ΩK

2020

12 SEPTEMBRE, 14:02

"Hum… Mme Michaels ?"

"Oui ?"

"Je crois que le docteur voudrait, hum, vous montrer quelque chose."

Le père de Joyce Michaels était assis dans son lit d'hôpital pour la première fois depuis des mois. L'électrocardiographe à côté de lui émettait un son régulier — il avait été débranché.

"Qui êtes-vous ?" demanda l'homme.

Il était finalement réveillé, quoique pas totalement lucide.

Joyce se tourna vers l'infirmière. "Qu'est-ce qu'il se passe ?"

Celle-ci chercha ses mots. "Nous venons de couper le respirateur artificiel — 07:02, soit, 14:02 GMT. Cela n'a… rien n'a changé."

Les poumons de Joyce brûlaient. Son cœur battait lentement. C'est impossible.


07:32, une demi-heure plus tard. Joyce était dans le hall d'entrée. Les docteurs lui avaient dit d'aller patienter pendant qu'ils essayaient de comprendre ce qu'il s'était passé.

Une télévision dans un coin de la pièce diffusait les informations. Ce n'était pas juste son père. C'était tout le monde. Au cours de la dernière demi-heure, la vie avait continué son cours, ininterrompue par la mort pour la première fois. Plus personne ne mourrait. Même pas les animaux.

La caméra était pointée sur un garçon qui venait d'écraser un moustique sur son bras. Parmi ces morceaux, ce qui restait de lui se tordait encore, essayant de s'envoler.

La présentatrice était souriante. Elle appelait ça "un miracle". Joyce ne pouvait le supporter — la seule chose à laquelle elle pensait était la quantité de travail qui l'attendait.

2020 13 SEPTEMBRE

"Hey, Joyce."

Elle finit rapidement de taper son message et cliqua sur "Envoyer" avant de lever les yeux pour voir qui était entré dans son bureau. Elle sourit quand elle vit qu'il s'agissait de Darryl Lloyd, un chercheur avec qui elle avait travaillé auparavant. "Salut, Darryl. Qu'est-ce qui t'amène ici ?"

"Je viens d'être assigné à un nouveau projet et je voulais te dire au revoir. Qu'est-ce que tu fais ?"

"Je viens juste d'envoyer un mail au Directeur du Site pour demander un transfert."

"Je peux le voir ?"

"Bien sûr."

À : Directeur de Site Fletcher

De : Dr Joyce Michaels

Objet : Demande de recherche Oméga-K

Salut Tom,

J'aimerais demander à faire partie de l'équipe de recherche Omega-K. Non seulement c'est dans mon domaine, mais c'est aussi une affaire très personnelle pour moi.

J'ai travaillé avec les équipes analytiques de SCP-2679 et SCP-3138, deux projets dans lesquels j'ai dû déterminer la cause de la mort de dépouilles anormales. Bien que je sois plus que consciente que Oméga-K ne concerne pas les cadavres, je sens que faire partie de cette équipe de recherche est quelque chose qui correspond très bien à mon expertise.

Merci d'avance.

Joyce

"Pas de fautes d'orthographe, cool," commenta Darryl, sa tête au-dessus de l'épaule de Joyce alors qu'il lisait le texte. "T'es sûre que tu le connais assez bien pour l'appeler "Tom" ? Je pense que tu devrais y aller de façon un peu plus formelle."

Joyce écarta son propos d'un geste de la main. "C'est bon. On a parlé… au moins trois fois. De toute façon, je viens de l’envoyer."

Darryl poussa un soupir d'exaspération. "Tu t'y prends tard, soit dit en passant. Emily Young a réclamé le projet — c'est le numéro SCP-3984."

"Tu ne pouvais pas me le dire plus tôt ?"

"Hé, ça n'est pas ma faute si tu ne pouvais pas attendre avant d'envoyer ton mail."

"C'est vrai. Comment elle a pu faire ça si vite ?"

"Apparemment, elle l'a réclamé quelques minutes seulement après que c'est arrivé. Me demande pas comment elle s'est débrouillée."

Joyce haussa les épaules. "J'imagine qu'elle travaille vite. Comment tu sais ça, au fait ?"

"Je suis dans son équipe de recherche."

