Pandémie

Éric Cattel travaillait sur sa paillasse quand le premier cas se déclara.

Ce jour-là, il étudiait au microscope des échantillons sanguins provenant d’un skip récemment confiné. Le sang était presque aussi passionnant que la créature sur laquelle on l’avait prélevé : l’assistant-chercheur le voyait s’animer, réagir à ses stimuli tel un être vivant doté d’une conscience propre. Chaque expérience l’amenait à un résultat différent, et ce qui était d’ordinaire une corvée routinière le ramenait pour une fois à l’époque adorée où il expérimentait avec le kit de petit chimiste offert par son grand-père. Celui auquel il devait d'avoir consacré sa vie à la science.

Il était absorbé par son travail au point qu’il ne remarqua pas immédiatement que quelque chose clochait chez son collègue, l’assistant-chercheur Meunier.
Âgé d’une soixantaine d’année, le crâne parfaitement lisse auréolé d’une couronne de cheveux brun-roux ébouriffés avec moustache broussailleuse assortie, Albert Meunier paraissait avoir développé au fil des décennies une sorte de symbiose mystique avec son travail. Dire qu'il faisait partie des meubles aurait été inexact, pour la simple et bonne raison qu'il était là bien avant eux.
Il avait beau être d’un naturel renfrogné et légèrement hautain, ses confrères trouvaient que sa présence immuable avait quelque chose de rassurant, surtout dans un cadre de travail aussi instable qu'un laboratoire de la Fondation SCP.
Pourtant, à cet instant précis, Albert chancelait. Trop distraits par leur tâche, ses trois collègues ne remarquèrent rien. Et puis il s'effondra.

Il y eut un interminable moment de flottement au cours duquel aucun des trois autre occupants de la pièce ne parut réaliser ce qui venait de se produire. Ils se contentaient d'observer le corps étendu avec la même incrédulité que s'il venait tout juste de crever le plafond.
C’est Coralie qui reprit ses esprits la première : elle se précipita vers le sexagénaire, tomba à genoux à ses côtés et tâta aussitôt son poignet à la recherche d’un pouls, tout en lançant d’une voix angoissée : « Albert, Albert, ça va ? Tu m’entends ? ».
Tiré de sa torpeur par les réflexes de la jeune femme, Akim se précipita vers le téléphone mural de la pièce et contacta immédiatement l’infirmerie de secteur.
Éric, incapable de dénicher un moyen de se rendre utile dans la confusion de son esprit, resta planté là, son regard allant anxieusement du vieil homme inconscient à son ami qui expliquait précipitamment la situation au combiné.

« Ça va, annonça soudainement Coralie en plaçant deux doigts sur sa carotide. Il est vivant, il respire.

- Qu’est-ce qu’il a ? demanda Éric.

- Aucune idée, répondit la laborantine. Il est inconscient, et on dirait… On dirait qu’il délire. »

L’assistant-chercheur remarqua en effet à cet instant que leur aîné, les yeux fermement clos, affichait une expression tourmentée et poussait occasionnellement un gémissement plaintif. On aurait pu le croire simplement plongé dans un mauvais rêve, s'il n'y avait pas eu son évanouissement.

Fidèles à leur réputation d’efficacité, les équipes du département médical et du DSI furent sur place quelques dizaines de secondes après l’appel. Un infirmier ausculta la victime tandis qu’un agent interrogeait les trois témoins sur les circonstances du drame. Ces derniers lui expliquèrent qu’Albert était censé travailler sur des échantillons provenant d’un Sûr inoffensif toute la matinée, et ils ne pensaient donc pas que c’était là qu’il fallait chercher la cause de son malaise. À leur connaissance, il ne souffrait pas non plus de problèmes cardiaques ou d’une quelconque autre maladie qui auraient pu l’expliquer.
Quand l’infirmier eut terminé son examen, un autre agent plus gradé lui demanda :

« Alors ?

