Je glisse le long du boyau vertical, poussée par les lents mouvements de contraction des parois. Mon symbiote me fournit en air respirable malgré l'étroitesse du passage gluant et obscur. Après de longues minutes de descente, je chute dans une galerie horizontale plus large. J'atterris dans une flaque poisseuse, dont j'émerge à tâtons en raison des ténèbres absolues qui règnent en ce lieu n'ayant jamais connu la caresse du soleil. Un tunnel s'entrouvre juste assez pour que je m'y glisse, aidée par l'épais mucus qui couvre ses parois. J'entame alors une longue reptation. Je finis par perdre la notion du temps, les minutes, les heures et les journées se fondant les unes dans les autres tandis que je progresse laborieusement mètre par mètre dans les entrailles de la terre. Par moments je traverse des secteurs plus larges où je peux un peu déplier mes membres ankylosés. À d'autres je traverse des poches de ce même liquide au goût proche de celui du sang dans lequel je suis tombée à mon arrivée dans les galeries profondes. Mon nouvel estomac commence bien vite à me brûler désagréablement. Est-ce cela la faim ? La sensation est très pénible, mais finit par se calmer. Je me sens flattée de pouvoir ressentir cette pulsion primale qui a guidé nos ancêtres vers la grandeur de la chair.
Le temps s'écoule comme la morve dans des sinus engorgés, par brusques à-coups visqueux et douloureux. Ma progression me semble insupportablement lente. Parfois je m'endors, mais les muscles et les fluides des boyaux abyssaux continuent de me pousser vers ma destination. Après une éternité, je sens la lune atteindre sa plénitude. Déjà un mois que je rampe sous des kilomètres de roche, donc. Un nouvel enfant de par-delà le voile se forme en moi. Je ne peux pas donner naissance ici. J'accueille l'enfant, je suis sûre que l'expérience de la dernière fois va m'aider. Cruelle déception. Celui-ci est moins vaste et puissant mais plus teigneux et vorace. Je me roule en boule, réfrénant l'envie d'arracher de mes propres mains la chose qui croît en moi. Je ne dois pas le laisser se nourrir de moi, je dois lui imposer ma force. Les membranes oppressantes qui m'encerclent ne me permettent ni de pleurer ni de crier pour exprimer mon supplice. Je deviens un noyau de souffrance palpitante. Je puise dans cette abominable sensation de me faire dévorer de l'intérieur. Je raidis chaque parcelle de mon être, je me fais hostile, haineuse pour cette créature si faible et si puissante à la fois. Il devra se mutiler d'une partie de sa force s'il veut que je le laisse entrer par moi. Il sera plus faible, mais plus malléable. En réalisant qu'il est acculé, mon futur enfant se débat de plus belle, refusant de se plier à ma volonté. Mais je n'ai rien d'autre à faire que lutter. Je suis seule avec cette créature et nous nous nous acharnons pour avoir l'ascendant l'un sur l'autre. Pour survivre et dévorer l'autre. Peu à peu sa fureur finit par s'affaiblir. Les forces de la pleine lune l'abandonnent et il doit se plier à ma volonté ou renoncer à passer de notre côté. Avec mauvaise grâce et après quelques dernières lacérations rageuses, il se coule dans le minuscule espace que je lui ménage en mon sein. Je remercie sa nouvelle docilité en lui accordant mon énergie nourricière. Il s'endort, rassasié et soumis. Je peux à nouveau tourner mon attention vers mon interminable progression souterraine.
