Ombres post-modernes

Non, non, ne tirez pas, on est des employés. Loïc Giaccardi, niveau 3, spécialiste de confinement. Mes collègues là font partie de mon équipe… Oui, c'est nous les « coureurs », d'où le vacarme. Désolé de vous avoir fait peur, mais on peut entrer maintenant ? Une partie de mon équipe a disparu, comme le reste de la section souterraine du site si je ne me trompe pas, alors j'aimerais bien…

Oui, oui, je comprends. Tous les membres de mon équipe doivent être identifiés un à un… Mais faites vite s'il vous plaît, on n'a pas exactement le temps.
Je vous retrouve à l'intérieur.


« – On n'a bientôt plus d'essence, signala Frédéric. »

La nouvelle assombrit considérablement le moral de la troupe. Les trois hommes s'étaient depuis longtemps lassés des musiques de Queen, et seul le silence les avait accompagnés durant le reste de leur trajet. La perspective de se retrouver à pied, encore, et potentiellement à la merci d'une quelconque anomalie, n'était pas pour leur plaire.

« – On avait vraiment besoin de ça, ronchonna Cornélius tout en croisant les bras. »

Assis à l'arrière de la voiture, dans son dos, Loïc se permit de lever rapidement les yeux au ciel. La présence de l'archéologue ici s'était jusque là surtout montrée facteur de frustration. Âgé, peu aimable, manquant de bonne volonté et plein d'un genre de ressentiment presque cliché envers la jeunesse de ce temps… C'était du moins la première impression que le spécialiste avait eu de ce personnage si singulier, avec lequel il avait du mal à s'entendre.

Il fallait cependant rendre à César ce qui appartenait à César : sans son sang-froid bougon, l'issue de l'incident aurait pu être bien plus tragique qu'un voyage en véhicule sur la musique d'un des groupes les plus connus au monde. Dieu savait que le coureur avait besoin d'un tel point d'appui : il n'était pas spécialement peureux usuellement, mais la perspective d'une brèche de confinement massive l'avait toujours fait frissonner. C'était l'objet de ses cauchemars et de ses angoisses, nocturnes ou diurnes. Ce qui expliquait partiellement son efficacité au travail, lorsqu'il s'agissait de tenir des objets ou entités supérieurement dangereux enfermés.

Mais qu'est-ce que Cornélius pouvait se montrer pesant…

« – Je vous dis que ce moteur fait des bruits bizarres. Si ça se trouve, ça va exploser.
– Ce véhicule n'est pas fait pour la discrétion, l'excusa Frédéric en tapotant avec affection ce qu'il considérait être sa propriété maintenant qu'elle leur avait sauvé la vie. L'important, c'est sa résistance et sa capacité de transport. Sur ce point là, je crois pouvoir dire qu'elle ne nous a pas lâchés. »

Puis venait le spécialiste Dufouin. Un gars au CV bien rempli, pour son âge relativement jeune – pas plus de quarante-cinq ans, peut-être même moins de quarante. Astronaute à temps partiel, mais la tête dans les nuages en toute période de l'année. Loïc cherchait encore à savoir ce à quoi il carburait, pour être à ce point jovial et positif en toute circonstances. Ses rapports avec Frédéric étaient naturellement plus cordiaux : sa façon de se comporter évoquait souvent un jeune aussi attachant qu'agaçant, mais c'était quelque chose qu'il pouvait accepter sans trop de problèmes.

Advint ce qui devait arriver : le véhicule cala.

« – Je le savais, pesta Cornélius en sortant du véhicule. Cet engin a fini par nous lâcher.
– Ouais. C'est déjà remarquable qu'elle ait tenu aussi longtemps. Brave bête, fit Frédéric en caressant avec un mélange de fierté et de regret la carrosserie défoncée.
– Le reste de cette inspection se fera à pied, résuma Loïc tout en quittant l'arrière de la voiture. »

Il était secrètement heureux de ce retournement de situation : sa place n'avait pas été des plus confortables, et il était définitivement plus à l'aise lorsqu'on lui donnait l'occasion d'utiliser ses jambes.