- Alors pas grand-chose, répondit-il en se grattant la nuque, l’air perplexe. Il a une grosse fièvre et on le dirait en plein délire, mais c’est à peu près tout. Le rythme cardiaque est normal, la respiration est normale, les ganglions sont normaux… Pas d’autres symptômes apparents. On va l’emmener au poste médical et le placer en observation. »

Quelques minutes plus tard, Albert était emporté sur une civière sous le regard inquiet et compatissant de ses trois collègues. Un agent du DSI leur conseilla de garder l’œil ouvert, notamment au cas où ils développeraient des symptômes similaires, puis ils furent à nouveau seuls.
Après un long silence, Coralie lança finalement :

« J’espère que ça va aller pour lui… Ça a beau être un vieux grincheux un peu casse-pied sur les bords, c’est quand même quelqu’un de bien. Il ne mérite pas d’attraper une saleté juste avant la retraite.

- Bah, te fais pas de bile pour rien, lui répondit Akim d’une voix rassurante en posant une main sur son épaule. Tu as entendu le médecin ? Ça doit juste être un coup de chaud, une grippe dans le pire des cas. Dans quelques jours il sera de nouveau sur pieds, vous verrez. »


Albert ne se présenta pas au laboratoire le lendemain, ni les jours suivants. Les trois chercheurs apprirent à l’infirmerie qu’aucun nouveau symptôme ne s’était déclaré et que l’état de leur collègue était stationnaire, mais qu’il n’avait toujours pas repris conscience. On l’avait donc transféré au centre médical d’Aleph pour une prise en charge adaptée et une batterie d’examens destinés à découvrir ce qu’il avait.

Le midi même, à la cafétéria, les trois confrères mangèrent ensemble conformément à leur habitude. Mais au lieu de leurs habituelles conversations légères, ils ne parlèrent que du coma d’Albert. Coralie et Akim se lancèrent très vite dans un véritable ping-pong d'hypothèses de plus en plus farfelues qui lassa rapidement Éric. L'esprit du jeune chercheur commença à voguer librement, ballotté par le brouhaha ambiant qui caractérisait si bien les cantines.
Jusqu’à ce que quelques mots prononcés d’un ton pressant tout près, à sa gauche, n’attirent son attention.

« Alors, c’est une épidémie oui ou non ? »

Intrigué, Éric se tourna légèrement dans cette direction, l’air de rien, et remarqua un gradé du DSI et un docteur en blouse assis l’un face à l’autre à la table voisine, tous deux âgés d’une cinquantaine d’années. C’était le second qui venait de parler, et l’autre lui répondit avec un agacement manifeste :

« Tu fais chier, Gérard, c’est censé rester confidentiel. On veut éviter les inquiétudes inutiles. Je ne devrais même pas t’en parler.

- Tu peux bien me le dire à moi, quand même, non ? répliqua « Gérard », l’air outré. Tu crois vraiment que je vais m’amuser à aller répandre la nouvelle ? »

L’agent parut hésiter un instant, soupira puis marmonna un ton plus bas, au point qu’Éric dû tendre l’oreille pour parvenir à l’entendre :

« Plusieurs nouveaux cas se sont déclarés hier et cette nuit. Toujours les mêmes symptômes : perte de connaissance soudaine, grosse fièvre, du genre quarante degrés, et délire façon vilain cauchemar. Les tests n’ont rien donné pour l’instant, apparemment. Les toubibs sont incapables de dire ce que c’est.

- Merde, c’est un truc de dingue ! éclata un peu trop fort le docteur, ce qui lui valut des regards curieux ou courroucés des personnes attablées à proximité. Des symptômes si simples et on ne sait toujours pas dire de quoi il s’agit… Ça doit être anormal, pas vrai ? »

Le gradé ne répondit pas immédiatement, visiblement tiraillé entre son devoir et son envie d’assouvir la curiosité d’un proche. Finalement, il murmura, cette fois si bas que l’assistant-chercheur dût se pencher imperceptiblement dans leur direction pour comprendre :

« On n’est sûr de rien, mais… Les symptômes, ou plutôt la quasi absence de symptômes, leur uniformité et leur persistance chez tous les patients, la propagation rapide… Ouais, Gérard, cette saloperie est sûrement anormale. »


Deux semaines après la déclaration du patient zéro, la Fondation abandonna officiellement l’idée de cacher l’existence de l’épidémie à son personnel.
À ce stade, tout le monde ou presque avait déjà vu ou entendu parler d’un collègue qui s’était subitement effondré au milieu d’un couloir ou qu’on n’avait jamais pu tirer de son lit un matin, et tout le monde s’était habitué au ballet incessant des brancardiers en combinaisons sanitaires hermétiques. Aussi le département de Désinformation avait décrété que dissimuler la vérité générerait désormais plus de panique que ça n’en éviterait, et la direction n’avait pu que suivre.

