Opération Peshawar - Chapitre 1 : Cafétéria, paris et ressources humaines

Quelque part en France, au sein du Massif Central, cafétéria du Site-Aleph, 3 février 2013

La cafétéria était en pleine effervescence. Rien de plus normal à l'heure de la pause repas.

Comme à leur habitude, Docteurs et Agents déjeunaient, la plupart entre membres des mêmes services, rares étant ceux se mixant avec l'autre caste. Les Docteurs trouvaient les Agents trop stricts, sans imagination et guère plus intéressants que de simples chiens de la Fondation. Les Agents trouvaient les Docteurs sans couilles.

Les Docteurs Gémini, Frog et Holt partageaient leurs doutes et nouvelles du jour entre deux sandwiches thon-crudités, quand le quatrième larron qui composait habituellement leur tablée fit brutalement irruption dans la salle, claquant la porte, un sifflet à la bouche.

Le bruit aigu et strident qu'il produisit transperça le tumulte quotidien et mi-journalier de la salle de pause, si bien que toutes les personnes présentes s’interrompirent aussitôt pour tourner la tête vers l'origine du bruit. Pour certains, voire tous, ce sifflement insupportable semblait signifier (à en croire leur regards) quelque chose. Le Dr. Gray, assis dans une table au fond, se prit la tête dans ses mains :

- Tu te fous de moi…

Frog et Gémini, eux, affichaient désormais un large sourire, à l'inverse de Holt, qui boudait visiblement, ce qui était assez cocasse pour un homme de son âge, à deux doigts de la retraite.

L'homme qui venait de faire irruption, un jeune balafré aux cheveux blancs, la petite trentaine, profita des quelques secondes de lamentations suivant le silence qu'il avait provoqué pour s'exclamer :

- Mesdames et messieurs, chers collègues, il a démissionné !

Il y eut des râles et des cris de joie, que l'intervenant ignora tout en continuant.

- Monsieur Dupré, les scores, je vous prie.

Le concierge Dupré, le taulier du coin, faisait office d'huissier dans la drôle d'affaire qui se déroulait. Il s'approcha d'un tableau blanc suspendu à un des murs de la cafétéria, le décrocha, le retourna, et le raccrocha, dévoilant au public la face cachée du tableau blanc. Sur celle-ci, une grille de noms et de chiffres formant visiblement un inventaire des paris menés sur la longévité du superviseur du balafré à son poste. Le concierge Dupré contempla le tableau, et recompta l'ensemble avant de déclarer de sa voix rocailleuse :

- Nous en sommes à huit semaines et cinq jours. Avis à tous ! Les paris sont clos.

Certains se précipitèrent vers le tableau, souhaitant sans doute vérifier si le sort leur avait bien été défavorable, d'autres restèrent assis, sourire aux lèvres, quand d'autres se saisissaient déjà de leurs portefeuilles. Le balafré enchaîna :

- Mesdames et messieurs, aboulez la monnaie.

Le concierge Dupré commença à énoncer les différents paris passés :

- Dr. Gémini, parié cinquante sur moins de neuf semaines contre le Dr. Holt pour plus de neuf semaines.

Holt tira son portefeuille, d'où il arriva à extraire deux billets de vingt et un de dix, qu'il laissa choir sur la table en face de son voisin goguenard.

"A deux jours près", grommela-t-il.

Alors que Gémini récupérait ses gains, il jeta un oeil à Frog.

- Et toi ? Rien gagné ?

Celui-ci esquissa un sourire mystérieux, sous ses mèches tombantes couleur nuit et ses lunettes rectangulaires, alors que plusieurs personnes approchaient déjà pour déposer face au psychologue aux cheveux bruns des billets, tels des offrandes à un dieu omniscient et maléfique. Gémini esquissa une moue impressionnée.

- Pas mal. J'espère juste que tu n'as pas dépensé plus en sang de vierge pour la divination que tu n'as gagné d'argent aujourd'hui pour ça.

L'homme aux cheveux couleur corbeau émit un léger rictus, sans s'expliquer plus avant. Pendant ce temps, le balafré discutait avec le concierge Dupré, qui semblait se perdre dans ses comptes :

- Et Dullierre ? Il avait parié cent euros sur moins de 10 semaines contre Ferrier.

