Le Chercheur Clayton se tenait devant la porte du petit bureau et vérifia une nouvelle fois qu'il était au bon endroit. La pièce détonait tellement qu'elle semblait avoir été construite après coup. Clayton jeta un rapide regard alentour puis frappa. C'était sa première mission pour la Fondation.
"C'est ouvert," cria une voix depuis l'intérieur du bureau. Clayton prit une grande inspiration et entra.
Au centre de la pièce se tenait un grand bureau décoré d'une variété de petites babioles. De nombreuses vieilles armoires de classement étaient alignées sur le mur du fond, la plupart étant étiquetée avec ce qui semblait être le nom de quelqu'un, tandis que les autres murs étaient recouverts de posters de motivation.
"Dr Cameron ?" demanda Clayton alors qu'il commençait à avancer doucement en direction du centre de la pièce.
"En chair et en os," déclara l'homme dans le fauteuil. Sa tête était chauve et commençait à présenter des marques d'alopécie, et une paire épaisse de lunettes reposait sur son nez tordu. Au lieu d'une blouse de laboratoire, il portait un pull tricoté vert vif qui semblait quelques tailles trop grand. ""Donald" suffira, cependant. Les véritables docteurs ont tendance à s'énerver s'ils entendent quelqu'un m'appeler par leur précieux titre."
Clayton sourit alors que Donald riait à sa propre blague en l'invitant à prendre un siège.
"Es-tu prêt à commencer ?" demanda Donald.
Clayton hocha la tête avec enthousiasme.
"Formidable," répondit Donald. "En tout premier lieu, nous allons devoir déplacer ton bureau ici. Tu devras également t'assurer d'investir dans un très bon siège. Ton dos ne tiendra jamais sinon."
Clayton hocha la tête de nouveau. Il jeta de nouveau un œil au bureau. Parmi les objets qui retenaient son regard se trouvaient un bateau miniature dans une bouteille, un Rubik's Cube en argent dont les différents côtés étaient représentés par des engrenages de couleurs variées et ce qui semblait être une grande dent d'alligator.
"Que faites-vous exactement pour la Fondation, Donald ?" les yeux de Clayton étaient attirés par les nombreuses armoires de classement le long du mur du fond.
"Content que tu le demandes." Donald tourna sur sa chaise, roula jusqu'aux armoires de classement et frappa l'une d'elles sur le dessus. "Je suis en charge de ceci."
Donald écrit son nom sur une petite étiquette et la glissa en place sur l'une des quelques armoires de rangement non-utilisées. Puis il s'assit en se tournant les pouces. Clayton ouvrit la bouche pour demander ce qu'il était en train de se passer, mais s'arrêta lorsque Donald leva la main. Après quelques secondes de plus, Donald ouvrit l'armoire et en sortit une petite chemise ; la date et l'heure étaient soigneusement imprimées sur l'étiquette. Puis il roula jusqu'à son bureau, ouvrit la chemise, en retira une feuille de papier à l'intérieur et la fit glisser en direction de Clayton. La moitié de la page était couverte d'une écriture noire qui disait : jesuisactuellemententraindepenseràfaireunedémonstrationdecequecetobjetfaitpourtoi encore et encore.
"En gros, si ton nom est sur l'une de ces armoires, tes pensées sont enregistrées sur le papier qui apparaît à l'intérieur, tout proprement et bien organisées selon le jour et l'heure," expliqua Donald.
"Tout est collé." Clayton regardait la feuille bouche bée.
Donald gloussa en nourrissant une déchiqueteuse à proximité de la feuille puis en retirant l'étiquette avec son nom de l'armoire de classement.
"En effet !" s'exclama-t-il. "Les pensées humaines ne sont pas constituées de jolies petites phrases et de paragraphes. Elles apparaissent en un instant et se rentrent dedans les unes les autres. On appelle ça le "flux de conscience". Notre mission est de lire ces papiers et de transformer ce fouillis en informations utiles. Tu t'habitueras à lire ces transcriptions après un moment."
