Oubli à Yod

Être à la tête du Département de Sécurité d'un Site de la Fondation n'était jamais une chose aisée. À plus forte raison quand le Site en question était rempli de prédateurs que qualifier de "mortels" relevait de l'euphémisme. Et Denis Basen s'acquittait de sa tâche sans défaillir. Il avait vu passer des brèches de confinement, des hommes honnêtes et droits se sacrifier pour sauvegarder la Normalité à l'extérieur. Et il savait bien que s'il n'en faisait pas encore partie, c'était uniquement parce qu'il ne s'était pas encore retrouvé être la personne sur place pour le faire. Sa position y jouait certes un rôle en le maintenant, comme en ce moment, dans son bureau et pas sur le terrain, plus souvent que les autres agents.

Depuis son entrée à la tête du Département de Sécurité du Site-Yod, l'agent avait dû faire des sacrifices. C'était impossible à éviter complètement ici, aussi il s'évertuait à en réduire le nombre autant que possible. Et il ne pouvait s'empêcher de ressentir une petite fierté à la pensée des vies qu'il avait pu sauver depuis qu'il avait pris cette responsabilité.
Cependant, sa position avait aussi des points noirs pour le moral et en particulier trois d'entre eux. Le premier était de devoir sacrifier des hommes pour retenir une créature le temps que l'armement nécessaire puisse être déployé. Il avait beau s'être endurci avec le temps, il considérait toujours cela comme une défaite. Le deuxième était de devoir annoncer la mort de ses hommes à leur famille sans être capable de montrer leur corps, rendus méconnaissables s'ils étaient chanceux. Quant au troisième…

La porte de son bureau s'ouvrit violemment, ce qui le fit mettre la main sur son arme par réflexe. Il la lâcha en voyant un de ses hommes rentrer dans la pièce éclairée par la fenêtre latérale, son secrétaire semblant vouloir le retenir.

"Vous n'avez pas le droit d'entrer comme ça !

— Laissez Edward. Je m'en occupe. Fermez la porte je vous prie."

Le secrétaire s'excusa et sortit en suivant les consignes de son supérieur, laissant le directeur seul avec l'homme venu le chercher.

"Vous nous devez des explications, chef !

— Avant toute chose, asseyez-vous Philippe. Et expliquez-moi pourquoi vous avez voulu défoncer cette porte."

Basen mettait un point d'honneur à connaitre le nom et les conditions d'entrée de chacun des hommes qu'il avait à son service. Et pendant que l'invité prenait place de l'autre côté de son bureau, il se remémora le CV de ce dernier. Philippe Vasic, ancien militaire de l'opération Sangaris, officiellement réformé il y a cinq ans pour troubles comportementaux. Officieusement recruté par la Fondation suite à un incident en Centrafrique impliquant un plieur de réalité, ce qui lui a donné une tendance paranoïaque qui pouvait s'avérer utile ici.

"Bien, discutons calmement. Et dites-moi la raison de votre présence ici.

— Vous le savez ! Il y a eu une brèche de confinement hier ou dans les jours qui précèdent, avec des morts. Mais curieusement, personne ne s'en souvient !

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?"

Vasic sortit son arme et en montra le manche. Celui-ci était recouvert d'un grip marqué par six encoches bien visibles.

"À chaque fois que l'alarme sonne, à chaque putain de fois que cette foutue alarme sonne, je fais une marque pour être sûr de m'en rappeler. Et depuis la dernière fois que j'ai changé ce grip, les registres ne marquent que cinq brèches. Cinq, pas six ! Et j'ai vérifié deux fois !

— Et ? Nous n'enregistrons pas les exercices. Et l'alarme sonne pendant les exercices.

— Je note la date des exercices justement parce qu'ils ne sont pas enregistrés. Et il n'y en a pas eu dans cette période. Donc il y a eu une brèche non enregistrée. Et elle doit être récente, sinon je l'aurais remarqué avant. Et si vous le cachez, c'est qu'il y a eu des morts. Si vous tenez réellement à notre sécurité, nous devons le savoir ! Aucun de nous ne veut d'amnésiques contre son gré !"

Vasic s'était avancé sur sa chaise en parlant et commençait à hausser le ton. De son côté, le directeur de la Sécurité restait impassible.

"Vous partez du principe que vous n'avez pas fait d'erreur en marquant votre arme pour affirmer ça.

— Et il y a des emplacements vides dans le tableau des rondes de la semaine. Comme des noms qui ont disparu. Comme des noms que l'on a oubliés ! Les victimes de cette brèche que l'on a oubliées !

— En admettant que cela soit vrai, je dis bien en admettant, qu'est-ce qui vous fait penser que je n'aurais pas oublié aussi ?