On commença alors à voir fleurir sur les panneaux d’informations et dans les sanitaires du site Aleph de petites affiches indiquant les procédures simples à suivre pour contenir la maladie : se laver régulièrement les mains, éviter les contacts superflus avec autrui, se mettre au plus vite à la disposition des équipes médicales en cas d’apparition de symptômes suspects…
On s’était aussi mis à distribuer des centaines de masques en papier, et toutes les procédures antimémétiques possibles et imaginables avaient été testées, sans grand succès jusque-là.
Enfin, une quarantaine stricte avait été instaurée, et on ne pouvait quitter Aleph qu’en cas de force majeure et sur autorisation expresse des Ressources Humaines.

Beaucoup s’accordaient à dire que, vu les circonstances, ces précautions étaient inefficaces, pour ne pas dire ridicules, car la propagation de l'épidémie semblait suivre un schéma totalement erratique où bactéries, microbes et virus restaient sur la touche.
Mais le silence des dirigeants leur semblait plus inquiétant encore que ces gesticulations désespérées. Ils considéraient en effet que ce mutisme sur les causes et la nature du mal ne pouvait vouloir dire que deux choses : soit elles restaient encore complètement obscures et on ne pouvait par conséquent pas y répondre efficacement, soit elles étaient connues mais tellement terribles qu’elles ne pouvaient être contrées ni dévoilées.
La seule chose nouvelle qu’on avait apprise était que la maladie semblait fonctionner par cycles d’une heure, pendant lesquels l’état de malaise du malade semblait s’intensifier progressivement avant de retomber soudainement et d’entamer une nouvelle boucle. Les médecins espéraient y voir un indice qui leur permettrait d’enrayer l’épidémie, mais encore fallait-il parvenir à l’exploiter.

Bien que le mal soit encore très marginalement répandu, cette inquiétude généralisée grandissante et l’inefficacité des autorités à y répondre avait logiquement conduit à une batterie de comportements qui ajoutaient encore à la pesanteur de l'atmosphère : les employés faisaient désormais de larges détours dans les couloirs pour ne pas avoir à croiser un congénère de trop près, on ne se serrait plus la main et on ne se faisait plus la bise, et on évitait les espaces de vie en commun autant que possible.
Résultat, l’ambiance transpirait à présent d’une méfiance malsaine confinant à la paranoïa, qui s’ajoutait à l’impression persistante d’être lancé dans une partie de roulette russe géante à laquelle participaient les milliers d’employés d’Aleph.

Paradoxalement, cet événement qui avait distendu tant de liens avait complètement soudé Éric, Akim et Coralie. Peut-être parce que contrairement à la plupart de leur collègues, leur vision de la maladie ne se basait pas sur des rumeurs qui avaient tendance à en exagérer les symptômes et l’infectiosité, mais sur leur propre expérience.

Cette proximité ne les empêchait pas d’aborder très différemment la situation tous les trois.
Ainsi, Éric se sentait un peu extérieur à l’agitation ambiante, comme un observateur envoyé depuis une planète lointaine pour contempler une catastrophe apocalyptique depuis son vaisseau spatial. Une part de lui, dans son inconscient, se disait peut-être que s’il avait dû être touché, il l’aurait été bien plus tôt, puisqu’il avait côtoyé au plus près l’une des premières victimes. Et puis, la peur n’évitait pas le danger, alors à quoi bon ? Il était comme anesthésié, dans un flou permanent, répétant ses routines quotidiennes sans vraiment y penser.
Akim, lui, se moquait ouvertement de la peur de leurs confrères et de leurs vains efforts pour échapper à l’inévitable. Il n’était pas résigné, loin de là, mais pensait simplement que si une solution devait se présenter, elle viendrait d’en haut, des grands esprits qui constituaient l’élite intellectuelle de la Fondation et donc de l’humanité.
Coralie, enfin, se montrait nettement plus réservée sur le sujet. Elle non plus ne croyait pas à l’efficacité des mesures d’urgence, mais l’omniprésence du mal au quotidien et l’idée d’être potentiellement la prochaine sur la liste n’en semblait pas moins la tarauder. Elle ne riait jamais aux plaisanteries d’Akim sur la question, bien au contraire.

