Nous sommes normaux

Le Dr Emilia Rose est sortie de son bureau à 16 h pile, mais n’en eut pas conscience. Si elle l’avait remarqué, elle aurait esquissé un petit sourire, comme s’il s’agissait d’une victoire personnelle, secrète, face à un ennemi invisible, qui ne concernait qu’elle et qu’elle seule pouvait comprendre, puis aurait réprimandé cette expression et repris un masque froid. Non, en effet. C’était stupide de se réjouir pour une chose aussi futile, vraiment. Mais elle ne l’avait pas remarqué, et se dirigea sans se soucier de quoi que ce soit vers la salle de repos.

Elle croisa bon nombre de personnes dans les couloirs – pour certains d'entre eux, leurs noms lui étaient inconnus et pour d'autres, c'était la première fois qu'elle les croisait. "Quoi de plus étonnant dans un site aussi grand que celui-ci !" se dit-elle. "Et puis ce n’est pas comme si je pouvais tous les connaitre en à peine un an.". Emi adressa à chacun un large sourire, dévoilant sa dentition sans gêne. Beaucoup d’employés du site prenaient leur pause à cette heure-ci et s’agglutinaient dans les salles bruyantes afin de prendre "un peu de repos", comme s’il s’agissait, en vérité, d’une heure imposée dans l’emploi du temps de chacun. Emi aurait pu choisir un autre horaire, afin d’être tranquille, de sortir du lot, et d’avoir les locaux prévus au repos pour elle toute seule. Cependant, elle se refusa à cette idée, et suivit aveuglément le flux, à la manière d’un mort-vivant - un mort vivant bien trop gracieux et plein de vie, si vous voulez mon avis.

On aurait pu trouver cela étonnant de voir autant de monde quitter son poste en même temps, et d’être enthousiaste à l’idée de cette (non) activité où le brouhaha incessant ne leur permettrait pas véritablement de se reposer. Qui voudrait se retrouver collé à son collègue auquel il essayait d’échapper ? Quelle était la raison derrière tout cela ? La seule réponse valable que trouva Emi à ces interrogations fut que le site était bien grand et qu’il y avait beaucoup trop de monde dans le bâtiment où son bureau se trouvait. Peu importe l’heure à laquelle elle souhaitait prendre une pause dans son travail, il y avait toujours autant de gens dans les salles de repos. Certains devaient juste aller d’un lieu à un autre, toujours dans le cadre du travail. Mais elle trouvait cela très inconvénient de devoir se déplacer tout le temps entre un bureau et un autre, surtout pour des broutilles qui ne prennent que quelques minutes.

Emi marcha silencieusement, jetant de temps à autre, sans jamais s’arrêter, un coup d’œil curieux dans les salles où les portes étaient laissées ouvertes. Il est de coutume de fermer une porte lorsqu’on occupe une salle, mais certains individus qu’Emi peinait à comprendre n’appliquaient aucunement cette commodité, laissant paroles et images s’échapper dans les couloirs et atteindre les curieux tels que notre chère protagoniste.

Pourtant, il n’y avait rien à voir, vraiment. Rien de bien intéressant ou qui attirerait l’attention, en tout cas. Juste des gens, travaillant, discutant de projets et de chiffres, rangeant des papiers couverts de gribouillis ou en couvrant d’autres avec… Des choses et d’autres dont on finit très vite par se lasser, tant tout cela est banal.

Emi, en continuant son "inspection", reconnut un homme dans l’une des salles : un vieux monsieur bien grincheux qu’elle avait croisé pour la première fois le jour de son arrivée sur le site. Elle ne l’aimait pas. Elle ne connaissait pourtant rien de lui, mais il ne lui inspirait aucune empathie. Il était pour elle ce que ce professeur tout de noir vêtu était pour le petit sorcier de ce livre pour enfants, sûrement un personnage tiré d’une tragédie, ou simplement un vieux crouton désagréable. Pour une fois, il ne criait pas, ne s’exclamait pas et se tenait assis convenablement sur sa chaise, écoutant religieusement les paroles de quelqu’un d’autre dans la salle. Il semblait, au final, plus ennuyé qu'autre chose. Son visage paraissait figé, ses rides et ses traits presque effacés. Cependant, lorsque tous deux se croisèrent du regard, une horrible grimace sembla alors s’y former. C’était comme si on venait de souffler dans un ballon : ses yeux noirs s’ouvrirent en grand, la peau de son visage s’est étirée et a pris une hideuse teinte rougeâtre. Emi détourna vivement le regard et pressa le pas, feignant de paraitre la plus naturelle possible. Ce n’était peut-être à une autre personne qu’il s’en prenait, se dit-elle, honteuse de devoir avouer qu’elle fourrait impudiquement son nez dans des affaires qui ne la concernaient point.

