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Crédits
Titre original : Ostaggio
Auteur : Aryobarzane does not match any existing user name
Date de publication : 8 juin 2020
Traducteur : Aryobarzane does not match any existing user name
- Chapitre 1 : Capture
- Chapitre 2 : Agonie
- Chapitre 3 : Un soutien improbable
- Chapitre 4 : Soulagement
La nuit est noire, les nuages cachent les étoiles. Alberto et moi ne voyons rien et nous sommes obligés d’utiliser les lampes torches, l’idéal pour être repérés. Et nous ne sommes que deux, j’aurais préféré qu’on soit plus que ça, je n’ai pas envie d’être tué ou capturé
L’usine est abandonnée depuis des années, un complexe industriel parfait pour du trafic d’animaux : grand, inquiétant, terrifiant. Après des mois d’investigation, nos supérieurs ont décidé de mettre un terme à cette affaire et ont envoyé leur meilleur élément pour explorer cette usine.
Cet élément ce n’est pas moi, c’est Alberto, l’agent le plus expérimenté de notre unité.
Et moi ?
Je suis le bleu, celui qui n’a rien demandé, encore moins d’aller en mission nocturne sans un minimum de protection.
— Viens, dépêche-toi ! me dit-il à voix basse.
Je commence à courir, essayant de ne pas faire trop de bruit. J’ai peur. Ce n’est pas une mission qu’ils auraient dû me donner tout de suite. Nous ne savons pas qui sont ces gens, nous ne savons pas à quel point ils peuvent être hostiles, c’est trop tôt pour tout ça.
— J’ai un mauvais pressentiment, Alberto. Un très mauvais pressentiment.
— Moi aussi, Leonardo. On devrait demander des renforts.
Depuis qu’on est arrivés, j’ai envie de rentrer. Retourner auprès de ma femme et de ma fille et attendre tranquillement la naissance imminente de notre deuxième enfant. Il serait mieux qu’on revienne ici quand il fera jour.
Un cri nous fait sursauter. Ce n’est pas un cri animal, c’est un truc que je ne connais pas. Le cri d’un monstre, suivi de hurlements humains.
— C’est quoi comme genre d’animal ?
Alberto secoue la tête.
— Je ne sais pas, mais des fois il ne faut pas tenter le diable. Retournons à la voiture et demandons des renforts.
Une excellente idée que j’accepte sans protester. Toujours en essayant de ne pas faire de bruit, nous nous éloignons de cette usine, de ces bandits, de ce monstre. Je ne veux plus jamais avoir à faire avec cette usine, ils enverront d’autres agents. Nous avançons. La voiture n’est pas loin, on va y arriver.
On va y arriv-
C’est comme si j’avais du sable dans la bouche. J’ai soif, tellement soif… Je veux boire. J’ai mal à la tête et au coup, je n’arrive même pas à ouvrir les yeux. Je me sens étourdi, comme si j’avais pris un coup dans la tête. Et je me sens surveillé.
C’est peut-être vrai ? Peut-être que je suis vraiment surveillé ?
Je ne me rappelle pas…
Oh, ma tête…
J’essaie de me faire un massage du cou, mais quelque chose ne retient. Je ne peux pas bouger. J’entends un bruit de chaînes.
Je suis attaché sur une chaise ? Oh putain, j’ai été capturé !
Où es-tu, Alberto ?
J’entends des voix. J’ai trop mal au cou pour tourner la tête. Je suis surveillé, j’en suis certain. Ils m’ont capturé, ils nous ont attrapés et assommés, j’étais dehors et maintenant je suis là, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Alberto ? T’es où ?
Une lumière faible et des formes humaines dans le noir. Ils sont au moins dix, tous des hommes, costauds, vêtus de noir. J’arrive à les voir malgré tout. Ou plutôt, je les distingue, je ne peux pas dire que je les vois. Ils me surveillent, attendant que je réagisse. Ce sont les mêmes qui nous ont attaqués ? Les mêmes qui nous ont capturés ?
— Ah, tu es enfin réveillé ?
Leurs voix. Ce sont celles que j’ai entendu hurler. Ce sont eux.
— Où es-tu ?
Ils se marrent ? Pourquoi ils se marrent, putain ?
— Ça sert à rien d’appeler ton collègue : il est là.
Une autre lumière s’allume. Un corps est allongé, face contre terre. Mais je le reconnais sans efforts, tout comme je reconnais l’horrible blessure par balle qui lui a troué le front.
— Non !
Ces connards l’ont tué. Il n’avait rien fait et ils l’ont tué.
— On était sur le point de rentrer chez nous… On n’a rien vu, rien du tout.
Je prends un poing dans la figure. Ma bouche commence à saigner.
— Nous savons qui vous êtes, agent Costa.
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
— Je suis juste carabinier…
Je ramasse un autre coup de poing, dans l’œil, et cette fois, je laisse échapper un cri de douleur.
— Ils le disent tous.
Tous ? Mais c’est qui "tous" ?
— Fais pas semblant, on le sait.
— Mais qu’est-ce que vous savez ?
Je prends une profonde inspiration. Je ne comprends rien, j’ai un putain de mal de tête et ce poing dans l’œil m’a étourdi.
— La Essiaire Deux !
— La quoi?
Je me prends une énorme baffe.
— Fais pas semblant de pas savoir ! T’es un agent de la Essiaire Deux !
Mais putain !
— J’ai rien compris !
Ils ont un mauvais sourire. Je ne suis pas celui qu’ils veulent, ils croient que je suis celui qu’ils cherchent, mais je ne le suis pas, je suis un carabinier fraîchement recruté qui veut juste faire son boulot ! Je ne suis ni un agent secret ni un membre d’un gang rival !
— Laissons-le un petit peu seul, on verra si après il aura envie de discuter. Si les idées lui reviennent, peut-être qu’il voudra parler. Et s’il ne veut pas, on le fera parler nous-mêmes.
Les murs tournent trop vite. J’ai mal au ventre, je vais gerber. Je flotte dans le vide sans rien comprendre. Je ne peux ouvrir qu’un seul œil, l’autre est trop gonflé à cause du coup de poing. Je ce que je vois me rend trop triste, je ne supporte pas la vue du cadavre d’Alberto, étendu grossièrement par terre, un lac de sang sous sa tête. Je ne peux pas supporter l’idée qu’ils l’aient tué, qu’ils lui aient tiré dessus de sang-froid, sans hésitation ni remords.
J’ai quelque chose d’enfoncé dans la bouche, ça m’empêche de respirer correctement. C’est pour ça que je ne crie pas, mais même si j’essayais, qui m’entendrait ? Ça ne servirait qu’à les faire venir et je n’ai pas envie qu’ils me posent des questions. Je ne sais pas ce qu’est la Essiaire Deux, je ne suis qu’un carabinier, pas un agent d’une unité spéciale ou je ne sais quoi, je ne suis même pas un espion.
J’entends des pas. Oh putain, c’est eux.
Faire le mort, ou leur faire croire que je dors. Surtout, ne pas leur faire voir que je les ai entendus. Peut-être qu’ils s’en iront.
— Il dort.
Oui, je dors, bien vu, Sherlock.
— Réveille-le.
Oh alors ça non, je ne me réveillerai pas. Ils penseront que je suis mort et ils me laisseront à l’extérieur. Ils me libéreront et je m’en irai pendant la nuit. Je retrouverai mes collègues et ils enverront une équipe plus nombreuse et avec plus de moyens.
— Réveille-le et demande-lui de te parler de la Fondation.
La Fondation quoi, Prada ? Mais qu’est-ce que j’en ai à carrer de la Fondation Prada ?
Oh, putain, tout tourne encore, c’est une horreur.
— Et si c’était vraiment un carabinier ?
— Les carabiniers ne viennent jamais ici, comment ils nous auraient découverts si c’étaient pas des agents de la Fondation ?
Parce que des bruits et des activités suspectes nous ont été signalées par des sans abri qui vagabondaient autour de cette usine et mes supérieurs ont voulu enquêter. Et ce qu’ils soupçonnaient s’est avéré exact : il y a bien une activité illégale ici. Je dois découvrir ce que c’est, je dois chercher à mieux comprendre, comme ça je pourrai peut-être me sauver.
— Bien, si tu ne veux pas le réveiller, c’est moi qui vais le faire.
Ils m’aspergent d’eau glacée. Hurlant de surprise, j’ouvre le seul œil que je peux ouvrir. Devant moi, un type aux cheveux roux, comme moi. Avec des lunettes, pas comme moi. Je crois qu’il a une barbe, mais je n’en suis pas sûr et je m’en fous. Il enfonce sa main dans ma bouche pour en enlever le truc dégueulasse qui m’empêche de respirer et de parler. Je crache un horrible mélange de bave, de morve et de sang.
— C’était temps de se réveiller, hein ?
Son ton narquois ne me plaît pas du tout, si je pouvais je lui mettrais bien un poing dans la gueule.
— Alors, la Essiaire Deux ?
Je ne sais pas même pas quoi répondre.
— Je n’ai aucune idée de ce que c’est.
J’ai menti de nombreuses fois dans ma vie, j’ai caché de nombreuses vérités, mais aujourd’hui, je ne mens pas : si une telle équipe existe, je ne la connais pas. C’est peut-être une équipe spéciale du gouvernement.
— Je n’en fais pas partie.
Je dis encore la vérité.
— Alors tu es un agent d’une autre Effiaime.
Hein ?
— Pas de la Trois, là, celle avec les chars d’assaut, ils ne recruteraient pas un avorton dans ton genre.
Enculé…
— De la Quatre, alors ? Ils ont une dent contre nous.
De quoi ils causent, putain ? Je ne sais même pas si je veux savoir, peut-être que ça vaut mieux. Parfois il est mieux de rester ignorant.
Mais qu’est-ce qu’ils vont dire si je pose la question ?
— Ne t’en fais pas, Leo, on découvrira bien de quelle Effiaimme ou Essiaire tu fais partie.
Il me force à le regarder.
— Et si tu ne veux pas parler, on te fera quand même parler.
Le sol s’approche et s’enfuit. Enième chute vers le sol avant de me relever de nouveau. Epouvanté, je peux seulement les regarder en suppliant, en vain, parce que quoi que je dise, ils ne me croient pas. Et à quoi ça servirait de mentir : je ne comprends même pas ce qu’ils veulent ! leurs cris et leurs coups sont aussi inutiles que mes réponses : je répète en boucle que je ne sais pas, ils ne me croient pas.
— Alors ? La Essiaire Deux ?
— Je ne sais pas ce que c’est !
La corde remonte et moi avec, m’emportant avec elle sans se soucier de mes hurlements de peur et de douleur. Ils m’ont attaché par les pieds, j’ai la tête en bas.
— Je vous assure que je ne sais rien !
Une chute d’environ un mètre. Le sol se rapproche de nouveau. Je sens un horrible craquement et une terrible douleur. Je pousse un hurlement, conscient de ce qu’il va se passer. L’un des mecs s’approche de moi. J’essaie de me protéger avec mes bras, mais ils sont paralysés.
— Tu t’es fait mal ?
Oui, vous m’avez fait mal, quelque chose s’est déboîté ou cassé. Je me suis fracturé la jambe. Ou pire.