« – Si j'ai bonne mémoire, nous ne devrions plus avoir beaucoup de cellules à contrôler. Mettons-y nous de suite.
– Attendez ! protesta le doyen. Ne soyez pas si précipité, dans la vie. J'ai des choses à récupérer. »

Au grand désarroi de ses compagnons, ils se rendit à l'arrière de leur ancienne monture et se mit à fourrager sur le plancher, sans plus tenir compte de toute dignité.

« – Qu'est-ce que vous faites ? finit par demander Frédéric, tandis que Loïc, lui, se taisait, découragé.
– Rofl… Est-ce que ça vous regarde vraiment ?
– Monsieur Attano, vous n'êtes pas en train de rassembler des morceaux d'antiquité pour les emmener avec nous, j'espère ? finit par intervenir le spécialiste en notant que l'intéressait bourrait ses poches avec des éclats et des miettes.
– … Rarissimes. Des antiquités rarissimes.
– Cornélius… »

Faisant la sourde oreille, l'archéologue s'attaquait maintenant aux débris plus conséquents. Il prit dans ses bras un large bloc d'ivoire, encore grimé d'un visage en colère. Avec des efforts visibles, il le porta jusqu'à ses collègues, puis tendit les bras.

« – Portez-ça. »

Frédéric et Loïc se regardèrent.

« – Il est hors de question que nous emmenions ce poids mort avec nous, répondit le second alors que le premier lui signifiait clairement qu'il n'avait aucune intention de se mêler à cela. »

Une ombre passa sur la face du passionné. En l'instant présent, il ressemblait trait pour trait au golem qu'il avait dans les bras.

« – Je ne vous demande pas votre avis.
– Mais pourquoi est-ce que nous devrions le porter, nous ? argumenta le spécialiste Dufouin avec hésitation.
– Parce qu'avec toute la bonne volonté du monde je ne vois pas comme j'arriverai à porter ce morceau en plus des autres. »

Il suffit d'un regard à Loïc en direction du véhicule, vers les autres blocs de marbre et de bois qui reposaient en son sein, pour qu'il en eut assez.

« – Oui… Non.
– …Vous entravez la recherche historique, vous vous en rendez compte ?
– La mission avant la recherche, Cornélius. Si vous voulez vous casser le dos en portant cette chose, quitte à ce qu'elle vous ralentisse la prochaine fois qu'on croisera ses collègues encore vivants, c'est votre problème. »

Plein d'espoir, le déviant se tourna vers Frédéric, qui secoua la tête.

« – Navré, mais je rejoins Monsieur Giacardi sur ce point. Aucune envie de porter votre machin, là.
– … Très bien, très bien ! Je m'en chargerai moi-même dans ce cas. Donnez-moi juste le temps de sélectionner le meilleur morceau… »

Parce que Loïc s'attendait à plus de véhémence et à de longs débats pénibles, il laissa couler les bougonnements rageurs qui suivirent :

« – Puisque vous êtes trop paresseux l'un comme l'autre… Simple remarque, je ne peux pas trop vous en vouloir, entre l'éberlué et l'autre là, qui ne dort visiblement pas plus de trois heures par nuit, vous le proposer n'était pas une bonne idée. Vous me l'auriez abîmé de toute façon. »

Finalement, Cornélius fixa son choix sur un morceau de bras fignolé, à la peinture légèrement écaillée, mais autrement presque intact. C'était plutôt léger, maniable, et – les deux spécialistes se gardèrent bien de le suggérer – cela pouvait servir d'arme en cas de besoin. Voilà un compromis qui était satisfaisant pour tout le monde.

Ce qui n'empêcha pas l'historien de bougonner dans sa barbe tout le reste du trajet.


« – Il y a quelque chose qui nous suit, murmura Frédéric après qu'ils aient parcouru en silence les couloirs silencieux du Site. »

Loïc jeta un coup d’œil en arrière. Ainsi, il n'était pas le seul à avoir remarqué cela. Cornélius lui-même avait cessé ses marmonnements pour adopter une mine inquiète, et marchait d'un pas mal assuré. Sa respiration, rauque, pouvait être attribuée à la peur comme à la fatigue ; tous ici savaient qu'en cas de poursuite, le doyen risquait d'y passer le premier.