L’opposition entre les deux compagnons d’Éric se cristallisa finalement un soir, au réfectoire. Quand quatre collègues passèrent à côté de leur table, la bouche et le nez soigneusement dissimulés par des masques de protection, le premier lança avec mépris :

« Regardez-moi ça. Il faudra peut-être leur expliquer que c’est pas évident de manger avec un bout de tissu sur la bouche. Vous croyez qu’ils s’étalent aussi des solutions hydro-alcooliques sur tout le corps chaque matin ?

- Les gens ont le droit de se rassurer comme ils peuvent, répliqua sèchement son amie.

- Oh oui, excuse-moi, j’oubliais leur sensibilité, ironisa Akim. Je devrais commencer à vendre des grigris dans les couloirs. Ça aiderait sans doute ces malheureuses âmes en peine à mieux supporter la situation…

- Et alors, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? le coupa Coralie, cette fois avec une colère marquée. On s’assoit tous en rond et on prend les paris sur le prochain à tomber ? Mieux vaut agir que de rester les bras croisés en attendant son tour. »

Le jeune homme croisa les bras et prit un air crâneur :

« Tu as entendu les rumeurs, non ? Même des médecins qui n’avaient été en contact avec des malades qu’en tenues spéciales complètement étanches ont été touchés. Tu crois vraiment que ces p’tits bouts de papier vont sauver qui que ce soit ?

- T’es qu’un con, Akim », lâcha Coralie en se levant précipitamment avant d’emporter son plateau.

Éric esquissa un geste pour la retenir, mais elle s’éloigna de leur tablée en un clin d’œil. Akim parut désarçonné par cette réaction épidermique, mais il parvint à reprendre un air assuré.

« C’est les nerfs, annonça-t-il d’un ton sentencieux. Quand tout ça sera fini, on en reparlera en rigolant.

- Tu crois que ça va s’arrêter bientôt ?

- Évidemment ! On bosse pour la Fondation SCP, je te rappelle ! On a déjà eu affaire à bien pire que ça ! Que ça soit un pathogène ou un mémétique, ils vont trouver la parade en un rien de temps, tu vas voir. »

Le lendemain matin, Akim sombrait dans le coma à son tour.


Un mois après l’apparition du mal, les employés du site Aleph estimaient qu’environ la moitié des leurs avaient sombré dans le coma à cause de la mystérieuse épidémie.

Ils ne pouvaient se fier qu’à leurs propres évaluations approximatives pour arriver à ce nombre, aux couloirs et aux lieux de vie communs étrangement dépeuplés, aux incessants mouvements de personnel destinés à combler les trous laissés par les comateux. On manquait de tout : scientifiques, agents, administratifs, personnel de support, sujets de test. L’organisation autrefois si bien huilée d’Aleph ne semblait plus tenir debout que par l’effet d’un miracle sans cesse renouvelé.

Dans un premier temps, la direction avait fait venir des employés d’autres installations de la branche française, puis d’autres branches, mais ces nouvelles têtes avaient été infectées à leur tour et on n'avait pas pu continuer indéfiniment à jeter du personnel qualifié à la fournaise. Le principal site français de la Fondation tournait donc désormais au ralenti, quasiment livré à lui-même.

Ses occupants avaient encore peur, mais leur peur avait changé de visage. L’agitation frénétique des débuts avait laissé place à une résignation fébrile et angoissée. Ils n’essayaient plus de se protéger de la maladie – ils savaient désormais que c’était inutile – mais se demandaient simplement quand viendrait leur tour.

Le mal, dont personne n'avait encore compris comment il se répandait, donnait l’impression d’avoir pris un malin plaisir à choisir ses cibles pour tous les convaincre que rien ne les sauverait.
Il y avait d’abord eu la hiérarchie : Bruce Garrett, le directeur du site Aleph, avait été atteint malgré les innombrables protections de toutes natures qui l’entouraient. Il avait été remplacé au pied levé par son adjoint, lequel avait été atteint à son tour avant d’être remplacé par le directeur du site Zayin, Geoffrey Doyles, qui avait dès son entrée en fonction considérablement renforcé les mesures de quarantaine. Son mode de pensée plus martial n’avait rien arrangé.

