Tiré d'affaire
Un Conte Ces Pins Tortueux / Solutions Fauniques Wilson
C'était étrange, pensa Wajima "Hagi" Moyumi. C'était étrange qu'elle ait pu quitter la Fondation si facilement.
Ce n'était pas que les gens ne pouvaient quitter la Fondation, bien sûr. Ils pouvaient, mais à moins d'être des officiels de haut rang, ils étaient condamnés à oublier tout ce qu'ils savaient à propos d'elle. Le but principal de la Fondation est de retenir l'information, et les retraités ne sont que des paquets d'informations ne demandant qu'à être kidnappés et interrogés par une certaine quantité de groupes antagonistes. Par exemple un Mekhaniste voulant savoir quel Site contenait tel genre d'artefact, ou un agent de l'Insurrection du Chaos tentant d'extraire quoique ce soit qui pourrait conduire à une interception ou un bombardement réussi. Ou quelqu'un qui n'aurait aucun problème à vendre ces informations à d'autres. En somme, il était dangereux de laisser sans protection un employé de la Fondation à la retraite disposant d'une quelconque information utile, et puisque les gardes du corps et la surveillance demandent du temps et de l'énergie, la Fondation avait pris pour habitude d'effacer la mémoire de la plupart des gens. Les autres groupes d'intérêt remarquèrent rapidement qu'aucune torture ne pouvait engendrer quoique ce soit d'utile, et la vie de ces scientifiques à la retraite et de ces agents de terrain blessés devint bien moins chahutée et bien plus sûre.
La situation d'Hagi était différente.
Lorsque la Fondation s'était demandée comment faire comprendre aux Solutions Fauniques Wilson qu'elle allait desserrer sa poigne sur elles, on proposa l'idée de révéler qu'Hagi était une espionne, puis de l'extraire de leurs rangs, comme un exemple plutôt littéral d'une poigne qui se desserre. C'était plutôt infaillible. Rien dans l'Accord de Boring n'interdisait réellement l'espionnage du côté de la Fondation, et cela leur aurait montré qu'une nouvelle ère naissait — une ère en dehors de la poigne de la Fondation. Tout le monde était d'accord.
Sauf Hagi.
Elle avait été très énervée lorsqu'elle avait appris l'existence de ce plan. Quelqu'un là-haut avait dû le remarquer, puisqu'elle avait été rapidement invitée à une réunion avec l'équipe de recherche du Nexus 17 et interrogée sur son avis sur le sujet. Lorsqu'elle exprima son dissentiment, ils l'écoutèrent. Ce qui était tout à fait inattendu.
Voyez-vous, Hagi ne voulait pas quitter les Solutions Fauniques Wilson.
Elle avait été avec eux pour… à peu près deux décennies, désormais. C'était devenu son gagne-pain. Elle savait que le mode de vie d'un agent de la Fondation demandait de la flexibilité, et la volonté pour changer au pied levé, mais… elle ne s'était jamais sentie aussi épanouie de toute sa vie. Elle leur demanda si, peut-être, ils pourrait toujours la révéler, mais ensuite… la supprimer de leur registre du personnel, pour ainsi dire, et la laisser rester un employé à plein temps des Solutions Fauniques Wilson.
C'était risqué et Hagi ne s'attendait pas à ce que ça marche.
Mais ça a marché.
Elle a pu se rappeler de la plupart des choses, en tout cas c'est ce que ses souvenirs lui disaient ; elle savait qu'ils étaient désormais difficile à croire. Ils avaient supprimé des choses, de nombreuses choses — elle ne connaissait l'emplacement d'aucun Site, par exemple. Elle ne se rappelait de presqu'aucune anomalie avec laquelle elle avait travaillé (à l'exception des animaux de Wilson), elle ne se rappelait du plan d'aucune installation de recherche… elle fut autorisée à se rappeler des amis et collègues auxquels elle avait dit au revoir, mais ils avaient supprimé leurs noms. Mais le fait qu'elle puisse se rappeler qu'elle avait travaillé avec la Fondation était en soi déjà une rareté.