Depuis longtemps maintenant, les murs derrière eux semblaient se mouvoir. Comme si une ombre passait sous la surface de l'eau, les jeux de lumière dans les corridors donnaient l'impression qu'un objet inconnu s'apprêtait à crever la surface, avant de se raviser et de replonger dans les profondeurs dont il provenait. Le spécialiste avait au départ blâmé la paranoïa, la crise d'angoisse qui le guettait depuis le début de leur aventure. Mais plus le temps passait, plus il lui fallait se rendre à l'évidence : malheureusement, ses craintes étaient fondées.

« – Ce ne sont pas ces monstrueuses statues, c'est déjà ça, continuait son collègue tout en regardant nerveusement derrière lui.
– Peut-être que c'est pire, raisonna l'archéologue d'un air sombre. »

Les trois hommes accélérèrent à peine le pas. Si la créature avait voulu les attaquer, elle l'aurait déjà fait. Toutes les anomalies n'étaient pas prédatrices – même si travailler sur Yod avait presque fini par convaincre Loïc du contraire –, mais en provoquer une n'était jamais une bonne idée. Avec un peu de chance, celle-ci était simplement curieuse.

Malgré leurs efforts pour rationaliser la chose, les cœurs des membres du groupe battaient à leurs oreilles comme un tambour incontrôlable. Loïc se promit de ne s'arrêter sous aucun prétexte.

Au détour d'un croisement cependant, ses jambes le trahirent d'elles-même, ce qui était une première.

Il y avait une explosion de couleurs sur le mur.
C'était bien heureusement une métaphore pour indiquer que quelqu'un avait peint une fresque, d'environ cinq mètres sur deux, remarquablement colorée. Le spécialiste en confinement la reconnut sur le coup : sa copie conforme se trouvait à l'étage 6 d'un des bâtiments en surface – il avait eut un accident juste en face une fois, et gardait de cet endroit précis un souvenir douloureux. L'espace d'un instant, la peur lui fit croire qu'il s'agissait de l'original, et son cerveau eut du mal à s'en remettre et à contextualiser son emplacement actuel. Mais le style de l’œuvre était différent, et surtout, la reproduction avait été réalisée à la bombe, ce qui offrait une stylistique tout à fait singulière.

« – Qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclama Cornélius un peu trop fort, en oubliant qu'ils n'étaient pas seuls.
– Aucune idée, mais on dirait du Banksy, fit Frédéric en haussant les épaules, avant d'adopter un ton moins audible. Je propose qu'on s'éloigne mine de rien. »

Loïc approuva d'un signe de tête, pivota pour se remettre en route, avant de sursauter violemment.

Juste en face d'eux maintenant, trois portraits humains. Les leurs.

Toujours dans le même style visuel, quelqu'un avait représenté sur le plâtre blanc un Loïc exténué avec une bulle emplie de ronflement par dessus ses cheveux en broussailles, un Cornélius bougon porteur d'un petit nuage noir, et un Frédéric rayonnant, une étoile derrière la tête comme un projecteur bleuâtre qui faisait ressortir sa chevelure sombre.

« – Je ne… Non, fut la seule réaction qui lui vint sur le coup. »

Profitant de leur surprise, l'ombre qui les poursuivait depuis tout ce temps se matérialisa sur les murs, passant à côté d'eux comme l'aileron d'un requin dépassant à peine. Loïc se raidit ; juste avant qu'il ne puisse réagir, l'ombre commença à prendre une forme plate, juste à côté des trois caricatures.

Il fut presque surpris de ne pas se retrouver face à une monstruosité démoniaque. La silhouette était tout à fait humaine, habillée de façon sobre avec des vêtements du quotidien, jogging et ample sweat-shirt. Son visage était dissimulé dans l'ombre ; mais il tenait une bombe à la main, sans doute l'auteur des dessins, par quelque moyen anormal.

Il y eut un instant de silence, semi-terrifié, semi-gênant.
Puis une inscription apparut au-dessus de la tête du nouveau venu :

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Loïc et Cornélius n'osaient plus respirer. Mais presque immédiatement, comme par réflexe, Frédéric lâcha d'une petite voix :

« … Sup. »

Et ce fut comme un signal pour que tous reprennent leur inspiration à coup d'amples mouvements maîtrisés de poitrine.
Ils avaient survécu au premier contact.