"Oh, allez, c'est pas juste. Tu penses que tu pourrais m'y trouver une place ?"

Darryl rit doucement. "Je ne suis pas sûr. Elle tenait à avoir une très petite équipe."

"Dommage." Joyce lâcha un soupir. "Bon, il faut que j'aille à une réunion dans quelques minutes, donc j'ai pas vraiment le temps de parler."

"Tu sais…" commença Darryl, la voix éteinte.

Joyce leva les yeux vers lui. Un long moment passa. "Quoi ?"

"… C’est curieux que ce soit le Ravissement, mais que mes voisins continuent de tondre leur pelouse comme tous les autres dimanches."

"Le Ravissement ? Qui appelle ça le Ravissement ?"

"Euh, je pense que certains hippies qui sont passés aux infos ont commencé à dire ça pour sensibiliser les gens sur la surpopulation ou quelque chose comme ça. Puis ça s'est répandu sur Internet."

"D'accord. Désolé, tu voulais dire quoi ?"

"Je trouve juste amusant que ce soit un scénario de classe-K et tout ça, mais les choses banales de la vie quotidienne se poursuivent."

Joyce rit doucement, juste assez pour dire à Darryl qu'elle avait compris sa blague mais n'avait pas trouvé ça drôle. Il sourit, tapa deux fois ses jointures contre la porte de son bureau et la referma derrière lui en sortant.

Elle vérifia encore sa messagerie. Deux nouveaux messages — un sur son adresse professionnelle, un sur son adresse personnelle.

À : Dr Joyce Michaels

De : Directeur de Site Fletcher

Objet : RE : Demande de recherche Omega-K

Dr Michaels,

ΩK est une affaire personnelle pour tous les membres de la Fondation. C'est une affaire personnelle pour tous dans le monde entier, pas moins.

Cela dit, la raison pour laquelle je ne peux pas vous affilier à l'étude ΩK est que cette demande a déjà été faite. Le Dr Emily Young a pris la tête du projet et a choisi sa propre équipe pour l'assister — une équipe réduite, je dois dire. Je vous suggère de lui transmettre votre demande.

Je dois ajouter qu'elle a bien fait comprendre que l'objectif de l’étude de ΩK devrait être la découverte de ses limites, pas de ses origines, et je suis plutôt d'accord avec cela.

Je vous recommande de faire quelque chose de plus utile avec votre temps. Les insectes devraient être devenus un gros problème, peut-être pourriez-vous trouver pourquoi ce n'est pas le cas.

En espérant que vous allez bien,

Directeur de Site Thomas Fletcher

À : joycemichaels79@gmail.com

De : administrative@newstarthospital.org

Objet : Concernant l'arrêt de la prise en charge prochaine

Chère Joyce,

En raison de contraintes budgétaires ainsi que de l'augmentation du nombre de patients, l'Hôpital du Nouveau Commencement est au regret de vous annoncer que votre parent, George Michaels, ne sera plus pris en charge par l'hôpital à compter du 15.

Étant donné que M. Michaels n'est désormais plus en phase terminale, nous espérons que ces nouvelles n'apporteront qu'une gêne minimale.

Assurez-vous d'informer l'un de nos employés si vous avez besoin d'une assistance pour transporter M. Michaels chez vous.

Cordialement,

L'Hôpital du Nouveau Commencement.



2022 17 AVRIL

Un long et fin filet de bave coulait doucement de la bouche de son père. Joyce prit un mouchoir et le tamponna doucement. Ses yeux, voyant mais ne comprenant probablement rien, étaient rivés sur l'écran de la télévision.

Elle affichait en silence l'investiture de Jonathan Narsimmes en tant que président des États-Unis. L'élection avait été une victoire écrasante. Le programme de Narsimmes n'était ni de droite, ni de gauche — il avait simplement une solution, qui était ce que tout le monde voulait entendre.

Trois coups nets sur la porte sortirent Joyce de ses pensées embrumées. Ses yeux se détournèrent vaguement de la télévision — dont le son avait été coupé — pour se poser sur la porte. Elle se leva de son siège et se fraya un chemin jusqu'à la source du bruit. Elle jeta un rapide coup d'œil à travers le judas et vit quelqu'un qu’elle avait rapidement connu il y a quelques années, un visage dont elle se souvenait à peine et dont elle ne connaissait certainement pas le nom.