Le balafré haussa les épaules :

- Morts dans la dernière brèche de confinement. Tous les deux.
- Oh.
- C'est vous qui avez nettoyé ce qu'il restait d'eux, en plus, je me souviens.
- Quoi ?
- Les deux gus réduit à l'état liquide dans l'Aile B du Pôle Scientifique.
- C'était Dullierre et Ferrier ?
- Ouaip.
- Bah merde alors. Cet enfoiré de Ferrier devait me rendre mon DVD de Point Break. Ca m'apprendra à faire confiance à un Agent.

Dans un élan de compassion, le balafré posa sa main sur l'épaule du concierge.

- Toutes mes condoléances, Dupré. Un tel DVD, ça court pas les rues. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser…

Le jeune homme aux cheveux blancs quitta le concierge bougon pour rejoindre Frog, Gémini et Holt à leur table. Son arrivée provoqua la colère de ce dernier.

- Deux putain de jours, Grym. T'aurais pas pu attendre ?

Le dénommé Grym se justifia autant que possible.

- J'avais un record à battre.

Frog ricana.

- Et tu l'as explosé. Le record, pas le superviseur. Passer de onze semaines à huit et des poussières, pas mal.

Ils entendirent un grognement à côté d'eux. Le vacarme causé par les échanges de billets avaient réveillé l'Agent Dears, seule et unique représentante de la communauté narcoleptique du Site. Celle-ci semblait avoir déjà compris la situation et comblé son retard, en dépit de ses paupières collées. Elle les gratifia, en guise de bonjour, d'un simple :

- Je ne ferai pas les malins, si j'étais vous.
- Et pourquoi ça ?

L'intervention de l'Agent avait interloqué légèrement Frog. La narcoleptique continua.

- Voyez-vous, cher ami, il se trouve que notre cher Directeur Administratif, bien placé pour être Directeur tout court, j'ai nommé Bruce Garrett, a de plus en plus de mal à pallier à vos frasques qui font fuir vos responsables. T'en es à combien, Scarface ?
- Depuis mon arrivée ?
- Oui.
- Vingt-quatre. Pardon, vingt-cinq avec celui là.
- Et tu penses qu'il va continuer à te coller des chiens de garde éphémère sur le dos combien de temps ?
- Aussi longtemps que nécessaire. Je suis bon dans ce que je fais, et Garrett a besoin de ça. Enfin, pour l'instant c'est le deal, et jusqu'ici, ils n'ont pas réellement prouvé que j'ai dépassé la ligne rouge.
- Sauf que cela ne sera bientôt plus le cas. Si l'administration t'oblige à avoir un agent en tant que tuteur, c'est pour une bonne raison. C'est une tentative de te garder sous contrôle sans pour autant te confiner. Si tu les fais tous démissionner, l'ami Garrett se contentera de te coller dans neuf mètres cubes de béton. Et tu as beau être ce que tu es, cela ne te fera, à mon avis, pas le plus grand bien.

Lylah Dears marqua une pause, histoire que ses mots aient l'impact voulu. Puis elle reprit.

- Écoute, on savait que Chesnier allait se barrer. En interne il en parlait déjà. Et son remplaçant est déjà plus ou moins choisi.

Elle approcha sa chaise de la table des quatre compères avant de se pencher sur leur table, comme si elle allait dévoiler un lourd secret, et de murmurer :

- Il paraîtrait que ça sera un gars du DSI.

Gémini leva un sourcil.

- Ils lui en veulent à ce point ?

Lylah hocha la tête.

- Faut croire. Ils doivent encore choisir lequel, mais leur shortlist est déjà faite. Que des hauts gradés, anciens de la Delta-3 à ce qu'on dit.

Holt émit un sifflement admiratif.

- Ouch.
- Comme tu le dis.

Grym s'affala sur sa chaise :

- Je sens que ça va être drôle, au moins. Rien de tel que pimenter un peu la difficulté. Espérons juste qu'il sera choisi bientôt, j'ai une Opération Extérieure à venir la semaine prochaine, et sans un chien de garde, Garrett ne me laissera jamais y aller.

Lylah se leva, rangea sa chaise, récupéra son gobelet de café froid sur sa table, avant de le tendre vers les quatre Docteurs.

- Raison de plus de te tenir tranquille d'ici là.

Et elle sortit de la cafétéria.


Quelque part en France, au sein du Massif Central, Salle de Téléconférence-O5, le même jour

O5-5 était mécontent. Et quand O5-5 était mécontent, c'était souvent Bruce Garrett, son Directeur du Site Aleph et bras droit, qui trinquait.