Elle se laissa seulement bercer par le rythme de ses pas résonant dans les tristes couloirs. Accompagnés par d’autres, ils créaient selon elle une jolie symphonie, au tempo régulier.

Lorsqu’elle atteint finalement la fameuse salle, elle était accompagnée de deux autres scientifiques bruyants dont les visages lui évoquaient vaguement des personnages principaux d’une quelconque série américaine. Elle les observa s’avancer vers la machine à café, les imaginant au centre d’une étrange aventure, où elle ne serait que figurante. Elle s’imagina l’angle possible que la caméra pourrait prendre afin de capter à la perfection ces drôles d’énergumènes dans leurs actions.

Elle se décida finalement à joindre la file devant cette même machine, s’installant derrière les deux héros, non pas simplement parce qu’elle souhaitait également obtenir une boisson chaude de la grosse machine vrombissante, mais surtout parce qu’elle souhaitait en savoir plus sur cette intrigue. "Quelle idiote je dois faire", se disait-elle en avançant de quelques pas lorsqu’un employé quitta la file avec un petit gobelet fumant entre les mains.

Elle capta, par bribes, la conversation établie entre les deux protagonistes, dont le contenu s’avéra finalement être barbant : films récents et autres broutilles faisant la une des journaux et des émissions de télévision. Une conversation banale, en somme.

Elle devait bien reconnaitre qu’agir de la sorte, c’est-à-dire écouter ainsi les conversations de manière si imprudente, était complètement puéril. Mais elle ne pouvait pas vraiment s’en vouloir. Elle se sentait comme une enfant, outre les longues années d’études qu’elle avait pu suivre dans le domaine de l’informatique et ses années d’expériences en tant qu’adulte responsable. Elle avait l’impression d’avoir tout à réapprendre, dans un monde où l’on refusait de lui enseigner directement et où elle se devait d’être attentive au moindre détail pour avancer…

Machinalement, lorsque son tour vint, elle appuya sur l’un des boutons de la machine, glissa une pièce dans la fente et la laissa faire. Elle se tourna vers la fenêtre, obstruée par d’autres chercheurs et agents.

Dehors, les oiseaux chantaient timidement. Emi n’avait jamais appris à reconnaitre le piaillement spécifique de chaque espèce et, bien qu’elle aurait aimé se vanter de pouvoir le faire, elle n’en avait nullement l’envie. Il commençait tout juste à y avoir quelques papillons et abeilles qui batifolaient parmi les pâquerettes sur les rares bandes de verdures du parking en contrebas.

Il faisait beau. Certes, de gros nuages gris arrivaient, menaçant de déverser des trombes d'eau à tout moment et la température devait à peine frôler les vingt degrés, mais pour Emilia Rose, le temps était idéal. Elle récupéra son breuvage lorsque la machine eut fini son vacarme, se déplaçant jusqu’à une table où une place lui semblait réservée, puisqu’un jeune homme lui fit un grand signe lorsqu’elle croisa son regard. Ses yeux néanmoins guettaient toujours avec impatience l’arrivée des premières gouttes de pluie.

Emi avait retiré et posé sur le dossier d’une chaise sa blouse blanche, qui contrastait avec sa peau ébène. "Café au lait", comme aimait commenter William, l’un de ses proches collègues et ami de longue date, avec une pointe de gêne dans la voix, ce que Emi trouvait puéril, et ne manquait pas de lui faire remarquer. Elle prit place, écarta une mèche de cheveux noirs de son visage et bu une gorgée de thé vert, sans détacher son regard de la fenêtre.

" - Tu bosses sur quoi en ce moment, Emi ? "

L'interpellée manqua de s'étrangler. Après s'être éclairci la voix et réarrangé une fois de plus sa tignasse, elle répondit :

" - C'pas tes oignons. "

Oscar Wogens', en face d'elle, sembla déçu et fit mine de bouder, ce qui fit sourire Emi. Elle aimait bien taquiner l’agent de sécurité. Il était bien plus jeune qu’elle et avait débarqué sur le site quelques mois après elle ce qui, pour une fois, lui donnait l’impression d’être plus expérimentée que quelqu’un. Oscar passa sa main dans ses cheveux noir jais, qui reprirent leurs formes de vaguelettes initiales, comme par magie. Enfin… "Par magie"… Ce n’est jamais un terme bien approprié. Il y avait simplement une raison, une explication, encore inconnue, qui ne tarderait à être découverte, et ne serait alors plus aucunement anormale.

