avaient été réquisitionnés une dernière fois pour cette exécution de masse. Des milliers de Classe D, assassinés par ceux qui étaient censés défendre la vie. Plus rien n'avait de sens.

Il se dirigea vers les cellules de ceux qui servaient de cobayes à la fondation, arrivant vers le bloc dont il devait s’occuper, il y vit un autre médecin, plus âgé que lui, accompagné de quatre gardes attendant son arrivée pour commencer.
L’un des gardes leur demanda :

- Vous êtes prêts ?
- Aussi prêt qu’on peut l’être quand on se prépare à commettre un génocide.
Cracha l’autre médecin au garde avant même que le premier puisse ouvrir la bouche.

Ils entrèrent dans le bloc, et se séparèrent en trois groupes. Deux gardes surveillèrent la porte d’entrée du bloc en cas de problème, et chaque médecin était avec un garde.
Le garde en binôme avec le plus jeune médecin ouvra le judas de la première porte et dit :

"Restez calme, nous allons entrer."

Le garde ouvrit la porte et vérifia que le classe D ne montrait pas de signes d’hostilité. Il s’écarta pour laisser passer le médecin.

Celui-ci se figea lorsqu’il aperçu le classe D, il était presque méconnaissable, si maigre et mal en point, il ne devait probablement pas avoir mangé depuis des jours, mais le médecin en était sûr. Il se trouvait dans la cellule de D-2108. C’était un classe D connu de tous, il était toujours serviable et gentil, et aurait été prêt à tout pour avoir une blouse de chercheur. C’était la première fois qu’il voyait les conséquences de la fermeture d’Aleph sur une personne qu’il connaissait. C’est la phrase de celui-ci qui sortit le docteur de ses pensées :

- J’ai très mal aux côtes, docteur.
- Ne vous inquiétez pas, je vais vous administrer des calmants.

Le docteur prononça cette phrase d’une voix douce et calme. Il voulait rassurer le classe D, lui assurer que tout se passerait bien. Mais lui-même n’en savait rien.
C’était à cet instant que tout allait changer.
Il glissa la seringue de calmant dans le bras du classe D.
Il doutait, la même question lui revint en tête : "Est-ce que je prends la bonne décision ?"
À l’instant même où le docteur, lui glissa la seconde seringue dans le bras, le classe D dit :

"Merci, docteur. Je me…je me sens bien."

Le médecin leva la tête et vit le visage du classe D, celui-ci souriait, comme apaisé.
Ce sourire le rassura, il se sentait plus sûr de lui que jamais, et était à présent persuadé de prendre la bonne décision. L’ancien classe D ferma les yeux, une expression de quiétude sur le visage.

Le médecin se releva, et sans se tourner vers le garde, lui dit : « Au suivant. »
Le binôme s’occupa donc de la moitié du bloc qui lui était dédié, cellule par cellule, piqûre par piqûre, classe D par classe D. Ceux-ci avaient été affamés par la Fondation, ils étaient à bout de force, incapables de résister. Au bout de deux heures les deux binômes s’étaient entièrement occupés du bloc. Les médecins laissèrent la place aux équipes qui devaient se débarrasser des corps. À la sortie, le vieux médecin avait un visage sombre et froid. Ils se séparèrent chacun de leur coté.

Le jeune docteur retourna dans son bureau, rassemblant les affaires qui n’étaient pas en rapport avec la Fondation. Une fois fait, celui-ci se dirigea pour la dernière fois vers les toilettes du site Aleph, se penchant au dessus d’un lavabo, il se passa de l’eau sur le visage, et regarda dans le miroir en face de lui.

Il savait ce qui allait se passer, mais même si cet effort était probablement vain, il se scrutait dans le miroir, essayant de fixer dans sa mémoire chaque trait de son visage. Une manière de ne pas oublier qui il était. Son teint, rappelant ses origines ibériques, ses cheveux qu'il détestait couper et qui lui arrivaient jusqu'aux yeux, son regard se voulant affectueux et apaisant envers ceux qu'il appréciait. Cet engrenage pendant au bout d'une petite cordelette noire et qui lui servait de collier, dernier vestige de son enfance.

Mais cette fois si quelque chose avait changé, son expression était différente, il faisait ressortir une grande confiance en soi et de la détermination, il était certain de faire ce qui était juste.

Le docteur se fixait depuis de longues minutes dans le miroir, sa réflexion fut interrompue par le son de quelqu’un qui toque à la porte :

- Docteur Haures, c’est l’heure.
- Oui. J’arrive.
Répondit le médecin.

Il sortit, le carton rempli de ses affaires dans les mains. Deux gardes l’attendaient pour l’emmener se faire amnésier. Le trio se dirigea vers une première salle où le docteur posa ses affaires, il enleva une ultime fois la blouse qu’il portait, la pliant soigneusement et laissa toutes ses affaires derrière lui. Ils entrèrent dans la seconde pièce où se trouvait le Dr. Topignac, celui-ci adressa un sourire presque désolé à son ancien collègue. Le médecin avança vers le chercheur et lui dit :

- Tu sais, on est tous obligés à un moment ou à un autre de faire quelque chose qu’on n’a pas envie de faire, surtout en ce moment où nos options sont très limitées, c’est pas ta faute, c’est celle de ces cons. C’est eux qui vont déclencher tout le bordel qui va se produire, pas toi.
- Merci… Mais tu entends quoi par « tout ce bordel » ?
- On sait tous ce qui va se passer. Personne ne peut totalement faire disparaître un site entier de la taille d’une ville avec les milliers de personnes qui y travaillent. Même pas la Fondation. Peu importe ce qu’ils essaieront de faire pour l’empêcher, au fond de moi je suis sûr et certain que ça ne se terminera pas comme ça. Beaucoup reviendront et chercheront un moyen de se venger, peu importe ce qui arrivera. La Fondation va déclencher une guerre, et ça ne pourra que mal aller.

Pour toute réponse. Un silence. Le Dr. Topignac avait compris ce que voulait dire son collègue, et il avait conscience du bien-fondé de ses paroles.
Le médecin s’assit donc sur le siège, prêt pour son injection d’amnésiques.
Le Chercheur s’approcha de lui et lui posa la dernière question :

- Des derniers mots pour cette vie là ?
- Il y a quelques temps de ça, j'étais tombé sur une citation que je trouvais plutôt jolie, mais je me rends compte qu'elle ne peut pas être plus vrai qu'à présent.
- C'est quoi cette citation ?
- Vivre encore dans la mémoire des gens qu'on a aimés, c'est n'être pas mort tout entier. La Fondation nous tue tous, un par un, et elle paiera pour ça.

Un dernier regard et un signe de la tête. Il avait compris.
Le chercheur administra alors l’amnésique à son ancien ami.
Le médecin se sentait partir, et pendant que tous ses souvenirs disparaissaient de sa mémoire, la dernière chose qu'il entendit avant de tomber dans l'inconscience était un nom provenant d'un souvenir très ancien.

"Adémar."

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