Lorsque la porte s'ouvrit, Juliette leva les yeux, arrachée soudain à ses réflexions sombres d'isolement et d'incompréhension.
Cela faisait des heures qu'elle attendait dans cette pièce. Des heures plus tôt encore, elle était ballottée à l'arrière d'un véhicule blindé, dont les conducteurs n'avaient pas cru utile de l'informer de la raison de son enlèvement.
La jeune fille avait pleuré de joie lorsque les pompiers étaient venus la tirer de la carcasse en flammes du bateau, qui était allé s'échouer sur une côte.
Mais son soulagement s'était mué en perplexité. De toutes les personnes qu'elle avait vues, aucune n'avait daigné lui adresser la parole. Les adultes étaient devenus hermétiques à ses mots. Même les représentants des forces de l'ordre, pompiers, police… ne lui avaient pas accordé un seul regard bienveillant. Elle avait été portée à bout de bras, comme une charge dangereuse et délicate qu'il aurait fallu manipuler avec précaution, simple matériel, simple ressource.
Après une bonne douzaine d'heures à subir ce traitement, Juliette s'était mise à hurler. Comme un animal en cage. Elle réclamait son père, son frère, sa liberté, sa mère, sa vie, son droit à la parole, une oreille attentive, elle hurlait pour qu'enfin on lui réponde, qu'on éclaire sa lanterne. Sur la fin, les phrases s'étaient mêlées les unes avec les autres, son cœur au bord de l'explosion ne faisait plus que vomir sa rage, sa terreur, dans un brouhaha violent d'insultes et de rugissements discordants.
Il avait fallu la droguer pour la calmer, et elle avait fait une grande partie du voyage dans un état comateux, ne se réveillant que vers la fin, lorsqu'ils l'avaient balancée sans ménagement dans une petite pièce avec un unique lit, avant de verrouiller la porte derrière eux.
Lorsqu'elle vit qui entra dans la pièce, néanmoins, elle resta silencieuse. Puisqu'on ne l'écoutait pas, elle avait appris à se taire.
Pour mieux hurler lorsqu'il le faudrait.
« Juliette Figueroa, fit l'homme svelte et raidi, tout de blanc vêtu, en la saluant d'un mouvement de tête avec une gravité d’obsèques. Douze ans. Treize dans quelques semaines. Fille d'un biologiste marin et d'une attachée de presse. Vous confirmez ? »
Agressée ainsi dès son premier contact avec un être humain depuis des lustres, l'enfant se mura dans le mutisme. Cela ne sembla pas perturber son interlocuteur, qui poursuivit sans sécheresse, sans douceur non plus :
« Vous trouverez une copie de votre emploi du temps dans le dossier qui se trouve au fond du troisième tiroir de votre table de chevet. Vous avez deux heures pour l'étudier et l'apprendre, suite à quoi je reviendrai vous chercher pour vous emmener voir le Docteur Temesgen. Durant les horaires où vous vous trouverez dans votre chambre, la porte sera électroniquement verrouillée. L'ensemble de boutons sur votre gauche permet d'appeler le personnel de sécurité en cas de besoin, et uniquement en cas de besoin. Effectif dès maintenant en ce qui concerne le bouton blanc. Pour le bleu… On vous expliquera. Je reviens dans deux heures. »
Il tourna le dos et sortit de la pièce.
Juliette sortit en premier lieu le fameux emploi du temps, et tenta de le déchirer.
Elle n'y parvint pas. La feuille plastifiée était trop solide.
Elle réfléchit à une façon de couper à l'entretien désagréable qui se profilait à l'horizon, mais rien ne lui vint. Le lit, un matelas très simple à peine pourvu de draps et dont pendaient quatre bandes de cuir incongrues, était trop bas pour qu'elle puisse se cacher en dessous. Il n'y avait aucune fenêtre, et elle ne tenta même pas d'ouvrir la porte.
Ultime recours, le bouton blanc.
L'homme mince fut sur les lieux en quelques minutes à peine. À croire qu'il avait attendu pendant tout ce temps dehors, en sachant à l'avance qu'elle ferait cette bêtise précise.
« L'alarme ne doit être utilisée qu'en cas d'urgence, lui rappela-t-il dans un soupir en la voyant dressée devant lui et bien portante. Par exemple, si vous vous sentez malade. Faible. Ce genre d'urgence.
– C'est une urgence, assura-t-elle. Je veux sortir. »
Une grimace se dessina sur ses lèvres. Il n'était pas surpris qu'elle fasse cette demande, mais cela ne lui plaisait pas non plus.
« Pas une urgence, pas mon problème. C'est non. »
Alors, Juliette utilisa une technique de persuasion très utile, qu'elle avait apprise lors de ses propres déboires dans les cours de rugby.