" - Tu pensais sérieusement que j’allais beugler haut et fort à un petit agent, tout fraîchement arrivé, des informations top secrètes. Qui plus est dans une salle bondée de monde ? "

La salle n’était en vérité absolument pas bondée. Les chercheurs devant la fenêtre s’en étaient même allés au moment où Emi finissait sa phrase, et il ne restait plus qu’eux, ainsi que les deux protagonistes de la mystérieuse série qu’Emi s’était imaginée. Oscar lui lança un drôle de regard. De toute évidence, cette plaisanterie de mauvais goût ne le faisait absolument pas rire.

" - Mais nan, ricana doucement la femme en se renversant sur sa chaise, un petit sourire bêta sur le visage. On travaille actuellement sur une petite disquette toute mimi. Complètement inoffensif, le machin. On devrait en permettre l’accès au reste du personnel… « Dans la limite du raisonnable », bien sûr…"

Oscar se pencha en avant, appuyant son menton sur le dos de sa main. Il afficha un sourire malicieux :

" - Dis m’en plus ! C’est juste un objet anormal, de toute façon. J’en suis sûr !

- Et sur quoi d’autre voudrais-tu qu’ils me laissent travailler pour le moment ? ricana Emi. Nan, j’ai presque six ans d’expérience dans le domaine, mais je reste un bébé. "

Oscar pouffa également de rire, cachant sa bouche avec sa main, comme par pudeur. Ce fut un rire bref, certes, mais un vrai rire. Il fallait un peu détendre l’atmosphère dans ce genre de métier, se disait Emi.

" - On peut parler de choses "normales" ? lâcha subitement William d'un ton désinvolte, ce qui mit un terme aux piaillements des deux camarades. "

William Erwett, avachi sur la table, entre ses deux camarades, tenait sa tête dans ses mains. Lorsqu'il la releva, son visage affichait une apathie inhabituelle. Ses cheveux bruns, d'ordinaires impeccablement peignés, étaient en bataille. Il ne semblait cependant pas fatigué, juste las. Il avait été là depuis le début, mais n’avait pipé mot. Comme à son habitude, il était resté ailleurs, dans son propre petit monde, écoutant à peine les conversations, excepté si cela le concernait.

"- C'est vrai, reprit-il en ajustant ses lunettes rondes sur son petit nez. On n’a pas de conversations normales. On parle que de ça entre nous. De quoi parlent les collègues "normaux" ? Pas que je voudrais m’extasier sur le dernier épisode de telle ou telle série ou déblatérer des inepties sur le but précis de notre existence misérable, mais tout de même…

- Nous sommes normaux, intervint innocemment Emi, légèrement effarouchée par cette réaction inattendue de son collègue, d’ordinaire si silencieux mais gai.

- Nous ne sommes pas normaux, Emi, trancha-t-il en prenant une expression un peu plus menaçante, qui ne semblait pas crédible sur le visage d’un homme de cet acabit. On bosse sur des trucs tout droit sortis de contes de fée et de romans de Lovecraft ! Tu trouves ça "normal" ?

- Oui, c’est normal ! s’énerva-t-elle. Et si ça ne l’est pas pour toi, alors ça devrait l’être ! "

Emi considérait que le débat sur la normalité était ce qu’il y avait de plus stupide en soi : une perte de temps, car aucune réponse satisfaisante pour tout le monde n’y serait apportée. Si elle avait eu sur le moment un dictionnaire sous la main, elle aurait volontiers balancé au visage de ce lunetteux la définition, puis aurait monologué. Mais elle s’en sentait incapable. Déjà de peur de dire une bêtise et d’être discréditée, mais surtout de blesser William.

La normalité, à ses yeux, n’avait pas de sens. Si l’on considérait qu’il s’agissait du fait de ne posséder rien de spécifique, d’exceptionnel ou qui sortait du lot, alors il fallait reconsidérer ce qui n’était pas exceptionnel, et qui faisait partie d’une "normalité". "Ainsi, une normalité serait un monde dans lequel chaque individu est complètement identique, pense la même chose, agit de la même manière.". Elle soupira : "Aucun être humain ne peut être identique, et chacun a ses différences. C’est ça qui rend chacun si original."