— Tu sais, si tu dis la vérité, on te laissera tranquille. Le Dictator sait se montrer indulgent.
— Le Dictator ? Mais l’Italie n’est pas une dictature !
Je tombe sur le ciment. Tout devient noir, je ne vois plus rien et ne ressens rien d’autre qu’une profonde douleur dans le corps, du poignet jusqu’à l’épaule. Je me suis cassé le bras en tombant. D’un coup de pied, ils me retournent sur le dos, comme un vulgaire animal mort.
— Insulter le Dictator n’est pas sans conséquences. Tu le sauras pour la prochaine fois. S’il y a une prochaine fois…
Le sol est dur et froid. Je suis congelé, trempé, enrhumé et blessé. Ils m’ont balancé ici et j’ai envie de mourir.
Mais il y a Sofia
Il y a Letizia
Il y a mon fils.
Je ne peux pas. Je dois vivre, et ce malgré la torture. Maintenant je peux dire ce mot, ce mot monstrueux.
Je suis leur otage, je n’ai aucun droit humain.
Ma tête tape le ciment. Ça me fait si mal…
Je ne peux pas respirer.
Enlevez moi le bâillon, je vous en supplie !
Mon nez… Ma jambe…
Détachez-moi !
Je ne vois rien.
Je veux mourir.
Sofia ! Aide-moi !
Des cris. Des hurlements. Je suis terrifié. Une créature se trouve face à moi, celle que j’ai entendu hurler avant d’être amené ici. Le monstre qui nous avait terrorisés et pour lequel on avait décidé de retourner à la voiture pour demander des renforts. Je ne peux pas croire qu’un tel truc existe, ça ne se peut pas. Ça ne se peut pas.
Une espèce d’araignée géante. Plusieurs mètres de haut et des horribles mâchoires que je n’arrive pas à décrire.
— Je veux pas mourir !
Ils plient encore ma jambe. Ils n’arrêteront que quand ils ne pourront plus le faire, quand les os seront réduits en morceaux. J’entends un bruit atroce qui me fait hurler à m’en casser la voix.
— Je ne sais rien ! Je vous jure que je ne sais rien ! Je vous dis la vérité, je ne sais rien !
— Tu es un agent de la Essiaire Deux, tu es venu pour espionner nos activités !
Je commence à pleurer. J’excite le monstre, je le sais, mais c’est trop dur de me contrôler. .
— C’est quoi la Essiaire Deux ? C’est quoi cette putain de Essiaire Deux ? Je suis carabinier, je suis pas un putain d’espion, libérez moi ! libérez moi, fils de putes !
Je prends plusieurs pains dans la gueule et je crache une dent. L’araignée me montre ses dents et pousse un cri, un cri terrible. Strident, furieux, un animal agressif dressé pour tuer.
— Mon collègue et moi avons été envoyés parce qu’on soupçonnait un trafic d’animaux sauvages dans cette usine ! On fait pas partie de cette putain de Essiaire Deux ! Je ne sais pas ce qu’est cette putain de Essiaire Deux de merde !
L’araignée bouge ses… pattes antérieures et me soulève, avec la chaise sur laquelle je suis attaché. Je vois sa gueule, si noire et profonde, je vois ses dents… Je suis suspendu dans les airs, prêt à être dévoré par un monstre. Je vais crever comme ça, déchiqueté par cette bête des Enfers.
— Je vous en supplie, me tuez pas !
Je chute au sol. Le monstre m’a lâché. Et je me suis mal réceptionné, sur la chaise renversée. Je me rends à peine compte de quelqu’un qui hurle, tellement j’ai mal à la jambe. Elle est pliée, elle a fait un bruit horrible, je n’en peux plus. J’arrive à peine à respirer, je sais que je vais crever, je le sais. Je ne verrai plus ma femme et ma fille, je ne verrai jamais mon fils, ils ne retrouveront jamais mon corps dévoré par ce monstre, après avoir été torturé par ces fascistes sadique.
— Je vous dis la vérité, je vous jure que vous dis la vérité.
Je vous dis la vérité…
Je dois trouver quelque chose. Maintenant. Quelque chose pour être tranquille et peut-être libéré. Je promettrai de ne rien dire sur leurs activités, je ne les connais même pas.
Mais je dois trouver quelque chose.
Absolument.
Survivre.
Encore un jour.
Je me mets à plat ventre et retiens avec difficulté un cri de douleur. Ma jambe… Je ne dois faire aucun bruit, sinon ils vont arriver.
Essayant d’ignorer la douleur, je commence à ramper. Je dois aller ailleurs, là où je ne sentirai pas le vent, un endroit où j’aurai moins froid.
Allez…
Chaque centimètre parcouru est un supplice. Mes mains sont congelées. Ma jambe cassée frotte le ciment et j’ai l’impression qu’elle va se décrocher. Je serre les dents. Cette salle semble ne pas avoir de fin. Elle est petite mais si grande pour moi.
La poussière me fait tousser et le sang me donne envie de vomir. C’est le mien. Il vient des blessures à mon visage.
Je continue à ramper. Mes bras me font mal mais je dois continuer.
Allez…
— Allez…
Un violent coup à la tête. Je m’écroule. Ils sont là.
— Non !
Un autre coup, cette fois dans le dos. Et des rires.
— S’il vous plaît !
D’autres rires. J’ai envie de pleurer.
La violence s’intensifie. J’essaie de me recroqueviller, mais sans succès. Ils s’acharnent.
— Arrêtez !
Ils rient. Maintenant, ils me collent des coups de pied dans la jambe. Je pleure en silence, mort de peur et de douleur.
— Très efficace cette chimère. Ça va le faire parler.
Ils me retournent avec un coup de pied. Je suis essoufflé. Quelque chose me soulève et je prends un coup de poing. Je pousse de nouveau un cri.
Le sang dans mon nez et ma bouche m’étouffent, je tousse jusqu’à en cracher mes poumons. Mes cris s’intensifient lorsqu’ils me tirent les cheveux pour me mettre la tête en arrière. Le sang remplit ma bouche, je vais vomir. Je vais m’étouffer, m’étouffer dans mon vomi. Ça me brûle, ça me gratte, j’arrive à peine à respirer.
J’ai besoin d’air…
Pourquoi moi, qu’est-ce que j’ai fait ?
Je tombe par terre. Tout devient confus. J’ai mal au dos et à la tête. C’est trop. Je vomis. Une sensation horrible de m’étouffer. Ça me brûle et ça gratte, j’en ai dans la gorge. Par réflexe, je me redresse et mon uniforme est tâché de… c’est dégueulasse. Ma tête me fait encore plus mal, mais mon ventre aussi.
Nouveau coup dans la tête. Je ne peux pas hurler plus fort. Et ils rien encore. Je plie ma jambe valide, la droite, et j’essaie de protéger ma tête avec mes mains.
— C’est inutile et tu le sais.
Je ne sais même sur quelle partie de mon corps ils tapent…
— Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
J’ai crié la dernière phrase. Je ne sais plus quoi dire et comment le dire, et de toute façon ils ne me croiront pas.
Je suis désespéré.
— Laissez-moi partir, je vous en supplie !
Ils éclatent de rire.
— Je vous jure que je ne dirai rien sur vous si vous me laissez partir ! Je vous le jure !
Un spasme ultra violent me fait presque vomir de nouveau.
— Je vous le jure…
Je les ai entendus. Ils sont là. Ils ont fermé la porte, mais ils ne sont pas partis. Je peux encore sentir une voix, une respiration. Je sens sa présence, ses yeux fixés sur moi. Il m’observe, il m’observe toujours. Je l’ai bien remarqué, c’est celui qui a les cheveux roux, comme moi. Il me fixe sans rien dire, sans jamais exprimer la moindre émotion. Je ne sais pas ce qu’il pense, je ne sais pas ce qu’il veut, il est terrifiant. Je sais qu’il est méchant, il m’aurait libéré ou appelé la police s’il me voulait du bien. Mais je ne sais pas s’il me veut du mal. Il ne m’en a jamais fait, mais il ne me défend pas contre les autres. Et je ne veux pas le provoquer. Et pour ne pas le provoquer, je ne dois ni faire de bruit ni montrer que je souffre. Parce que sinon il en profitera. Il appellera les autres et ils finiront par me tuer.
Je sais qu’ils vont me tuer. Ils veulent que je parle de la Essiaire Deux, c’est la seule chose qu’ils veulent, mais moi je ne sais rien à ce propos. Je ne peux rien leur dire, mais si je ne dis rien, ils vont me tuer. Je dois parler, je dois inventer quelque chose, mais alors ils sauront que je mens, que je ne dis pas ce qu’ils veulent. Ils savent ce qu’est la Essiaire Deux, moi pas.
Mais si j’arrive à comprendre ce que c’est, si je leur dis ce qu’ils veulent, ils vont me libérer ? Ils vont enfin me laisser tranquille ?
Non, ils ne me laisseront pas tranquille. Ils me tueront dès qu’ils auront ce qu’ils veulent. Quoi que je dise, je mourrai à la fin. Je suis arrivé à ce point où quoi que je dise ou fasse, ils ne me croiront pas. Ils ne me croient pas quand je mens, ils ne me croient pas quand je dis la vérité.
Alors à quoi ça sert, tout ça ?
A quoi ça sert ?
Faire semblant de dormir ou d’être inconscient est le meilleur moyen d’être tranquille. Ça ne marche pas toujours, parce que parfois je fais mal semblant ou qu’ils ont simplement envie de me réveiller. Dans ces cas-là, je finis toujours par m’évanouir, je n’ai plus le courage de résister. Je m’affaiblis, je passe d’une extrême faiblesse à un état dans lequel tous mes sens sont extrêmement affutés. Je fais attention à tout, le plus petit bruit me fait sursauter, le plus petit sifflement me fait peur, pensant que ce sont eux qui respirent que par conséquent, ils sont là. Prêts à me torturer, à me faire vivre un enfer.
Je n’arrive pas à admettre ce concept de torture, j’ai l’impression que si je l’admets, ce sera la fin. La fin de mes forces, de mon envie de vivre, la fin de moi-même.
Mais des fois, j’entends des choses. Des choses que je ne comprends pas, mais je les entends.
J’entends parler du Duc, de la Fondation SCP, d’un capitaine de la Effiaime Quatre. Je ne sais pas ce que c’est, mais ils parlent aussi de la Effiaime Trois, et la Effiaime Trois a des chars d’assaut. Si j’ai bien compris, ce sont des forces armées appartenant à cette Fondation. Et cette Fondation est un… gang rival… qui a aussi des animaux anormaux mais qui ne veut pas les utiliser.
Ce terme "animaux anomaux" me fout une de ces angoisses, parce que ça veut dire qu’ils n’ont pas que l’araignée-chien. J’ai entendu parler d’un oursin de mer toxique, de chiens squelettes, et ça me fait peur. Ils créent des monstres. Cette usine n’abrite pas un trafic d’animaux sauvages, et c’est un complexe biologique d’expérimentation animale. Ils créent des monstres et les relâchent pour faire peur à la population.
Ou détruire cette même population pour la remettre dans les clous.
Chaos Fabricat Ordinem.