Elle lui colla un redoutable coup de pied dans le tibia avant de se faufiler vers la porte.
Et de courir.
Elle ne fit même pas deux pas qu'elle fut stoppée net. Deux longs bras l'avaient saisie aux épaules, l'immobilisant malgré toute l'énergie qu'elle déploya pour se libérer.
« Tu l'as ?
– Ouais, fit le gorille en uniforme à sa collègue. »
On la ramena dans la chambre ; la força à s'asseoir sur le lit, à ne plus en bouger. L'homme habillé de blanc avait pris une teinte cramoisie.
« Les sangles ne sont pas là pour faire joli. Si vous ne coopérez pas, nous serons forcés d'user de la force.
– Je veux rentrer chez moi, geignait maintenant l'adolescente les larmes aux yeux. Je veux voir Papa. Andrea. Je veux savoir comment ils vont. »
On ne lui apporta aucune réponse ; et les deux heures qui suivirent, elle les passa dans la solitude, le silence et la peur.
« Tu es malade, Juliette. Et jusqu'à ce que nous ayons trouvé un remède adéquat à ton mal, j'ai bien peur que nous ne puissions pas te laisser partir. »
Le Docteur Temesgen était une femme élégante, dépassant la soixantaine, aux yeux et aux cheveux sombres. Ses longs doigts fins manipulaient avec précaution un dossier qu'elle annotait au fur et à mesure que l'entretien se poursuivait.
« Je vais très bien, protesta l'intéressée avec vigueur. Je ne suis pas malade.
– Physiquement, non, corrigea la spécialiste en pointant un stylo en direction de sa patiente avec un sourire. Ton corps va très bien, il est même en excellente forme, félicitation. Non, ce qui pose problème c'est… eh bien, c'est en partie génétique, mais c'est surtout circonstanciel. »
Elle reprit un instant sa respiration, laissant l'occasion à la jeune fille d'en placer une, ce qu'elle ne fit pas.
« Il faut que tu saches plusieurs choses, Juliette. Tout d'abord ceci : nous pourrions mettre des mois, des années, des décennies à trouver un remède. Tu ne sors pas de ce complexe tant que nous n'en avons pas trouvé un. Ce n'est pas par gaieté de cœur que je te dis cela : c'est par prudence. En l'état, tu es dangereuse, pour toi et pour les autres. »
La lèvre inférieure de Juliette se mit à trembler, mais elle ne broncha pas.
« Ensuite : ce que je vais te dire est confidentiel. Et ça le restera. Tu ne dois pas en parler, à personne. Si tu le fais, nous le saurons. Tu auras des ennuis, la personne ayant recueilli tes confidences en aura aussi. J'arrêterai de te tenir au courant des avancées de nos recherches sur ta condition, et surtout, tu n'auras aucune nouvelle de ta famille. »
Depuis tout à l'heure, elle n'écoutait que d'une oreille attentive ; cette dernière phrase cependant la fit se redresser sur sa chaise, l'œil implorant. Elle redoubla d'attention.
« Est-ce que tu as bien compris ? voulut s'assurer son interlocutrice, avant de sourire en voyant ses hochements de tête prononcés. Bien. Je peux donc passer à la suite. »
Elle remit un instant ses lunettes : le rouge vif allait très bien avec sa peau, avec son vernis écarlate, son rouge à lèvre flamboyant. Son style vestimentaire lui rappelait celui de sa mère.
« On va donc parler un peu de… tes parents. Ton père pour commencer. Il vivait beaucoup sur l'eau, non ? Il évitait de poser pied à terre ?
– Il détestait quitter le bateau. Il disait que cela ne lui convenait pas. Que la terre était trop dangereuse à son goût.
– Et pas la mer ?
– Non. La mer, c'était son enfance. Le domaine de Tatie Lana.
– Tatie Lana ? C'est ta tante ?
– Non. Papa était fils unique. C'était sa tante à lui. Celle qui l'a élevé. Mais tout le monde l'appelle Tatie Lana. Même maintenant qu'elle est morte.
– Tu l'as connue ?
– Non.
– Tu connais son vrai nom ?
– Non.
– … Dommage. Dis-moi, y a-t-il eu des décès violents du côté de ton père ? Ses parents ?
– Oui. C'est pour ça qu'il est parti chez Tatie Lana.
– Comment ?
– Glissement de terrain. Ou tremblement de terre. Un des deux. Je… je ne suis pas sûre.
– Ton père en parlait ?
– Jamais. Il n'en parlait jamais. »
La sentant fragile, la doctoresse prit le temps de faire une pause, et glissa vers elle une tasse, brûlante juste ce qu'il fallait. Sans dire merci, Juliette la prit et la porta à ses lèvres, se sentant trembler un petit peu. Le liquide était sucré, consistant. Du chocolat chaud, avec une pointe de vanille.