Les quelques premiers mois après cette grande révélation furent tumultueux. Il y eut de nombreuses célébrations, mais… une certaine quantité d'animosité fit obstacle à Hagi. Les gens étaient, et c'était normal, fâchés d'avoir été espionnés, même si c'était par les Superviseurs, dont le travail consiste précisément à superviser. Cela avait fini par se dissiper, et bien qu'elle savait que quelques-uns lui en voulaient encore, même eux cachaient leurs sentiments pour faire du lieu de travail une meilleure expérience pour tout le monde. Mais tout le monde n'avait pas réagi de cette façon. Faeowynn avait été gentille avec elle, de même que son bon ami Gary Harp — bien qu'ils eurent une ou deux conversations très dures.
"T'es prêt ? Le premier voyage est toujours difficile." Hagi se tenait au bord de l'entrée des égouts — un endroit malencontreux pour une Voie, mais que voulez-vous ? On pouvait difficilement se plaindre.
"Eh bien, je pense que oui." Gary grimaça légèrement. "Ça fait mal ?"
"Pas du tout. Allez, je vais te montrer comment on fait."
Hagi était allée à Trois Portlands avec la Fondation au moins deux fois auparavant, mais elle ne se rappelait pas pour quelles raisons. Maintenant, elle allait à Trois Portlands avec Wilson. C'était… irréel. Plus irréel que ce qu'était déjà Trois Portlands, ce qui n'était pas peu dire. Trois Ports avait toujours été un grand secret anormal, et ça semblait fou que les Solutions Fauniques Wilson en aient connaissance, entre tous ! C'était clairement le franchissement d'une nouvelle étape. Avec le prochain endroit qu'ils allaient construire là-bas, les Solutions Fauniques Wilson allaient être plus que jamais connectées au monde anormal.
"Pas besoin. J'ai déjà lu les descriptions, je peux le faire."
"Si tu le dis."
Gary ouvrit l'entrée des égouts et se boucha le nez.
"Se boucher le nez n'en fait pas partie."
"Ta gueule."
Hagi gloussa, et ils descendirent tous deux par l'entrée.
"Je suis juste inquiet," commença Gary, "à l'idée d'installer le wifi dans un univers parallèle."
L'Agent de l'U2I Tosh Reddy faisait un travail très important. Pas le travail le plus amusant per se, mais c'était tout de même un travail important. Avec un rouleau adhésif de masquage bleu dans une main et une pile d'affiches dans l'autre, il apposa une publicité sur la vitrine d'un magasin avant de se tourner en direction de la gérante, une gentille vieille dame. "Merci de m'avoir laissé mettre ça ici, madame !"
La femme fit un geste de main exonératoire. "Oh, ne vous inquiétez pas. Je suis toujours heureuse d'aider les commerces locaux !"
Tosh ne put s'empêcher de sourire. "Je suis content que vous nous supportiez. Maintenant, euh, je dois y aller. J'ai beaucoup de ces trucs."
"Bien sûr."
Là-dessus, Tosh sortit à l'extérieur, dans la foule animée de Trois Portlands, et jeta un œil en direction de l'horizon inversé ; il aperçut les lueurs de plusieurs ombres de phares, ce même sourire stupide placardé sur son visage. Il leva les yeux en direction du ciel. C'était amusant, parfois, de travailler avec des gens — il avait oublié ce sentiment chaleureux et gratifiant dans son cœur, le sentiment de faire quelque chose de bien.
Généralement, faire le bien à l'U2I signifiait juste jeter quelqu'un en prison, ou faire tomber un autre réseau de drogue anormal. Bien sûr, cela améliorait intrinsèquement le monde, mais… il y avait quelque chose de différent lorsqu'il voyait les effets immédiats de ses actions, lorsqu'il voyait comment cela affectait les gens. C'était bien.
"Hé, Tosh !"
L'agent leva les yeux pour voir sa partenaire, l'Agent Tahirih Adams, avec une pile d'affiches significativement plus petite que la sienne. Il savait par l'expression de son visage que c'était exactement ce de quoi elle était sur le point de lui parler. "Tu glandouilles ou quoi ? Allez, on doit faire ça vite ! Regarde !" Elle pointa l'une des affiches dans sa main.
Quelque part en dessous de "Venez à la Grande Ouverture du Refuge pour Animaux Wilson !", des images d'animaux anormaux heureux et d'une longue liste de raisons pour lesquelles soutenir l'exportation d'étranges et "inhabituelles" bestioles (c'était semble-t-il leur mot préféré pour les décrire) provenant de Boring, dans l'Oregon jusqu'à Trois Portlands, le doigt de Tahirih avait atterri sur une unique et banale ligne :
"Venez à la grande ouverture au 14542 Echo Ln., le 04/06/2028 !"