Leur nom est le CFO. Des fascistes qui obéissent à un mec qui se fait appeler le Dictator. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais Chaos Fabricat Ordinem semble être leur devise. Et je ne sais pas ce que ça veut dire.
J’ai l’impression qu’ils m’ont capturé non seulement parce que pour eux, je suis un agent de la Fondation, mais aussi parce que maintenant j’en sais trop sur leurs activités. J’en sais trop. Et même si j’ai juré de ne rien dire si jamais ils me libèrent, je sais qu’ils ne me laisseront pas partir.
Parce que j’en sais trop.
Ils ne peuvent pas me laisser partir.
Ils m’ont donné à boire. Je ne pensais pas qu’ils le feraient. Je peux finalement parler. Je sais que ce n’était pas par politesse. Ils en ont profité. Ils m’ont aussi jeté de l’eau froide sur le visage et j’en ai aussi pris dans la bouche. C’était frais. Même si j’ai froid, même si je suis enrhumé, ça m’a fait du bien.
J’en ai pleuré de joie. Avant de pouvoir parler, j’ai dû prendre du temps pour respirer, je suis épuisé. J’ai mal de partout, pas seulement à la jambe.
J’ai pris trop de temps et une nouvelle baffe. Ma joue est gonflée et me brûle. J’arrive à peine à ouvrir les yeux.
"OK, j’avoue, j’ai entendu quelque chose sur la Essiaire Deux".
Je devais dire quelque chose. Evidemment j’ai dit des mensonges, je n’ai même pas réfléchi avant, j’inventais au fur et à mesure. Me prenant de longues pauses pour respirer, en en profitant pour réfléchir.
Au moins j’ai encore des idées. J’ai encore un cerveau qui marche et je sais mentir.
"Mon… collègue… en faisait partie… Je crois…"
Ils m’ont demandé si j’en faisais partie. Riant, se moquant de moi.
"J’ai seulement entendu des choses…"
Comme ça je n’aurais pas eu à trop inventer.
J’ai dit que c’était une équipe spéciale, une équipe d’espions. Mais qu’Alberto l’aurait expliqué mieux que moi.
J’ai pris une nouvelle baffe. Ma joue saigne, me brûlant encore plus.
"Et où est cet Alberto ?"
"Vous l’avez tué !"
Je soupire. Ils viennent de m’abandonner après cet énième interrogatoire, avec l’espérance que je parlerai la prochaine. Je suis assis sur une chaise, essayant de me calmer. Cette fois, ils ont été moins violents, je n’ai pris que deux gifles.
Mon Dieu, je dis « seulement ». Je me suis habitué. La violence est devenue mon quotidien. Je vis entre peut et attente, entre cruauté et solitude. J’espère sortir, mais cette espérance diminue chaque jour.
Et pourtant j’y crois, je me force à y croire. Si j’arrête d’y croire, je vais me laisser mourir et je ne dois pas abandonner Sofia et Letizia, penser à elles est la seule chose qui me maintient en vie. Si je ne les avais pas, je serais déjà mort de tristesse.
Ils ne m’ont pas laissé partir. Ils ne me croient pas, ils ne m’ont jamais cru et ils ne me croiront jamais.
Mais je dis la vérité, je le jure, je dis la vérité.
Croyez-moi…
Je dis la vérité…
Croyez-moi…
— Je dis la vérité !
Une main m’étrangle. Je tousse, la bouche de nouveau plein de sang.
Je dis la vérité, je le promets.
Mon nez et mes dents sont cassés. J’ai tellement pris de coups dans la figure que je ne vois presque plus rien. Je ne peux pas ouvrir les yeux, ils me font mal, ma tête me fait mal, ma jambe me fait mal, mon corps entier me fait mal. Je voudrais m’évanouir pour ne plus rien sentir, mais je ne peux pas, mon cerveau lutte pour rester conscient.
Quelque chose s’enroule autour de mon cou. Je ne peux pas bouger, je ne peux pas respirer, je tremble de froid et de peur. Ils ont enlevé le vomi sur mon uniforme en m’aspergeant d’eau glacée.
Je hurle en silence. Rien ne sort de ma bouche. Aucun mot, aucun souffle. Il n’y a rien que des coups, de la douleur, des cris et des rires. Ils me posent des questions auxquelles je ne connais pas les réponses et ils le savent parfaitement. Ils me disent que si je parle ils me laisseront tranquille, mais j’ai parlé et je suis encore là, alors que j’ai promis que je ne dirais rien.
— Laissez-moi…
Je peux à peine parler. Quelque chose s’approche de moi. Une patte. J’essaie de bouger mais quelque chose me retient encore, quelque chose m’étrangle toujours.
— Non ! Non !
Quelque chose m’étrangle de nouveau et me soulève de terre. Je recommence à pleurer et ça les fait rire. Mon calvaire les fait rire. Depuis quelques jours, ils m’injectent des sédatifs. Me regarder essayer de me débattre n’est plus amusant, c’est bien plus drôle et excitant de s’acharner sur une victime qui ne peut pas se défendre. Comme ça, il n’y pas de trace de lutte et l’agresseur peut dire "S’il ne se défendait pas, c’est qu’il était consentant".
Mon Dieu, combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Tellement de petites filles et de femmes souillées par des monstres qui les droguaient pour les empêcher de se défendre… Accusées de consentir parce qu’elles ne se défendaient pas. Combien en ai-je vu dans mon bureau, de ces gamines terrifiées qui me disaient « Je ne pouvais pas bouger, je ne voulais pas faire l’amour avec lui mais il m’a forcée et je n’ai pas pu résister ». Et mes collègues qui disaient que s’il n’y avait pas trace de lutte, c’est parce qu’elles étaient consentantes.
J’étais un bon carabinier. Ces femmes, je les protégeais. Sofia a été elle aussi agressée sexuellement et en gardera un traumatisme pour le reste de sa vie, parce que personne n’a voulu l’écouter et l’aider. C’est moi qui l’ai aidée, je suis devenu carabinier pour aider et protéger les populations.
Et aujourd’hui c’est moi la victime, c’est moi qui serai traumatisé jusqu’à la fin de ma vie, si toutefois j’arrive à survivre. Je ne sais pas ce que foutent mes collègues, je ne sais pas où ils sont. Je ne sais pas combien de temps j’ai passé ici, je ne suis rien d’autre qu’une masse douloureuse.
Quelque chose s’enfonce dans mon bras. C’est encore une seringue et je sais ce qu’il y a dedans. Ils m’injectent des sédatifs pour que je ne puisse plus me débattre. L’action est rapide et ma "carrure" et mon état de santé ne m’aident pas à résister. Je ne plus bouger ; mon esprit pense à toute vitesse, mais mon corps ne réagit pas. Ils ont gagné et ils le savent. Je vomis sur une main qui m’enfonce un bâillon dans la bouche. J’ai à peine le temps d’entendre un juron avant qu’un poing plein de vomi m’explose les dents.
— On va buter cette ordure ! Vous savez quoi faire ! On a une bête à dresser !
La porte tombe et des pattes géantes apparaissent. Je recule contre le mur avec difficulté. Ce sont des pattes d’araignées. Je n’aime pas du tout les araignées. Heureusement, elle ne semble pas m’avoir vu. Elle marche de façon bizarre, comme si elle était bourrée. Je ne peux pas en détacher les yeux, elle est à la fois terrifiante et fascinante. C’est grand comme un poney.
Et ça aboie.
Oh putain c’est une autre araignée-chien !
Non !
— Salut Leo.
Oh non, pas eux ! Pas eux !
— Tu l’aimes bien, notre bébête ?
Je n’ai aucune réaction, ça n’en vaut pas la peine. Ils veulent que je réagisse mais je ne parlerai pas. Je ne réagirai pas. Qu’est-ce que je peux leur dire et comment je pourrais le leur dire ?
— Peut-être que tu diras quelque chose si notre bête vient vers toi.
Non. Je n’ai pas peur des araignées, c’est juste qu’elles ne me plaisent pas, elles sont dégueulasses.
— Tu n’as rien à dire ?
Je les regarde comme s’ils étaient débiles. Vous m’avez toujours pas enlevé le bâillon, évidemment que je peux pas parler, enculés.
— Une araignée-chien. Elle est jolie, hein ?
Oh putain c’est la bête des Enfers !
— Tu veux la voir de plus près ?
Non ! Non je ne veux pas la voir, elle va me bouffer, je veux pas crever, je veux pas crever !
— Attrape ça !
Ils lancent un truc, droit dans ma tête. Une balle. Assommé, je vois l’araignée courir vers moi en aboyant. Elle a l’air complètement bourrée. Ou c’est un de ces genres d’araignées avec ces longues pattes toutes fines. C’est terrifiant. Et je sais pourquoi ils me la font voir, je le sais. La bête court vers moi et saute sur ma jambe cassée. Je commence à pleurer, ça me fait trop mal.
— Bien, il a compris l’état de faiblesse de l’agent. Tu ne veux toujours pas parler, toi ?
La salle tourne autour de moi. Je ne vois rien à cause des larmes qui me brûlent les yeux. Je vais de nouveau gerber. Et ces aboiements toujours plus forts… Si je pouvais me boucher les oreilles…
Pour la première fois, je veux vraiment mourir. Pour ne plus voir, pour ne plus entendre, pour ne plus avoir mal. Pour être tranquille.
Je veux seulement me reposer.
J’ouvre les yeux. C’est la nuit. Combien de temps j’ai dormi, je ne le sais pas. Je me suis évanoui, ça, c’est sûr. Et ils m’ont abandonné.
C'est peut-être mieux comme ça.
Oh j’ai mal à la tête…
Je suis assis contre quelque chose qui n’est pas un mur. C’est moins dur. Et j’entends quelque chose ronfler.
Quelque chose, ou quelqu’un ?
Regardant à droite, je vois des pattes géantes repliées. Et je ne bouge pas. J’ose à peine respirer.
L’araignée. Je suis assis contre l’araignée, cette araignée, qui dort. Pourquoi ils m’ont assis contre elle, qui m’a mis ici ? Eux ? L’araignée elle-même ?
Oh mon Dieu, ma tête…
Je sais pourquoi je suis là. Ils veulent se servir de moi, contre lui ou pour lui. Ils veulent qu’il me mange, ils veulent me buter, en m’empoisonnant ou en me donnant en pâture à une araignée géante. Ils vont l’exciter jusqu’à ce qu’il me dévore. Je suis condamné à mort, enfermé dans une usine, sans possibilité de fuir, retenu avec une bête des Enfers qui va me manger.
Il fait si froid…
Si seulement je pouvais avoir quelque chose pour me couvrir… Hier, avant de me faire voir cette araignée, ils m’ont dit « On va te laisser te reposer, peut-être que tu vas retrouver ta voix ». Ils ont compris que je suis malade, mais bien évidemment ils ne m’ont pas donné de couverture ou quelque chose comme ça pour m’aider un peu, non, bien sûr que non.
J’ai un gros frisson. L’araignée bouge.
Oh, non, non, non !
Des larmes coulent sur mes joues. Le sel dans ma plaie au visage me fait extrêmement mal, mais je n’ose pas hurler : je pourrais le réveiller. Il bouge. Je dois rester immobile. Avoir l’air mort, comme ça il me laissera tranquille.