Elle ouvrit la porte et tomba sur une personne vêtue de l'uniforme vert du poste Cheyenne du Sud, un centre de vie assistée situé à quelques heures de route. C'était là que Tony, le frère de Joyce, travaillait — si vous vous fiiez à ce que la Fondation disait aux gens qui n'avaient pas à en savoir plus. Joyce connaissait la vérité, bien sûr, mais cette nouvelle tête d'une vingtaine d'années qui était debout à la porte avait clairement un message à transmettre.

"Je suis vraiment désolé, Mme Michaels." commença-t-il. "Je-je déteste être celui qui doit vous annoncer ce genre de chose, mais Anthony est mort. Il est décédé paisiblement—"

"De quand date ce message, mon garçon ?" demanda Joyce, posant sur lui un regard fatigué. "Personne ne meurt depuis un an et demi."

Il balbutia, cherchant ses mots. Il n'avait pas de plan de secours. "Je n'ai pas eu à faire ça depuis un moment, désolé m'dame."

"Tu es de la Fondation, non ? Pas un civil ?"

"Oui, m'dame."

"Tu sais que je suis aussi de la Fondation ?"

"N-non, m'dame. Mais maintenant je le sais."

"Alors tu dois savoir que je sais que mon frère est mort depuis longtemps."

"Je suis vraiment désolé, m'dame," marmonna le jeune homme. Il faisait de son mieux. "J'imagine que c'est mieux que de le découvrir maintenant ?"

Un vif regard noir le fit taire. "Non."

"J'suis désolé. Qu-quand est-ce qu'il est mort, si ça vous dérange pas ?"

"Dix jours avant que toute cette merde arrive. Dix putain de jours. S'il avait pris des vacances ou quelque chose du genre il serait encore en vie aujourd'hui."

"Je suis désolé pour vous."

"Tu sais," continua Joyce — maintenant qu'elle avait commencé à parler, elle ne pouvait plus s'arrêter. "J'ai entendu dire que c'était une bonne personne. Un excellent agent. Un des meilleurs. On m'a dit qu'il avait sauvé un nombre incalculable de vies, mais on ne m'a jamais dit comment."

Joyce se mit sur le côté, laissant le jeune homme regarder l'intérieur de la pièce, le laissant voir la télévision silencieuse et l'homme âgé assis en face qui la regardait attentivement, probablement même pas conscient qu'il ne pouvait rien entendre.

"C'est mon père," continua-t-elle. "Je m'occupe de lui en ce moment. Il est censé être mort. Il a été hospitalisé pendant des mois — il allait mourir le jour même, tu sais. Il est resté en vie, comme tout le monde, mais sa mémoire est partie il y a longtemps."

Des larmes commencèrent à se former lentement dans ses yeux. Alors qu'elle clignait rapidement des yeux pour les chasser, elle était presque contente de s'être détournée du garçon pour qu'il ne la voie pas.

Elle se tourna vers lui. "L'un a survécu, mais a perdu son esprit. L'autre est mort. Ça aurait dû être l'inverse, mais la vie ne se déroule pas comme on le souhaite, hein ? Donc, comment mon frère a-t-il pu mourir une seconde fois ?"

Le garçon bredouilla. Il n'avait pas de réponse à ça. Il était censé effectuer une visite rapide. "Je suis désolé, m'dame. Ç'a dû être une erreur. Je vais… je vais… Vous savez, on pourrait p't'être faire quelque chose pour votre père. Prendre soin de lui à votre place. Comme ça, vous-vous pourriez peut-être même revenir à la Fondation et avoir un peu plus de temps libre."

"J'y réfléchirai," répondit Joyce, et elle claqua gentiment la porte au nez du jeune homme. Elle s'assit près de son père. Celui-ci demanda qui était le garçon, mais elle ne répondit pas. Il ne se souviendrait plus d'avoir posé la question avant qu'elle ait fini de parler.



2025 31 DÉCEMBRE

Joyce était assise à son bureau et compilait le rapport qu'on lui avait demandé de faire. Une liste d'anomalies, confinées ou non, ainsi que tous les changements qu'elles avaient subi à la suite de ΩK.

