Nourrir le monde

« … douze oviductes, tous reliés à un ovaire de 40 centimètres sur vingt.
- Hm hm.
- Tous les membres sont atrophiés. Pas de plumage, pas de sens de la vue, pas de bec : seulement l'essentiel. Ce qui signifie également ni déplacements, ni bruits.
- Je vois.
- Tout est optimisé pour le gavage : il suffit d'introduire un tuyau dans l'orifice buccal pour la nourrir. Les quantités de nourriture nécessaires sont très importantes, mais elle peut se nourrir de la plupart des déchets biologiques.
- Très bien. »

Le visage de M. Flatons semblait constamment tiré vers le bas par une masse invisible. Son surpoids rendait sa raide démarche ridicule et dérangeante à la fois, son costume taille large impeccable contrastait avec son crâne dégarni et ses cheveux épars, ses iris d'un bleu glacial disparaissaient sous de lourdes paupières semblables à des meurtrières dissimulant des arbalètes : tout, dans son apparence et son allure, tout dans la personne de M. Flatons mettait le Dr Edwin mal à l'aise. Continuer son exposé face à cet inspecteur qu'il aurait aisément décrit comme "nauséabond", malgré les fragrances agréables, quoiqu'un peu sèches, d'un parfum hors de prix, lui était presque insupportable.

« Continuez.
- Ah… Excusez-moi, M. Flatons. Ah, euh, oui : les douze oviductes dont je vous ai parlé sont évidemment chacun reliés à un cloaque, qui permettent la sortie des œufs. »

En entendant le "évidemment" du jeune docteur, les meurtrières de l'inspecteur se raidirent encore plus.

« Douze œufs par ponte, donc. Systématiquement. Il est également impossible de féconder les œufs grâce à un rejet du sperme de coq. Ce qui permettrait, dans l'éventualité improbable d'une fécondation accidentelle, la production de douze œufs encore comestibles, car non-fécondés. »

C'est un test, se dit-il. Ils m'ont envoyé le meilleur du pire. Bordel, "l'éventualité improbable d'une fécondation accidentelle", t'as pas plus compliqué encore, Timothy ? Le docteur pria l'inspecteur de le suivre. S'il veut du concret, je vais lui en donner. C'était effectivement un test. Un test qu'il se devait de réussir. Toutes ces années d'effort ne pouvaient se voire anéanties par les mâchoires acérées et le flegme exaspérant de M. Flatons. Après quelques pas dans un couloir de stérilisation, il entra un code et une porte s'ouvrit. Il eut un léger frisson.

« La voici », déclara-t-il en modérant le plus possible son ton triomphal.

Au milieu de la pièce immaculée se trouvait une masse informe, un amas pesant de chair et de peau qui faisait souffrir les liens qui le suspendait au plafond. À son sommet se détachait ce qui semblait être une tête. Là où un bec aurait dû se trouver, il n'y avait qu'un trou relié à un tuyau. Ses petits yeux noirs et aveugles ressemblaient à deux jais sur un bijoux abject. Même face à M. Flatons, la créature inspirait le dégout. Il l'observa quelques secondes puis se replongea dans ses notes.

« Grâce aux moyens de votre entreprise, nous avons de quoi révolutionner l'industrie de l'alimentation. L'utilisateur de ma création dépasserait tout ses concurrents en peu de temps — tout en s'offrant la capacité d'élargir généreusement sa marge. »

Ladite révolution de l'industrie de l'alimentation respirait faiblement. Sa peau glabre et rosée semblait insensible au léger courant d'air qui parcourait la salle. Si la lumière était plutôt douce, bien qu'un peu trop électrique, l'odeur de nourriture broyée, de matière fécale et de basse-cour qui flottait dans la salle était immonde. Le Dr Edwin y était habitué, même si ses narines frissonnaient encore quelque peu avant de pouvoir ignorer l'odeur totalement. Quant à M. Flatons, peut-être avait-il le besoin immédiat et irrépressible de restituer son petit-déjeuner sur le sol, ou peut-être n'était-il pas incommodé par l'odeur : dans les deux cas, son visage lourd n'aurait pas changé le moins du monde.

« Regardez ça. »

Le docteur se plaça devant un ordinateur et appuya sur la touche Entrée. Quelque chose allait se passer, il n'y avait aucun doute. Mais rien ne semblait se produire. Tant le regard impatient du jeune docteur que le regard morne de l'inspecteur fixaient la masse vaguement animale au centre de la pièce. Elle fut finalement parcourue d'un léger frisson, subtil, presque imperceptible, mais suffisamment présent pour frapper l'inconscient des deux hommes. Puis sans prévenir, d'une manière anodine, douze œufs roulèrent simultanément dans une rigole.