— Vous foutez pas de moi ! Vous êtes le directeur de la Sécurité ! C'est votre rôle d'éviter que les brèches ne se produisent ou reproduisent. Comment vous pourriez faire ça si vous oubliez une brèche dans son entièreté ? Je veux bien admettre que Earl vous force à faire ça, mais ne me faites pas gober que vous avez oublié aussi !"

Une alerte sur son ordinateur attira le regard de Basen. Un message du Département de la Sécurité Intérieure, co-signé par Delesque. Il prit rapidement connaissance du message, avant de repousser sa chaise contre le mur derrière lui. Il se pencha ensuite vers son interlocuteur et le regarda fixement.

"Bon, vous voulez tout savoir ? Soit. Alors vous la fermez et vous écoutez."

Le ton du directeur, alors jusque là cordial et accueillant, venait de changer du tout au tout. Sec, direct, presque froid. Vasic se redressa sur son siège, rangea son arme et se tint silencieux.

"Bien ! Vous connaissez 062-FR ?

— Le Prédateur ? Celui avec des procédures tellem…

— Oui, celui-là. Vous avez raison, il y a eu une brèche de confinement. Hier pour être précis. Cette bestiole s'est échappée de sa cellule via sa trappe de ravitaillement, restée ouverte trop longtemps. Il y a eu six victimes. Quatre agents : Howard McGannel, Pierre Mourri, Stéphanie Lebel et Viviane Farrié. Et deux scientifiques : Didier Toubé et Josiane Choisi.

— Vous avez les noms de ch…"

Basen ignora superbement l'interruption.

"J'ai vu les corps de chacun d'entre eux. Tués avec précision et sauvagerie avant que la Delta-4 ne parvienne à le piéger à nouveau dans sa cellule. Il n'est pas surveillé avec insistance pour rien. Parce que c'est impossible d'utiliser un schéma prédéfini contre lui. Chaque intervention contre lui est unique et ne pas avoir les réflexes acquis lors des interventions précédentes peut sauver des vies. Mais ce n'est pas pour ça que l'on a fait oublier cet évènement tragique."

L'agent s’apprêtait à dire quelque chose, mais au vu du résultat de sa dernière intervention, il préféra se raviser.

"Josiane Choisi. Une des deux scientifiques tuées. Accréditation de Niveau Général 3, avec un accès 4 pour le projet SCP-062-FR. C'est sa carte d'accès et ses données biologiques qui ont déverrouillé la trappe de ravitaillement du Prédateur et son corps a été retrouvé à proximité. Tout porte à croire qu'elle fut sa première victime après avoir ouvert la cellule. Mais il y avait des blessures apparentes qui ne correspondaient pas au mode opératoire de la créature observé durant sa tentative de fuite. J'ai demandé une autopsie plus poussée."

Le directeur resta silencieux quelques instants. Et il ne reprit la parole que lorsque son invité inspira pour parler, le coupant dans son élan.

"Sans surprise, la plupart des blessures apparentes venaient bien du Prédateur. Mais il y en a une, qui à elle seule était mortelle en l'absence de soin, qui était différente. Trop profonde pour correspondre aux griffes de la bestiole dans son état actuel. Une blessure par lame. La vérification a été faite, cela pourrait correspondre aux couteaux de combat de chaque agent ici."

Vasic resta interloqué un moment.

"Vous insinuez que…

— Je n'insinue absolument rien. J'affirme. Parmi le personnel du Site-Yod, il y a un traître qui a provoqué cette brèche, tuant directement un chercheur et indirectement cinq autres personnes. L'amnésie générale, c'est pour nous permettre d'enquêter directement.

— Nous ?

— Le DSI, ainsi que la directrice Earl, le spécialiste Delesque, l'agent Yunis et moi-même. La Delta-4 ne fut pas amnésiée car ils étaient tous en manœuvre d'entrainement lors de la brèche sous la surveillance du commandant Blake ou de l'agent Vaganey. De fait, nous savons que nous avons également amnésié le coupable. Nous n'avons, fort heureusement, pas besoin d'aveux pour le confondre."

Le directeur se leva et fit lentement le tour de son bureau en gardant son regard droit sur l'agent invité.

"Vous êtes au courant naturellement que chaque carte d'accès comporte un dispositif de localisation. Cela permet de mieux gérer les déplacements du personnel en cas de brèche de confinement. Évidemment, le traître n'a pas conservé sa carte avec lui, nous ne pouvons pas le trouver de cette manière. Et il n'est pas reconnaissable sur les caméras de surveillance. Il connaissait leur emplacement et s'arrangeait pour ne pas être immédiatement reconnaissable. Nous aurions quand même fini par l'identifier, mais cela aurait pris du temps."

Basen arriva face à Vasic et s'appuya sur son bureau, tout en conservant le regard fixé sur lui.

"Chaque ouverture de cellule de confinement, que ce soit pour des tests, de la maintenance, l'application des procédures ou, comme ici, une brèche provoquée, entraine un marquage sur les personnes à proximité. Un marquage unique, invisible et détectable uniquement avec du matériel spécifique. Cette information n'est connue que de quelques personnes sur le Site. Ceux de Niveau 5-Yod précisément.