Elle regarda la liste, ses cinq entrées les plus récentes — celles qu'elle avait finies aujourd'hui — lui faisant de l'œil.

SCP Comportement post-ΩK Classification post-ΩK
SCP-1440 SCP-1440 est entré dans les environs d'une commune et y est demeuré pendant une semaine sans causer de catastrophe de forme anormale. La Fondation a procédé à la capture de SCP-1440 afin de la contenir dans un site proche. Euclide, en attente de reclassification en Neutralisé
SCP-2935 La Fondation n'a plus accès à SCP-2935 ; son entrée mène maintenant à un système de tunnels non-anormal. Neutralisé
SCP-2718 Le blocage du système rendant l'entrée inaccessible a maintenant disparu. L'entrée était vide. Possiblement sans rapport. Reclassifié
Anomalie déclassifiée A315 A315 ne manifeste actuellement plus de propriétés anormales. Neutralisé
SCP-2339 La population a continué d'augmenter de plusieurs millions d'individus. Maintenant capable de simuler plus de 20 symphonies simultanément. Euclide

Trois coups nets sur la porte de son bureau détournèrent son attention de son travail.

"Entrez," dit-elle.

La porte s'ouvrit et Darryl Lloyd fit irruption. Il avait l'air un peu débraillé, les cheveux en désordre, les joues légèrement rougies.

"Joyce," commença-t-il, un peu essoufflé, "Young vient d'essayer de se tuer. Je sais que tu as déjà travaillé avec elle avant, je… je voulais te tenir au courant."

"Emily Young ?"

"Emily, oui."

Joyce ferma le document sur lequel elle travaillait et leva une main pour se gratter distraitement le cou.

"Vous ne travailliez pas tous les deux directement avec 3984 ?" demanda-t-elle.

"Si. On aurait pu penser qu'elle en connaîtrait les conséquences."

"Dans quel état est-elle maintenant ?"

"Je suis venu aussi vite que j'ai pu. On l'a emmenée à l'infirmerie à l'instant. Si je devais faire un pronostic, je dirais qu'elle a subi des dommages au cerveau au minimum."

"C'est grave à quel point ?"

"C'est grave."

Joyce se prit la tête dans les mains et laissa échapper un long et léger gémissement. Si Darryl l'avait entendu, il ne le montra pas.

Un long moment passa. Darryl brisa le silence.

"Je suis désolé Joyce," commença-t-il, "vous étiez proches ?"

Joyce retira les mains de sa tête. Elle prit une brève inspiration, et expira doucement.

"Non. Mais mon frère travaillait avec elle."

Darryl acquiesça. Il comprenait.

"Tu peux faire savoir à quelqu'un que je prendrai la tête de 3984 ?"

"Tu es sûre ?"

"Oui, je suis sûre. Je le voulais à la base, tu te souviens ? Je vais rédiger le rapport post-incident et tout le reste, laisse-moi faire. Mais je veux d'abord voir Emily."

Darryl acquiesça de la tête avec sympathie. "D'accord, je t’y amène tout de suite."



2030 3 OCTOBRE

"Bonjour, je suis bien chez Mme Joyce Michaels ?"

La femme sur le pas de la porte avait des cheveux teints d'un violet intense qui formaient des boucles reposant sur ses épaules. Son sourire, maquillé avec du rouge à lèvres, paraissait authentique.

"Oui, c'est moi."

"Heureuse de vous rencontrer ! Je m'appelle Emma Preston, je travaille pour le Sondeurs et Compteurs Publics et je suis venue pour vous poser quelques questions. Vous pourriez m'accorder quinze minutes ?"

"Oh, j'ai déjà entendu parler de vous. Vous n'avez pas trouvé qu'il se passait quelque chose de bizarre en Floride ?"

La femme haussa les épaules, un sourire ironique sur les lèvres. "Je suis désolé, je ne suis pas au courant. Je pose juste les questions. Ça vous dérange si je rentre ?"

N'ayant aucun moyen de s'esquiver, Joyce lui fit signe d'entrer. Preston la remercia d'une courbette et se laissa guider jusqu'au salon. Elles s'assirent chacune à une extrémité du long canapé.