Tosh semblait peu impressionné. "Ouais ? Quoi ?"
"Le quatre juin, c'est dimanche prochain, espèce d'imbécile ! Il n'y a aucune chance qu'on ait fini d'ici là."
"Eh bien… c'est la date que Mlle Wilson nous a donnée."
Tahirih cligna des yeux. "Fae."
"Mhmm, je sais, Mlle Wilson."
Elle cligna des yeux de nouveau, et ses yeux s'étrécirent. Tosh détestait qu'elle fasse ça — accentuer son clignement. C'était tellement passif-agressif. Mais bon, peut-être qu'il surinterprétait les choses. "Elle nous a dit qu'elle préfère qu'on l'appelle Fae."
Tosh ouvrit sa bouche pour objecter, mais quelque chose tira sur son cœur. "Très bien, très bien, je vais me détendre. Tout le monde est toujours M. ci et Mme ça quand t'es un agent, donc on peut avoir un peu de tranquillité. Bon, bref, je parie que Fae sait de quoi elle parle."
"Je n'en serais pas si sûre, je veux dire, c'est beaucoup de travail."
En faisant tomber son adhésif de masquage autour de son poignet, Tosh donna une tape sur l'épaule de son partenaire. "Je pense que toi aussi tu pourrais un peu "te détendre", hein ? Je veux dire — ces personnes sont si optimistes. Peut-être que tu pourrais en prendre de la graine."
"Hmph. Peut-être, oui."
Hagi et Gary enfilèrent des combinaisons blanches et vaporeuses. Hagi coiffa ses cheveux en un chignon, qu'elle cacha en dessous d'une casquette blanche bon marché. Gary posa des couches de protection blanches sur la semelle de ses chaussures et — avec quelque difficulté — remonta une fermeture éclair collante sur le devant de sa grenouillère, en se demandant si tout cela était nécessaire, juste pour peindre.
"Tu ne veux pas endommager tes habits, Gary."
Gary grogna. "Je ne porte rien auquel je tiens," protesta-t-il.
Mais Hagi se contenta de rouler des yeux et d'hausser les épaules. Gary n'était pas un type manuel, pas du tout. Son travail se passait derrière des bureaux, derrière des écrans et au téléphone. Mais… il voulait vraiment aider avec le nouvel endroit, et il savait que cela signifiait se salir les mains. Le transfert au nouvel endroit était une option réservée aux employés présents depuis l'époque de Tim Wilson — une époque qui restait à l'horizon comme si elle n'était jamais partie, même si elle s'était arrêtée il y a plus de quatre ans désormais. Bref, Gary était l'une de ces personnes. Mais ce n'était pas juste une option. Cela nécessitait de se mettre au travail. Gary ne voulait vraiment pas faire ça, mais…
Hagi était transférée ici, et il savait que sans elle, le bureau à la base serait ennuyant.
Il récupéra donc avec un soupir un rouleau à peinture, le plongea dans du vert menthe, la signature de Wilson, et se dirigea en direction du mur le plus proche. Ils avaient déjà placé du carton sous chaque mur, pour être sûrs que les couleurs ne couleraient pas sur le sol en bois, qu'ils voulaient garder propre pour l'instant (au moins jusqu'à ce qu'il soit griffé de partout par la grande quantité de chiens, chats, oiseaux et compagnie). Avec une main ferme, que Gary avait acquis après des années d'assemblage d'ordinateurs et de soudure, des coups de rouleau fluides et nets commencèrent à apposer du vert sur le mur. Il regarda Hagi et sourit pour lui montrer qu'il n'allait plus se plaindre. Elle sourit en retour et lui emboîta le pas en trempant le rouleau dans la solution à la menthe.
Hagi rejoignit le mur de Gary et surpassa ses coups de rouleau à presque tous les regards — ils étaient plus droits, plus longs et plus rapides. Gary devait ne pas les regarder pour se sentir bien à propos de son propre travail. À sa droite, ses yeux jetèrent un coup d’œil en direction du couloir en construction qui allait mener à leurs enclos et champ pour animaux. Cela lui était familier, en un sens. Il ressemblait beaucoup au couloir qui partait du centre principal de leurs quartiers généraux, sauf que s'il essayait de suivre celui-ci jusqu'à sa conclusion, il verrait le soleil artificiel qui réchauffait doucement le super-sol, et une grande étendue d'une ville extra-dimensionnelle. Tout ici était… non, ce n'était pas plus grand. Tout était juste plus étrange. Et les gens ici étaient venus du monde entier pour chercher refuge face au "normal" et s'installer dans la ville de l'inhabituel.