Les pattes s’étendent. Elle est réveillée. Je n’ose même pas bouger, elle le sentirait.
Elle se lève. Oh putain, elle m’a vu.
Oh putain, non…
Non…
Elle se retourne. Ses horribles pattes bougent. Elle me regarde, je sais qu’elle me regarde, elle m’a vu.
C’est seulement maintenant que je remarque qu’elle a une tête de chien.
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Je n’ai pas le temps de penser ni de regarder plus attentivement : la bête se rapproche. Je crie aussi fort que je le peux. Elle va me bouffer, elle va me bouffer.
Elle me lèche le visage. Je fonds en larmes. Elle est prêt à me tuer, je vais crever. Elle me lèche encore, une deuxième fois.
Non, non, non, je t’en supplie…
Elle m’attrape avec ses pattes avant. Je pleure encore plus, implorant pour qu’elle me laisse tranquille, même si je sais qu’il ne le fera pas. Elle va me tuer.
Et j’entends leurs voix qui se marrent. Ils sont satisfaits.
— Prépare toi, Leo, notre petite copine va t’emmener dans un bel endroit pour te déchiqueter.
L’araignée se déplace vers une autre salle, marchant avec difficulté, et à chaque pas, je sens ma tête qui me fait mal et mes os bouger dans ma jambe suspendue dans les airs. Nous traversons d’autres salles et j’entends rire. Eux aussi savent qu’ils ne me reverront pas vivant. L’araignée me fait sortir et entre dans une autre salle, essayant de se cacher dans ce gigantesque complexe industriel. Elle aussi veut s’enfuir.
Je perds le compte des salles traversées. L’araignée entre dans le bâtiment et se laisse tomber per terre, sur le côté. Les pattes se tendent et celle qui me retient me pose au sol. Elle ne me laisse même pas tomber, elle le fait avec douceur et j’en suis surpris. Elle me lèche de nouveau le visage et, avec la même patte, m’attire vers son ventre. Comme avant de sortir du bâtiment précédent. J’essaie de me calmer et d’être rationnel : si elle voulait me manger, elle l’aurait fait tout de suite, elle ne se serait pas allongée ni mis contre son corps.
Maintenant, je suis allongé moi aussi, ma tête sur sa patte. J’entends son souffle. Et elle me lèche les cheveux. C’est un geste affectueux, comme une chienne qui fait des câlins à ses petits.
Ça veut dire qu’elle ne veut pas me manger ?
Pourquoi ? Elle a été dressé pour être agressif. Ils veulent attaquer la « Fondation ». Je ne sais pas ce que c’est, mais ça me préoccupe. Ils vont être attaqués per des tarés avec des araignées-chien, si je pouvais les avertir, je le ferais immédiatement.
Peut-être qu’ils croient que j’en fais partie ?
Mais pour eux, je fais partie de la Essiaire Deux…
La Essiaire Deux est un groupe de cette Fondation ?
Mon Dieu, ma tête… Je dois arrêter de penser, je n’en suis même pas capable.
L’araignée me lèche encore les cheveux. Je commence alors à comprendre : j’ai trouvé un ami. Un soutien. Cet animal ne peut pas faire semblant, les animaux vous le montrent bien lorsqu’ils ne vous aiment pas. Romeo, le berger allemand de maman, n’aimait pas mon oncle et le lui faisait bien voir. Et je ne pense pas que les araignées puissent ressentir de l’affection pour les autres animaux. Même si elle a une tête de chien.
De chien… J’arrive à peine à y croire.
Elle m’a emmené pour me sauver la vie. Elle me protège.
Je ne suis plus seul.
Le soleil brille lorsque je me réveille de nouveau, en raison d’une forte douleur à la bouche. J’entends des grognements et un bruit de métal derrière moi. Mon bras me fait tellement mal. Je crie et me rends compte que quelqu’un m’a enlevé le bâillon. Il est déchiré sur le sol. Quelqu’un me secoue.
— Laissez-moi !
D’autres grognements. Je comprends que c’est l’araignée chien, qui s’amuse avec mes menottes. Je ne peux pas la gronder, elle ne comprend pas qu’elle me fait mal, elle ne sait pas contrôler sa force.
— Arrête ! Arrête !
J’entends un dernier bruit de chaînes et mon bras cassé retombe au sol. Je suis libre. Essayant de m’asseoir, je vois l’araignée qui se met face à moi avant de se baisser.
Elle m’a libéré.
Elle m’a libéré, je n’y crois pas. Elle ne s’amusait pas, elle ne me torturait pas : elle essayait de me libérer.
Ils lui ont appris à briser du métal ? Ils la dressent à être méchante, mais dans ce cas, pourquoi elle n’est pas agressive envers moi ?
Elle me lèche le visage. C’est pas très agréable, mais c’est peut-être un signe qu’elle m’aime bien.
Ou qu’elle me goûte. Pour me manger après ?
Oh putain j’espère que non… J’espère que non…
Je n’ai pas confiance.
Je rampe et me mets contre le mur. C’est un supplice, j’arrive à peine à me déplacer avec deux membres fracturés.
L’araignée s’avance avec sa démarche d’ivrogne. Elle n’est pas aussi grande que celle qui m’a attaqué avant, c’est peut-être une jeune araignée qui ne sait pas encore marcher correctement. Je ne sais pas, je n’ai jamais étudié les araignées, je les déteste.
Je la regarde, elle et tous ses yeux. Elle n’attaque pas. Elle s’allonge à côté de moi et s’endort tout de suite, comme un chiot trop fatigué après avoir joué. Et je me rappelle de la première fois, quand elle m’a emmené ici. J’étais endormi contre elle, tout s’était bien passé.
Mais je ne sais pas, je n’ai pas confiance.
Les jours passent. Je me réveille chaque main avec l’araignée à mes côtés. Hier, elle m’a apporté un fruit. J’avais tellement faim que je l’ai mangé sans penser un seul instant qu’il pourrait être empoisonné.
Mais ça n’était pas le cas. Je n’avais pas mangé depuis des jours, ça a été un soulagement.
Maintenant je suis presque certain que cette bête ne veut pas me manger : elle veut un ami. Mes ravisseurs veulent seulement le rendre agressif, donc ils ne jouent pas avec elle. Je pourrais peut-être faire d’elle mon garde du corps, celle qui me défend contre eux. Ils ne sont pas venus me voir ; je ne sais pas si c’est parce qu’ils ne me trouvent pas, ou s’ils s’en fichent, pensant que l’araignée m’a déjà dévoré. Ou qu’elle joue avec moi avant, comme le font les chats avec les souris. Je sais qu’elle pourrait me tuer, je le sais, mais si elle le voulait, elle l’aurait déjà fait.
Nous nous déplaçons chaque jour dans un nouveau bâtiment c’est peut-être son plan. Comme les animaux qui changent d’endroit tous les jours pour ne pas être repérés. Elle me prend entre ses pattes et nous nous cachons soit dehors, soit dans d’autres pièces. Je ne sais pas si elle s’enfuit parce qu’elle a peur, si son comportement normal ou si elle fuit pour me protéger. Elle mange des souris ou des oiseaux. Ou des lapins lorsqu’elle en trouve. C’est pas très étonnant : je sais que les plus grosses espèces de mygales peuvent manger des souris.
Parfois elle m’apporte des bâtons. Je les lui lance et elle me les rapporte. C’est vraiment une araignée, mais avec l’esprit d’un chien.
Je ne sais pas comment elle a été créée, je ne sais pas pourquoi ils l’ont créée. L’autre est agressive, elle non. Elle est plus petite, peut-être un bébé qu’ils n’ont pas encore réussi à dresser. Je ne sais pas si je suis son jouet, son ami, la proie qu’il torture avant de la manger, son propriétaire ou s’il me considère comme son bébé. Une chose est certaine pour le moment : elle ne veut pas me manger.
Ils ne concentrent pas toutes leurs activités dans le complexe industriel. Ainsi, l’araignée peut se déplacer comme elle le veut. Et elle n’oublie jamais de m’emmener avec elle, hormis quand elle va chercher à manger. Elle ne m’emmène pas quand elle chasse, je serais un fardeau pour elle, vu que je ne peux ni marcher, ni chasser. Alors elle me laisse dans l’angle d’une des salles. Je n’aime pas vraiment être seul dans un bâtiment : même si le complexe industriel est immense, ils pourraient me trouver. Voir que je ne suis pas encore mort et me tuer après m’avoir torturé encore plus. Je suis toujours terrifié quand je suis seul. Je sais que l’araignée me défend ; ça semble impossible, voire insensé, mais ça me rassure de savoir que je suis protégé par une bête aussi énorme et puissante.
Mais maintenant, je suis seul. Seul et faible. Seul et sans défense, avec une jambe et un bras cassés. Je ne vois presque rien, je n’arrive pas à ouvrir correctement les yeux. Ma vision est floue et réduite, je ne pourrais même pas m’échapper ni me défendre si quelqu’un venait ; quand bien même je les voyais. L’idée de revoir mes ravisseurs me fait trembler et me donne envie de pleurer. Cette fois, je n’ai pas réussi à ramper contre un mur, je suis au centre de la pièce, sans aucune protection, à la merci de n’importe qui. Je suis attentif au moindre bruit, retourné à cet état de paranoïa dans lequel j’étais avant de rencontrer cette bête. Je pensais être en sécurité mais je ne le suis pas : tant que je serai seul dans cet endroit, je ne serai pas tranquille.
— Ah, te voilà !
Je sursaute. Mon cauchemar recommence. Je commence à sangloter. Ils sont revenus, tout va recommencer, le froid, les coups, la douleur, les humiliations… Cette voix est modifiée, elle n’est pas naturelle. C’est un de mes ravisseurs, mais je n’arrive pas à le voir, je n’ai aucune idée de qui est venu pour mettre un point final à mes espoirs de sortir de cet enfer.
— S’il vous plaît, laissez-moi ! J’ai dit que je ne savais rien et c’est vrai, je ne sais rien ! Je ne suis pas un agent de la Essiaire Deux, je suis carabinier, je vous le jure, je l’ai déjà dit mille fois ! Laissez-moi tranquille, je veux juste partir et retrouver ma famille !
Je me retrouve à implorer pitoyablement des gens qui ne m’ont jamais écouté et qui ne m’écouteront jamais. Je sais qu’ils vont rire. Mes espoirs sont morts. J’entends des pas qui s’approchent de moi et j’essaie de me protéger avec mon bras valide, protection dérisoire, comparé à ce qu’ils vont me faire subir.
— Ils t’ont pas loupé…
Et toi non plus, tu m’as pas loupé, connard.
— Je mérite pas de me faire tuer ! Je mérite pas d’être traité comme ça ! Qu’est-ce que je vous ai fait de mal ?
Attaque de panique. Je n’arrive pas à me calmer, même si je le voudrais tellement. Et je l’entends s’approcher de moi, je le sens à côté de moi.
— Je suis juste carabinier !
Je l’entends soupirer.
— Tais-toi, personne ne t’entendra.
J’attrape sa main et j’essaie de lui faire mal. Il me met une gifle et j’entends un bruit que je reconnais très bien : celui d’un revolver. J’essaie pitoyablement de sauver ma pauvre vie.