"Vous êtes Joyce Michaels ?"

"Oui."

"Vous pourriez me donner votre âge et votre sexe ?"

"J'ai cinquante-et-un ans. Et je suis une femme, mais j'espère que vous le saviez déjà."

Preston rit doucement. "Hey, je ne suis pas là pour juger."

Elle prit un moment pour écrire sur sa tablette avant de revenir à Joyce.

"Je peux vous demander si vous avez de la famille proche encore en vie ?"

"Oui, bien sûr." Joyce prit un moment pour réfléchir, et elle vit que Preston était en train d'écrire alors qu'elle n'avait encore rien dit. "Mon père, George, il a quatre-vingt-trois ans, il vit dans une maison de retraite. Mon frère Eric en a quarante-huit, mais je ne sais pas où il habite en ce moment."

"Vous avez rendu visite à votre père dernièrement ?"

"Je— euh, ce n'est pas un peu personnel ça ? Non, pas récemment."

Preston regarda par-dessus sa tablette. "Je suis désolée. C'est tout ?"

"C'est tout."

"Merci Joyce. Je peux vous demander si vous attendez un enfant, ou si vous connaissez quelqu'un qui en attend un ?"

"Je ne suis pas enceinte et je ne connais personne qui l'est. Je suis pratiquement sûre que ce n'est plus autorisé ces temps-ci, si ?"

Preston hocha la tête. "Ça l'est, mais seulement si la grossesse est déclarée, ce qui doit être fait quelques semaines en amont. Mais ils peuvent quand même refuser — je trouve ça ignoble, mais c'est la loi. Désolée pour ces questions — c'est ce à quoi le Recensement sert, après tout."

Évidemment que c'est à ça qu'il sert. "C'est pas grave. C'est Narsimmes qui vous demande de faire ça."

"Tout à fait. Je peux vous demander si vous avez changé de mode de vie depuis le Ravissement ?"

"Le Ravissement ? Ho, vous parlez de omega-k."

Preston pencha doucement sa tête sur le côté, ses cheveux oscillant pour suivre. "Je veux dire, après que les gens ont cessé de mourir."

"Oui, ça. Euh… pas vraiment. Quel genre d'informations vous cherchez ?"

Preston sourit. "Autant que ce que vous êtes prête à partager. Par exemple, vos conditions de vie ont-elles changé ?"

"Oui, bien sûr. J'ai quitté mon travail il y a quelques années pour pouvoir m'occuper de mon père. Qui ne l'aurait pas fait ? Il a fini par être placé dans une maison de retraite et on m'a rendu mon ancien emploi. J'y travaille toujours. J'imagine que mes conditions de vie n'ont pas du tout changé."

"Par curiosité, où travaillez-vous ?"

"En ce moment, juste un travail administratif à la Fondation. J'avais l'habitude d'avoir un rôle plus pratique, mais c'était trop pour moi. J'ai démissionné de mon poste il y a quelques mois."

"La Fondation ?"

"Vous savez, la, euh…"

Joyce se rendit compte qu'Emma Preston ne savait peut-être pas ce qu'était la Fondation, bien qu'elle soit employée par l'une de ses façades. Joyce avait parlé à un civil pendant tout ce temps.

"… la, heu, Fondation Caritative de la Manne. Nous sommes… une association."

"Ah oui, mes excuses ! Vous voulez dire que votre organisation a beaucoup changé depuis le Ravissement ?"

"C'est…"

Joyce n'avait jamais travaillé avec la Fondation Caritative de la Manne, et n'avait aucune d'idée de ce qu'ils faisaient. Elle décida d'improviser.

"… c'est devenu très dur. S'occuper des sans-abri est déjà assez difficile, et ces dernières années, il y a eu tellement plus de personnes contraintes de vivre cette vie. On a fait de notre mieux pour prendre soin du plus de monde possible, et nous continuerons à le faire, mais… c'est difficile, vous savez ? Tous les jours quand je vais à mon travail, je peux sentir le poids de ces gens qui dépendent de moi, qui dépendent de nous. Et je me dis que c'est ma place dans ce monde, c'est là que je suis bien. Je suis heureuse qu'autant de gens continuent d'être heureux de nous faire des dons, pour aider autant qu'ils peuvent."