Un étrange, étrange sentiment le submergea.
"Gary ?"
"Hmm ? Oh, désolé."
"Pourquoi tu t'es arrêté comme ça ?"
"Ce n'est rien."
"T'es sûr ?"
"Ouais, à 100 %."
"Ookaaay."
Gary donna encore un coup de rouleau, mais ne put ensuite s'empêcher de parler. "Les époques vont et viennent, n'est-ce pas ?"
"Hmm ?"
"Je veux dire," il replongea son rouleau dans la peinture sur le plateau et enleva l'excès sur les stries, "ça fait quoi, quatre ans ? Depuis que Tim est décédé ?"
"Que Dieu ait son âme."
"Ouais, et, tu sais, avant ça. Tout semblait se répéter, encore et encore. Ça devenait peut-être même légèrement pire. On ne pouvait pas gérer tout ce qu'on recevait, on a perdu de l'argent un bon nombre de fois, on a dû être sauvés, on galérait. C'était comme si on allait pas y arriver. Ça y ressemblait beaucoup. Des tonnes de stress."
"Ouais," soupira Hagi en regardant d'un air soucieux Gary. "Ouais, je sais ce que tu ressens."
"Mais c'est une discussion pour une autre fois. Ce que je dis, c'est que depuis Fae a pris les commandes, on dirait qu'on va à cent à l'heure. D'abord on a un nouveau chef, ensuite l'Accord de Boring est déchiqueté et recousu genre huit fois, ensuite on a une nouvelle base sur la côte pour qu'on puisse s'occuper de bestioles marines et aquatiques… on commence à avoir des donations d'organisations anormales, ce qui entraîne un nouveau fiasco complet de l'Accord de Boring, finalement tu es une espionne — erm, désolé. Mais, je veux dire, genre… la Fondation desserre son étreinte parce qu'elle nous juge dignes de confiance, maintenant on a une alliance avec les fédéraux, et on s'installe à Trois Portlands ? Et on ouvre un centre d'adoption ? Comme une fourrière, mais pour animaux anormaux ? C'est… dingue. Ça fait quatre ans. T'imagines ? Quatre ans. C'est juste, je suis un peu dépassé."
Gary peignit une seconde de plus, s'arrêtant pour permettre à Hagi de répondre, mais aucune réponse ne vint.
"Je sais pas, c'est juste," Gary ressentit le besoin de continuer. "…C'est comme si tout était trop pressé d'arriver, tu vois ?"
Hagi continua de peindre, mais hocha lentement la tête. "Ouais," murmura-t-elle. "Je vois."
Les Solutions Fauniques Wilson n'avaient jamais réellement géré un véritable centre d'adoption auparavant. La plupart du temps, elles trouvaient juste un animal qui ne faisait pas trop de mal, mettaient quelques affiches, programmaient parfois quelques visites et espéraient que quelqu'un tombe amoureux. Mais cela ne concernait que les quelques habitants de Boring et les volontaires et employés des Solutions Fauniques Wilson. C'était une petite opération, et seulement pour des cas spéciaux. Mais Trois Portlands était un grand bazar d'activité anormale et d'individus que les Solutions n'étaient pas prêtes à gérer, et si quelque chose tournait mal, les agents de l'U2I devraient s'occuper des conséquences. Ce genre d'expérimentation nécessitait un peu de supervision. C'est exactement pour cette raison que l'U2I avait demandé que deux de ses agents, Tosh et Tahirih, soient ceux qui choisiraient le premier "lot de test" d'animaux à adopter. Après avoir remonté la pittoresque et légèrement boisée SE Wally Road et s'être garés à l'ombre pour plus de confort, ils avaient donc rencontré Feather Fanucci, employée de longue date des Solutions, qui devait les guider au sein des locaux.