"La normalité serait alors de faire ce que tout le monde faisait, de penser et d’agir comme la grande majorité de la population. Et ainsi d’être tous identiques." Elle ne savait pas. Peut-être qu’elle avait faux. En tout cas, Emi n’aimait pas ce genre de sujets glissants. Surtout lorsque l’interlocuteur en face était sur les nerfs.

" - Qu’est-ce qui nous définit comme normaux d’après toi, William ? s’empourpra Emi en se rapprochant un peu plus de la table, laissant échapper chaque mot d’entre ses dents serrées, comme si elle essayait de retenir des serpents venimeux qui risqueraient de piquer l’attention de ses collègues aux tables avoisinantes. Qu’est-ce qui fait que nous sommes si différents d’eux ? Leurs apparences, peut-être ? Leurs capacités ? Tu les penses peut-être dénués de conscience parce qu’ils ne semblent pas "humains" à tes yeux ?

- Ce n’est pas ce que j’ai dit ! Je-"

William se coupa un instant pour jeter un œil mauvais au jeune chercheur - sûrement un assistant ou une sorte de stagiaire - qui les observait avec la plus grande des attentions à l’autre bout de la salle :
" - Je pense simplement, reprit-il, que les anomalies n’ont pas étés nommées ainsi par hasard. Si c’est "anormal", alors c’est que ce n’est pas "normal ". Ils n’ont pas de logique scientifique… C’est… Je veux bien comprendre que l’on puisse faire léviter un objet – du moins le faire décoller et le stabiliser dans les airs, comme un drone – mais que d’un coup tu aies une gamine pour qui les nuages sont des êtres vivants se déplaçant à l’aide du vent qui débarque et qui te change sans un mot la composition moléculaire de ton bureau pour le transformer en chat… Comment veux-tu que je prenne ça ? Tu ne vas pas me dire que c’est quelque chose qui forge ton quotidien, que tu vois tous les jours et auquel tu es habituée ? "

Avant que l’un de ses deux collègues ait eu le temps de répondre quoi que ce soit, il prit un ton ironique, rendant sa voix légèrement plus aigüe et agitant ses bras de manière assez comique :

" - Oh oui, bien sûr, bien sûr, c’est arrivé à ma belle-sœur Alice, qui a été changée en bouse l’autre jour ! On a dû l’amener à l’hôpital en urgence. Ça n’a pas pris beaucoup de temps parce que c’était à la portée d’un débutant, si tant est qu’il ait le matériel permettant de réarranger son code génétique, mais elle garde encore des séquelles et c’est pourquoi elle a toujours un caractère de merde !

- Tu regrettes la vie d’antan, Erwett ? demanda Oscar en appuyant sur le "Er", une fois qu’il fût sûr que William eut fini, essayant de dissimuler son sourire. "

William ne prêta pas attention au surnom désagréable qui lui avait été donné. Il se frotta le visage d’une main et porta avec l’autre son gobelet de café, désormais froid, à ses lèvres. Il le but d’une traite et l’on vit à son expression que cela n’avait rien de ragoutant. Puis il poussa un soupir. William n’était pas le genre de personne qui se laissait emporter si rapidement. Maintenant qu’il semblait avoir déballé tout ce qui lui pesait sur le cœur, il semblait à bout, comme un homme fatigué et désintéressé après avoir vu tout ce qui se trouvait en ce bas monde et que plus rien n’impressionnait.

" - Je ne regrette pas ma vie d’avant… Je trouve ça compliqué à avaler… Nous n’étions pas conscients de ces choses auparavant. Et pourtant, ça a toujours été là, sous nos yeux. Depuis le début…"

La mine d’Emilia était restée sombre tout le long, et elle demeurait silencieuse.

William n’avait pas tort. Comment pouvait-elle réfuter tout cela ? Ils étaient arrivés ici depuis peu. Débarquer de manière aussi brutale dans un univers complètement différent de celui que l’on connaissait, cela faisait l’effet d’une claque. D’un coup, toutes les connaissances que l’on avait accumulées au cours de notre vie, notre supposée compréhension de l’univers qui nous entoure, étaient réduites à néant. Si bien que des fois, il arrivait qu’Emi se demande si elle n’était pas en train de rêver, si elle était morte ou si elle venait d’apparaitre dans un autre univers… Elle réfutait constamment ce qu’elle voyait, sachant pourtant au fond d’elle que tout cela était réel et qu’elle devait passer ce cap afin de l’accepter pleinement et d’être plus productive dans son minutieux travail de rendre l’anormal normal.