Et puis il y avait les anormaux, dont les gens avaient instinctivement eu tendance à croire qu’ils résisteraient mieux au phénomène. Enfin, jusqu'à ce qu'une anecdote, qui aurait pu faire rire dans un autre contexte, commence à circuler : au cours d’une ronde, un agent avait trébuché sur un tas de vêtements au détour d’un couloir, avant de comprendre que c'était le docteur Kaze, étalé de tout son long sur le sol, marmonnant et le front brûlant de fièvre.
D’autres n'avaient pas tardé à suivre. Quand, un beau jour, l’immortel docteur Grym n’avait pas émergé après une soirée particulièrement arrosée, une vague de désespoir supplémentaire s’était abattue sur le site.

Mais, contre toute attente, il y eut pire. Les employés virent en effet un beau jour Jean-Pierre Pernaut annoncer au journal de treize heures que des centaines de personnes à travers tout l’Hexagone souffraient de symptômes étranges que les experts attribuaient à une intoxication alimentaire massive attribuable à une marque de pâte à tartiner bien connue. Le Département de la Censure et de la Désinformation, touché de plein fouet par la crise, n’avait pu que bricoler et répandre cette explication plus ou moins plausible, à défaut de réussir à camoufler complètement le phénomène.
Les apparences étaient sauves pour le monde extérieur, mais le personnel de la Fondation savait à présent qu’il était en train d’échouer dans sa mission primordiale de préservation de la normalité, et que leurs proches au-dehors risquaient maintenant aussi d’être touchés.

Éric ne savait plus quoi faire. Plus que jamais, il se sentait plongé dans une brume impénétrable, ballotté par les événements sans que son cerveau ne parvienne à en saisir toute la gravité. La seule chose qui parvenait encore à lui éclaircir l’esprit, c’était le soutien qu’il s’était juré d’apporter à Coralie jusqu’au bout.

La jeune femme ne s’était toujours pas remise de l’infection d’Akim. Elle se sentait coupable parce que ses derniers mots pour lui avaient été durs. Éric la voyait régulièrement, le regard perdu dans le vide, prisonnière de la fatalité. Il essayait tant bien que mal de lui changer les idées, mais la maladie était partout, incrustée dans leur quotidien comme une crasse indélébile, et ses maigres tentatives n’amenaient que des résultats dérisoires. Comme toutes celles qui essayaient désespérément d'enrayer les effets dévastateurs de l'épidémie.

Un jour, il se mit en quête de nouvelles qui pourraient illuminer un peu la journée de sa consœur. Il tomba par hasard sur un maître-chien du DSI qu’il avait brièvement côtoyé pendant sa formation sur Samech et qui semblait disposé aux confidences.
C’était idéal, parce que les agents du DSI étaient généralement en première ligne pour maintenir l'ordre et que leur sens de la discipline leur attirait plus facilement la confiance de la hiérarchie. Ils étaient donc mieux informés que la plupart de leurs collègues d’un niveau d’accréditation similaire.

« C’est la merde, annonça de but en blanc l’agent quand il l’eut interrogé. Plus rien ne tient la route, les effectifs fondent comme neige au soleil tous les jours, et les blousards sont infoutus d’expliquer de quoi il s’agit, alors de là à trouver un remède… La seule bonne nouvelle, si on peut dire, c’est que les skips sont touchés aussi, donc on est relativement tranquille niveau ruptures de confinement. »

C’était encore pire que ce que le laborantin imaginait.

« Personne n’est immunisé ? demanda-t-il avec anxiété.

- Tu déconnes ? répondit le maître-chien, l’air profondément blasé, comme s’il avait épuisé ses ultimes réserves d’inquiétude et d’empathie depuis longtemps. Y’a des rumeurs qui tournent. ‘Paraît qu’un O5 est dans le coma, peut-être plusieurs. J’ai des camarades qui affirment que des grands pontes de plusieurs groupes d’intérêts hostiles se sont rendus à la Fonda, juste dans l’espoir qu’on ait un antidote sous la main… Tu parles s’ils ont été déçus du voyage !