"Donc, pour le Refuge pour Animaux, nous en voulons cinq… à peu près ?" Tosh tourna son regard en direction de sa partenaire, qui acquiesça. "Ouais, cinq animaux. Ils doivent être sociables, faciles à s'occuper, vous voyez, ce genre de choses."
"Les chiens et chats sont aussi des bons animaux pour démarrer," ajouta Tahirih. "La plupart des gens a tendance à préférer adopter des animaux de compagnie normaux que genre une tortue, ou un truc comme ça."
"Ou un mini ptérodactyle ? Enfin. Juste comme exemple. Bref, ouais, ça devrait être facile." En se tournant vers la gauche, Feather ouvrit la voie. "Nous avons un enclos spécialement pour les canidés, je pense que ce sont des bons candidats."
Un déluge d'aboiements et de jappements se déversa lorsque Feather ouvrit la porte et fit entrer la paire d'agents. Il y avait des chiens de toutes les races et tailles — et le groupe fut immédiatement submergé par la meute de fourrure.
Cependant, avec un unique "on se calme," de Feather, ils se turent tous. "Bons chiens. Hum… Liam !" Alors que le reste de la horde reculait et retournait à ses activités, un petit beagle brun et blanc sortit sa tête au-dessus du groupe. "Oui, toi."
Le chien éternua tandis que Tosh regardait Feather en souriant. Le coin de ses lèvres se leva en frémissant.
Pendant ce temps, Tahirih s'était agenouillée sur l'herbe. "Viens là, Liam !" Sans un avertissement, le beagle se précipita vers elle et l'attaqua avec des bisous mouillés et baveux. Tahirih se contenta de glousser en faisant un câlin à Liam.
"Eh bien, on dirait que vous vous entendez bien. C'est Liam, un beagle lemon, deux ans. Très énergique, comme vous pouvez le voir. Son truc, c'est qu'il demande très peu d'entretien. Il a à peine besoin de nourriture ou d'eau, donc il ne doit aller faire ses besoins qu'une fois par mois."
Tahirih se tourna en direction de Tosh alors que le beagle s'efforçait de se rapprocher et s'exclama. "Il sera parfait pour ces citadins de Trois Portlands !"
"Alors on l'embarque !" Tosh s'agenouilla et gratouilla la tête du chien. "Tu vas aller loin, mon toutou."
Pourquoi est-ce que, lorsqu'il est impossible d'avoir quelque chose, cela devient bien plus saillant autour de soi ?
Comme quand tu as des bagues, et que soudainement le caramel a l'air vraiment bon.
Ou quand tu perds un stylo ou un crayon auquel tu tiens — et soudainement on dirait que tout le monde utilise le tien.
Ou quand tu te sens seul, mais que tu remarques tout le monde avec ses amis.
C'est étrange, n'est-ce pas ? Quelque chose dans ton esprit attire ton attention sur les choses que tu ne peux pas avoir, les choses que tu as perdues.
Et en marchant dans la ville bondée de Trois Portlands, Sherman Vega voyait bien sûr plein de chiens, et les aboiements heureux se faufilaient jusqu'à ses oreilles. Il mit ses écouteurs pour tenter de les noyer.
Cela lui fit mal au ventre. Il s'assit sur un banc et ferma les yeux.
Il n'y avait aucune animalerie à Trois Portlands, il le savait très bien. Et il ne pouvait définitivement pas aller dans le vrai monde — sans contrôle sur ses capacités, il serait sans doute remarqué et enfermé dans une cellule des kilomètres sous terre.
Il pensa aux amis qu'il avait laissés derrière. Se rappelaient-ils toujours de lui ? Il leur avait dit son plan, mais ils ne lui avaient encore jamais rendu visite. Sa seule véritable compagnie avait été son chien, Uriel, mais… Uriel était un chien âgé.
La prise de Sherman se renforça sur le bord du banc, et il se leva en se frottant les yeux. Soudainement, une affiche verte attrapa son regard. De l'autre côté de la vitrine d'un magasin de pierres magiques (contrairement aux magasins "new age" de là où ils habitaient auparavant, celui-là semblait honnête), il y avait des images de chats et chiens folâtrant — l'un d'entre eux crachait du feu… ? Mais des chiots sont des chiots.
En s'approchant, il vit qu'il s'agissait d'une publicité pour un refuge pour animaux — "Refuge pour Animaux Wilson". Une animalerie ? À Trois Portlands !? Son estomac fit un bond. Où et quand ?
