Object 93P

Le polkovnik1 Volkov observait le general-mayor2 Vinogradov avec appréhension, tandis que ce dernier relisait pour la énième fois la liasse de documents qu’il avait à la main. Cela faisait maintenant une bonne heure qu’il patientait en silence dans le bureau impeccable de son supérieur direct.
L’endroit était décoré avec beaucoup plus de goût que chez la plupart de ses collègues : les meubles ne se limitaient pas au strict fonctionnel, et des plantes vertes venaient égayer un peu l’atmosphère. Quand le general-mayor eut terminé, il déposa enfin les papiers sur son bureau, retira ses lunettes, les rangea précautionneusement dans un tiroir, et annonça :

« Tout m’a l’air en ordre, Stepan. D’un point de vue administratif, il n’y a rien à redire. »

Volkov ne put contenir un soupir de soulagement.

« Merci beaucoup, general-mayor. Je n’y croyais plus.
-Ne me remerciez pas, c’est vous qui avez tout fait. Un très joli coup d’ailleurs, je ne pensais pas que vous auriez pu convaincre le Haut Commandement de consentir à une chose pareille.
-J’ai su me montrer convaincant, répondit Volkov. Depuis le passage de la directive 93022, ils ne pouvaient même plus être déployés sur le terrain, de toute façon. À quoi bon les retenir dans la vie militaire si c’est pour qu’ils y passent leur temps à moisir dans un camp, à s’entraîner pour des combats qu’ils ne mèneront plus ?
-C’est sûr que de ce côté-là, il n’y avait pas grand-chose à redire… Je doutais plutôt de votre capacité à les convaincre de les remettre à la Fondation SCP, pour être honnête.
-Et pourtant, nous n’en tirerons que des bénéfices, croyez-moi. En premier lieu, ça leur fera comprendre que nous ne sommes pas une cible à abattre, au moins pour un temps, puisque nous coopérons. Ensuite, ça leur donnera de quoi ronger leur frein ; ça fait déjà un moment qu’ils se plaignent que l’opération Iskra n’avance pas, que nous ne leur vendons que des objets d’intérêt mineur. Et, pour finir, leur initiative de réintégration des anormaux leur sera bénéfique ; peut-être pourront-ils enfin vivre la vie civile normale que nous ne pouvons pas leur offrir. De toute façon, nous avons déjà informé la Fondation SCP de leur existence, il sera difficile de faire marche arrière, à présent.
-Peut-être, admit le general-mayor. Mais le commandement n’a pas eu peur qu’ils les étudient pour comprendre comment nous avions procédé ?
-Bien sûr que si, mais nos scientifiques sont formels ; ils n’y arriveront pas. Ils pourront probablement deviner pourquoi, mais pas comment. Du reste, après les avoir étudiés un moment sans rien trouver de probant, ils seront très probablement intégrés à ce fameux programme du BSIA. Et tout sera bien qui finit bien, si on peut dire.
-Et vous leur avez demandé leur avis, d’ailleurs ? »

Volkov, un peu gêné, s’enfonça un peu plus profondément dans son siège.

« Pas encore, non. Mais je sais déjà que 04 et 08 accepteront. 03 aussi, peut-être.
-Et les autres ?
-Seul 05 posera vraiment problème, mais c’est un cas particulier. Les autres finiront par comprendre que c’est pour leur bien. Du moins, je l’espère.
-Ne mettez pas la charrue avant les bœufs, Stepan. Vous devriez leur laisser le choix, tout simplement. »

Volkov resta silencieux un moment, puis laissa échapper un « vous avez sans doute raison » à voix basse. Alexei Vongradov sourit, il savait le polkovnik avide de bien faire, quitte à agir « pour le bien » d’autrui sans même lui demander son avis. C’était assez rare pour être souligné, bon nombre de ses collègues étant beaucoup plus doués pour faire le malheur des autres que leur bonheur. Son subordonné réunit les divers papiers dans leur dossier et se leva.