- Même les O5 ? Mais alors…

- Je crois qu’on est cuits, mon gars. Même les animaux, tu t'rends compte ? J’ai eu du pot, mon chien va bien pour l’instant, mais c’est pas le cas pour tous mes confrères. À mon humble avis, si tu as des affaires en souffrance à régler avant le grand départ, c’est le moment. »

L’assistant-chercheur sortit de cette conversation sans la moindre bonne nouvelle à annoncer à son amie. Il préféra lui taire ce qu'il avait appris : elle n'avait pas besoin d'entendre ça.
Quand il se coucha dans son lit, ce soir-là, il sentit pour la première fois l’étreinte glacée du désespoir lui enserrer véritablement la poitrine.


Sept semaines jour pour jour après qu’Albert fut tombé, il restait une centaine de personnes debout au site Aleph. Les rescapés parvenaient enfin à tenir parfaitement les comptes parce qu’ils se réunissaient tous les soirs dans la cafétéria pour savoir qui restait à la fin de chaque journée.

C’était la fin du monde, et ils le savaient. Un scénario de classe K qui n’impliquait pas d’explosions de têtes nucléaires ou de monstres géants assoiffés de sang lâchés dans leurs couloirs.
Il n’y avait pas d’issue : ceux qui auraient pu trouver une solution avaient sombré depuis longtemps, ceux qui restaient s’en savaient incapables. On avait même cru un moment qu’il s’agissait de la fameuse pestilence évoquée par SCP-049 et qu’il pourrait y apporter un quelconque remède, avant que le médecin de peste ne tombe à son tour. Comme les autres.

Ils n’avaient plus vraiment peur, maintenant. Certains d’entre eux auraient même préféré partir avant pour ne pas avoir à subir l’interminable attente à l'issue désormais bien connue.

Éric Cattel était parmi eux, sans trop savoir pourquoi ni comment. Pas Coralie. Elle s’était affalée sur sa table au milieu d'un repas quelques jours auparavant. Le laborantin avait cru une minute qu’elle s’était simplement endormie, car elle avait des nuits de plus en plus agitées, mais la fièvre et les murmures incohérents n’avaient pas mis longtemps à laminer ses quelques espoirs.

Il ne s'expliquait pas qu'il ait tenu aussi longtemps. Simple jeu des probabilités ? Son esprit cartésien tendait vers cette explication, mais il ne parvenait pas à s’en satisfaire pleinement. Quelle importance de toute façon ? Le sort qui l’attendait restait le même.

Au vu du rythme de propagation du mal, les derniers rescapés d’Aleph considéraient que ce serait leur dernière nuit. Les plus hauts gradés qui restaient, un scientifique de rang intermédiaire du département de Recherche et un officier de FIM, discutaient dans un coin avec quelques autres de la marche à suivre.
Qu’espéraient-ils prévoir au juste ? Fallait-il couper le courant, l’eau et le gaz quand on s’apprêtait à disparaître en tant qu’espèce ? Laisser un petit message d’encouragement à la potentielle forme de vie intelligente qui vous remplacerait ?

Ils se fendirent finalement d’un petit discours dans lequel ils remercièrent les employés restants de leur courage et de leur droiture dans l’adversité. C’était complètement inutile, tout le monde en était conscient, mais sans doute aurait-il été dommage de partir sans quelques mots de conclusion. Deux personnes s’effondrèrent pendant leur allocution. On réagit à peine. Quand ce fut fini, tout le monde fut prié de regagner son appartement pour la nuit.

Le lendemain, Éric se réveilla.

Il ouvrit les yeux. La lumière crue du soleil l’aveugla. Il avait oublié de fermer ses volets la veille. Il n’était même pas censé se réveiller, après tout. Il se redressa dans son lit, tâta son front. Sa température lui parut normale. Il s’habilla en vitesse et sortit dans le couloir.

On avait regroupé tous les rescapés dans le même immeuble résidentiel, son voisin le plus proche n’habitait que deux chambres plus loin. Un spécialiste du confinement d’origine vietnamienne, plutôt renfermé. Il se dirigea vers son appartement.

Les portes n’étaient plus verrouillées depuis longtemps pour faciliter la collecte des malades. Il entra. Le spécialiste était couché dans son lit, en caleçon et t-shirt. Yeux clos, paroles incohérentes, front brûlant.

Éric parcourut tous les étages, mais aucun de leurs occupants n’était encore conscient. Il ne pouvait pas croire qu’il était le seul qui restait. Il se dirigea vers la cafétéria où devait avoir lieu l’appel du matin.