Quatre juin. Quoi ? C'était aujourd'hui !
Son cœur s'emplit d'un espoir joyeux et enfantin. Il enregistra rapidement l'adresse dans sa mémoire et se tint plus droit qu'auparavant.
Peut-être allait-il y faire un tour.
"…Cinq ?"
"Cinq, c'est tout ce dont on a besoin."
"Vous êtes… sûrs ?"
"Tu t'attends à quoi, une ruée ?" Tahirih semblait perplexe. "On peut pas juste entrer et prendre un animal. Il y a tout un processus, et c'est le premier jour. Je dirais que vous serez chanceux si vous réussissez à écouler les cinq. Va déjà mettre le signe ouvert."
Hagi posa son sac derrière le comptoir, légèrement insatisfaite par le lot qu'ils avaient pris, et alla tourner le signe "fermé" afin qu'il affiche "ouvert". Elle réfléchit. Attendait-elle une ruée ? Non, bien sûr que non. Hagi s'était préparée à ce qu'aujourd'hui soit lent et relativement calme. Mais elle s'attendait définitivement à davantage que cinq animaux. Cela semblait vraiment très décevant.
Bon, tant pis. Tout ce qu'elle pouvait faire désormais était d'attendre là avec Tahirih. Gary et Tosh étaient à l'arrière en train de surveiller les chiens. Il fallait bien l'avouer, ils avaient fait du bon travail avec ce bâtiment ! La lumière au-dessus de lui le rendait facilement identifiable de loin, les couleurs des Solutions avaient apporté un peu du charme de leur petit village dans la grande ville et la petite cour pour les animaux complétait magnifiquement le tout. Il y avait bien sûr encore quelques pièces qui nécessitaient du travail — la plupart des bureaux, en fait — mais l'entrée, la réception… tout ce qu'un client verrait était impeccable. Avec un peu de chance, ce serait très impressionnant. Les photos de leurs animaux préférés des Solutions Fauniques Wilson étaient accrochées sur chaque centimètre carré de chaque mur, pour être sûr que quiconque entrant par la porte serait immédiatement frappé par l'impression d'un sanctuaire pour animaux, ce qui était plus ou moins l'objet de cette entreprise.
Mais, alors qu'elle s'attendait à s'asseoir des heures derrière un bureau avant que quiconque n'entre, la matinée avait déjà apporté un client.
Soudainement, la porte de l'entrée s'ouvrit brusquement, et un jeune homme transpirant et haletant entra, entouré d'une aura jaune. Elle était enveloppée autour de lui et se tordait et se tournait avec chaque respiration rauque.
"Ah, bonjour !" Hagi s'illumina d'une surprise joyeuse. "C-Comment puis-je vous aider ?" Elle n'était pas encore sûre de la manière d'accueillir les gens.
"S-Salut, je suis euh, Sherman, ravi de vous rencontrer, hum…" Il chercha un badge sur sa poitrine.
"Hagi."
Sherman sourit, et un frisson de rose passa par son aura. "Hagi, salut." Il tendit sa main, de manière assez inattendue. Hagi prit bien soin de la lui serrer — elle se secoua à une vitesse qu'elle n'avait encore jamais expérimenté. "Je suis Sherman - Enfin, je euh, je cherche. Un chien."
"Très bien, avez-vous déjà eu des animaux ?" Tahirih était revenue de l'arrière pour faire son travail — vérifier les antécédents des clients.
"Oui, euuh, j'avais un chien quand j'étais jeune — c'était "mon" chien mais c'était le chien de la famille, vous voyez. Mais j'ai bien eu mon propre chien. Un gros braque de Weimar, qui s'appelait Uriel. Il a été à moi et à moi seul pendant plus d'une décennie. C'était un bon chien. J-Je l'adorais."
"Et où êtes-vous né ?" Hagi avait compris qu'elle devait enregistrer tout ce que Tahirih disait et le répéter pour les futurs clients.
"Q-Quoi ? Où est-ce que je suis né ?"
Hagi enregistrait également exactement ce qu'elle ferait différemment. "Oui, nous devons pouvoir vérifier un potentiel antécédent de casier judiciaire. Nous vendons des animaux anormaux, vous comprenez. Nous ne voulons pas qu'ils finissent dans de mauvaises mains — des animaux maltraités pourraient être un danger pour les propriétaires et les autres. Si vous êtes la personne douce et polie que vous semblez être, pas la peine de s'inquiéter."