« Comment le sais-tu ? reprit bientôt l'interrogatrice, avec un sourire patient.
– …
– Tu m'as promis de taire tout ce qui se dirait dans cette pièce. Je te fais la même promesse.
– Ses cauchemars, consentit de mauvaise grâce à révéler la prisonnière. Il n'en parlait jamais. Mais la nuit, souvent, il se réveillait en hurlant. Il disait que la terre avalait ses parents.
– Et ça lui arrivait souvent ?
– Oui. C'est… C'est pour ça aussi que maman l'a quitté.
– Il n'a jamais parlé de tremblements de terre, donc.
– Non, reconnut-elle, un peu sur la défensive. Mais c'était pas difficile à deviner.
– Hum. »
Nouvelle pause, cette fois-ci mise à profit par Madame Temesgen pour relire un peu ses notes. Juliette sut que sa mère était la prochaine sur la liste ; elle se prépara mentalement à répondre aux questions qui viendraient. Couleur préférée ? Le rouge. Bonbon favori ? Les pastilles à la menthe. Journal de prédilection ? Celui pour lequel elle travaillait, bien entendu, qui saurait en douter.
Pour le reste… Les vraies réponses, celles aux questions importantes qui lui seraient sans doute posées… Eh bien, elle se réservait le droit de mentir un peu.
Son père lui avait appris l'honnêteté sans faille, sa mère au contraire prônait la marge d'honnêteté. Une zone de flou que l'on se réservait pour embellir la réalité et ménager son jardin secret.
« Bien… Ta mère, maintenant. Où est-ce que ton père et elle se sont rencontrés ? »
Question inoffensive.
« Elle faisait un article sur les conditions de travail à l'université où étudiait Papa. Il avait un style de vie unique, il faisait tous les jours l'aller-retour entre L'Agate et l'université.
– Je vois. Et ça a marché entre eux ?
– Je ne sais pas. Je n'ai jamais vu leur couple marcher.
– Hm… »
La femme se clarifia la gorge. Elle eut la décence de paraître gênée.
Honnêteté ou marge d'honnêteté ? Mentir, c'était un jeu qui se faisait à deux. Le menteur et le trompé. Si le trompé n'entrait pas dans le jeu du menteur, tout s'effondrait.
Juliette ne voulait pas suivre le jeu de la dame en rouge. Est-ce que la dame en rouge entrerait dans le sien ?
« Et du côté de ta mère ? Décès particuliers ?
– Pas que je sache. Mes grands-parents maternels se portent bien, si c'est ce que vous voulez savoir.
– Je vois. Aucun antécédent avec la mer, la terre ?
– … Je sais pas de quoi vous voulez parler en fait.
– Accident. Souvenir. Traumatisme. N'importe quoi.
– Elle déteste la mer. Mais je crois que c'est parce que mon père l'adore.
– Toute la mer ?
– Pas la paëla. »
Elles passèrent vite sur le sujet de la mère. Visiblement, la doctoresse estimait que cela était une perte de temps.
« Parle-moi de ton frère maintenant… »
Juliette se mit à trembler, très fort. Du chocolat chaud fut renversé par ses gestes maladroits, hagards ; sur ses genoux, ses vêtements, le bureau, les dossiers. Le premier geste du docteur en rouge fut de lui proposer une serviette pour s'essuyer, avant de sauver ce qui restait des documents et du meuble.
« Peut-être plus tard, conclut-elle alors que la jeune fille se calmait à peine. Oui, plus tard. Parlons plutôt de toi, Juliette. Qu'est-ce que tu penses de ton père ? De L'Agate ? De l'océan et de la côte ? »
La jeune fille avala sa salive avant de répondre. Elle releva finalement la tête, plantant son regard dans celui de son interlocutrice.
« J'ai failli mourir dans L'Agate, observa-t-elle avec gravité. »
Aucune marge ici, aucun mensonge, aucun jeu. La vérité pure et simple. Tout aussi gravement, le Dr. Temesgen hocha du menton.
« Je sais, se contenta-t-elle de répondre.
– Ce n'était pas la faute de Papa. Il était paniqué. N'importe qui aurait pu oublier.
– Je le sais aussi, crois-moi. Il y a plus de vrai dans ce que tu dis que tu ne le penses. Mais pour que je puisse avancer, il faut que tu m'aides à aller dans la bonne direction. »
La femme se recula sur son siège, s'enfonçant dans le cuir… rouge. Elle soupira ; l'espace d'un instant, Juliette vit derrière le masque un visage profondément fatigué, émotionnellement parlant. Quelqu'un de compatissant, souffrant pour son sort, désirant profondément l'aider ; et en même temps, dont l'instinct lui criait de ne pas s'impliquer plus que de raison, de ne pas ressentir une empathie qui ne pourrait que lui porter préjudice.