« Nous pouvons désormais provoquer la ponte des œufs. Ou la ralentir. Tout cela grâce à l'association de plusieurs fréquences radio très précises, connues du seul utilisateur de ma création - en d'autres termes, il est impossible de "pirater" la poule. »

Il laissa un temps d'arrêt. Le stylo de M. Flatons grattait inlassablement son bloc-notes.

« Vous voyez cette excroissance, à l'arrière de la tête ? C'est le récepteur d'ondes radio. Comme l'ingénierie génétique a ses limites, j'ai du avoir recours à des techniques plus invasives. Enfin… »

Le docteur se saisit d'une pile de dossiers, qui semblaient avoir été placés là par une planification minutieuse, et les tendit vers l'inspecteur.

« M. Flatons, je vais être honnête : je suis fier de ma création. L'industrie agroalimentaire est sur le point d'être bouleversée, pas seulement grâce cette création, mais aussi grâce aux techniques que votre entreprise et moi avons développé. Je remercie d'ailleurs les dirigeants de SmartFarm Inc. pour leur soutien. Je n'aurai jamais pu réaliser tout ça dans mon université de Nairobi. »

L'inspecteur attrapa les dossiers en lâchant un discret « Merci. »

« Le conseil d'administration prendra sa décision le douze. Une nouvelle présentation vous sera demandée, cette fois-ci devant les actionnaires-administrateurs. À bientôt. »

Il tourna le dos et s'en alla.

« Au revoir… soupira-t-il. »

Il attendit plusieurs minutes que le spectre inquiétant de M. Flatons ait effectivement quitté son laboratoire - on n'est jamais trop prudent - avant de lâcher un « Putain » sincère. Il avait l'impression d'avoir échoué en tout point. L'inspecteur était l'antithèse de l'enthousiasme, et les belles formules qu'il avait préparé n'avaient évidemment pas fait mouche. L'objet de sa fierté, tout atrophié au centre de la pièce, respirait difficilement. Durant une fraction de seconde, il aurait juré que les petits yeux noirs et sans pupilles le fixait. Le même frisson qu'en entrant dans la pièce fit dresser ses poils. Éteignant la lumière, il quitta la salle.


« … messieurs, je crois bien que nous pouvons changer le monde en révolutionnant l'industrie agroalimentaire. Écraser la concurrence ne devrait pas être difficile. Ensuite, nos capacités de production généreront un excédent de nourriture inégalé dans l'Histoire, et donc des bénéfices exceptionnels pour SmartFarm.
- Merci pour votre exposé, Dr Edwin. Vous pouvez nous laisser.
- Merci, à vous, messieurs les actionnaires-administrateurs. »

Le docteur quitta la salle du conseil d'administration. Un des actionnaires tourna la tête vers M. Flatons, assis à la grande table ronde.

« Vos dires sont confirmées, M. Flatons. Le Dr Edwin est un idéaliste, un philanthrope…
- Un rêveur, ajouta une voix.
- … je crains que sa personnalité ne soit pas en adéquation avec les intérêts de l'entreprise.
- Quel gâchis… Il vient de nous prouver son génie.
- Nous ne pouvons pas lui retirer cela, en effet.
- Mais il risque d'interférer avec nos affaires en réalisant que nos objectifs ne sont pas les mêmes. Il contrôle sa création, mieux que quiconque, et personne autour de cette table ne saurait le remplacer à cette tâche. Il serait fâcheux qu'il utilise ce contrôle exclusif contre nous… »

Un long silence s'insinua dans la salle, pesant sur la grande table ronde et sur chacun des actionnaires-administrateurs. Une idée presque bruyante s'infiltrait dans chaque esprit ; le silence n'était que le calme hurlant de neuf hommes s'accordant sans dire mot.

« Messieurs, votons. — Il laissa glisser un nouveau silence — Que ceux qui sont pour la supression du Dr Edwin lèvent la main.
- Attendez ! Ne prenons pas de décisions hâtives. Le Dr Edwin est plus ou moins le seul concepteur de ce qui est pour l'instant le fer de lance de nos produits. Il serait imprudent de le mettre de côté si prématurément.
- J'approuve ce que dit M. Jones.
- Attendons que nos ingénieurs aient totalement cerné sa création. Le docteur n'est pas stupide. Avec sa mort, il ne pourrait plus contrôler PowerHen, et je le soupçonne d'avoir caché des systèmes de sécurité pour nous dissuader d'entreprendre des actions contre sa personne.
- Curtis pourrait faire un tour chez lui, proposa un des actionnaires. Pour prouver l'existence de ces systèmes de sécurité, et trouver les moyens pour les désactiver.
- Exactement.
- Messieurs les actionnaires, nous sommes donc d'accord pour accorder au Dr Edwin un sursis de deux mois ? »

Sept mains se levèrent, deux ne bougèrent pas.