"Eh bien…" Il semblait plutôt confus, et un gris-bleu frémit sur son mirage désormais davantage irrégulier. "Okay, okay. Sherman Vega de Kansas City, dans le Missouri." Hagi nota cela dans sa liste de clients remplie de feuilles détachables.
Elle regarda Tahirih afin de savoir si un nom et un lieu de naissance étaient suffisants. L'Agent Adams hocha la tête — l'U2I semblait ne pas nécessiter grand-chose pour pister les gens. "Bien ! Voulez-vous venir à l'arrière et voir les animaux ?"
Du rouge apparut dans l'aura de Sherman, et celui-ci hocha frénétiquement de la tête. Hagi ouvrit un petit portail et invita Sherman à passer à travers. Hagi menait, Sherman suivait, tandis que Tahirih restait au bureau. Ils passèrent à côté de plusieurs petits enclos pour les animaux, qui étaient actuellement tous relâchés dans la cour. À la fin du couloir se tenait Tosh, qui semblait (à raison) surpris de la vitesse à laquelle ils avaient obtenu un premier client. Il ouvrit avec courtoisie la porte sur la gauche (sa droite) qui donnait sur la cour, où Hagi et Sherman tombèrent par hasard sur Gary qui jouait avec trois chiens et deux chats. La cour était entièrement clôturée — et par entièrement, on entendait également entre le ciel et la terre. Il y avait un grillage qui entourait tout l'endroit, connecté à une palissade blanche au sol et au bâtiment en haut. Le petit soleil artificiel se trouvait juste au-dessus, donnant à l'endroit une chaleur d'été en toutes circonstances.
Gary fut entièrement pris par surprise, notamment car ses yeux peu habitués devaient encore se faire aux humains anormaux. Les animaux étaient une chose, et les gens étaient complètement différents. Il adopta sa meilleure attitude professionnelle détendue, avant de réaliser que la meilleure chose à faire était d'aller jusqu'au bout du mantra Wilson et de ressembler à l'homme le plus heureux du monde. Ce qui n'était pas si loin de la vérité… s'asseoir dans une cour et jouer avec des animaux était à peu près la meilleure chose à laquelle il pouvait penser sur le moment. Enfin, à part s'asseoir derrière un ordinateur et se sentir chez soi entre le code et les nombres. Mais c'était du travail, même s'il l'appréciait. Ça, c'était l'amusement à l'état pur.
Il se rappela immédiatement le plan dont Tosh lui avait fait part ; il savait qu'il devait mettre en avant Liam, le lemon drop beagle.
"C'est notre lot actuellement," dit Hagi en se sentant un peu plus qu'embarrassée à la vue de sa petitesse. Sherman ne sembla cependant pas le remarquer, car son nuage devint rose, orange et légèrement trouble.
"Je… Je, comment je les approche, ils vont me faire mal ?"
"Vous faire mal ? Nous ne les donnerions pas si nous pensions qu'ils pourraient faire du mal aux gens !"
Sherman arborait un sourire grandissant sur son visage alors qu'il s'agenouillait et attendait maladroitement qu'un des animaux se désintéresse de l'agitation de jouets et des lancers de balles de Gary et vienne vers lui. Gary le remarqua, jeta le jouet dans le petit groupe d'animaux et se dirigea en direction de Sherman. Gary, qui n'était jamais le plus sociable, demanda : "Ouvert aux suggestions ?"
Hagi leva les sourcils dans sa direction.
"Euh, uhm… ouais, je, je suis pas vraiment sûr de ce que je cherche."
"Chat ou chien ?"
"Chien."
Gary eut un sourire suffisant. Le plan se déroulait sans accroc. "Liam ! Liam, viens là bon chien."
Un petit chien blanc et brun clair au poil court sortit du lot et se dirigea droit dans les bras ouverts de Gary. Il souleva le petit chien et le montra à Sherman.
"Ce chien est nommé Liam. C'est l'animal de compagnie parfait. Vous voulez savoir pourquoi ? Eh bien il n'a presque pas besoin d'entretien. C'est son truc. Il a besoin de beaucoup moins de nourriture et d'eau que normalement — nous suggérons à peu près un repas tous les quelques jours, et… eh bien, la règle avec les chiens c'est de remplir le bol d'eau lorsqu'il est vide, mais ça arrivera très peu souvent.