Je suis expulsée hors d'un boyau pour tomber dans une mare du liquide tiède qui semble servir de sang et de bol alimentaire à ce gigantesque organisme qui m'accueille en lui. J'émerge de la mare peu profonde pour m'effondrer sur la rive. Suis-je arrivée ? Mes membres sont faibles, engourdis par l'inactivité et je fais plusieurs tentatives infructueuses pour me lever avant d'abandonner. Je reste étendue dans l'obscurité sur le ventre, attendant patiemment que le sang se remette à circuler dans mon corps normalement tandis que mes muscles s'éveillent. Je rassemble enfin assez de force pour me redresser en position assise. Répondant presque instantanément à ma volonté, mon akuloth se résorbe dans ma bouche et mes narines pour me permettre de respirer l'air chaud et moite des cavernes carnées. Malgré la douceur de l'air, mes poumons me brûlent lorsque pour la première fois depuis plusieurs semaines l'air recommence à circuler. J'entreprends de retirer les croûtes de mucus séché qui se sont formées sur mes paupières durant mon éprouvant périple. Après plusieurs minutes je peux enfin ouvrir les yeux. Je suis dans une vaste cavité ténébreuse, éclairée par un filet de lumière grésillante sur ma droite. Intriguée, je m'en approche. Une pression se fait peu à peu sentir quelque part au fond de mon esprit. Pas une invitation comme lors du chant du rassemblement de la Voie Rouge. Une volonté haineuse et contre-nature qui tente de me soumettre à elle. Je l'écarte comme un moustique agaçant. Devant moi, engoncées dans une chape de muscles tendus transparaissent des courbes métalliques. Je sursaute lorsqu'un tendon se déchire avec un bruit mou et que plusieurs rouages se mettent à tourner avec un cliquetis dément. La lumière se fait soudainement plus intense, dévoilant les parois de peau coriace renforcée de cartilage et se réfléchissant sur les rivets distordus de l'appareil furieux. Celui-ci est une parodie de jeune femme, immobilisée en plein milieu de sa danse, le flot de lumière provenant de sa chevelure. Les lignes de la sculpture sont parfaites, mais la peau métallique n'a pas le lustre de la vie, sa poitrine est rigide et froide, son corps inerte et vide. Comment trouver la beauté dans cette abomination pétrifiée qui n'a rien de vivant ? Où est la chair chaude et parfumée qui éveille les sens et les désirs dans cette demoiselle artificielle ? Lentement son bras se lève vers moi et je recule instinctivement tandis que le cliquetis métallique envahit mes pensées les plus profondes. Mais le geste s'interrompt à mi-course tandis que la lumière meurt. Les liens de la danseuse se referment sur ses mécanismes, arrêtant leur course folle, et celle-ci est peu à peu complètement absorbée par sa prison. Une obscurité rassurante envahit ce que je devine maintenant être une geôle pour les plus dangereuses des créations des adorateurs du métal. Un pseudopode se déroule pour me guider délicatement vers la suite de mon périple. Mon akuloth se déploie à nouveau pour couvrir mon nez et ma bouche, je ferme les yeux, et j'entre dans un autre énième boyau interminable. Le tintement malfaisant me hante jusque dans l'étreinte ténébreuse et protectrice des conduits de voyage.
L'interlude déplaisant est maintenant loin derrière moi, du moins je le pense puisque je n'ai toujours aucun autre moyen que les pleines lunes pour me repérer dans le temps. J'en viens à regretter la distraction repoussante de la créature mécanique. Plus que tout, je crains de devoir à nouveau accueillir un enfant de par-delà le Voile dans cet environnement confiné. Quoi qu'en y réfléchissant, je suis sans doute mieux installée ici que seule en extérieur. J'espère ne pas sortir trop loin de l'endroit où est retenu Oncle Len, le voyage jusqu'ici a été pénible mais sans danger et il n'en sera pas de même une fois à la surface. Je sens grâce au don de l'haruspice que je m'approche de lui, mais la distance entre nous deux me semble encore terriblement grande. Les boyaux de ce secteur semblent plus énergiques, et je n'ai pas à me tortiller dans l'espace exiguë pour avancer. J'en profite pour plonger dans un long sommeil sans rêve grâce aux hormones abrutissantes fournies par mon akuloth.
Je suis arrachée à mon coma par un spasme qui parcourt l'intégralité de mon corps. Encore une fois la lune a atteint sa plénitude et le voile s'écarte pour laisser entrer en moi l'une des choses qui grouille dans le sillage de l'Ondulante. Je m'attends encore une fois à devoir lutter, mais il n'en est rien. Une douceur chaleureuse envahit mon ventre tandis que ma première fille se contorsionne pour s'installer à son aise. Oui c'est une fille, je le sens dans sa robustesse tranquille, sa sinuosité, sa langueur impatiente de pouvoir à son tour donner la vie. La délicatesse avec laquelle elle s'introduit me surprend et je détends avec soulagement mes muscles crispés dans l'attente de la souffrance. Enfin, peut-être, une enfant avec qui je pourrais entretenir un autre lien que la domination par la force. Je la chéris et l'enveloppe délicatement dans mes parois utérines veloutées, lui prodiguant la nourriture qui fera d'elle une mère robuste et féconde. Elle me communique sa joie en produisant un fluide qui propage dans mon abdomen une douce chaleur fourmillante. Je sombre bientôt de nouveau dans un coma d'ennui.