— Je vous en supplie… Je ne suis qu’un simple carabinier… Je vous le promets !
— Je sais, arrête de crier.
Il n’a même pas haussé la voix. Je reconnais ce ton très calme : c’est lui. Je ne connais pas son nom, je ne sais rien de lui, mais je sais que c’est lui. Qu’est-ce qu’il fait là, pourquoi il veut me parler ?
— Arrête de gueuler et je te promets que tu reverras ton araignée.
Il s’accroupit à côté de moi. C’est très frustrant de ne rien voir.
Mais c’est encore plus frustrant de ne pas comprendre pourquoi il m’a pas encore tabassé. Qu’est-ce qu’il me veut, pourquoi il ne m’amène pas à ses amis pour me forcer de nouveau à parler ?
— Ecoute-moi, Leonardo, il faut que je te parle.
Je secoue la tête.
— Je ne sais rien…
Il met sa main sur ma bouche.
— Ta gueule et écoute-moi.
Je pleure en silence. Il va me torturer, il va me faire du mal.
— Je dois te parler. Mais tu ne dois pas essayer de me regarder. Tu ne dois pas essayer de comprendre qui je suis. Si tu ne poses pas de questions, tout va bien se passer.
— Pourquoi je ne peux pas ?
— Parce que si tu me vois et qu’ils te trouvent après ce que je vais te dire, tu vas tout leur répéter et tu diras que c’est moi. Et ça, je ne le veux pas. Et toi non plus.
Je ne comprends pas. Je sais déjà qui c’est, il suffit de dire « c’est le type roux » et ses amis sauront tout. Je ne comprends pas mais je n’ai pas le choix.
— Oui… O… Ok…
Pour montrer que je suis coopératif, je ferme les yeux et tourne la tête dans la direction opposée, pour ne pas pouvoir le voir même si j’ouvrais les yeux. Il le comprend et s’assied au sol. Je sens quelque chose s’enrouler autour de moi. Une couverture. Une couverture !
— Merci beaucoup…
— J’ai zéro pitié pour toi, c’est juste que tu dois encore parler. Par conséquent tu ne dois mourir ni de froid, ni de fièvre.
Evidemment…
— Allons-y. Tu n’es pas un agent de la Sirdeux, hein ?
Pardon ?
— De la quoi ?
— De la Essiaire Deux, si tu préfères.
Oh…
Je secoue la tête.
— Ni de la Fondation SCP ?
Je secoue de nouveau la tête.
— Je le savais. T’es un simple flic.
— Je l’ai déjà dit mille fois…
Je fais tout pour vous le faire comprendre, mais vous le pigez que maintenant…
— Si vous le savez, pourquoi vous continuez ? Pourquoi vous ne me laissez pas partir ? Je promets que je ne dirai rien ! Je dirai que j’ai tout oublié !
A ma grande surprise, il met sa main sur mon épaule.
— Ce n’est pas moi qui décide, Leonardo. Je ne suis pas le chef. J’ai fait ce que je pouvais faire. Maintenant, tu dois attendre.
J’ouvre les yeux. Je dois le fixer. Pour le convaincre. Fixer quelqu’un est toujours plus efficace.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ?
Sa réaction ne se fait pas attendre. Je sens le revolver sur mon front et une main qui m’étrangle. Oh non ! Je me débats, essayant d’enlever cette main sur mon cou. L’air me manque déjà. Mourir par suffocation est mon pire cauchemar. J’émets des cris étouffés, je ne peux ni parler ni respirer et il y a ce putain de flingue. S’il appuie sur la gâchette, c’est la fin.
— D’accord ! D’accord, j’ai compris… je ferme les yeux. Je ne te regarde pas. Je ne te regarde pas.
Je l’imagine sourire, avec un rayon de soleil dans ses cheveux roux.
— C’est bien. Tu ne voudrais pas mourir en abandonnant ta femme et tes enfants ?
Je secoue la tête.
— S’il te plaît, laisse-moi partir… Je ne suis pas un agent de la Fondation ni de la Essiaire Deux, je te le jure ! Tu le sais, maintenant. Tu le sais.
— Je sais.
— Alors pourquoi tu ne le dis pas à tes… amis ?
— Parce que c’est trop tard, Leonardo. C’est trop tard.
— Comment ça ?
J’ai envie de lui en mettre une. Ce fils de pute a trop attendu et m’a condamné à mort. Je suis blessé trop sérieusement pour pouvoir survivre. Il va me regarder crever, il est là pour me voir vivre mes derniers moments. Je le sais et il le sait aussi, il voulait seulement s’assurer de mon honnêteté avant que tout soit fini pour moi.
— Il y a des choses qui doivent être faites et je dois les faire, pour ton bien et celui de tous. Ils arrivent, Leonardo, ils arrivent parce que je les ai avertis. C’est mon devoir, je suis dans les deux camps.
J’arrive à lui attraper le bras.
— Qui ? Qui arrive ? Comment ça tu es dans les deux camps, qu’est-ce que ça veut dire ? je peux avoir confiance en toi ou tu es comme eux ?
J’entends un bruit de galop. Il se relève et lâche ma main alors qu’un cri se fait entendre, un cri que je reconnais parfaitement.
— Ta copine est de retour.
Il y a de la terreur dans sa voix. Je suis soulevé dans les airs, encore enveloppé dans la couverture. Mon araignée est revenue. Mais je n’arrive pas à être content, j’aurais tellement aimé en savoir plus. Mais l’agent ne m’en dira pas plus, il a trop peur.
— S’il te plaît ! Dis-moi qui arrive ! Réponds-moi, je t’en supplie !
L’araignée hurle. Je n’entends pas la réponse, seulement la dernière phrase avant de sortir de la salle et d’être aveuglé par le soleil et assourdi par le vent. L’araignée court, nerveuse. Et la dernière phrase du mec aux cheveux roux résonne dans ma tête.
"Encore quelques heures".
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle a développé une conscience. Quand personne ne nous voit, elle se montre gentille et protectrice. Elle m’apporte des fruits et me protège avec son corps lorsque j’ai froid. Elle a compris que je ne peux pas marcher et me prend dans ses pattes quand elle veut se déplacer. Elle me prend dans ses pattes pour aller n’importe où, mais ça ne veut pas dire que je suis son jouet ou sa proie. Elle ne me lance pas en l’air, elle ne me mord pas et ne m’attaque pas comme le faisait l’autre. Je suis désormais certain que ces araignées ne naissent pas agressives, mais qu’elles le deviennent. Que l’agressivité n’est pas dans leurs gènes, mais que ces gens veulent qu’elles le soient. Un chien ne naît pas agressif, il le devient.
Nous sommes dans un bâtiment un peu éloigné. Il fait froid. Je ne sais pas si Noël est déjà passé, si mon fils est né. Je ne sais pas ce que feront Sofia et Letizia pour Noël sans moi. Je sais que si j’arrive à m’échapper, je vais rester très longtemps à l’hôpital. Pour guérir. J’en ai besoin.
Ce que je crains, c’est ce qu’ils lui feront quand ils me libéreront. Ils la tueront ? Elle finira cobaye dans un laboratoire, victime de tests qu’ils ne feraient même pas à des rats ? Elle finira dans un zoo comme une bête de foire ?
J’espère juste qu’ils ne lui feront pas de mal. Elle n’a rien fait de mal, elle n’a rien fait tout court, elle ne mérite pas d’être maltraitée. Ce sont eux qui l’ont créée et qui veulent la rendre agressive, ce n’est pas elle qui a décidé d’être un monstre.
Je mets la main sur sa coquille, je ne sais pas comment l’appeler. Ce n’est pas poilu, c’est comme une carapace de crabe. Ce n’est pas très confortable, mais il y a longtemps que j’ai abandonné l’idée même de confort. Avoir la certitude de ne pas être tué est déjà tellement. Elle aime quand je lui fais des câlins. Elle veut avoir un ami et je suis cet ami. Et elle est ma sauveuse. Je serais morte sans elle, je lui dois une faveur. Je ferai tout mon possible pour la protéger si nous réussissons à sortir de cet enfer.
— Les voilà !
Non ! Ils ont là ! Ils nous ont trouvés ! Je croyais être en sécurité !
— Tu pensais pouvoir t’échapper, hein ?
L’araignée a compris. Elle se lève et m’emporte avec elle. Je pleure entre ses pattes. Je veux m’échapper et elle aussi. Elle commence à courir vers la sortie, guidée par son instinct qui lui dit de s’enfuir. Il faut qu’on sorte, qu’on se mette en sécurité, il faut qu’on s’en sorte.
Je veux vivre…
— Tu ne t’échapperas pas !
Coup de feu. Une explosion qui frappe le flanc de mon araignée. Hurlement de douleur. Je tombe à terre en même temps que ma bête. Le sol est dur et froid et alors que je les vois courir vers moi armés de bâtons, j’entends mon araignée hurler. Ils l’ont touchée. L’explosion a été petite mais m’a semblé extrêmement violente.
Ma voix sort de ma bouche en un cri désespéré. C’est surréaliste, ça fait des jours que je n’arrivais pas à parler.
— Noooooooon !
Ils arrivent et rient en me voyant appuyer ma main sur une blessure dégoûtante et sanguinolente. Je vois le mec aux cheveux roux et j’ai envie de le tabasser.
Ils ont tiré sur ma seule amie. Elle n'avait rien fait.
Et ils rient !
— N’essaie pas, Leo, tu ne le sauveras pas.
Appuyer contre la plaie. C’est la seule façon de ralentir l’hémorragie. Je dois la sauver, même si je dois mourir pour cela. Elle n’a rien fait, elle ne voulait pas mourir, elle voulait vivre, être heureuse, elle avait trouvé un ami, j’avais retrouvé un soutien et ils me l’ont enlevé. Mon araignée hurle de douleur, elle a besoin d’aide, il lui faut un vétérinaire et je ne peux pas l’aider. Je voudrais la serrer dans mes bras, mais je ne peux pas. Je ne peux pas et ça me fait tellement de peine. Je n’y arrive pas. Je veux qu’elle vive. Ma pauvre araignée, elle n’a rien fait.
Tiens bon, ma belle. Courage, je suis là. Je suis là. Si tu meurs, tu ne seras pas seule, je serai avec toi, jusqu’à la fin.
Il y a des bruits dehors. Des gens. Des véhicules blindés. Comme si l’armée avait été en-voyée. Je ne sais pas. Je ne comprends plus rien. J’espère qu’ils arriveront vite. Mes ra-visseurs sont partis, ils m’ont laissé avec ma bête qui se meurt. Ma pauvre bête.
— Effiaime Trois, déploiement.
Je voudrais tellement hurler. Appeler à l’aide. Dire que je suis là et que j’ai besoin d’aide.
Ais ça fait longtemps que je n’arrive plus à parler correctement. A faire des phrases, à prononcer des mots. J’ai perdu la voix à force d’être malade et de hurler de douleur. Je ne peux que gémir. Et quoi qu’il en soit, l’armée ne me croira pas pour l’araignée chien, ils la tueront en pensant que c’est une aberration. Et ils auraient raison.
Mais elle n’a rien fait.
— Effiaime Quatre, déploiement. Effiaime Six, déploiement.
