Hors cadre

Van Turner jeta un coup d'œil à sa montre. Devant lui, 13 écrans éteints, tous servant à réfléchir son visage. Dans tous, il se vit froncer les sourcils. Il se demanda s'il y avait un endroit où au moins une de ces réflexions souriait.

Un par un, les écrans s'allumaient. Un chiffre romain apparut sur chacun d'entre eux. De I à XIII. Le directeur ajusta sa cravate et but une petite gorgée d'eau avant de s'éclaircir la voix.

« Vous pouvez commencer si vous êtes prêt, monsieur le directeur. », se fit entendre une voix de femme depuis l'écran III.

« Merci, répondit Van Turner. Je suis reconnaissant à chacun d'entre vous pour le temps que vous prenez à m'écouter et ai conscience que vous êtes bien embesognés. À l'heure qu'il est, vous avez du recevoir ma nouvelle proposition… »


Les hangars de stockage d'objets anormaux des installations les plus grandes, comme le Site-19 ou le Site-77, étaient immenses. De gigantesques salles rappelant la scène finale des Aventuriers de l'arche perdue étaient remplies du sol au plafond avec les anomalies les plus banales sur lesquelles les agents de terrain de troupe tombaient depuis des siècles d'enquêtes.

C'était maintenant au Département de Photographie de tout passer en revue et de mettre à jour toutes leurs photos.

Ou du moins c'était censé être la prochaine tâche. Le tireur qui avait pris en chasse le photographe Joseph Goldman à travers une section particulièrement mal éclairée, tortueuse et notamment abandonnée de cet espace caverneux semblait en avoir décidé autrement.

Bifurquant, l'homme corpulent jeta plusieurs boîtes par terre derrière lui, haletant alors qu'il continuait sa course. Des bruits de carnaval envahirent l'endroit quand le couvercle d'une des boîtes tomba et répandit le contenu de cette dernière.

« Où est la putain de sortie ? » se dit Joseph, regardant par-dessus son épaule alors que le tireur enjambait les boîtes et enleva avec précaution des confettis qui étaient sur son revers. « Sécurité ! SÉCURITÉ !!! »


« J'ai déjà entendu des propositions improbables depuis que j'officie, dit l'écran IX, mais peu d'entre elles préconisaient de faire une coupe de presque 75 % des membres du personnel d'un département entier de la Fondation. Directeur Van Turner, j'espère que vous êtes bien conscient d'à quel point le Département de Photographie est institutionnel à une organisation qui dépend entièrement sur des documents précis. »

« Cela ne m'a pas échappé, pouffa Van Turner. Mais les temps changent, mes amis. Il y a bien moins de chevaux dans le monde qu'il y en avait en 1901. Tel le monde qui a évolué pour s'adapter aux automobiles, nous devons évoluer pour nous conformer aux nouvelles natures de notre base de données. De manière générale, la vaste majorité des entrées dans notre base de données ne contient aucune photo des anomalies qu'elles décrivent. J'affirmerais même que plus de la moitié des entrées qui en ont ne seraient pas affectées si l'on enlevait ces images. »

« Dans quel but, directeur ? » demanda l'écran II.

Van Turner sourit.

« Pour la sécurité, bien sûr. Dois-je vous rappeler l'incident 423-32 ? Ou peut-être de l'incident 4560-12. Encore et encore, l'utilisation de la photographie dans notre documentation a servi comme vecteur pour des brèches de confinement. Pour être franc, des vies sont perdues. Avec la restructuration que je propose pour le Département de Photographie, nous chercherions à réduire ce nombre à zéro… »


« C'est une blague… »

Joseph observa l'impasse devant lui. Trois hautes colonnes d'étagères, toutes couvertes de boîtes et d'étuis, l'encerclaient, écourtant son chemin simple vers une partie moins hostile de l'installation. Il regarda une nouvelle fois par-dessus son épaule. Le tireur tournait à l'angle, levant son pistolet silencieux alors qu'il le pointait sur une cible facile.

Joseph se retourna et plaça le viseur de son appareil photo sur son œil.


« Avec tout votre respect, directeur, votre proposition semble au mieux servir un bénéfice douteux, au pire être de l'auto-sabotage, soupira l'écran X. Dans le cadre de nos fonctions, une documentation photographique précise est cruciale. Handicaper les individus portant ce fardeau desservirait assez notre mission globale. Pour la Fondation, une image vaut souvent bien plus que 1000 mots. »

« Je suis navré que vous le voyez ainsi, » répondit Van Turner.

« Je pense que nous avons assez débattu sur ce sujet, intervint l'écran III. Il est temps que nous soumettions cela à un vote. »


La dépouille de Joseph Goldman se vidait de son sang sur le sol de béton, plusieurs balles ayant transpercé son buste et s'étant encastrées dans les boîtes derrière lui. L'objectif de son appareil s'est brisé dans la chute, une mosaïque de verre brisé s'éparpillant depuis le point d'impact. Le tireur enleva silencieusement la carte SD de l'appareil et le remplaça avec la sienne, avant de remettre doucement l'appareil là où il avait atterri.

Avec un hochement de la tête satisfait, le tireur mit sa main dans son sac à dos et plaça alors une petite boîte de stockage d'objet anormal réglementaire de la Fondation sur le sol, près du cadavre de Joseph, s'assurant minutieusement qu'elle était discrètement renversée de telle façon à ce que le contenu pouvait s'en répandre et sembler dispersé. Le contenu en question était un ensemble de treize sculptures en quartz représentant des chevaliers sur leurs montures.

Le tireur recula alors et sortit une petite lampe de poche, s'assurant qu'elle était inclinée de telle manière afin que la lumière rebondisse sur l'une des sculptures jusqu'à atteindre la main de Joseph. Il y eut un petit clic et un faible bourdonnement, suivis du bruit du sable passant au tamis. La dépouille de Joseph Goldman venait de se changer en quartz massif. Même la flaque de sang qui s'était lentement étendue autour du cadavre bedonnant s'était métamorphosée en une quantité identique de sable.

Avec un nouveau hochement de tête satisfait, le tireur sortit un téléphone et envoya un message.

Mission accomplie.


Les écrans I à XIII s'éteignirent l'un après l'autre. Van Turner se retrouvait de nouveau en compagnie de sa propre réflexion en treize exemplaires, chacun affichant le même sourire déçu.

« Cinq contre huit, il soupira. Plus que la dernière fois. On réduira ça. Il faut juste continuer d'essayer. »

Le directeur sentit une petite vibration dans sa poche et en sortit silencieusement son téléphone.

Mission accomplie.

Le sourire de Van Turner devint narquois.

« Il faut juste continuer d'essayer. »


CENTRE : Horizon scintillant

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