Pendant qu'elle parlait, son mensonge était ponctué par des signes de sympathie et d'approbation. Joyce soupira. Il faudrait qu'elle passe un coup de téléphone pour faire supprimer son inscription du Recensement.

"Vous avez dit que vous aviez un rôle plus pratique ?"

"Dans la cuisine, pour faire la soupe. Je me suis brûlée les mains, donc je n'y travaille plus."

Preston acquiesça solennellement et commença à se lever. "Bien, merci de m'avoir accordé de votre temps, Mme Michaels, j'ai plus qu'assez pour travailler, et j'ai beaucoup de gens à rencontrer aujourd'hui."

"Pas de problème. Bonne soirée, Mme Preston."

"Vous aussi, Mme Michaels. Assurez-vous d'aller bientôt rendre visite à votre père."



2033 1er JANVIER

"Salut papa."

"Bonjour, on s'est déjà rencontré ?"

C'était la même conversation à chaque fois qu'ils se voyaient. À chaque fois, c'était une torture. Mais d'un autre côté, c'était une bonne chose — cela faisait plus d'un an que Joyce n'avait pas rendu visite à son père, et sa culpabilité était amoindrie par le fait de savoir qu'il ne se souvenait même pas de qui elle était.

"J'ai un cadeau de Nouvel An pour toi."

Elle lui tendit une petite boîte — une qui contenait une alliance. La même boîte qu'il avait donné à la mère de Joyce il y a des années. Elle l'avait retrouvée, par chance, quelque mois plus tôt. Elle avait espéré qu'il s'en souvenait, que sentir la housse de velours bleu ferait revenir les souvenirs. Le meilleur qu'elle pouvait espérer était une larme d'amour.

Son père ne pouvait sans doute pas se rappeler de ce qu'était le Nouvel An, mais il savait ce qu'était un cadeau. Il prit lentement la boîte. Ses mains, fragiles et couvertes de veines sombres, tremblèrent légèrement alors qu'il luttait pour l'ouvrir.

Joyce s'avança et l'ouvrit pour lui. La boîte s'ouvrit lentement, son ressort interne essayant de la maintenir fermée, jusqu'à ce qu'elle s'ouvre avec un clic feutré.

A l'intérieur se trouvait une unique pilule.

"Qu'est-ce que c'est ?" aboya-t-il, sa voix bourrue et rugueuse.

"C'est… un médicament," lui dit-elle, "C'est pour faire cesser la douleur."

"Je n'ai pas mal."

Moi si. "Ça te permettra d'arrêter d'oublier les choses."

"Je n'ai rien oublié."

"Papa, tu ne sais même pas qui je suis."

"Bien sûr que si, je sais." dit-il, et pour la première fois depuis que Joyce était arrivée, il leva les yeux et la regarda en face.

Joyce avait oublié ce que ça faisait. Le regard de son père, perçant et malicieux, la traversa. Il sourit, pas avec sa bouche, mais avec ses rides sympathiques autour de ses yeux. Tout refit surface, tous les précieux souvenirs qu'elle avait cachés loin et enfermés à double tour : comment il lui avait appris à cuisiner, tous les longs trajets à vélo, les conversations qu'ils avaient eues ensemble. C'était comme si son père était revenu, et pendant un moment, elle osa espérer qu'il se souvenait finalement de sa fille.

"Vous êtes mon infirmière," finit-il.

Bien entendu. Son père était parti depuis longtemps.

Joyce baissa les yeux sur la pilule dans la boîte. Elle risquait son travail pour amener la paix à son père.

Peut-être que s'il comprenait ce que c'était, à quel point ça avait été dur pour Joyce de s'en procurer.

"Tu sais, papa," commença-t-elle, "cette pilule a été vraiment dure à trouver. Elle a été faite par la société appelée Marshall, Carter & Dark, et ils ont appelé cette petite pilule "Hypnotraline". C'est très cher." Beaucoup, beaucoup plus cher que je ne pourrais jamais me le permettre.