Je me réveille en sursaut, suffoquant dans l'espace confiné et poisseux. La première pensée qui traverse mon esprit est un sursaut de panique brutale, un hurlement de tout mon thorax réclamant un air que mes narines et ma bouche ne peuvent inspirer. Les muscles de ma cage thoracique se tendent et me brûlent alors que je tente de les empêcher de s'engluer du mucus épais qui tapisse le boyau qui me tracte. Je parviens à discipliner mon esprit et mon corps. Cela ne m'empêchera pas de m'étouffer mais savoir contrôler les instincts de survie impérieux qui agitent nos carcasses peut s'avérer utile. Une deuxième pensée peut alors émerger. Je ne sens plus mon corps sous mon diaphragme. Mon corps s'arrête à mi-torse, et je sens mon akuloth s'agiter furieusement aux limites de ma perception. Quelque chose a pris mes jambes et mes viscères. Est-ce mon akuloth ? Je doute que Tante m'ait remis un akuloth rétif. Et de toute façon il aurait eu plusieurs fois l'occasion de tenter de se rebeller précédemment et dans des circonstances plus favorables. Alors je sens un instant la paroi épaisse de mon akuloth être transpercée par une force insidieuse mais ferme. Je la reconnais tout de suite. Mon enfant. Je suis un instant submergée de désespoir, de fureur et de terreur. Mais je n'ai pas le temps. Je me mets à ramper frénétiquement vers l'avant dans l'espoir d'atteindre une poche d'air. Tout en agitant mes bras avec une énergie puisée dans les réserves les plus profondes de mes muscles renforcés par une vie vouée à la perfection corporelle, je tourne mon attention vers le champ de bataille qu'est devenu mon torse. Je tend mon diaphragme pour renforcer et soutenir mon fidèle akuloth dans sa lutte furieuse pour sauvegarder chaque parcelle de mon être de l'influence maligne de l'être affamé. Mon pauvre compagnon a subi de profondes blessures dans l'affrontement. J'entreprends d'asphyxier la créature en coupant un à un les vaisseaux sanguins qui irriguent le bas de mon corps. J'en paierai le prix plus tard. Ou pas, car je sens mes forces s'estomper et aucune goulée d'air salvatrice ne vient soulager mes poumons enflammés par la soif viscérale d'air frais. Je n'y arriverai jamais ainsi, je change de tactique pour griffer désespérément les parois qui ne sont plus un abri mais un tombeau. Quel que soit l'être gargantuesque qui contrôle ces sinueuses galeries organiques il se doit de remarquer ma détresse et de réagir ! Je plante mes ongles acérés et mes dents tranchantes dans ma prison caoutchouteuse, me déchaînant contre cet amorphe geôlier de chair. Un grondement sourd répond rapidement à mes assauts. Un tressaillement traverse la gigantesque bête souterraine qui m'accepte en son sein. Je suis emportée par un brusque flots qui m'arrache à la paroi que je lacérais, m'emportant tournoyante dans le vaisseau dont le diamètre a été décuplé. Je suis agitée en tous sens, sonnée, et perd tout sens de ma position. Le manque d'air commence à faire paraître devant mes yeux des formes étranges aux couleurs fantasmagorique, mais je refuse de laisser me laisser à nouveau glisser dans l'inconscience car cela me serait fatal. Soudain je m'écrase sur une muqueuse suintante, étourdie par la trombe de fluides acides qui tombe à ma suite. D'une poussée désespérée de mes bras tremblants et fourbus, je m'arrache aux jet et inspire une bouffée d'air humide, tiède et piquant. Il envahit mes poumons, me déchirant les bronches après cette infecte apnée. Mon akuloth, renforcé et soutenu par mes soins et mon assistance, repousse lentement ma fille traîtresse, l'encerclant peu à peu pour la traîner vers une poche renforcée de mon utérus non loin de son frère. Voyant qu'elle a perdu, celle-ci cesse de se débattre. Elle sait qu'à présent son destin repose sur mon bon vouloir. Je pourrais la digérer sur le champ, mais elle me sera plus utile en vie.