« En tous cas, merci beaucoup de votre aide, general-mayor. Sans vous et votre appui, je n’aurais jamais pu mener tout ça à bien. »

Il serra énergiquement la main de son supérieur, puis quitta le bureau d’un pas conquérant. Alexei attrapa le verre qui trainait sur la table, qu’il s’était servi avec celui qu’il avait offert à son invité un peu plus tôt, et vida le fond de vodka qui y restait. Ce n’est qu’à ce moment qu’il surprit le regard de son jeune aide de camp, le leïtenant3 Naumov.
Dans le feu de la discussion, il avait presque oublié la présence de son assistant dans la pièce. Il fallait dire que parmi les nombreuses qualités du jeune homme se trouvait un sens aigu de la discrétion qu’il savait mettre à profit quand il le fallait, aux côtés d’une curiosité bien placée, d’un vrai talent pour l’analyse des situations et d’un excellent sens tactique.
Ça n’était pas par hasard que l’officier avait choisi ce gamin de 26 ans pour l’assister. Il avait tous les penchants qu’on pouvait attendre d’un futur officier supérieur. Vongradov était presque frustré qu’un garçon de son talent ait fini par atterrir dans la division P, alors qu’un avenir plus brillant l’attendait sûrement ailleurs. Un avenir où il aurait pu bénéficier d’une vraie reconnaissance pour son travail et de moyens pour exploiter pleinement ses capacités. Néanmoins, l’existence de cette alternative plus heureuse n’empêchait pas le leïtenant de faire son travail avec autant de sérieux et d’intérêt que possible. Alexei l’appréciait vraiment, allant parfois jusqu’à le considérer comme le fils qu’il n’avait jamais eu. Il lui lança :

« Quelque chose qui vous intrigue, Naumov ?
-En effet, mon general-mayor, répondit l’interrogé. J’avoue être intrigué par le sujet de votre discussion avec le polkovnik.
-Pourquoi donc, leïtenant ?
-Il était question de remettre des éléments anormaux en notre possession à la Fondation SCP, n’est-ce pas ?
-C’est exact. »

Alexei indiqua le siège désormais vaquant devant son bureau, invitant son aide de camp à s’y asseoir. Le jeune homme s’exécuta, et fut surpris de constater que son supérieur lui servait un verre de vodka.

« Leïtenant, vous venez d’assister à l’épilogue heureux de plus de 70 ans de développement d’un des plus importants projets scientifiques de la division P. Rien que ça…
-Vraiment ? Si ça n’est pas indiscret, mon general-mayor, de quel projet s’agit-il ?
-La série Object 80P, leïtenant. »

Le leïtenant mobilisa sa mémoire pour essayer de retrouver à quoi ce matricule pouvait bien correspondre. Historiquement, dans l’Armée Rouge, le terme « Object » été utilisé pour désigner un prototype de char ou de navire de guerre, par exemple, mais, pour la division P, il désignait les objets anormaux créés ou modifiés par la division P à des fins militaires ou non.
L’un des plus fameux était l’Object 72P, aussi appelé « T-34-85P », une variante du T-34-85 développée fin 1944 dont le blindage était constitué d’un métal anormal détenu par la division P et qui, à épaisseur égale, offrait une résistance deux à trois fois supérieure à de l’acier classique. Une production en série avait été prévue, mais la rareté du fameux métal, et les difficultés existantes à le travailler en raison de sa résistance, avaient mis fin à ces ambitions industrielles. Un beau gâchis de l’avis général car, en plus d’offrir un blindage comparable à celui d’un Tigre I allemand, sans compter l’inclinaison, il était aussi rapide qu’un T-34-85 classique, et aurait même dû tirer des obus avec des noyaux faits du même métal que le blindage, leur conférant un pouvoir de pénétration considérable.
Ce développement était devenu un cas d’école sur les pratiques de la division P concernant l’utilisation de l’anormal dans un but militaire ; prendre un équipement déjà existant, et essayer de l’améliorer par l’utilisation de divers artefacts anormaux. Ces projets aboutissaient néanmoins rarement, et la division s’était peu à peu tournée vers des pratiques un peu plus exotiques.

Les numéros étant attribués par ordre chronologique, on pouvait logiquement en déduire que la série 80P avait été développée au milieu des années 40, peu après le T-34-85P. Mais Naumov eut beau chercher dans sa mémoire, il fut incapable de trouver à quoi cela correspondait exactement.

« J’avoue ne pas savoir de quoi il est question, concéda-t-il.
-Je ne peux pas prétendre avoir toutes les cartes en main moi-même, le rassura son supérieur. Je dois la plupart de mes connaissances sur le sujet à des bruits de couloir. »

Il remplit de nouveau son verre d’alcool, s’enfonça dans son fauteuil de bureau, et, une fois qu’il eut mis au clair ses connaissances sur la question, il commença son récit ; mieux valait pour son « apprenti » qu’il en sache autant que possible sur l’histoire de la division P et de ses créations, s’il voulait aller loin.