Elle se rapprocha, les yeux de son père la fixant intensément. "En fait, je l'ai volé. Nous — la Fondation, c'est là que je travaille — avons intercepté un chargement de centaines de ces pilules, et par chance j'ai réussi à en voler une pour toi."

Elle posa la main de son père sur la pilule, soucieuse de ne pas y toucher elle-même, au cas où. "C'est vraiment important que tu… je veux que tu la prennes, Papa. C'est pour ton bien."

Elle ne lui avait dit pas que la pilule était le résultat d'une collaboration entre MC&D et Les Laboratoires Prometheus, pour autant que la Fondation puisse en juger, et que les deux sociétés avaient échangé leurs recherches au fur et à mesure que cela était rentable pour les deux. Nul ne savait ce que les Laboratoires Prometheus avaient tiré de cet accord, car seul MC&D avait un produit à présenter.

Peut-être que si son père avait su tout cela, il aurait pris la pilule. Peut-être que, s'il avait su que c'était un somnifère qui vous plongeait dans un sommeil si profond que vous ne vous réveilleriez jamais, il l'aurait prise.

Il ne le fit pas, et Joyce n'était pas un monstre.



2044 21 FÉVRIER

Vous êtes vieux. Vous êtes malade. Peut-être êtes-vous simplement fatigué.

Fatigué de la vie. Mais nous savons tous qu'il n'y a pas de fin à l'horizon.

Mais qui a besoin d'une fin, quand nous pouvons avoir un nouveau commencement ?

Pourquoi être vous, quand vous pouvez être nouveau ?

Les Laboratoires Prometheus. Créons le changement, aujourd'hui.

La publicité était terminée depuis dix minutes, mais son message faisait écho dans l'esprit de Joyce. Les Laboratoires Prometheus étaient littéralement en train d'offrir la possibilité de changer l'entièreté de son corps avec un autre — et incroyablement, personne à la Fondation n'en avait eu vent avant l'annonce officielle. 110-Montauk s'était avéré être une sorte de distraction.

Joyce avait été chargée d'écrire le rapport sur ce que Prometheus était en train de faire et comment ils s'étaient débrouillés pour passer inaperçus pendant si longtemps. Son travail avait été lent, cependant — non seulement les informations étaient très limitées (la plupart d'entre elles venait directement des publicités de Prometheus), mais elle craignait qu'il ne soit trop tard — au moment où ils auraient un semblant de plan pour s'opposer à l'entreprise, les gens afflueraient déjà pour se faire opérer.

D'ici peu, les infos pourrait même révéler que l'opération fonctionnait réellement, et à partir de là, la Fondation ne pourrait plus s'en occuper.

Trois coups nets à la porte de son bureau attirèrent son attention.

"Entrez," dit-elle.

La porte s'ouvrit et Ardal Rogers, le capitaine de l'une des équipes de sécurité du Site — Joyce ne pouvait plus se rappeler de laquelle exactement — entra à moitié dans la pièce.

"Dr Michaels. Désolé de vous déranger, mais une personne interrogée réclame votre présence."

"Une personne interrogée ?"

"Oui m'dame. On l'a interceptée alors qu'elle essayait d'accéder à un document classifié — celui de 3984, pour tout vous dire."

"Je n'y ai pas touché depuis des années. Personne n'y a touché. Pourquoi elle le voulait ?"

"On ne sait pas, m'dame. On espère qu'elle sera plus coopérative si elle peut vous parler."

Joyce fit un signe de la tête. "Très bien. Amenez-moi à elle."


Elle n'était pas maintenue dans des conditions sordides, avec chaque poignet attaché à un mur et du sang gouttant de sa bouche après s'être fait frappée par les gardes. Non, elle était assise sur une chaise en bois, menottée par un anneau métallique au côté gauche de la table. Elle était visiblement en bonne santé, si on omettait les cicatrices autour de son cou et la tache rouge sur sa chemise.

Sa tête était légèrement inclinée, mais elle gardait un contact visuel rigide pendant que Joyce entrait dans la salle d'interrogatoire. Elle prit un siège de l'autre côté de la table. Ni l'une ni l'autre ne dirent un mot durant un long moment.

Elle sourit, les yeux écarquillés et vides. "Vous semblez si âgée."

"J'ai entendu dire que vous avez essayé d'accéder à la documentation de SCP-3984."