Aussi vite qu'elle était venue, l'inscription fut effacée et remplacée :

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Les trois compères se regardèrent. S'il y avait quelque chose auquel ils ne s'étaient pas attendus, c'était bien ça.

« – Vous vous êtes perdu ? répondit encore une fois Frédéric en se détendant quelque peu.
– Bon dieu, vous allez arrêter de parler à cette anomalie, imbécile ?! murmura Cornélius en grinçant des dents. »

Pour une fois, Loïc était bien d'accord. Il n'était pas tranquille.

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« – Londres ? Sérieux ?
– Vous comprenez le français ? tenta le spécialiste en voyant le succès de son collègue, au grand dam de leur aîné. »

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« – C'est vous qui avez f…
– Est-ce que c'est vous Banksy ? coupa Frédéric en trépignant quelque peu. Nan, parce que ça colle vachement jusque là. »

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« – Mince, c'est Banksy. La vache,
– Banksy… Ce n'est pas le pseudonyme de celui qui fait du street-art ? Les caricatures de la société dans les rues ? se souvint vaguement Loïc en fouillant un peu dans sa mémoire.
– Du stri-quoi ? »

Personne ne s'attarda pour expliquer à Cornélius ce que ce mot mystérieux désignait, et il en fut visiblement extrêmement vexé.

« – C'est vous qui avez réalisé la fresque ? réessaya le spécialiste en confinement, cette fois-ci sans être interrompu »

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C'était complètement surréaliste. Mais une fois encore, Loïc préférait être en pleine discussion avec ce qui était considéré comme un génie de l'art moderne – très moyennement à son goût, quoique que les œuvres de Banksy vaillent le détour – plutôt que d'être démembré par quelque atrocité.

« – Question, intervint une fois encore Frédéric qui avait en effet du mal à contenir son enthousiasme. Pour Loïc et Cornélius, je comprends les références, mais moi ? »

La réponse ne se fit pas attendre :

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« – … Gé-nial.
– On a pas le temps, prévint Loïc maintenant qu'ils se furent assurés que cette anomalie-ci ne leur voulait aucun mal. Navré, M. Banksy, mais nous devons y aller. »

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« – Désolé. Je ne sais pas comment vous pourriez possiblement retourner à Londres. »

Omettant de préciser qu'il serait sans doute confiné dès que la situation serait redevenue normale sur le Site, les trois employés lui souhaitèrent bonne chance et se remirent en route, Frédéric avec plus de regret que les autres. Il avait l'air sincèrement heureux d'avoir croisé une figure mythique, même si cela n'était qu'une copie, une illusion.

Son sourire revint lorsque, se fondant à nouveau en ombre imperceptible sur le mur, Banksy2.0 se mit à les suivre sans bruit, sans éclat, mine de rien.


« – … Allez, finit par craquer Frédéric en soupirant. Laissez-moi porter ce machin, Cornélius. »

Le vieil homme était essoufflé, plus que d'habitude s'entend. Il portait à bout de bras sa merveille antique depuis trop longtemps déjà, et cela se voyait. Pourtant, en entendant cela, il se redressa avec mépris, l’œil noir.

« – Pas question, j'ai bien compris que vous n'en vouliez pas. Je ne saurais vous importuner avec cette charge indésirable, Monsieur Frédéric Dufouin.
– Vous avez besoin de reposer vos bras. Je vous assure, ça ne me dérange pas.
– N'insistez pas, Monsieur Frédéric Dufouin. C'est non. »

Loïc devait bien leur accorder cela, ses deux collègues savaient rendre les voyages intéressants. Ils étaient pourtant embarqués dans une course contre la montre pour sauver leur propre site d'agents hostiles et d'anomalies inconnues en liberté… Tous les ingrédients pour que le spécialiste en confinement se décompose en une crise d'angoisse violente et implacable, à l'image des nuits où il s'éveillait suite à un cauchemar trouble et obscur ayant hanté ses rêves. Rien que d'y penser, d'ailleurs, sa gorge se serrait, il sentait sa poitrine se raidir, ses mains commencer à trembler. Il s'intima le calme. Oui, mieux valaient les absurdes conversations de ses deux compères et une rencontre incompréhensible avec l'alter-ego d'un artiste humanitaire.