Cette tapisserie est immonde, se dit Curtis. Il ne pouvait s'empêcher de déceler chaque détail du couloir : la lumière d'un plafonnier légèrement moins forte que celle des autres, la petite grille d'aération au niveau du sol qui laissait s'échapper un soupir lointain, ce léger renflement dans le sol… À chaque nom que les actionnaires-administrateurs lui donnaient, il lui fallait associer une musique. Après un verre d'eau fraîche couplé à une solution artisanale de tétrahydrocannabinol, il vissait ses écouteurs sur ses oreilles et oubliait le monde autour de lui. Et sans qu'il ne sache véritablement pourquoi, Edwin lui avait rappelé la Marche pour les funérailles de la Reine Mary. Dans une sorte de transe synesthésique, seuls les plus infimes détails lui apparaissaient. Il n'y avait plus que lui, un nom et les imperfections normalement invisibles du couloir. Il n'y avait plus que lui, un nom et ces putains de carreaux oranges et jaunes tous simplement abjects. Et alors que le bleu, l'ocre et le vert pâle défilaient, Curtis s'arrêta devant un jaune mat : le numéro sept.

Il glissa sa main droite dans sa veste de costume, fit craquer son gant de cuir, et agrippa la crosse de son pistolet. De sa main gauche, elle aussi gantée, il frappa à la porte dans un geste souple. Il entendit un râle sincère et des pas se rapprochant de la porte. Un nom. Des carreaux oranges et jaunes. Un nom. Une musique. Un nom. Un pistolet. La porte s'ouvrit.

Parfois, cela arrivait, Curtis ne tirait pas immédiatement. Peut-être était-ce le visage surpris du jeune homme en face de lui, ou peut-être le stylo qui venait de tomber de sa main droite. Ou plus probablement l'aveuglante explosion de couleurs causée par un rayon de soleil qui frappa ses yeux de plein fouet. Il avança, Edwin recula. Et sans même entendre, et probablement sans même comprendre, ce qu'il disait, il ne put garder sa bouche fermée.

« Quel dommage… Un… Un si beau jeune homme à la peau d'ébène C'est navrant.
- Je… Vous… Vous êtes qui ? bégaya Edwin.
- Je vous apporte les compliments des actionnaires-administrateurs.
- Que… — Il sembla rassembler tout son courage pour chasser la peur de sa voix tremblante — Si vous me tuez, vous ne pourrez plus faire fonctionner PowerHen correctement. J'ai installé des verrous informatiques qui…
- Je suis navré. Cela fait deux mois que vos ordinateurs sont sous surveillance et que je visite votre appartement une fois par semaine. Vos verrous informatiques ont été neutralisés. Navré… Vraiment, navré. »

Le regard d'Edwin n'avait jamais quitté le pistolet. Et quand Curtis termina sa phrase, avec une pointe de légèreté inappropriée à la situation, mais appropriée à son rythme cérébral affecté par la drogue, les épaules du jeune docteur s'affaissèrent. Tout son corps semblait tiré vers le bas, comme écrasé par la pression d'un océan d'impuissance. Il ferma les yeux.

« Mes… Nos, nos employeurs ne sont pas des êtres très sensibles, malheureusement… Je suis navré. — Il eut un petit gloussement nerveux — Mais heureusement, l'argent ne leur fait pas autant défaut que les sentiments. »

Curtis n'avait même pas entendu la détonation. Le silencieux, la charge réduite de poudre dans la balle et le rythme inlassable de la marche funèbre l'avait étouffée. Toujours à l'affut de détails, il remarqua, sur un petit bureau, une feuille de papier qui ne semblait pas à sa place. Il s'approcha et fut frappé par l'éclat bariolé d'une photographie en noir et blanc, à côté de la feuille de papier. Un portrait. Le portrait d'une femme.

Tabora,

Ça y est, tout fonctionne. La production est enfin stable. Je peux créer de la nourriture à souhait ! Imagine la tête de M. Flatons quand le bouchon de la bouteille de champagne a rasé son crâne ! Pour être honnête, je pense bien que les gens de SmartFarm s'intéressent plus au profit potentiel, mais je ne peux pas m'empêcher de rêver. Quand la concurrence sera écrasée, il n'y aura plus aucune raison de laisser des populations mourir de faim… J'inventerai d'autres machines. Je les distribuerai au Kenya et partout en Afrique. Les gens mangeront quand ils voudront. Ils mangeront une nourriture saine et abondante. Plus aucun d'entre eux ne verra sa famille éclatée par la famine. Je suis désolé… Je m'en veux de ne pas avoir été capable de faire quelque chose. Alors je fais tout ce que je peux, maintenant. Il est trop tard, je sais. Je suis tellement désolé.
J'essaie - non, je me force - à tirer de la fierté de ma création, mais je n'y arrive pas. Cette chose est une abomination. Aurais-tu vraiment voulu cela ? Jouer le scientifique fier de son invention devient insupportable. Cacher mon dégout en présence de l'inspecteur est plus que difficile. Ces petits yeux noirs, cette peau nue, ces membres atrophiés… Tu

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