"Sans blague ?"
Gary tendit à Sherman le beagle, qui jappa d'excitation à l'idée de rencontrer une nouvelle personne.
"Non, il ne fait pas de blague."
Hagi jeta un regard à Gary.
"Je veux dire, ouep ! Sans blague ! C'est son truc. Parfait pour un citadin comme vous."
Sherman amena le chien près de son visage et posa sa joue sur sa tête — en tout cas, pour autant de temps qu'il le put avant de l'éloigner suffisamment pour qu'il le lèche. Sherman ferma les yeux et laissa le chien recouvrir sa joue et son front de bisous canins. Gary regarda Hagi qui haussa des épaules, contente de le laisser avoir ce moment de plaisir.
Sherman s'assit sans ouvrir les yeux, toujours recouvert d'amour par le chien, et commença à le caresser. Son aura prit la couleur d'un bleu calme et aqueux.
Gary devenait légèrement impatient.
"Donc…"
"Quand puis-je l'avoir ?"
Hagi fit un grand sourire. "Vous pouvez réserver Liam pour un coût modeste de 15 dollars le temps que nous vérifiions que vous êtes apte à être un propriétaire de chien — pardon, un propriétaire de chien "inhabituel". Ça ne devrait prendre que…" Hagi regarda autour d'elle et fut heureuse de voir que Tosh avait remarqué sa pause.
"Moins d'une semaine."
Hagi lui sourit, remerciant silencieusement sa contribution. "Moins d'une semaine. Nous avons juste besoin d'une manière de vous contacter —"
Sherman sortit un stylo de sa poche et une feuille de papier de l'intérieur de son sweat. Il écrivit rapidement une adresse mail et la tendit à Hagi.
"C'est… c'est tout ? Je vais recevoir un mail et je devrais venir ?"
"Quand vous reviendrez, nous aurons besoin de voir un reçu pour de la nourriture pour chien et des photos de l'endroit où vous comptez le faire dormir, juste pour être sûr que vous êtes prêt à accueillir un chien." Hagi réalisa à quel point cela pouvait sembler impitoyable et ajouta rapidement : "Nous voulons juste nous assurer que nous leur offrons la meilleure vie possible."
Sherman hocha la tête avec enthousiasme. "Oui, o- bien sûr, je comprends. A-Alors, euh, je vais, y aller." Hagi le ramena de l'arrière jusqu'à l'entrée. "Merci vraiment beaucoup, personne ne vient me rendre visite et j'ai juste, j'ai besoin d'un ami, et, mon dernier ami sur pattes n'est plus là, et je peux pas vous dire à quel point j'étais heureux de voir qu'il y a enfin une animalerie dans le coin, je suis juste tellement, tellement… content. Merci." Sherman sortit dans l'entrée principale. "Merci," dit-il alors que sa main gantée mettait 15 dollars dans celle d'Hagi. Et, alors qu'il sortait par la porte, "Merci !"
Les cloches de la porte sonnèrent lorsqu'il sortit dans les rues de Trois Portlands et marcha lentement jusqu'à ne plus être visible.
Hagi introduisit les 15 dollars, ainsi que l'adresse mail, dans une petite boîte sous son bureau étiquetée "Liam". Elle disposait de trente petites boîtes de la sorte, car c'était le nombre maximum d'animaux que cet endroit pouvait contenir en même temps. Après que l'argent eut été enregistré, Hagi leva les yeux, un gigantesque sourire sur le visage.
"La ruée est en marche, on dirait."
"Oh, ferme-la." dit Tahirih, à moitié détournée d'Hagi afin de dissimuler son sourire… mais Hagi le devinait. Elles eurent un contact visuel éloquent pendant encore une seconde ou deux, puis Tahirih commença à se diriger à l'arrière. "Je dois parler de ça à Tosh."
Hagi savait qu'ils allaient partager de bonnes nouvelles. Le refuge pour animaux tournait bien et il n'avait même pas ouvert depuis une heure. Une charge d'anxiété glissa de ses épaules et tomba au sol. Ils l'avaient fait.
Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour Wilson.
Alors qu'un autre jeune homme approchait des portes vitrées à l'avant, Hagi sut dans son cœur que tout allait bien se passer.