Aussi saugrenu que cela puisse paraître, maintenant qu'il l'énonçait mentalement.

Curieux de savoir comment se portait leur nouveau compagnon – et afin de penser à autre chose, pour tout avouer – Loïc jeta un coup d’œil sur l'ombre discrète qui parcourait les couloirs en leur compagnie. Rien d'autre qu'un jeu de lumière. Plus aucun dessin, plus aucun portrait, plus une seule lettre tordue de couleur vive.

Il eut un bref sursaut lorsque apparut subitement devant lui un œil gigantesque, qui cligna rapidement avant de disparaître. Il lui serait difficile de s'habituer.

« – Sérieusement. Je vous jure que ça me ferait plaisir.
– Pour le dire autrement, Monsieur Frédéric Dufouin, je ne veux pas que vous mettiez vos mains probablement dégoûtantes sur cette antiquité. Vous n'êtes… pas… qualifié.
– S'il veut garder sa brindille, tu ne pourras pas le faire changer d'avis, fit remarquer Loïc qui commençait néanmoins à devenir las.
– Ah vous voyez. Monsieur Loïc Giacardi a compris, lui.
– Je voulais simplement aider, répliqua son interlocuteur d'un ton quelque peu blessé. »

Hmm. Ces discussions étaient distrayantes, mais à faible dose seulement.

Subitement, il y eut un bruit de métal sourd, au loin.
Par réflexe, tous se figèrent, aux aguets. Les bruits continuaient, chaotiques, nombreux.

« – Non. Non. Et non. Pas cette direction, murmura Cornélius, toute médisance perdue tant la peur lui serrait la poitrine.
– J'approuve, fit Loïc.
– M. Banksy, y aurait-il moyen que… »

L'ombre se mit sur le champ à avancer en direction du capharnaüm, silencieuse et invisible. Elle en revint bien vite. Banksy réapparut, quoique plus trouble, moins bien dessiné.

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« – Au moins c'est clair, se conforta Loïc. Qu'est-ce qui… »

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« – Qu'est-ce qu'il a dit ? marmonna Cornélius.
– Nos anciens amis sont en train de défoncer toutes les portes qu'ils rencontrent.
– Oh non.
– Merde. Merde, merde, merde, résuma moins élégamment Loïc. »

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Les bruits de métal s'étaient espacés, s'alternaient.
Maintenant c'était des bruits de pas qui résonnaient dans les couloirs.
Des bruits qui se rapprochaient.

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« – Merci, c'est noté. »

Loïc regarda ses deux compagnons. Cornélius, une fois encore, ne semblait plus en état d'assumer une course poursuite. Frédéric ne paraissait pas épuisé, mais la peur dansait dans ses yeux. Lui qui s'en remettait tant aux véhicules qu'il maniait, pas un seul à l'horizon pour les sauver cette fois-ci.
Il commença à se creuser la tête. S'il avait une bonne connaissance du Site dans sa presqu'intégralité, les étages souterrains n'étaient pas les plus connus de sa personne. Et revenir sur leurs pas n'étaient pas une solution : les créatures étaient presque sur eux.

« – Banksy, sauriez-vous maquiller une porte ? demanda-t-il en désespoir de cause. »

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« – Si elles étaient distraites, peut-être que cela pourrait se faire, murmura Frédéric.
– Distraites par quoi ? Nous n'avons rien.
– Si, lui fut rétorqué sur un ton acerbe. Nous avons un bon coureur. »

Un silence fugitif fit suite à cette déclaration.
C'était Loïc lui-même qui venait de proposer cette idée.

« – Loïc ?
– Ne soyez pas stupide, jeune homme, gronda Cornélius. »

Il se tourna vers Banksy.

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« – Entrez dans une pièce. Maquillez la porte du mieux que vous le pouvez. Je ne serai pas long. »

Comme ses compagnons restaient plantés sans rien faire, Loïc eut un soupir d'exaspération et les poussa vers une pièce vide. Il leur marmonna un "Faites-moi confiance", avant de claquer la porte sous le coup de l'adrénaline.
Mauvaise idée. Les bruits se turent un instant, avant de reprendre, plus féroces.
Plus près.