"Si la Fondation peut accéder aux pensées de n'importe qui, pourquoi sommes-nous les seuls assignés à cette tâche ?" Clayton regarda de nouveau les armoires. "Il doit y avoir des milliers de personnes là-dehors dont les pensées doivent être d'une valeur considérable."
"En effet ; le seul problème résulte du nombre d'exigences qu'ont ces fichues choses lorsqu'elles fonctionnent," dit Donald en se penchant en arrière dans sa chaise. Il prit une grande inspiration en commençant à énumérer les problèmes des armoires sur ses doigts.
"Premièrement, les armoires doivent être fermées pour fonctionner, ce qui veut dire que si tu les ouvres, tu arrêtes de collecter les pensées de la personne. Si tu fermes l'armoire sans y replacer la chemise, elle arrête de fonctionner et tu te retrouves juste avec une tonne de papier inutile. Tu pourrais penser qu'on pourrait contourner ça juste en écrivant le nom de la personne sur deux armoires, mais si tu fais ça aucune des deux ne fonctionne. En plus de ça, ces armoires ne stockent qu'environ quatre jours de pensées. Après ça, les pensées les plus anciennes disparaissent au fur et à mesure que les nouvelles sont écrites. Finalement, il y a le problème de l'interprétation de ces fichus trucs. Tu ne peux pas juste les scanner dans un ordinateur, parce que le texte n'apparaît pas sur les copies numériques ou les images."
"On dirait que c'est beaucoup de travail pour pas grand-chose, même si on peut déchiffrer ces pages," dit Clayton, son enthousiasme s'estompant.
"Il existe des individus dont les pensées sont juste suffisamment importantes pour que la Fondation soit prête à entreprendre ce genre d'efforts," répondit Donald en nettoyant ses lunettes. "Ce n'est pas aussi difficile que tu pourrais le penser. On ouvre l'armoire, on examine à peu près deux heures de pensées à la recherche de quelque chose d'utile, on replace ensuite la chemise et on passe à la personne suivante. À la fin de la journée, on fait un rapport au Directeur Holman. Les forces d'intervention mettent un sacré coup dans la fourmilière quand elles connaissent déjà les plans de leur cible."
Donald finit avec un gloussement suivi d'un coup de poing dans les airs. Il fouilla ensuite son bureau et en sortit un bloc-notes auquel étaient attachés plusieurs formulaires.
"Quelques docteurs qui travaillent sur les projets les plus excitants utilisent également les armoires comme d'une manière de garder des notes," ajouta-t-il en faisant glisser le bloc-notes et un stylo en direction de Clayton. "J'ai besoin que tu signes ici très rapidement. Des formulaires standards de transferts de bureau et de fournitures. Lorsque tu seras arrivé à la dernière page, signe simplement à l'emplacement en dessous de mon nom."
"Donc on fait ça nuit et jour ?" dit Clayton en commençant à signer sur les nombreuses lignes en pointillés. La dernière page était une simple feuille de papier jaune. Elle semblait être une feuille d'inscription avec un titre indiquant "Retrait des Rapports". Il y avait au moins cinq signatures différentes, mais toutes étaient barrées d'une croix à l'exception de celle de Donald. Clayton signa en dessous de la signature de Donald et vit avec stupeur cette dernière se barrer elle-même d'une croix.
"En fait, c'est ce que tu vas faire nuit et jour," expliqua joyeusement Donald. "J'ai fait ça pendant les dix dernières années, et je demande depuis cinq ans au Directeur de me trouver un remplaçant. Maintenant que tu es sur cette feuille d'inscription, je peux sortir d'ici et m'atteler à des choses plus intéressantes."
"Que voulez-vous dire ?" le visage de Clayton devint pâle alors que le sourire de Donald s'élargissait.
"Ces armoires de classement ne fonctionnent que pour celui dont le nom a été le plus récemment ajouté à cette liste que tu viens de signer !" Donald se leva. "Et maintenant c'est toi ! Je suis enfin libre !"
Clayton resta silencieux. Son expression devenait de plus en plus horrifiée devant le rire de Donald qui n'en finissait pas.