Je m'adosse à la paroi concave, pantelante, avant de regarder autour de moi. Je suis dans une petite cavité en forme de gouttes, haute comme un homme adulte et juste assez large pour que je puisse écarter les bras à l'horizontale en plaquant mes paumes aux parois. Au dessus de moi, un sphincter contracté bloque le boyau par lequel je suis arrivée. Au fond, un liquide saumâtre lèche mes chevilles. Il n'y a pas de sortie visible. Je crains fort que ce qui est enfermé ici ne ressorte pas, ou du moins pas dans le sens conventionnel du terme. Mes craintes sont confirmées par un picotement dans mon dos. Je m'arrache à la paroi, y laissant collés plusieurs fragments de peau rouge vif. Un liquide à l'odeur caustique exsude des parois et ruisselle jusqu'au fond de la poche. Tombée de Charybde en Scylla, je ne risque plus l'asphyxie mais la dissolution. Je dois vite me sortir de là. Lacérer les épaisses membranes caoutchouteuses ne me sauvera pas de ce piège conçu pour éliminer les menaces physiques. Je grimpe tant bien que mal jusqu'au sphincter qui me retiens avec les sucs mortels, grimaçant lorsque la peau de mes paumes et de mes pieds se déchire avec un bruit humide. Je caresse le muscle contracté, le palpe et le cajole pour qu'il me libère. Rien n'y fait. Je réfléchis, tentant de garder mon calme malgré la soupe acide qui atteint déjà la moitié de mes mollets et se rapproche dangereusement de mes genoux. Je ne sens déjà plus mes pieds fermement plantés contre les muqueuses glissantes. Peut-être qu'un mot du Nälka affirmé avec assez de force pourra imposer ma volonté ? Maudit soit mon désintérêt pour l'antique langue. Je peux très bien converser en adytite vulgaire, mais les mots de pouvoir ne partagent avec cette langue ancestrale déformée qu'une parenté superficielle. Je tente l'injonction d'ouverture, façonnant les syllabes gutturales avec soin entre mes triples cordes vocales. Le muscle frémit, mais ne se détend pas pour autant. Je lâche un juron furieux, avant de me remettre à fouiller ma mémoire.
Les vaguelettes corrosives s'attaquent désormais à mes cuisses, s'approchant dangereusement de l'une des plus délicates et précieuses parties de mon anatomie. Je me refuse pourtant à tenter de me hisser plus haut, de peur que mes jambes rongées par les sécrétions ne se dérobent tout simplement sous moi. Je susurre le mot de parenté, l'appel de la chair de la chair, le cri de l'enfant qui se meurt. À nouveau, le sphincter est parcouru d'un frisson et s'entrouvre. Je répète le mot avec la force du désespoir tout en y ajoutant l'injonction d'ouverture pour faire bonne mesure. Ça y est, l'ouverture est assez large pour que je puisse passer. Je sors mes bras, prenant bien garde à ne pas enfoncer mes ongles dans la chair sensible au-dessus. Puis je pousse, m'arrachant aux griffes avides du trépas qui m'attendait. Je hisse le poids mort de mes jambes hors des sécrétions agressives avec un cri de douleur et de rage. Pas une rage dirigée contre cet être immense qui m'accueille en son sein mais plutôt envers l'abjecte idée du trépas, de ma chair dissoute et absorbée pour ne plus jamais être forte et unie. Laborieusement, je remonte le boyau sur quelques mètres avant de m'effondrer à plat ventre sur une surface plane. Dans l'obscurité absolue et confinée qui règne dans ces profondeurs, je ne peux pas examiner mes pieds et mes mollets, mais la brûlure abominable qui déchire mes genoux et en-dessous de laquelle je ne ressens plus rien n'est pas bon signe. Précautionneusement, je tâte les parties rongées. Je sens la chair spongieuse et lâche bouger autour des os. Je ne peux retenir un frisson d'horreur. Pourrais-je un jour à nouveau marcher ? Suis-je condamnée à une courte vie d'infirmité menant à un trépas plus pernicieux ? Je m'ébroue pour m'arracher à ces pensées délétères. Ma chair est forte, elle se remettra de ces épreuves, si éprouvantes soient-elles. En attendant il me faut reprendre ma route. Chaque heure de retard est une chance supplémentaire de perdre Oncle Len. Le sang de mon sang, la chair de ma chair. Je m'accroche à cette pensée et reprend mon interminable reptation vers l'ouest, ralentie par mon infirmité mais toujours aussi décidée.