"C'est le cas."

"Et que vous avez demandé spécialement ma présence."

"C'est le cas."

"Pourquoi ?"

La femme se pencha doucement en avant. "Vous vous souvenez de moi ?"

"Non."

"Ça fait un moment. Seize ans ?"

"Vous êtes plus âgée que ça. Je vous vois bien en avoir cinquante."

"Seize ans depuis que vous avez recousu ma tête sur mon corps."

Tout revint. 3984, tous les Classes-D sur lesquels Young avait mis la main, le sort qui les avait frappés. Ils étaient tous restés en vie. L'un d'eux était revenu.

"Elle vous a décapité."

Son sourire s'élargit. "Vous vous souvenez de moi."

"Je suis désolé." commença Joyce. Les mots lui revenaient, des mots qu'elle avait prévu de lui dire mais qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de prononcer. "Je suis tellement désolé que vous ayez dû passer par là. Huit ans dans un congélateur—je, je suis—"

Elle hocha la tête, mais trop rapidement — c'était plus comme un tic nerveux. "Ça vous change. Mais vous survivez."

"D-11424. C'était votre identité. Quel était votre nom ?"

Un signe de confusion passa sur son visage, comme si elle ne connaissait pas le mot, ou peut-être la réponse, mais il disparut en un instant. "Ce n'est pas important."

"Pourquoi vouliez-vous me parler à moi en particulier ?"

"Young essayait de cacher quelque chose. Je le savais, je le sais, j'ai trouvé la preuve."

Bien sûr qu'elle essayait de dissimuler quelque chose. Elle tuait des poignées de Classes-D, des personnes bien vivantes qui avaient dû subir les tortures qu'elle leur infligeait et les emporter avec eux pour toujours. "Si vous avez lu le document, vous savez aussi bien que moi qu'elle tentait de—"

"Vous savez ce qu'est le Projet Dammerung, docteur ?"

"Quoi ?"

"Le Projet Dammerung. Ça vous dit quelque chose ?"

Joyce se souvint. Le mot lui rappelait bien quelque chose, mais elle ne pouvait se rappeler quoi. "Je ne reconnais pas le nom."

"Ça a existé. Je le sais. Il y a un lien, un lien vers lui dans SCP-3984. Une allusion. Mais je n'ai pas réussi à le passer."

"J'étais la chercheuse en charge de 3984 pendant des années, je le saurais s'il y avait quelque chose comme ça dedans."

"Vous ne pourriez pas le voir, c'est sûr. Ça a été enterré ! Caché en profondeur. Un accès réservé au Niveau 5 seulement. Young, Young l'a mis là."

Elle parlait rapidement, de la salive se formant autour de sa bouche. Elle leva sa main droite, libre, pour l'essuyer.

Joyce savait qu'elle pouvait avoir raison. S'il y avait un tel lien, c'était très probable qu'il lui ait été caché.

Joyce se tourna vers la porte. "Je pense que nous allons nous arrêter là."

"Non, non !" cria-t-elle, tendant sa main libre en avant, ses yeux paniqués fixant Joyce. "Dites-moi alors, docteur, dites-moi pourquoi les études sur oméga-K ont été interdites."

"Parce qu'il n'y a aucune raison." Mais aucun des tests que nous avons effectués à propos de 3984 n'avait de sens. La voix d'un garde résonna à travers la porte, hurlant des ordres.

"Promettez-moi que vous allez chercher."

"Non." Je le ferai.

La porte s'ouvrit et Joyce fut écartée. Un garde attrapa l'ancienne D-11424 et la força à se rasseoir sur son siège. Un autre s'empara de Joyce, plus doucement, et l'amena à l'extérieur de la salle. La porte se ferma derrière elle avec un bruit métallique.

Ardal Rogers plaça sa main sur l'épaule de Joyce. "J'suis désolé que vous ayez dû subir ça, m'dame. Oubliez ce qu'elle a dit. On va s'occuper d'elle."

"Ce n'est pas grave," répliqua Joyce, mais sa voix était distante. D-11424 avait peut-être raison.

Mais avant de pouvoir s'en occuper, elle avait un rapport sur Les Laboratoires Prometheus à finir.

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