Parfois, une fois rentrée chez elle, en plein milieu d’une activité complètement banale, elle s’arrêtait net. Tout s’arrêtait net. Et c’était comme si elle prenait enfin conscience de cette chose qu’elle essayait de cacher, de ce sentiment qu’elle gardait enfoui. Et il n’y avait plus que cette chose et elle. Et cette chose souhaitait lui faire comprendre qu’elle resterait toujours là, auprès d’elle, et qu’elle devra la porter comme un fardeau jusqu’à sa mort. Et pour Emi, le seul moyen de vivre avec cette chose et de continuer à avancer était de l’ignorer. De faire comme si elle n’était pas là. Comme ça, la chose se lassera de tout cela et la laissera en paix.

" - Va falloir s’y faire, dit-elle en se redressant, après avoir longuement réfléchi à sa réponse. On va rester coincés dans cette merde pour un bon bout de temps.

- Ça tu l’as dit ! lança Oscar en se débarrassant enfin de la pointe d’anxiété qui se cachait dans sa voix. Et sinon, parlons de choses un peu plus joyeuses. Je n’ai pas envie que cette histoire se finisse sur une note morose. "

William esquissa finalement un sourire. On vit immédiatement dans la posture qu’il venait d’adopter qu’il allait un peu mieux, qu’il s’était libéré d’un poids. Oublier tout cela était bien plus simple que de l’embrasser.

" - J’ai regardé ce film hier… Comment ça s’appelle… Tu sais, le truc que tu m’avais recommandé à de nombreuses reprises, pour ne pas dire harcelé… Tu sais, ce vieux film d’animation japonaise avec très très peu de dialogues…

- Ah ! Oui ! Je vois de quoi tu parles. Je ne me souviens jamais du nom, non plus… Beh écoute mec, c’est un classique ! Il fallait que tu le voies !

- Un classique, un classique… Je ne l’ai pas trouvé si ouf que ça.

- Pas ouf ouais, mais avec un joli style graphique. Les détails sont énormes je trouve, et ça donne une ambiance bien particulière qui est accentuée par la musique.

- Mouais, ça va. Ça rattrape un peu. Surtout ce moment où…"

Emi avait déjà complètement décroché… Elle soupira bruyamment et détourna de nouveau son regard vers l’extérieur, où il s’était finalement mis à pleuvoir.

Au final, ce devait bien être eux, les personnages principaux de cette étrange série. Trois zigotos, assis là, à se questionner sur leur existence. Des personnages classiques d’un roman cliché pour adolescents qui découvraient en même temps que le lecteur un nouveau monde et y combattraient le mal qui s’y répand. En somme, la chose la plus barbante et inintéressante qui puisse exister.

Non. C’était stupide. Eux étaient normaux, William avait en partie raison. Ils n’avaient rien d’exceptionnel. Il y en avait, des choses qui paraissaient étranges et inexpliquées : mangeurs de chair, virus meurtrier, plieurs de réalité, sirènes, dragons… Parfois à vos côtés. Parfois derrière une vitre en plexiglas ou une boîte renforcée, coupée de l’extérieur.

Tout cet anormal devait devenir normal. Ou tout cet anormal devait cesser de l’être. Ou disparaitre. Fallait-il revenir à cet hypothétique point dans le temps où l’anormal n’existait pas encore ? Tant de questions et réflexions stupides se bousculaient dans la tête d’Emi qu’elle peinait à les réprimer.

Peut-être que cette jolie jeune femme qui venait d’entrer, aux grandes oreilles poilues et à la queue rosée et fine dépassant de sous sa blouse de chercheur, était le personnage principal ? Eux n’avaient rien comparé à elle. Ils ne possédaient qu’une simple enveloppe de mortel, qui agissait comme un corps classique, qui pouvait se blesser, se vider d’un liquide rouge, tomber malade de temps à autre, avoir des complications, mourir… Une enveloppe avec deux jambes, deux pieds, deux bras, mains, yeux, oreilles, … Une enveloppe sans élégance ni faculté comparée à ces si jolis spécimens. Ils ne possédaient pas ces mystères que cette femme renfermait.

Et si, à force de côtoyer cet anormal et étrangeté, ils allaient perdre toute leur normalité et humanité ?

Non. C’est stupide.

Et si, à force de ne plus comprendre ce qui les entoure, ni même eux-mêmes, ils étaient déjà en train de muter et de devenir ces choses qu’ils sont censés comprendre ?

Non. C’est insensé.

Et si dès l’instant où ils avaient signé ce contrat, ils avaient embrassé l’anormal ?

Non. C’est impossible.

Et si…

Non. C’est vrai…

"Nous, nous sommes normaux. "

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