Mon araignée hurle de douleur. Je fonds en larmes.
— Manu, prépare tes armes, ils ont une chimère.
Une voix forte. Ils savent pour mon araignée, ils vont la tuer dès qu’ils la verront, ils sont là pour ça.
— Une chimère blessée, répondit une voix féminine. Je prépare les sédatifs.
— Bonne idée, Alessia. Je n’exclus pas le fait qu’une chimère blessée soit encore plus agressive qu’en temps normal.
— Une chimère du CFO est agressive de base. Peut-être qu’elle est en phase de dressage.
Leurs voix s’approchent. Ils longent le mur en pensant que personne ne les entendra. Mais je les ai entendus.
— Ah, bien, c’est Galeazzo qui sera content.
C’est à moi.
— A l’aide !
J’essaie de hurler. Espérant qu’ils m’entendent.
— Au secours !
J’utilise toutes mes forces pour appeler au secours. Ma gorge me brûle, mais je dois continuer. Je prie pour qu’ils m’entendent, ils doivent m’entendre.
— Lorenzo, il y a quelqu’un avec la chimère, dit la femme. Soit l’otage, soit une victime.
Je pourrais quasi pleurer de soulagement. Ils m’ont entendu. Ils m’ont entendu !
— Commandant Rizzi, requête de déploiement de la Essiaire Trois ! Otage et chimère blessées, je répète, requête de déploiement immédiat de la Essiaire Trois !
Je n’entends pas la suite, je m’en fous. J’ai retrouvé l’espoir. Les véhicules démarrent, couvrant les voix. J’entends les moteurs des blindés, des hélicoptères. Epouvantée, l’araignée hurle, me déchirant encore plus le cœur. Je ne sais pas quoi faire pour le rassurer. Les mortiers me font encore plus peur. Ils vont faire exploser le bâtiment et nous avec.
— Envoyez C04 ! hurle une voix dans la salle d’à côté.
Un cri atroce se fait entendre. Ils ont envoyé l’autre araignée sur l’armée.
— Et qu’est-ce qu’on fait avec l’otage ?
Je n’entends pas la réponse. Seulement des bruits de vérins hydrauliques et de lourds pas sur le sol. Des hurlements. De la tôle brisée.
C’est quoi cette bataille ? C’est qui ces gens, c’est quoi ces machines ? Qu’est-ce que je fous là, je veux seulement survivre et sauver mon animal ! Aidez-moi, je vous en supplie !
— Tu ne m’as pas dit qu’ils avaient deux Centaurus !
Deux quoi ?
— Je ne le savais pas !
C’est la voix du type au cheveux roux. Il a l’air terrifié.
— Tu es l’un d’entre eux !
— Non !
Un coup de feu. Un corps qui tombe. La bataille commence. J’espère seulement qu’ils ne feront pas exploser le bâtiment. Avec mon épaule gauche, j’essaie d’appuyer contre la blessure, pendant qu’avec mon bras droit, celui qui n’est pas fracturé, j’étreins ma créature. J’entends mes ravisseurs hurler, courir, mon esprit se perd dans le bruit, les ordres de l’armée, des Effiaime-truc, des Essiaire-truc, la mère de mon araignée qui hurle, les vérins hydrauliques, les propres cris, les véhicules. Je ne peux qu’attendre, attendre l’arrivée de l’armée dans la salle, l’arrivée des secours qui nous emmèneront à l’hôpital et chez le vétérinaire.
Tout est vrai. Je ne rêve pas. Tout est vrai, ils ne peuvent pas dire que je mens, je n’invente rien.
— Effiaime Six !
Je pousse un cri épouvanté.
— Je vous en supplie, aidez-moi !
Ils sont trois : deux hommes, parmi lesquels un qui est extrêmement costaud, et une femme plutôt grande. Ils ont tous les trois un uniforme militaire. Le plus costaud observe ma jambe. L’autre, plus jeune et barbu, regarde une photo. Et parle dans un talkie-walkie.
— C’est lui. Envoyez la Essiaire Trois.
Je dois continuer à les regarder. Je les fixe tous les trois, caressant mon araignée, essayant de la rassurer. Arrive une autre équipe, armée jusqu’aux dents. Leurs armes pointées sur mon araignée que je serre plus étroitement dans mes bras.
— Ne la tuez pas, elle n’a rien fait !
Parler est devenu très compliqué. Je peux à peine articuler.
— Leonardo Costa ?
Je hoche la tête. Le costaud se baisse.
— Je suis le lieutenant Lorenzo Nuvolari, de l’armée italienne.
— Ne tuez pas cette bête. S’il vous plaît. Elle n’a rien fait.
—Je n’ai pas dit que nous allons la tuer. Nous sommes là pour vous mettre tous les deux en sécurité.
Je caresse ma bête. Essayant de ne pas pleurer.
— Lieutenant Nuvolari, je ne veux pas qu’elle soit tuée après. Elle n’a rien fait. S’il vous plaît. Je vous en prie…
Nuvolari secoue la tête. Dans le même temps, d’autres militaires arrivent, armés jusqu’aux dents. Ils me menacent. Je ne bouge pas. Ils sont là pour me libérer, ils ne me tueront pas.
— Nous ne sommes pas venus pour tuer cet animal, me dit Nuvolari. Que ce soit maintenant ou plus tard. Vos ravisseurs les créent, nous, nous les capturons et les mettons en sécurité. Cette chimère est blessée ; Alessia, c’est à toi de jouer. Manu, appelle la Essiaire Trois.
La femme, qui, si j’ai bien compris, s’appelle Alessia, s’approche et injecte quelque chose à mon araignée, que j’étreins avec mon bras valide. Et elle étudie la blessure.
— Ils lui ont tiré dessus ?
Je hoche tristement la tête. Dans le même temps, je vois une autre équipe arriver avec un brancard. Ils sont conduits par une petite nana brune que j’arrive à peine à voir.
Mon araignée ne pleure plus. Elle respire encore, mais mal, si mal.
— Alessia… Aidez-la. S’il vous plaît.
Elle me sourit.
— Je vais faire mon possible.
— Essiaire Trois !
Le brancard et l’équipe médicale arrivent, conduits par la petite nana brune. Alessia la regarde avec espoir.
— Ah, Maia, te voilà ! J’ai besoin de bandages. Pour une chimère avec une plaie profonde. Agent Costa, vous pouvez enlever votre main.
J’obéis. Elle est médecin ou vétérinaire, elle sait comment faire.
— Ça ne saigne plus, je peux mettre un bandage. Vous avez bien fait d’appuyer contre la plaie.
L’équipe médicale s’approche de moi. La nana brune envoie un des agents s’occuper de mon araignée et s’avance au niveau du lieutenant Nuvolari. Je commence à trembler. J’ai peur et j’ai mal. Je n’arrive pas à regarder ce qu’Alessia Palermo fait à mon araignée.
— Tout va bien, me dit la petite nana avec une voix douce. Je suis secouriste, je m’appelle Maia Dellucci.
Elle a environ 30 ans, comme moi. Je ferme les yeux et soupire, pleurant encore, mais de soulagement, cette fois. Ils m’allongent sur le brancard et Dellucci me fait voir une attelle, celle qu’elle me mettra à la jambe.
J’ai mal à la tête…
Je referme les yeux. Ils enlèvent mon uniforme et me mettent une couverture et l’attelle à la jambe.
— Vous êtes gelé, me dit Maia Dellucci. On va vous emmener tout de suite à l’hôpital. Lieutenant Nuvolari, tout va bien pour vous ?
— Affirmatif, agent Dellucci. On s’occupe de l’entité.
Je mets ma main sur le ventre de ma bête. Elle m’observe.
— Ils vont t’emmener chez le vétérinaire, lui dis-je à voix basse. Ils vont te soigner, je te le promets.
Je voudrais tellement aller avec elle…
— Courage, ma belle.
Des pansements recouvrent mon front et ma joue.
— Où est le capitaine Stracci ?
— J’en ai pas la moindre idée ! répond Dellucci. Je sais pas où est le lieutenant Lombardi ! ils ont disparu et ne répondent plus à la radio, donc j’ai pris les commandes.
Je suis épuisé. Le soleil brille quand je sors.
— Silvio ! hurle Dellucci. L’hélico est prêt ?
— Affirmatif ! gueule une autre voix. On est prêts, vous pouvez monter !
Les pales d’un hélico commencent à ronfler. Je n’entends rien d’autre.
— On n’a personne d’autre à emmener ?
— On a touché pas mal d’agents du CFO, répond un type d’environ 45 ans. Vous savez quoi faire, agent Dellucci.
Elle hoche la tête. Un brancard géant arrive. Aidé par le dénommé Manu, le lieutenant Nuvolari soulève mon araignée pour le mettre sur le brancard, enveloppée dans un drap. Le docteur Palermo, Alessia, parle dans un talkie-walkie.
— Valentina, prépare l’hélicoptère, on a récupéré l’entité. Elle est endormie, je l’ai anesthésiée.
J’entends un autre brancard entrer dans l’hélicoptère. C’est le type roux qui passait son temps à m’observer. Il est gravement blessé, bien plus que moi. Il est inconscient et a un masque à oxygène sur la bouche.
— Silvio, on devrait prévenir le commandant Galeazzo que l’agent Mellucci est dans un état grave.
— Je demanderai à Lombardi ou à Stracci de le faire.
— Maia, Silvio, ne décollez pas !
Deux hommes sautent dans l’hélicoptère, soutenant une femme qui a un œil au beurre noir. Elle a l’air épuisée et très triste.
— Lieutenant Lombardi ! crie le gorille qui pilote l’hélicoptère. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Elle a essayé de secourir le capitaine Stracci, mais n’y est pas arrivée, ils lui ont tiré dessus. Emilia est vivante, mais pas notre capitaine. Son corps a été récupéré par la Effiaime Quatre et sera ramené au site Vittoria.
Silence total pendant un temps qui me paraît extrêmement long. Mais je ne fais pas de bruit. Je ne dis rien, parce que je les comprends. Ils ont perdu leur supérieur, leur collègue, un homme qu’ils appréciaient et avec lequel ils ont vécu toutes ces situations qui créent des liens très forts. Je ne fais aucun bruit, même si j’ai très mal. Je dois respecter leur peine.
— On va avertir sa famille, dit le pilote. Je vais le faire.
— Non, dit la femme blessée. Je n’ai pas réussi à le sauver, je dois le faire moi. Pour m’excuser.
J’entends une forte vibration. L’hélicoptère décolle. À bord, c’est le silence. Le lieutenant Lombardi est choquée. Son bras droit est sérieusement blessé et saigne abondamment. Elle est immobilisée avec une attelle.
— Maia, si tu savais comment je me sens incompétente… Je n’ai pas pu sauver mon mari, je n’ai pas pu sauver le capitaine…
— Emilia, tu as fait de ton mieux. S’il te plaît, ne te rabaisses pas.
— J’aurais dû faire plus, j’en étais capable.
— Tu es trop perfectionniste, Emilia, lui dit l’agent Dellucci. Tu es médecin, tu sais que tu n’es pas omnipotente. Tu ne peux pas sauver le monde entier, même si tu le voulais.