Sous les yeux embués par le choc du spécialiste, la porte commença à disparaître tant bien que mal. Au-dessus du seuil parut un dernier mot :

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Alors Loïc fit ce qu'il savait faire de mieux.
Il se mit à courir.


Ses réserves de courage fondirent comme neige au soleil. Ce qu'il avait visionné comme un mal nécessaire évolua bien vite en cauchemar : les gestes gauches des créatures dissimulaient une vitesse effrayante, d'autant plus que les péripéties précédentes l'avaient déjà épuisé. Le coureur avait compté sur ses propres talents, son endurance et sa connaissance du terrain, pour semer et éviter les anomalies. De toute évidence, il allait devoir revoir sa stratégie.

La cavalcade derrière lui ne s'arrêtait pas. Les crissements du bois sur les dalles éventraient ses tympans, et attisaient dans son cœur des angoisses dont il n'était jamais vraiment parvenu à se séparer.

Il accéléra le pas. Pas question que sa mission ne se transforme en sacrifice.

Boum boum boum boum

Seul le rythme de sa course importait maintenant. Il n'y avait plus de plan, plus de directions, plus de marche à suivre qui tiennent. Tout ce qu'il fallait, c'était réorienter les créatures loin de l'objet de leur mission, effectuer un large détour pour boucler la boucle, et enfin les perdre dans les dédales que représentait Aleph pour le non-inité.

Boum boum boum

Ses pensées se brouillaient, sous le coup de l'adrénaline. Quelque part dans un coin de son esprit, il sentit un vestige de raison guider ses pas à travers le site. Autrement, l'instinct agissait de lui-même, les mouvements de ses muscles n'étaient que le fruit de pulsions primaires ne servant qu'un seul but, fuir. 
Surtout ne pas oublier de courir.

Boum boum boum boum boum

Ne pas oublier.

Boum boum

Était-ce vraiment le bruit de ses pas contre le carrelage, ou les battements de son cœur au creux de sa poitrine ?

Il pivota à un angle en manquant de déraper, contrôlant ses gestes erratiques avec une plus grande maîtrise qu'il n'aurait cru en avoir étant données les circonstances. L'espace d'un instant, l'image d'une ombre sur le mur se fixa sur sa rétine : dansante, grotesque, monstrueux alliage entre finesse et brutalité. Rien à voir avec l'artiste qui s'était auto-proclamé leur compagnon et protecteur.

Une scène tirée de ses cauchemars.

Un fracas immense lui indique que ses poursuivants n'ont pas aussi bien entamé le tournant que lui. De frustration ou de maladresse, l'une des statues a dû foncer dans le mur et l'impacter. Lorsque l'image se constitue brièvement dans la tête, ce ne sont pas des rires qui naissent néanmoins au cœur de sa cage thoracique.

Ce sont des halètements, ceux de l'athlète qui force son corps à aller de l'avant même lorsque ce dernier crie grâce.

Les pensées fusent dans son esprit comme un jeu de fléchette, mais il est trop embué pour mettre dans le mille, comme s'il était ivre avec des amis dans un bar. Dans sa tête se succèdent tour à tour son devoir de confinement, sa peur des brèches, son affection pour son équipe évanouie avec le reste du personnel, celle qu'il porte à ses nouveaux compagnons d'infortune…

Il faut sauver le site. Il faut sauver les autres.

BOUM BOUM BOUM BOUM

Maintenant il sait.
Ni son cœur, ni ses pas, le bruit est celui des créatures qui le poursuivent en tambourinant sur les murs, le sol, éclatant comme des poupées sans âme tout obstacle sur leur chemin.

Un véhicule est en travers de la route, le même modèle que celui du chantier. Loïc saute par dessus d'un mouvement éparse, il est habitué à la course, moins aux épreuves d'habilité. Ses jambes s’emmêlent à la réception, retrouvent leur appui, reprennent leur route. Dans son dos, l'obstacle de métal est assailli et annihilé par ses poursuivants. Il prie pour que certains d'entre eux s'acharnent sur les restes métalliques de la carcasse, mais sait bien que les anomalies sont rarement avides d'huile et d'acier.