- Cela ne peut plus durer, Bruce.

Le Directeur du Site-Aleph se crispa sur son siège, alors que l'écran face à lui affichait le visage mécontent de son supérieur hiérarchique, qui poursuivit :

- Cela fait vingt-cinq éléments, pourtant triés sur le volet, qui démissionnent. Et je ne parle pas des séquelles psychologiques. Je sais que c'est votre petit protégé, Garrett, mais il vous faudra admettre qu'il a dépassé les bornes.
- Ce type n'est pas mon petit protégé.
- Expliquez-moi alors quel autre membre du personnel aurait pu se permettre de telles choses sans finir en Classe-D ? Cela n'a rien à voir avec le fait que cette plaie au cul ait combattu et travaillé avec votre père à la CMO dans les années 40 et 50 j'imagine ?
- Cela n'a rien à voir avec ça ! Et nous ne pouvons pas le garder enfermé sur le site en permanence, surtout compte tenu de son profil psychologique, sans s'attendre à des débordements.
- Alors dites-moi pourquoi nous le gardons parmi nous, Bruce ? J'ai d'ores et déjà de quoi le confiner, nous sommes en train de refaire la dalle du gymnase du Département de la Sécurité. Je ne vois aucun problème à ce qu'il fasse partie très prochainement de la structure du bâtiment.
- Parce qu'il nous est utile. Comme les autres membres anormaux. Et à mon souvenir vous n'aviez pas autant de haine envers lui quand il s'est porté volontaire pour servir de cobaye biologique lors de l'avancée du S.O.H.O.
- Et on sait très bien comment s'est terminé toute cette histoire au final.

O5-5 grogna. Bruce en profita pour enchaîner.

- Écoutez. Cette situation ne m'amuse pas plus que vous. Et je reconnais qu'il y a quelque chose qui doit être fait. Voici ce que je propose. Nous maintenons la mission d'extraction à Peshawar, mais nous le plaçons directement avec les sélectionnés pour remplacer Chesnier.
- Vous êtes devenus fou ?
- Laissez-moi finir. Jusqu'ici nous lui avons imposé ses supérieurs hiérarchiques. Or, jusqu'à preuve du contraire, il a su tisser des liens d'amitiés avec d'autres membres du personnel avec lesquels il a travaillé. Que cela soit les Dr. Holt, Gémini, Frog, ou même l'Agent Dears, ces derniers n'ont jamais eu à subir les conséquences de ses frasques. Ce que je veux dire, c'est qu'il nous faut lui faire choisir quelqu'un qui sera son frère d'armes avant d'être son supérieur. Cela nous évitera d'avoir un turnover aussi important à ce poste.

O5-5 laissa passer plusieurs secondes avant de répondre à la proposition de son subalterne.

- Bien. Mais c'est le dernier, Garrett. Le dernier. S'il démissionne au bout de deux mois, votre chouchou finira dans le BTP. J'ai été bien clair ?

Bruce ferma les yeux pendant un instant. O5-5 avait raison. Cela ne pouvait plus durer éternellement.

- Bien compris.
- Voilà qui est bien. Vous pouvez disposer, Bruce.


Quelque part en France, au sein du Massif Central, bureau du Directeur du DSI, 4 février 2013

Quelqu'un toqua à la porte. L'occupant du bureau, Jean-Marc Verstrat, Directeur du DSI à Aleph, était face au mur opposé à la porte d'entrée, contemplant un tableau qui y était accroché où de nombreuses informations sur l'opération à venir étaient affichées.

"Entrez", déclara-t-il sans pour autant se retourner.

La poignée de la porte tourna avant que cette dernière ne s'ouvre. Bruce Garrett pénétra alors dans la pièce. A la différence du bureau luxueux de feu Henry Brolle, où de nombreuses étagères remplies de livres et d'artefacts divers et variés couvraient les murs, le bureau du Directeur du DSI était à l'image de son service : tactique, net, précis. Les rares étagères présentes étaient toutes munies de portes à lourds verrous y empêchant l'accès, et les autres fournitures meublant l'ensemble se composaient d'un bureau, du tableau que Jean-Marc inspectait, et d'un support métallique où étaient disposées les armes et le matériel de combat de l'Agent. Ce dernier se retourna pour dévisager son visiteur.

- Oh, c'est toi, Bruce. Je t'en prie, prends une chaise !

