On ne vit que trois fois

Je réajustais ma blouse quand D-634 arriva dans son fauteuil, accompagné de son escorte.
On avait pris soins de lui briser la colonne pour l'empêcher de bouger ses jambes, et on lui avait cassé le bras gauche. Un agent poussa son fauteuil en direction du livre, et du monstre qui s'y cachait. Celui qui avait tué Pierre et Grégoire.

D'habitude, les gens qui sortent des pages sont systématiquement désorientés, pris de panique en comprenant ce qu'il leur arrivent, et restent docile dans l'espoir de réponses. Lui ne l'avait pas été. À peine avait-il pris possession de D-3408 que celui-ci s'était jeté sur les deux gardes présent dans la pièce ; à la première seconde Pierre était désarmé, à la seconde Grégoire avait trois balles dans le torse. À la troisième, le visage de Pierre avait disparu, sous les rafales du Boucher, tiré avec sa propre arme de service.

“Le boucher de Vannes”. Jugé pour une série de six meurtres répartis entre 1893 et 1897, année où il fut finalement arrêté et guillotiné, le 13 mai à 8h24, sans même demander la grâce présidentielle. De toute façon, il ne l'aurait pas eue. Et depuis cette date ? Planqué dans ce satané bouquin.

Le sang avait recouvert la salle de test et le boucher s'était dirigé vers la sortie de la salle en souriant. Face aux renforts venus bien vite, celui-ci était revenu, avait fait glisser ses doigts sur le sol ensanglanté, et s'était jeté sur le livre, tout en arrosant l'entrée de l'autre main, avec l'arme dérobée.

Quelques instants plus tard, son cerveau recouvrait le mur nord de la pièce. Sur la page, un unique mot :

"Encore."

Le boucher avait échappé une seconde fois à la mort, et s'était de nouveau réfugié dans le livre.

Pierre avait toujours le sourire aux lèvres, à tel point que s'en était exaspérant. Les cheveux coupés court, la démarche toujours nonchalante, j'avais l'impression que cet homme ne pouvait ressentir la peur. Ces blagues me manquaient déjà, mais toujours moins qu'à sa fille… Quant à Grégoire, avec sa barbe folle et les doigts couverts de corne à force de bricoler sa bécanne… Son rire me manquera. Un rire puissant, qui avait résonné pour la dernière fois dans les couloirs.

Je travaillais régulièrement avec eux depuis maintenant quatre ans. Pour une raison qui nous était inconnue, ils étaient toujours affectés sur mes affaires, et personne ne s'en était encore jamais plein. Des gens bien. J'avais travaillé avec eux sur plus d'anomalies qu'avec quiconque. Ensemble, nous avions partagé des moments de joie comme d'épouvante, de dégoût comme de fascination. Devant les anomalies présentes ici, nous n'étions que trois gamins découvrant les étrangetés du monde. Bien entendu, on avait aussi fait deux trois conneries ensemble… Quatre ans, dans ce métier, c'est long. Une belle série, clôturée par “Le boucher de Vannes”.

Comment un homme pouvait avoir le réflexe de se jeter ainsi sur les gardes, dans une situation qu'il ne connaissait pas ? D'assimiler aussi rapidement le fonctionnement d'une arme inconnue ou même d'un objet anormal comme celui-ci ? Ou ce type était un génie inné, ou il savait des choses que nous ignorions. Allez savoir, peut être que “le boucher” avait quelque chose d'anormal… Mais ça, le monde ne le saurait jamais.

J'avais fleuri les tombes et payé une messe aux deux veuves. Mais ça, c'était pour les vivants. Il me restait encore une chose à faire, pour les morts. La parole est une musique, et je m'étais appliqué à mon plus beau requiem devant mes supérieurs lorsqu'il me consultairent à propos du boucher. Placer les temps forts sur le mot “dangereux”, et placer mes interrogations sur les temps faibles. Et ça avait fonctionné.

On amena le classe-D devant le livre ouvert sur la page du boucher. à peine avait-il posé ses yeux sur l'unique mot que son regard changea. Deux gardes le tirèrent alors violemment en arrière, pour le traîner sur une grande bâche. On aurait pu l'abattre directement, mais il était hors de question de risquer d'asperger l'anomalie de sang, elle était déjà suffisamment fragile. Cette fois pas de sourire, pas d'esbroufe, dans son regard ne se lisait que la frayeur. Difficile pour l'esprit d'assimiler qu'on avait plus le contrôle sur ses jambes, tout en se faisant tirer par deux hommes armés. Étendu sur la bâche, ne pouvant agiter que son bras droit, le boucher s'apprêtait à crier quand le garde usa de son arme.

Je vérifiais que l'exécution n'avait pas éclaboussé mes chaussures et remercia les agents pour leur professionnalisme. Je rejoignis mon bureau, en même temps que son corps rejoignait la morgue. Avant son unique râle, j'étais presque sûr qu'il m'avait regardé droit dans les yeux. Savait-il que tout cela était de ma faute, ou cherchait-il l'aide du seul homme habillé en civil ? Nul ne le saurait. Je n'avais pas eu le sadisme de sourire, un homme mourait. De toute façon, l'assassin ne l'aurait pas mérité.

Messieurs, ceci était mon dernier cadeau. Vous avez été vengés.

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