« Le développement de l’Object 80P commença en 1945, peu après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Il s’inspira, déjà à l’époque, des recherches menées par les nazis de l’Obskurakorps et récupérées par l’Union Soviétique au sortir de la guerre. Cependant, si l’objectif des recherches des allemands était de créer un super soldat, l’Object 80P avait été créé dans le but de mener à bien diverses tâches industrielles ou agricoles beaucoup plus efficacement qu’un humain normal. Une sorte de Stakhanov fabriqué en laboratoire.
-Dans le but de créer une catégorie de travailleurs à part, ou pour transformer toute la population de la même façon ?
-Difficile à dire, vu d’ici. À l’époque, le tout n’était pas de parvenir à créer des choses, encore fallait-il que les responsables tombent d’accord sur ce qu’il fallait en faire.
-Et en quoi consistaient ces transformations ?
-Pour autant que je sache, une augmentation de la puissance musculaire et de l’efficacité du système respiratoire. Ne me demandez pas comment, je n’en sais rien, toujours est-il qu’après bien des essais hasardeux, et grâce aux recherches menées par l’Obskurakorps, il faut bien l’avouer, plusieurs prototypes viables ont été créés. Avant que vous ne demandiez, on expérimentait surtout sur des prisonniers de guerre allemands et sur des « traîtres à la Mère Patrie », à l’époque, on n’en manquait pas. Du moins tant que les expérimentations pouvaient être dangereuses pour les sujets. Quand on parvenait à « stabiliser » les projets, on pouvait les tester sur des éléments plus coopératifs.
-Donc, ça a fonctionné… On les a employés ?
-Peu. On a constaté des problèmes, notamment musculaires, et surtout, il y avait des controverses au sein du Parti sur leur utilisation, comme je l’ai dit. »

Il avala une gorgée de vodka.

« On a en plus découvert plus tard que l’espérance de vie des Object 80P tournait autour de 50 ans. Il n’en reste plus aucun en vie, pour autant que je sache, à l’heure où nous parlons.
-Et combien de projets différents comptait la série 80P ?
-Le premier était l’Object 80P, développé en 1945, et le dernier était l’Object 93P, développé à la fin des années 70. Je ne sais pas si tous les projets numérotés entre 80 et 93 étaient liés à des modifications sur des humains, je ne les connais pas tous. L’Object 83P, par exemple, visait à augmenter considérablement l’acuité visuelle des sujets, dans le but d’appliquer ça aux tireurs de précision. Mais les modifications rendaient aveugles les sujets, au départ dès le début des tests, puis seulement au bout de quelques années, vers la fin du projet. Il y aurait aussi eu une série lancée au milieu des années 50 pour augmenter la mémoire et la vitesse de fonctionnement du cerveau, mais la neurologie moderne n’en était qu’à ses balbutiements, et les scientifiques fonctionnaient plus par tâtonnement qu’autre chose, avec les effets dévastateurs sur les cobayes qu’on imagine. Ça n’a jamais abouti.
-Et les autres modifications consistaient en quoi ?
-Résistance au poison, au gaz, aux radiations, aux températures extrêmes, par exemple… Les nazis avaient tenté quelque chose comme ça, et auraient même réussi, d’après certains documents retrouvés, mais on n’en a jamais eu la preuve formelle. Chez nous, ça n’a jamais fonctionné comme on l’espérait. Et puis, il y avait l’Object 90P, un travail intense mené sur la régénération des cellules, qui a débuté en 1957 et n’a vraiment réussi qu’en 1976. Les sujets pouvaient résister à des maladies graves et régénérer des blessures superficielles avec une simplicité incroyable.
-Mais, ils étaient immortels ? J’ai entendu parler de certains humains anormaux capables de survivre à n’importe quoi…
-Pas immortels. Si les organes vitaux étaient touchés, par exemple, c’était la mort assurée. Et une blessure suffisamment sérieuse était aussi handicapante que pour un humain normal, même si elle guérissait plus vite. Et, pour couronner le tout, les sujets avaient la fâcheuse tendance de développer des cancers à répétition, surtout au début. Par contre, quand ces problèmes ont commencé à être corrigés plus efficacement, on s’est rendu compte qu’ils vieillissaient beaucoup plus lentement qu’un humain normal, ce qui impliquait une espérance de vie bien plus grande, et une meilleure condition physique pour plus longtemps. Sous réserve de ne pas mourir d’autre chose entretemps, bien sûr. »