Je m'écrase sur un sol tendre. La caresse d'un courant d'air frais provenant de la lointaine surface fait courir un frisson le long de ma peau encore couverte d'un fin voile de mucus. J'arrache les croûtes qui couvrent mon visage pour tenter d'observer les alentours. Une fois mes yeux plissés habitués à la très faible lueur, je découvre une caverne d'où part un escalier en colimaçon étroit, taillé dans la roche gris clair. Je dois écarter mes cheveux englués par l'épaisse pâte organique qui forment de grosses mèches gluantes pendouillant devant mon visage. Plusieurs dizaines de grands humanoïdes pâles aux oreilles démesurées et au nez en trompette sont immobiles dans une position de prière. Je tente de me lever avant de m'écrouler, mes jambes affaiblies incapables de supporter mon poids. Une excroissance vermiforme s'étend depuis un trou dans le mur pour entrer dans la bouche de l'une des entités prostrées. Elle se lève, émet plusieurs brefs claquements de langue, puis se dirige dans ma direction pour me saisir dans ses bras et m'emporter vers les étages supérieurs. Les escaliers dans la roche débouchent sur ce qui paraît être une très vieille crypte à colonnades aux murs usés par le temps. Nous empruntons un autre escalier en colimaçon, en blocs de pierre cette fois-ci. La lumière augmente graduellement tandis que nous nous élevons. Encore un étage, et nous sommes toujours dans une cave, mais où gisent des débris végétaux ayant vraisemblablement atterri ici par le grand escalier montant qui se trouve au bout de la pièce. La créature me pose au sol, et retourne dans les profondeurs rocheuses. Suis-je censée me débrouiller seule ? Mon estomac gargouille atrocement, me rappelant que je n'ai pas encore mis à profit ses nouvelles capacités digestives.
Je gis là pendant plusieurs heures, incapables de trouver le sommeil dans cet afflux de sensation. J'ai l'impression d'être née à nouveau. L'air brûle mes poumons, les feuilles mortes qui jonchent le sol grattent ma peau, la lumière encore diffuse agresse ma rétine et mon ventre crie famine. J'ai tout le loisir d'examiner mes jambes à présent. Leur couleur violacée et les étranges marbrures qui les maculent sont de très mauvais augure. Pire encore est cette sensation que la chair n'est plus rattachée aux os et remue étrangement quand je déplace mes jambes. Je pleure un peu, puis me reprends. Que faire ? Enfin la relative obscurité nocturne tombe sur l'extérieur. Les humanoïdes à la peau lunaire jaillissent en flot des entrailles de la terre pour se précipiter au dehors sans se préoccuper de moi, pauvre petite chose nue et infirme. Je ne peux pas rester là, indifférente, je dois faire quelque chose. La sensation pressante sous mon crâne me fait comprendre que je suis encore loin d'Oncle Len. Le voyage n'est pas terminé. Alors, calmement, je commence à arracher les lambeaux de muscles rongés qui tressautent faiblement autour de mes jambes. Puis je les dévore. Ils ont un goût acide, comme ces remontées de bile que j'ai parfois depuis que mon estomac est fonctionnel. Je mâche à peine la viande crue caoutchouteuse, avalant de gros morceaux dans ma hâte de me nourrir. Alors que mes jambes à vif me font souffrir le martyr et que je dois parfois m'arrêter tant la douleur est forte, je sens une nouvelle force m'envahir, comme des radiations de puissance et de chaleur partant de mon abdomen pour courir dans tout mon tronc. Je déchire plus avidement mes membres morts, me délectant de l'énergie qu'ils renferment encore. Je ne m'arrête que lorsqu'il ne reste plus que des os et des tendons à peine recouverts d'une fine gangue de muscles. Je contemple le résultat de mon festin. Voilà ce qu'il me fallait, une base saine d'où repartir.
Je me lève en tremblotant. Ma démarche est celle d'une centenaire, mais mes mollets et mes pieds émaciés parviennent à supporter mon poids. Je souris, victorieuse. Le travail de muscler mes nouvelles jambes sera sans nul doute ardu. Après tout, j'ai mis seize ans pour porter les précédentes au pinacle de la forme physique. Mais je pense que je peux faire plus rapide cette fois. Je me rassois, déjà épuisée par cet effort. Peut-être que je pourrais tenir plus longtemps avec l'aide de mon akuloth, mais je ne retrouverai jamais ma force si je m'aide d'une béquille. Je dois affronter ma faiblesse, la battre jusqu'à ce qu'elle se durcisse et devienne une force. Comme me l'a enseigné Oncle Len. En attendant je m'adosse au mur de pierres antiques. Je ne suis plus prostrée en une attitude de désespoir mais resplendissante de confiance.
Les créatures blanchâtres reviennent alors que l'aube commence à teinter la pâleur froide de la lune gibbeuse d'un gris matinal. L'une d'entre elles lâche à mes pieds un ballot de vêtements déchirés. Une autre régurgite un liquide très nourrissant dans ma bouche. J'apprécie l'attention, le repas de mes chairs mourantes remonte déjà à plusieurs heures et me former de nouvelles jambes m'a coûté. Je repartirai sous peu. Mais d'abord, un peu de repos.