Elle s’enveloppe dans une couverture. Je ferme les yeux, pensant à Alberto, tué par ces ordures. J’espère que la Effiaime Trois a trouvé son corps.
— Agent Dellucci, lieutenant Lombardi, je suis désolé pour votre supérieur…
— C’était un homme extraordinaire. Merci de votre compassion.
L’agent Dellucci prend les commandes.
— Bianca, occupe-toi de l’agent Mellucci, moi je m’occupe du carabinier.
Je soupire encore. Soulagé.
— Agent Dellucci ? Je peux poser une question ?
— Dites-moi.
Je n’arrive pas à ne pas pleurer.
— Je voudrais savoir… J’étais avec mon collègue… Mais il est mort… Son corps…
— La Effiaime Trois a trouvé le corps d’un carabinier dans le bâtiment principal, m’explique la voix du lieutenant Lombardi. Ils l’ont pris et emmené avec eux.
Je suis un peu soulagé. Ils ont trouvé Alberto. Il sera rendu à ses proches et enterré comme il se doit. Je sais combien il est important pour les familles de savoir où sont les corps.
— Merci, lieutenant Lombardi.
Dans le même temps, j’entends d’autres voix dans l’hélico.
— Rapport de l’agent Maia Dellucci, SIR-III, aux docteurs Laura Zaffiro et Tommaso Passini dit-elle dans un genre de dictaphone.
Qui sont Laura Zaffiro et Tommaso Passini?
— Vous pouvez parler, monsieur ?
Je secoue la tête. Ma voix est trop faible.
— Leonardo Costa, c’est bien ça ?
Je hoche la tête. Elle sourit.
— Je suis en train de faire un rapport à mes supérieurs pendant qu’on vous emmène à l’hôpital. Nous avons récupéré la victime capturée par le CFO. Leonardo Costa, carabinier romain. Grande faiblesse. Jambe gauche fracturée sous le genou, traumatisme crânien, hématomes sur le cou. Suspicion avérée de torture. Son état physique ne permet pas un interrogatoire plus poussé. Nous arriverons au site Asclepio dans trois heures. Nous vous amenons également l’agent Mellucci, de la Essiaire deux, dans un état critique, et notre supérieure, le lieutenant Lombardi, touché au bras par un projectile. Je nous informe également de la mort de notre bien-aimé capitaine Andrea Stracci.
Essiaire Deux. Ce nom ! Ce nom ! Je peux plus la blairer !
— Pas la Essiaire Deux ! S’il vous plaît ! Ils m’ont torturé en croyant que j’en faisais partie !
Je fonds en larmes, libérant toute ma tristesse, ma douleur et ma rage. Je n’en peux plus, j’ai trop mal. Physiquement et mentalement. J’hallucine. Je suis avec des connards de cette putain de Essiaire Deux de merde et ils ne s’excusent même pas de m’avoir fait autant morfler.
Je prends le téléphone et attends. Je ne sais pas vraiment quoi dire, le speech que je me répète dans la tête ne servira à rien, elle ne répondra peut-être même pas ; Costa a dit qu’elle était enceinte de presque neuf mois, elle est certainement déjà partie à l’hôpital.
Je n’ai jamais été douée pour parler au téléphone. Je ne sais pas par où commencer.
D’abord, je dois me mettre plus à l’aise. Ajuster mon attelle, prendre mes antidouleurs et boire un peu. Puis, me calmer. Avoir un ton plus posé et professionnel. Ce n’est pas le moment de craquer, mais pas non plus de faire une pause, étant donné que si je ne le fais pas maintenant, je ne le ferai jamais.
Pourquoi personne ne nous apprend comment annoncer de telles nouvelles aux familles de ceux qu’on ne réussit pas à sauver ? Pourquoi ne sommes-nous pas préparés ? Je n’étais pas prête aux pleurs de la femme de mon supérieur. Je n’étais pas prête pour cette impression d’être incompétente.
— Allô ?
Une voix triste.
La pauvre.
— Madame Costa ?
— C’est moi…
Et j’oublie mon texte. Je me revois à sa place, quand Benedetto a été hospitalisé après l’accident. Et je comprends sa douleur. Sa peine. J’ai encore en tête les pleurs de la femme de mon capitaine quand je l’ai avertie de la mort de son mari. Je ne veux plus jamais revivre ça.
— Bonjour, je suis Emilia Lombardi, médecin urgentiste.
Elle commence à pleurer.
— Oh, non ! Non ! Leonardo ! Ne me dites pas que…
Elle fond en larmes. Je dois la rassurer avant d’éclater en sanglots moi aussi.
— Tout va bien, madame Costa. L’armée et les secours ont emmené votre mari à l’hôpital dans lequel je travaille. Il est sérieusement blessé, mais vivant.
— Ils est inconscient ? Il peut parler ? Je peux le voir ?
— Il vient de se réveiller, il faut le laisser reprendre un peu ses esprits, il est conscient mais très fatigué et n’arrive pas à parler.
— Il n’est pas seulement fatigué.
Ce n’est même pas une question : elle sait, et elle sait que je sais. J’étais comme elle lorsque je suis arrivée à l’hôpital il y a neuf ans pour voir Benedetto. Et j’espère que contrairement à lui, Costa va guérir.
— Vous avez raison : il est aussi sérieusement blessé.
— Il a disparu pendant presque une semaine, ce n’est pas normal. Il a été capturé.
Mon petit discours ne sert plus à rien. Elle a tout compris.
— Par des trafiquants. Ils ont été arrêtés par l’armée.
— Docteur Lombardi, je m’en fiche. Je veux savoir ce qu’ils ont fait à Leonardo et pourquoi.
Elle ne pleure plus. Et je ne peux plus mentir.
— Ils l’ont séquestré et…
— Torturé.
Emilia, t’es vraiment conne. Tu sers à rien, t’es même pas capable de faire ton boulot correctement.
— Oui. Il a une jambe fracturée, un bras cassé et le visage détruit. Il est malade, épuisé et n’arrive pas à parler. Il est très faible, la police ne peut pas l’interroger pour le moment.
— Je veux le voir !
— Madame Costa, votre mari n’est en état de recevoir personne actuellement. Il a été admis à l’hôpital il y a très peu de temps, il est encore en soin intensifs. Il a besoin de reprendre des forces.
— Non ! J’en ai besoin ! Je dois voir Leonardo !
Je me lève comme si elle était face à moi.
Mais elle n’est pas là.
Emilia, t’es vraiment une conne.
— Vous ne pouvez pas le voir. Je ne le répéterai pas. Et vous devriez vous reposer vous aussi.
Elle sait que je ne laisserai pas tomber, je ne laisse jamais tomber. Je n’ai pas pu soigner Benedetto, je dois soigner les autres. C’est mon but. C’est pour ça que je fais ce travail.
— Docteur Lombardi ?
Sa voix est basse, comme si elle avait peur.
— Oui, madame Costa ?
— Leonardo ne va pas mourir ? Vous en êtes sûre ? Je ne veux pas dire à notre fille que son père… Non, je ne peux pas, je ne peux pas !
Elle ne me laisse pas continuer.
— Letizia ? Viens voir, s’il te plaît…
Je dois l’apaiser. D’après ce que je sais, Letizia Costa est une petite fille, elle a six ou sept ans, je ne dois pas laisser sa mère lui annoncer une mauvaise nouvelle. Surtout une fausse nouvelle. Costa n’est pas mort et je ne suis pas prête à supporter les pleurs d’une petite fille qui croit avoir perdu son père.
— Madame Costa, votre mari va bien. Il vient de se réveiller, il est encore extrêmement faible et sérieusement blessé, mais il est vivant.
Il y a un instant de silence.
— Vous pouvez lui transmettre un message ?
— A votre mari ? Bien sûr, je lui transmettrai quand il sera en mesure de comprendre ?
— Il est né. Notre enfant. C’est un petit garçon, il s’appelle Nicola.
Je souris.
— Je le lui dirai, pas de problème.
— Merci. J’espère que Leonardo survivra. Que nos enfants…
Non. Je ne veux pas l’entendre.
— Je vous tiendrai informée.
— Merci, docteur Lombardi. Letizia, ils ont retrouvé papa !
Fin de la communication. Je me rassieds et soupire. Sur mon bureau, une photo attire mon regard. Stefano. Dans les bras de Benedetto. Ils rient sur la plage. Nous étions en vacances au bord de l’océan, Stefano avait neuf ans.
Avant l’accident. Avant que Benedetto perde l’usage de ses jambes.
J’espère que Letizia Costa et son petit frère Nicola ne verront jamais leur père sur une chaise roulante, comme Stefano voit son père depuis trois ans…
Le soleil brille. C’est la première chose que je remarque. J’ai mal aux yeux mais je m’en fiche, ça fait tellement du bien de le revoir ! Je suis dans un lit et je peux bouger les bras. Au moins un, l’autre, le gauche, est cassé et j’ai un plâtre.
Je regarde sous la couverture. Je vois un autre plâtre à ma jambe et des tubes dans ma main. Putain, je suis enfin à l’hôpital ?
Je me rappelle l’hélicoptère. L’agent Dellucci qui me parle avec sa belle voix, et le gorille qui lui sert de collègue. Je me rappelle du brancard. De l’agent secret gravement blessé. Du lieutenant Lombardi en larmes. Des deux agents et du docteur qui m’ont trouvé.
Je regarde autour de moi. Le lit est chaud, je me sens bien, même si je suis très fatigué. Sur la table, je vois une feuille avec mon nom, mais je n’arrive pas à lire, je ne vois pas assez bien.
— Bonjour !
Un médecin.
— Bonjour.
— Comment ça va ?
J’hésite.
— Je ne sais pas. Dans un état assez bizarre.
— N’essayez pas de bouger, agent Costa, surtout si vous ne vous en sentez pas capable. Vous avez un bras et une jambes cassés et un sérieux traumatisme crânien. Vous êtes resté inconscient pendant un long moment.
— Oh.
J’en étais sûr.
— Les carabiniers sont arrivés pour vous interroger. Vous êtes prêt ?
J’hésite un instant. Je ne sais pas si je dois parler de l’araignée. Du reste oui, mais de l’araignée ? Ils vont me prendre pour un taré si j’en parle, mais il le faut. J’ai appris des choses très dangereuses que la police doit savoir.
— Je suis prêt, vous pouvez les faire entrer.
Il sort pour les avertir. Je me prépare : il faut que je réfléchisse à ce que je vais dire.
— Bonjour.
Je lève lentement le bras pour faire le salut militaire. Je ne peux pas me mettre au garde à vous, je suis trop faible. L’homme qui vient d’entrer dans ma chambre est un vrai gorille, pire que le collègue de Dellucci, avec une voix de métalleux, on dirait celle du chanteur de Rammstein. Deux mètres de haut pour au moins 100 kilos, peut-être même plus. Environ 45-50 ans, cheveux noirs rasés sur les côtés, longue barbe noire, yeux verts. Il a un uniforme différent de celui des carabiniers et ses mains sont couvertes de tatouages.
— Leonardo Costa ?
Il a un accent que je ne saurais identifier. Je hoche cependant la tête.
— C’est moi.