Naumov écoutait, absorbait tout, passionné. À sa sortie de l’Académie militaire, il avait été pressenti pour mener une carrière brillante au sein des forces terrestres, mais il avait été également approché par un officier se présentant comment appartenant à la division P du GRU. Ne connaissant absolument rien à cette organisation, lui qui avait pourtant toujours eu d’excellentes notes au cours de sa formation, il s’était renseigné auprès des personnes qui savaient, et il avait alors découvert un monde insoupçonné. Un monde mystérieux, extrêmement dangereux, mais aussi et surtout essentiel à la survie de l’humanité.
Il avait été étonné de voir qu’on essayait de le dissuader de rejoindre la division P. Il avait d’abord cru que c’était parce qu’il n’avait pas eu d’assez bons résultats, mais c’était en fait tout le contraire ; on estimait qu’avec son niveau, rejoindre la division P serait une pure perte de temps et un gaspillage de talent. Mais ce monde à part était bien trop mystérieux, et donc bien trop attractif pour le jeune homme avide de tout savoir qu’il était, pour qu’il laisse passer sa chance, et il avait rejoint la division P depuis quelques mois maintenant, tenant lieu d’aide de camp au general-mayor Vongradov, qui lui promettait un bel avenir.
C’était précisément pour entendre ce genre d’histoires qu’il avait fait ce choix, et chaque découverte d’un objet créé, modifié ou récupéré par la division P était source d’ébahissement.
Vongradov avait fini son deuxième verre de vodka de la matinée, mais son ton restait assuré et clair.

« Puis il y eu l’Object 93P.
-Le dernier.
-Le dernier, oui, confirma le general-mayor. Et pas n’importe lequel. La quintessence.
-Vous voulez dire… Tous les projets précédents réunis en un seul ? Mais…
-Pas tous, corrigea Vongradov. Seulement ceux qui avaient fini par fonctionner à peu près correctement, et surtout, qui étaient compatibles entre eux. On ne voulait pas créer des abominations.
-Lesquels, alors ?
-Pour ceux que je connais, l’Object 80, celui conférant une puissance musculaire accrue, l’Object 83, avec la vision améliorée, et l’Object 90, celui de régénération cellulaire, justement. Et probablement d’autres choses. De quoi doter l’Armée Rouge d’un super-soldat dont les autres nations ne pouvaient que rêver.
-Mais… ? »

Le supérieur eut un sourire.

« Mais les résultats furent assez… Aléatoires. Les tests impliquèrent apparemment beaucoup de sujets, mais peu résistèrent aux premières phases. Moins nombreux encore furent ceux qui survécurent plus de quelques années. Lorsqu’on fit l’inventaire de ceux qui restaient en 1991, après la chute de l’URSS et la réforme de la division P, il n’y en avait plus que 10 en vie.
-Et maintenant ?
-Maintenant, 01, 02, 07 et 10 sont morts depuis. Il reste donc 03, 04, 05, 06, 08 et 09. Et je crois que, parmi eux, 04 est devenu aveugle.
-Pardonnez-moi, mais, quand j’y réfléchis, je ne vois pas pourquoi vous souhaitez remettre ces éléments à la Fondation. C’est une prouesse scientifique, à mon sens. Il doit être possible de l’exploiter à notre avantage.
-C’est ce qu’a essayé de faire l’Union Soviétique, à une époque. Plusieurs Object 93P ont été déployés en Afghanistan, pendant l’intervention soviétique. Ils ont généralement obtenu de bons résultats, mais les responsables du projet se sont vite aperçus qu’ils ne feraient une véritable différence dans ce genre de conflit qu’en étant déployés en plus grand nombre, et ça, c’était hors de question. Le Haut Commandement a fini par décréter, via la directive 93022, qu’ils ne devaient plus être déployés dans les zones de combat, peu importe lesquelles. Depuis, les éléments survivants se tournent les pouces dans une de nos bases arrière, quelque part en Russie. Le polkovnik Volkov a décidé qu’il était plus que temps de les rendre à la vie civile, puisque l’armée ne voulait plus rien faire d’eux.
-Mais pourquoi s’adresser à la Fondation SCP ?
-Parce qu’une « remise en circulation » de ces gens sans mesures appropriées pourrait avoir des conséquences catastrophiques. La division P n’a déjà pas les moyens de tenir toutes ses positions militaires, on ne peut pas se permettre de gaspiller nos ressources pour s’occuper de civils. La Fondation SCP a lancé il y a quelques temps maintenant le BSIA : le Bureau de Surveillance des Individus Anormaux, dont c’est la spécialité. Ils nous ont fait savoir, via un de nos contacts, qu’ils étaient disposés à prendre en charge certains de nos anormaux, moyennant l’étude de ceux-ci, ça ne fait aucun doute. Mais, comme l’a expliqué le polkovnik, ils ne devraient rien trouver d’exploitable, et ils finiront peut-être par retrouver une vie normale. »