Il fut le seul à s’y présenter.

Il était encore tôt. Sept heures trente, l’appel se faisait à huit heures. Il décida d’attendre.

Sept heures quarante-cinq, il était encore seul.

Huit heures, toujours personne.

Huit heures quinze, il tomba à genoux et commença à pleurer sans pouvoir se contrôler. Ça n’était pas possible.
Ça n’était pas possible.

Il se leva, partit à la recherche de quelqu’un, n’importe qui. Il ne trouva personne. La radio ainsi que la télévision restèrent silencieux quand il les alluma. Il était seul au monde.

Pourquoi son tour ne venait pas ? Pourquoi tous les autres et pas lui ? Devait-il juste attendre un peu ? Ça n’avait aucun sens. Il voulait sombrer. Il voulait bien être assailli par les visions les plus cauchemardesques si ça lui permettait de ne pas rester seul.

Pourquoi lui ?


Éric Cattel travaillait sur sa paillasse quand le premier cas se déclara.

Ce jour-là, il étudiait au microscope des échantillons sanguins provenant d’un skip récemment confiné. Le sang était presque aussi passionnant que la créature sur laquelle on l’avait prélevé : l’assistant-chercheur le voyait s’animer, réagir à ses stimuli tel un être vivant doté d’une conscience propre. Chaque expérience l’amenait à un résultat différent, et ce qui était d’ordinaire une corvée routinière le ramenait pour une fois à l’époque adorée où il expérimentait avec le kit de petit chimiste offert par son grand-père. Celui auquel il devait d'avoir consacré sa vie à la science.


Le docteur Soko avança vers le lit d’hôpital, accompagné de sa confrère, le docteur Galletier, de deux infirmiers et du chef de service. Son regard s’attarda quelques secondes sur le pâle visage qui émergeait des couvertures, celui d’un jeune homme d’un peu plus de vingt ans aux cheveux châtains, puis il jeta un œil au nom figurant sur le dossier qu’on lui tendait : Éric Cattel

« Alors, qu’avons-nous là ? demanda la sommité en matière de pathologies anormales tout en parcourant la liasse de documents de façon plus approfondie.

- Un jeune assistant-chercheur dont la santé avait été très bonne jusque-là, répondit le chef de service. Forte fièvre, jamais descendue en-dessous de 39 degrés depuis qu’on l’a amené. État comateux, aucune réponse aux stimuli extérieurs. Pas le moindre signe d’amélioration depuis une semaine…

- Et ces fameux « cycles » évoqués dans son bilan ?

- Eh bien, comme vous le voyez, il semble être victime de visions pour le moins désagréables. Nous avons remarqué qu’elles semblaient être de plus en plus dérangeantes au fil du temps, sur un laps de temps d'une heure. Puis il revient subitement à un état de sérénité quasi-parfaite, avant que le « cycle » reprenne à nouveau pour une nouvelle heure, et ainsi de suite.

- Je vois… murmura le docteur Soko. Je crains qu'il puisse s'agir d'une forme primaire de mémétique. »

Il procéda à quelques examens de routine tout en continuant à interroger son interlocuteur :

« Dans quelles circonstances exactes les symptômes se sont-ils manifestés ?

- Le patient étudiait les fameux échantillons sanguins mis en cause. On les croyait inoffensifs, mais les tests réalisés depuis ont démontré que ces symptômes pouvaient se manifester chez les êtres vivants exposés lorsque certaines conditions ayant trait à la température ambiante et à la pression atmosphérique étaient réunies.

- Hmmm… Et j’imagine qu’aucune des réponses habituelles n’a amené de résultat.

- Non, en effet.

- Inquiétant. Très inquiétant. Dans des situations comme celle-ci il peut être extrêmement difficile, voire impossible de déterminer la nature exacte du déclencheur interne et donc d'apporter une réponse appropriée. Ce malheureux garçon pourrait bien passer un très long moment dans cet état, j'en ai peur. »

Le docteur se redressa et jeta un regard contrit à sa collègue, qui avait assisté à la scène en silence en prenant quelques notes.

« J’imagine que nous pouvons au moins nous estimer heureux qu'il ait été le seul touché, vu les circonstances. Vous imaginez si cette chose avait été contagieuse ? »

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License