C'est après sa chair et son sang qu'elles en ont.

Loïc ignore cette voix, venue des tréfonds de son être et de sa mémoire. Il n'a pas le temps, pas l'énergie, pas la volonté nécessaires pour supporter le poids de la crainte en plus de celui de la fuite. L'adrénaline agit dans ce sens, fonctionne comme un dopant naturel l'obligeant à se concentrer sur sa course, sa vie, le danger.

Ses jambes s'arrêtent brutalement, comme mues par une volonté propre. Le mur devant lui le nargue : s'est-il trompé ? Où ? La carte du Site est pourtant imprimée dans son esprit, pas de zones d'ombres, zones d'ombres, où ça, qu'a-t-il pu oublier ? Surtout, comment réparer cette erreur ? Ses paupières sont lourdes, il a mal, il a peur, subit des haut-le-cœur. Il aimerait continuer de courir, mais son corps le trahit. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible.

Il ne peut pas avoir oublié comment courir.

Il ne peut pas avoir oublié cela.

Pas ça.

Dans son dos, les créatures s'entrechoquent les unes contre les autres. Il est fait comme un rat, elles fondent sur lui comme la meute sur l'agneau.
Un agneau qui a oublié comment fuir, dont l'esprit est devenu aussi blanc qu'un parchemin vierge, qu'un visage figé par la terreur.

Et soudain devant lui, une porte. Dessinée à la bombe, rapidement, sans prétention. Une porte qui commence à prendre véritablement forme.
Une porte à l'enseigne stylisée :

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Loïc, comme un demeuré, reste sans bouger à contempler cette échappatoire inespérée. Une porte de sortie. Pas un moyen de fuir, de reprendre sa course. Une porte. De sortie.

Les créatures sont presque sur lui.

Subitement, il réapprend à marcher.

La porte crayonnée claque et disparaît avant que les masques de colère ne parviennent à l'atteindre.


L'espace qui accueille son repos salvateur est vide de toute chose. C'est un monde vierge, noir, complètement sombre et obscur. Loïc se sent dériver vers un état tremblant, mélancolique, nauséeux. Il veut se reprendre.
Mais à la place, il ne fait que faire couler de l'encre colorée partout sur les angles.

« – Careful. You're ruining the theme.1 »

La voix qui lui parle est humaine, incontestablement. Loïc la quête des yeux, sans la voir. Nulle ombre, nulle personne, mais quelque chose lui dit qu'il n'a rien à craindre. Cela ne peut être que l'œuvre de Banksy. Il ouvre la bouche pour lui demander :

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Il s'aveugle lui-même, ses mots ne rentrent pas dans les cadres. Il se retrouve à bout de souffle, incapable de dire quoi que ce soit. Il n'a plus de peinture acrylique pour s'exprimer. Il lui faut quelques minutes pour se reprendre.

« – Wow, easy there. Two words at a time buddy. Less conspicuous. Take the time to draw your sentences.2 »

Loïc inspire, expire, de la couleur. C'est l'expérience la plus étrange de sa vie.
Il réessaye :

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« – I dunno man. I wanted to try, it worked. The trick saved you, that's definitely a bonus. Now you're with me. It's not London, nor Paris, but it's better than those creeps outside.3 »

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« – Oh, they're fine. You took those other guys for a ride, it was kind of impressive actually. But they're - they're - your friends are worried for you.4 »

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« – Excuse me ? I haven't…5 »

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« – Oh, that, no, no. Well, unless you feel safer here, which would be okay, I mean – you can stay here as long as you want.6 »

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« – …Here ? You don't like it here ? I can see why, it's cool, it's totally cool. I'll go and try to let you out, if that's what you want.7 »

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« – I'll drop you somewhere safe. Don't worry. You've done enough. Just… Just keep calm, this can be a tricky operation. Weird. It takes time. But you'll be okay. You'll be okay.8 »

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« – I know. I know. Take your time. I'm not going anywhere. Try to breath and sleep, you need it. It'll be over soon.9 »

Incapable de faire autrement, Loïc se laissa fondre dans le noir, et les couleurs s'évanouirent un instant de cet endroit hors du temps.

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Elles vinrent simplement se frotter à lui, comme des créatures en quête de caresses.

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