Bruce le remercia d'un léger mouvement de la tête avant d'attraper une des deux chaises dépliables qui étaient situées dans un coin de la pièce, et de s'asseoir dessus. Jean-Marc désigna le tableau qu'il observait, le tapotant de son index plié.

- Peshawar, ça se complique. La Main serait bien plus avancée que prévu dans ses préparatifs, aux dernières nouvelles, et nous n'avons toujours pas d'idées quant à l'endroit où serait gardée la cible. Quant aux positions de l'IC, elles semblent bien plus renforcées que prévu. J'imagine que tu viens au sujet de l'opération.

Bruce se trémoussa légèrement sur sa chaise, visiblement mal à l'aise.

- En… quelques sortes, oui. C'est au sujet du chercheur qui va vous accompagner. Tu n'es pas sans savoir qu'il est concerné par le programme de surveillance des membres du personnel anormaux.
- Et qu'il vient de faire démissionner la vingt-quatrième personne chargée par ce programme de le surveiller.
- En fait, c'était le vingt-cinquième, mais là n'est pas l'important…
- Tu es venu me demander de prendre ce poste. A quelques jours d'une opération de récupération d'un autre individu anormal.
- Oui.
- Et tu sais que l'IC devant procéder à un transfert vers je ne sais où dans quelques jours, je ne peux pas refuser de prendre ce rôle, sans quoi jamais ce chercheur ne sera jamais autorisé à participer à l'opération. Autrement dit, sur un délai aussi court, changer de chercheur serait annuler une opération qui n'est pas annulable.
- Je suis désolé, Jean-Marc, comprend bien que je ne souhaitais pas avoir à faire avec ce genre de situation.

Le Directeur du DSI soupira un moment, s'assis sur sa chaise de bureau, bureau dont il tira un tiroir, tiroir dont il tira un paquet de cigarette, paquet de cigarette dont il tira ce qu'il appelait lui-même une "sucette à cancer". Il alluma sa cigarette, prit deux grosses bouffées, avant de cendrer dans le cendrier présent sur le bureau, et de reprendre :

- De toutes façons, il n'y a pas de choix à faire, donc c'est vite vu. Néanmoins, je pose une condition, Bruce.
- Qui est ?
- Je ne le superviserai pas après la mission. J'ai un tas d'hommes qui en seront tout aussi capables et qui n'ont pas mon emploi du temps. Si vous cherchez quelqu'un du DSI, je serai ravi d'en recommander certains. Quelques uns feront justement partie de la mission à Peshawar.
- Et toi ?
- Moi ?
- Nous avons déterminé qu'il serait plus simple de superviser l'énergumène en étant dans un premier temps son frère d'armes plutôt que son supérieur.
- Je t'arrête là, Bruce. J'ai une opération de la cataracte prévue dans deux jours. Impossible d'aller sur le terrain pour moi avant quelques semaines.

Le Directeur Administratif du Site-Aleph encaissa le coup, laissant assez de temps à son collègue pour continuer.

- Néanmoins, étant donné que ma supervision du Dr. Grym ne durera pas longtemps et qu'elle sera ensuite transférée à un autre membre du DSI, cela n'aggrave rien. Note que si l'un des membres de l'escouade de la semaine prochaine se retrouve avec ledit fardeau, tu auras l'effet voulu.

Bruce soupira. Soit. Cela faisait sens.

- Bien. J'imagine que c'est le mieux que nous ayons sous la main en ce moment. Foutu Grym. Je te l'envoie pour le briefing demain. Quatorze heures, c'est ça ?
- Exactement.
- Bien. Merci pour ton temps, Jean-Marc.
- Bon vent, Bruce.

Bruce Garrett quitta la pièce, mais revint rapidement sur ses pas.

- La cible. Vous lui avez dit qui c'est ?

Jean-Marc Verstrat baissa les yeux.

- Pas encore. Mais nous lui dirons avant l'opération.
- J'espère. Son passif avec Septimus sera utile. Mais l'Enchanteur et lui ont un lourd passif. Tu as intérêt à le canaliser, sans quoi il y a des chances qu'il le bute sur place.
- Je sais Bruce. Mais j'ai ma petite idée…

Un individu se présentant devant l'entrée du bureau, dans le dos de Garrett, coupa Verstrat dans sa déclaration. Ce dernier esquissa un sourire avant de continuer.

- Bruce, voici ma petite idée. Je vous présente une de mes recrues récentes, l'Agent Vandrake.

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