Naumov réfléchit ; ça se tenait. Il pensait que le GRU ne devrait pas remettre ce genre de choses à la Fondation à la légère, mais, d’un autre côté, il essayait de s’imaginer à la place de ces rats de laboratoire, parqués dans un camp militaire sans pouvoir rien faire d’autre que s’entraîner, et ce depuis plusieurs années. Dans le fond, leur « libération » serait sans doute une bonne chose pour tout le monde. Il avait néanmoins une dernière question.

« Le polkovnik a dit que le matricule 05 poserait problème ? De quoi voulait-il parler ? »

Vongradov sourit ; rien n’échappait à son protégé.

« C’est une information que je ne peux pas vous révéler. Disons simplement que le matricule 05 est l’exception à la directive 93022.
-Il agit encore sur le terrain…
-En effet, mais j’en ai déjà trop dit. »

Le general-mayor récupéra les deux verres vides qu’il rangea dans un meuble derrière lui.

« C’est tout ce que vous aviez à savoir sur la série 80P, leïtenant. C’est déjà bien plus que la plupart des gens, mais je compte sur vous pour garder tout ça loin des oreilles indiscrètes. »

Naumov hocha la tête d’un air entendu, et la sonnerie stridente du téléphone se fit entendre à cet instant. L'air agacé, le supérieur décrocha.

« General-mayor Vongradov, j’écoute. »

Après quelques mots de son interlocuteur, la mine du supérieur devint sombre, et la pièce fut alors plongée dans un silence seulement troublé par la voix étouffée s’échappant du combiné, et par les marques d’approbations régulières de l’officier général. La seule phrase qu’il prononça réellement fut : « Bien sûr, mon general-leïtenant4, je le préviens immédiatement ». Puis il raccrocha, se dirigea vers son ordinateur, pianota un moment, et lança l’impression d’un document sur l’antique imprimante qui trônait sur une table, dans un coin de la pièce. Pendant que le papier sortait avec des grincements mécaniques, le general-mayor composa cette fois un numéro sur le téléphone, puis fit signe à l’aide de camp d’aller chercher le document.

« Allo, Stepan ? Oui, c’est moi… Oui, si tôt après notre entretien, c’est forcément une mauvaise nouvelle… Oui, il l’a appris. Non, j’ignore comment, mais ça devait finir par arriver, de toute façon, c’est juste… Oui, plus tôt qu’on ne le pensait, oui. Non, ça n’est pas un refus formel, quelque chose de plus indirect, je te lis ça tout de suite, attends une seconde… »

Vongradov reporta son attention sur son écran d’ordinateur, et il commença à prononcer le même texte que celui qui apparaissait sur le papier très officiel que Naumov tenait maintenant entre ses mains.

« Directive 93028 : Les restrictions de déploiement spéciales imposées aux éléments immatriculés Object 93P-03, Object 93P-04, Object 93P-06, Object 93P-08 et Object 93P-09 par la directive 93022 sont désormais levées. Les éléments susnommés seront dès à présent affectés au 23e Groupe d’Intervention Modifié jusqu’à nouvel ordre. Tout élément susnommé ne se présentant à sa nouvelle affectation avant le 23 juin de cette année sera considéré comme déserteur, et devra être traité comme tel. »

Quelqu’un avait visiblement fait en sorte de briser la léthargie imposée aux survivants du projet Object 93P. Quelqu’un de terriblement important. Quelqu’un qui ne voyait pas d’un très bon œil qu’on remette ces cobayes à la Fondation SCP, sans aucun doute.
Ils étaient maintenant privés de leur vie civile, peut-être s’en consoleraient-ils quand l’inaction s’évanouirait au profit de combats menés par la division P contre ses rivaux et contre les menaces anormales de toute nature. Ou peut-être pleureraient-ils cette paix illusoire que la Fondation s’était proposée de leur offrir.
Le BSIA était décidément une belle initiative. À condition qu’on vous laisse en bénéficier, évidemment.

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