— Bonjour. Commandant Francesco Galeazzo, carabiniers de Rome. Je suis là pour parler avec vous de votre séquestration, ils m’ont dit que vous étiez prêt. Evidemment, vous pourrez vous arrêtez lorsque vous le souhaitez et prendre le temps nécessaire pour m’en parler.
Je tremble, mais je ne sais pas si c’est de froid ou de peur.
— Je suis prêt. Mais…
— Je sais pour l’araignée géante.
Je ne suis pas rassuré.
— Je l’ai vraiment vue. Ce n’était pas un rêve, je jure que je ne suis pas fou.
— Je ne l’ai jamais dit ni pensé, agent Costa. D’autres personnes en qui j’ai une confiance aveugle l’ont vue également.
— Et vous ne trouvez pas ça bizarre ?
Galeazzo secoue la tête.
— Les aberrations de la nature existent, agent Costa. Et je vous le répète, beaucoup de soldats et de secouristes l’ont vue eux aussi.
J’ai du mal à le croire. Il me dit que pour lui c’est normal, mais ça ne l’est pas, il sait que c’est impossible. J’ai rêvé. Ou je délirais. J’avais de la fièvre, j’étais épuisé, j’ai déliré plusieurs fois.
— Non. Vous ne pouvez pas me croire. Je n’ai rien vu. Oubliez, oubliez tout.
Galeazzo s’assied sur la chaise à côté de moi.
— Ok, je dois vous dire la vérité. Je ne suis pas carabinier, je suis le commandant d’une équipe qui fait partie d’une… organisation qui repère et capture des créatures anormales. Une araignée-chien géante ne m’étonne pas vraiment.
Je secoue la tête.
— Non. C’est impossible.
Il me montre une photo. L’araignée-chien sur un drap, avec des vétérinaires autour de lui.
— Vous voyez ?
Je prends la photo. Je sais détecter les montages Photoshop, je suis assez doué.
Et je ne vois rien. Rien de rien. Ce n’est pas un montage Photoshop.
Je n’ai pas rêvé ? Galeazzo n’est pas en train de me mentir ?
— Je vois… Comment elle va ?
— La coordinatrice des équipes vétérinaires doit m’appeler pour me le dire, je ne le sais pas encore.
Je me rappelle alors de quelque chose.
— Commandant Galeazzo, vous faites partie de la Fondation SCP ?
— Vous en avez entendu parler ? demande-t-il, surpris, dissimulant son angoisse avec difficulté.
Je l’ai découvert. Je le savais.
— Ils en parlaient. Ils voulaient lancer l’araignée sur la Effiaime quelque chose, je n’ai pas compris.
Je le fixe dans les yeux. J’ai besoin de savoir. De comprendre. D’avoir enfin des réponses.
— Commandant Galeazzo, c’est quoi la Essiaire Deux ?
Il hésite une seconde de trop.
— Ce n’est rien.
Si j’avais pu me lever, je lui aurais mis une claque. Je l’aurais assommé. Je ne suis même pas content d’avoir découvert de qu’il fait vraiment et ce qu’est la Fondation SCP ; je ne suis même pas soulagé d’avoir eu les réponses à mes questions.
— C’est votre équipe ! Ils pensaient que j’étais un de vos agents ! Ils m’ont assommé, capturé, séquestré et torturé parce qu’ils pensaient que j’étais sous vos ordres ! Vous pensez que c’est normal ? Vous pensez que c’est marrant ? Je ne sais même pas si je pourrai remarcher, rejouer au foot avec mes enfants et me promener dans Rome avec ma femme ! C’est la faute de votre putain d’équipe ! C’est de votre faute !
Galeazzo n’a pas peur. Ce n’est pas moi et mes 45 kilos qui vont lui faire peur, je fais moins de la moitié de son poids et 50 centimètres de moins En plus, il est bien plus vieux que moi.
— Agent Costa, je suis comme vous, moi aussi je déteste ces gens. Mon équipe travaille à les trouver et la Effiaime dont ils parlaient est sans nul doute la Quatre, formée à les capturer. Nous voulons en particulier arrêter leur chef.
— Le Dictator ?
— C’est ça. Et la dictature je sais ce que c’est, j’ai grandi en Serbie. Nous ne travaillons par pour eux, mais contre eux.
Je continue à le fixer.
— Vous n’avez pas du tout l’air serbe.
— Et je ne suis pas : je suis saint-marinais. Quoi qu’il en soit, je vous assure que nous luttons contre ces personnes. Que je ne me suis pas servi de vous pour les trouver. Vous et votre collègue vous être infiltrés dans une usine soupçonnée d’héberger un trafic d’animaux. Vous faisiez votre boulot de carabiniers et ils ont cru que vous étiez deux de mes agents déguisés en carabiniers.
Et à cause de ça, j’ai perdu ma dignité, ma santé mentale et mon travail. Dans mon état, je ne pourrai jamais réussir de nouveau des tests d’entrée chez les carabiniers.
— Ils ont vu mon uniforme. Ils savaient que je suis carabinier, ils le savaient.
— Beaucoup d’agents de mon équipe se font passer pour des policiers ou des carabiniers. Certains d’entre eux sont infiltrés et sont vraiment policiers ou carabiniers. Ils ont pensé que vous étiez un agent infiltré ou déguisé.
Quel bordel. Mais quel bordel. Ils m’ont capturé, torturé, ils ont essayé de me tuer parce qu’ils se sont trompés. Ils se sont trompés. Je suis une victime collatérale, c’est la seule explication ? C’est la seule chose qu’ils vont me dire ? J’étais au mauvais endroit au mauvais moment, c’est tout ?
Je fonds en larmes.
— Alors c’est de votre faute. La vôtre et celle de votre équipe. Qu’est-ce que je vais faire si j’arrive à sortir de cet hôpital ? Si je ne peux plus marcher ? Si je ne peux pas retrouver de travail ?
Galeazzo ne répond pas. Il ne sait pas quoi dire. S’excuser ne servira qu’à me rendre encore plus furieux, mais ne rien dire aura le même effet et il ne sait pas quoi répondre. Je le fixe pendant encore un moment, mais il reste silencieux. La porte s’ouvre sur le lieutenant Lombardi, qui a mis des vêtements civils. Je vois son bras immobilisé et les pansements sur son cou.
— Salut Francesco.
— Salut Emilia, répond Galeazzo. Je dois sortir ?
— C’est une nouvelle assez importante et privée, donc oui.
Je note alors son accent. Elle est de Catane, comme Sofia.
— Ah, Francesco, avant que tu t’en ailles : qu’est-ce que tu es en train de lui demander ?
Galeazzo a l’air mal à l’aise.
— Emilia… il a tout compris. Il nous a découverts. Je n’ai pas réussi à mentir.
Lombardi me jette un regard presque épouvanté et donne quelque chose à Galeazzo. Quelque chose que je ne vois pas.
— T’en fais pas, Francesco, on a toujours quelque chose pour résoudre ce genre de problème. Tu lui donneras ça.
Petite musique. Galeazzo se lève et prend son portable.
— Merci Emilia. Ah, Giulia, salut ! l’entends-je dire avant qu’il sorte de la salle.
Le lieutenant Lombardi le regarde partir et se retourne vers moi. J’attends qu’elle me dise ce qu’elle fait là et ce qu’elle a donné à Galeazzo.
— Bonjour, agent Costa.
— Bonjour, lieutenant Lombardi.
Elle sourit.
— Je vois que vous vous rappelez de moi. C’est capitaine, maintenant, mais je ne suis pas là pour ça. J’ai téléphoné à votre épouse pour lui dire que vous êtes sain et sauf.
Sofia !
— Comment elle va ? Elle est enceinte, elle va bientôt accoucher, ! J’ai tellement peur pour elle !
Lombardi me fait un grand sourire. J’oublie ma question sur cette « chose pour résoudre ce problème ».
— Nous sommes le 28 décembre. La Effiaime Quatre vous a retrouvé le 26. Cela fait deux jours que vous êtes le père d’un petit garçon qui s’appelle Nicola. On ne vous l’a pas dit hier parce que vous étiez incapable de comprendre ce qu’on vous disait et on a préféré vous laisser vous reposer.
— Donc il est né le 26 décembre ?
Lombardi acquiesce. Pour la première fois depuis des jours, je suis vraiment heureux. Sofia l’a fait. J’aurais juste voulu être là. Pour elle, pour l’aider. Pour voir notre fils, le prendre dans mes bras. Maintenant, je veux sortir. Reprendre des forces et sortir. Rentrer à la maison pour les voir tous les trois. Sofia, Letizia et notre petit garçon. Mon petit Nicola.
— Et comment ils vont ?
— De ce que je sais, ils vont bien. Très bien.
Je soupire, soulagé. Je verrai mon fils grandir.
— Merci de me l’avoir dit, capitaine Lombardi.
Elle sourit.
— Il fallait au moins une bonne nouvelle, agent Costa.
J’ai une autre question.
— Lieutenant Lombardi, je voudrais savoir quelque chose.
— Dites-moi.
— Dans l’usine, un de mes ravisseurs avait un comportement étrange. Peu avant votre arrivée, il m’a mis une couverture et m’a dit qu’il était dans les deux camps. Puis vous l’avez emmené dans l’hélicoptère en même temps que moi. C’est un homme aux cheveux roux, avec une barbe et des lunettes. Je n’ai pas compris son comportement.
Lombardi hoche la tête. Elle a compris.
— Le commandant Galeazzo vous l’a dit : sa Essiaire a des agents infiltrés dans nos organisations rivales. Cet homme aux cheveux roux est un de ces agents. Il est dans notre camp mais nous sommes les seuls à le savoir, le CFO ne le sait pas.
Oh…
— Et qu’est-ce qu’il devient ?
— Il est sérieusement blessé mais il a l’air tiré d’affaire. Pour l’instant.
Elle me sourit de nouveau.
— D’autres questions ?
— Non, pas pour le moment. Merci, capitaine Lombardi, merci de m’avoir prévenu que mon fils est né.
— Je vous en prie. Si ça peut vous remonter le moral…
Galeazzo revient, suivi par une petite femme brune aux cheveux courts, avec un piercing au nez et du vernis à ongles orange. Elle sourit.
— Salut Giulia ! dit le capitaine Lombardi T’es finalement arrivée ?
— Salut Emilia ! Oui, je suis arrivée. C’était un putain de bordel.
Elle me regarde. Je ne sais pas si elle est triste ou contente.
— Agent Costa ?
— C’est moi.
— Enchantée. Docteur Giulia Rossetti, je suis vétérinaire et c’est mon équipe et moi qui avons pris soin de l’animal qui était avec vous dans la base du CFO.
Mon cœur bat encore plus fort. J’ai de nouveau peur, peur de ce qu’elle va me dire.
— Comment il va ? Vous avez réussi à le sauver ?
Elle s’avance et me montre une vidéo sur son portable. Dans une salle, l’araignée chien est étendue sur un drap, un respirateur sur le museau et la bouche. Je vois un équipement médical. Sur l’écran d’une des machines, des lignes bougent. Je touche l’écran du téléphone. Prêt à pleurer de nouveau, attendant la mauvaise nouvelle.
— C’est lui. Le pauvre… Je l’aimais tellement…
Le docteur Rossetti sourit.
— Il faudra encore du temps, mais il est vivant, agent Costa. Il est vivant.