"Oh, souris un peu !" dit Donald avec un geste de la main. "Tu vas t'en sortir. Je doute qu'ils te gardent ici aussi longtemps que moi ! En fait, je suis sûr que le Directeur Holman va -"
Donald fut interrompu par deux agents de sécurité qui entrèrent précipitamment, accompagnés par un homme grand, bien habillé et à court de souffle.
"Bordel de merde, Donald ! Qu'est-ce que tu penses faire avec cette feuille d'inscription, bordel !" beugla l'homme entre deux halètements. Son expression vira à l'inquiétude en remarquant Clayton.
"Ah, Directeur Holman," dit Donald en s'adressant au visiteur. "Je viens de finir de lui montrer les ficelles. Il est fin prêt !"
"Tu n'a pas…" dit Holman.
"Oh, mais bien sûr que si, Directeur !" ricana Donald. "J'ai été remplacé ! Cinq ans que je vous harcèle pour de l'aide et à chaque fois que vous me promettez un remplaçant, vous l'emportez pour travailler sur un autre projet ! J'ai pris les choses en main cette fois ! Il n'y a pas une seule putain de chose que vous pouvez y faire !"
"As-tu la moindre idée d'à quel point tu retardes au moins quatre opérations différentes ?!" lui répondit en criant Holman. "Des gens pourraient mourir à cause de ça !"
"Oh allez, Directeur," dit Donald en fronçant des sourcils. "Ne jugez pas déjà les performances de Clayton ; il n'a même pas commencé à écrire des rapports."
Holman tomba dans le silence devant ce commentaire ; sa main droite frottait sa tempe et ses yeux étaient fermés.
"Sortez-le de là," soupira Holman. Le personnel de sécurité se mit immédiatement au travail, attrapant Donald par les épaules et l'amenant de force en direction de la porte.
"J'ai déjà gagné, Directeur !" cria Donald alors qu'il était expulsé de la pièce.
Celle-ci plongea rapidement dans le silence. Clayton regardait Holman à la recherche de réponses.
"Je suis désolé pour ça," dit Holman en prenant quelques profondes inspirations avant d'attraper le Rubik's Cube sur le bureau de Donald. Il joua avec le puzzle dans ses mains alors qu'il continuait à parler. "Donald a derrière lui vingt ans de bons et loyaux services. Il détestait cette affectation, mais c'est la première fois qu'il tente activement de régler cette situation en allant plus loin qu'une lettre peu cordiale."
"Pourquoi est-il ici depuis si longtemps ? Pourquoi—" questionna Clayton.
Holman leva la main pour signaler qu'il avait besoin de se calmer.
"Plus vous êtes lié à ces armoires de classement, plus vous vous débrouillez bien pour lire les transcriptions." Holman replaça le Rubik's Cube sur le bureau. "Ce que vous et moi voyons comme un flux de conscience, Donald le lit comme des phrases et de paragraphes bien formatés. Lorsque nous avons appris l'existence de cet effet, il était déjà à ce poste depuis presque quatre ans. Nous voulions le remplacer depuis quelques temps maintenant, mais il y avait toujours une autre personne d'intérêt que nous devions surveiller, et de moins en moins de temps pour le faire."
"Vous ne prévoyez pas de me garder lié à ce truc, n'est-ce pas ?" demanda Clayton. "Vous ne pouvez pas faire ça !"
"Pour le moment, je vais devoir vous demander de prendre une balle pour l'équipe et de vous maintenir à ce poste." Holman plaça une main sur l'épaule du chercheur désemparé. "Il y a des gens dont les vies dépendent des informations qui peuvent se trouver dans ces armoires."
"Vous n'êtes pas sérieux…" Clayton se leva. Il regarda impuissant Holman se diriger vers la porte.
"Je suis désolé, Clayton. Je ne peux rien faire pour le moment," Holman sortit dans le couloir. "Je reviendrai vers vous dès que nous aurons trouvé une solution."
Une fois seul, Clayton regarda un poster sur le mur du fond. Il représentait un chat accroché à une branche avec la phrase "Accroche-toi !" imprimée en dessous. Pendant quelques brèves secondes, il se tint là et fixa l'animal impuissant sur le poster, mais il finit par tomber dans son siège et placer sa tête entre ses mains.