— Pourquoi m'en parlez-vous alors ? Cela ne risque pas de gêner l'enquête ? Plus de personnes au courant veut dire plus de personnes susceptibles de lâcher l'information au traître non ?"

Le responsable de la sécurité ne termina pas tout de suite. La troisième chose qu'il détestait dans ses responsabilités était ce genre de situation.

"L'enquête est déjà terminée. Nous avons le nom du coupable."

La porte du bureau s'ouvrit brutalement, attirant le regard de Vasic. Deux gardes de la Sécurité rentrèrent et se dirigèrent immédiatement vers eux. Le traître commença à se redresser pour se défendre, mais Basen engagea la lutte contre lui en basculant la chaise. Le directeur finit par avoir le dessus avec l'aide des agents arrivés en renfort et récupéra l'arme dans le holster de Vasic.

"Vous n'en aurez plus besoin."

Basen attendit que les gardes passent les menottes à leur nouveau prisonnier avant de le mettre à genou, puis il retourna à sa place. Il replaça son siège à sa position habituelle et fixa son ancien subordonné. Sa voix était presque tranchante quand il s'adressa à lui.

"Je ne vous retiendrai pas longtemps, Vasic. Vous allez avoir du temps pour répondre à toutes les questions. Mais avant, donnez moi la réponse à celle-ci. Qui ?"

L'interpellé demeura silencieux, son regard foudroyant fixé sur celui qui l'avait neutralisé.

"Le Prédateur ne correspond pas au profil qui pourrait intéresser la Bibliothèque, à moins que ce ne soit pour faire diversion. Mais ni vous ni personne ne s'est approché des autres cellules. Cela ne ressemble pas non plus aux méthodes de SAPHIR, trop sauvage. Vous êtes ici depuis bien trop longtemps pour être au service de Primordial, trop long pour un contrat. Division P ? Non, vous n'avez pas le profil de leurs agents. L’Insurrection ? Némo ?"

Aucune réaction de l'intéressé. Basen resta songeur un moment. Puis il se rappela les conditions du recrutement de l'agent Vasic. L'opération Sangaris. Sans trop y croire, il émit une nouvelle proposition.

"La Coalition ?"

À l'annonce de l'organisation, bien que le prisonnier reste silencieux, il se redressa très légèrement, trahissant la justesse du raisonnement.

"La CMO donc… Pourquoi ?

— Vous êtes donc toujours aussi obtus…"

La réponse de l'infiltré sembla surprendre les agents qui le maintenaient à genoux, ne s'attendant pas à une réponse.

"Vous avez déployé des moyens importants pour le capturer vivant, alors que vous auriez pu simplement le tuer. Vous déclarez vouloir protéger le monde, mais vous prenez des risques permanents pour maintenir ces monstruosités enfermées au lieu de régler définitivement le problème. Ne me demandez pas ce qui s'est passé précisément et pourquoi je n'ai pas pu tuer ou tenter de tuer ce truc, vous savez bien que je ne pourrais pas vous répondre. Aujourd'hui, le plus grand danger n'est plus dehors, mais chez vous.

— J'en ai assez entendu. Emmenez-le aux agents du DSI, c'est à eux de finir cette enquête."

Les geôliers saluèrent le directeur et emmenèrent sans ménagement leur prisonnier, laissant entrer le secrétaire une fois ceux-ci partis.

"Pour une fois que ce système d'alarme est utilisé, il faut que ce soit en pareilles circonstances.

— Il n'y a pas vraiment d'autres situations où cette alarme est utile, Edward. Je préfère toujours qu'elle reste silencieuse en dehors des exercices.

— Quand j'ai vu que vous la mainteniez, j'ai pris l'initiative de prévenir les agents en chemin que cela n'était pas un exercice.

— Vous avez bien fait. Maintenant, laissez-moi, je dois prévenir la directrice qu'il a été arrêté."

Le secrétaire retourna à sa place et ferma la porte, pendant que Basen soupirait et s'affaira à sa tâche. Tout d'abord, remercier le DSI pour la rapidité de son investigation. Ensuite, la partie la plus ennuyeuse, signaler la situation pour qu'elle soit rapportée en haut-lieu. Il s'imaginait déjà devoir répondre à comment la situation avait pu se présenter, comment la CMO avait pu infiltrer un de ses agents dans leurs rangs… L’Insurrection, ils avaient l'habitude. SAPHIR, ce n'était plus si inhabituel que cela et tout le monde savait les gérer. Mais la Coalition… À sa connaissance, les infiltrations de longue durée n'étaient pas dans leurs habitudes. Si la Coalition commençait à utiliser ces méthodes, ça ferait plus d'ennemis à surveiller au quotidien. Cela n'allait pas arranger la paranoïa de ses équipes…

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