Cela ne dura que quelques secondes.
« Procédons par étape, fit la doctoresse, de nouveau elle-même. Qu'est-ce que tu préfères, entre la mer et la terre ?
– La mer, répondit immédiatement l'intéressée.
– Pourquoi cela ?
– Je ne sais pas. Je ne me sens pas à l'aise sur terre. Maman dit que c'est la crise d'adolescence. Moi je pense que…
– Continue, la pressa-t-elle en la voyant s'interrompre.
– Je… pense que c'est plus profond. Je ne… sais pas trop pourquoi. »
Là.
La fameuse marge d'honnêteté. Le lieu du mensonge semi-avoué.
Et la dame en rouge entra dans son jeu comme la ballerine dans celui de l'orchestre.
« Nous en reparlerons, si tu le veux bien. Pour identifier le problème. Parle-moi de la mer à présent… »
Et Juliette d'élaborer quantité d'éloges, de rêves, d’idolâtrie creux pour satisfaire la curiosité presque perverse de son interlocutrice.
Lorsqu'elles en eurent terminé, la jeune fille fut raccompagnée jusqu'à sa cellule. Et s'endormit presque aussitôt.
Lui restait sur la langue un goût de chocolat chaud.
L'emploi du temps était chargé. La plupart des heures consistaient en une série de tests scientifiques, incompréhensibles. Parfois c'était des prélèvements, parfois des analyses et des scanners, parfois de simples questions et jeux de logique. Juliette était étudiée, cela était clair. Pourquoi, elle ne le savait pas. Sa soi-disant maladie ne se faisait pas spécialement ressentir, elle se sentait bien. Enfin, en excluant ses maux de santé usuels, bien entendu.
« Je vois sur ton dossier que tu es sujette à des nausées fréquentes, nota l'homme en blanc tout en examinant ce qu'elle pensait être une copie de son carnet de santé. Depuis quand exactement ? »
Juliette grimaça. Elle et lui n'étaient pas exactement en bons termes depuis l'incident du tibia. Cela se sentait, même s'il restait d'un professionnalisme implacable.
« J'sais pas. Longtemps. Toute petite.
– C'est noté. J'aimerais que, si l'une de ces nausées se déclenche, tu nous appelles. Tu sais… Avec le bouton bleu. »
Le bouton bleu. En cas de crise spéciale.
« Si tu t'avérais dans l'incapacité de bouger soudainement, tu n'as qu'à dire le mot "Agate" pour que l'alarme soit déclenchée par commande vocale. Ce qui, a priori, ne devrait pas arriver, mais tu dois le savoir quand même. »
Elle accusa le coup. Agate. Très bien. Agate.
Il l'avait forcément fait exprès.
« Ce sera tout pour aujourd'hui. Je suis ton médecin affecté : ça veut dire qu'en cas de problème de santé, c'est vers moi qu'il faut venir. En cas de problème. De santé. Pour le reste, le Docteur Temesgen s'occupera de toi. »
Il ne lui dit même pas son propre nom. L'enfant se garda bien de le lui demander.
« Il est bientôt l'heure de déjeuner. Tu vas rencontrer nos autres patients : tu peux tout à fait communiquer avec eux sur quantité de sujets différents, mais les détails de ta situation et de ta maladie sont proscrits de toute discussion. Tu peux donner un prénom. Pas de dispute, de bagarre, pas d'insulte, pas de tension. Tu seras associée aux personnes de ton âge, ou sensiblement, pour les temps de distraction. En dehors de cela, tu ne les verras que peu ou pas. Je te conseille de profiter de ces temps de partage pour te faire des amis et interagir avec eux, ça ne peut te faire que du bien.
– Il paraît que mettre plein de malades au même endroit, c'est contagieux. »
Le regard du médecin se plissa ostensiblement, comme s'il avait du mal à établir si elle se montrait ou non sarcastique, comme si cela l'agaçait quand même profondément de toute façon.
« Ne t'occupe pas de ces choses là. Va maintenant. On t'accompagnera jusqu'à la cantine. »
Elle obtempéra avec grand plaisir, heureuse de fuir l'homme en blanc.
Au fur et à mesure qu'elle explorait l'endroit, Juliette se mit à accorder de plus en plus d'importance aux couleurs des gens. Il y avait la dame en rouge, gentille mais inutile sauf pour obtenir des informations, l'homme en blanc, un adversaire de l'esprit et un ami du corps, les ombres en noir et armées qui rodaient dans les couloirs. De quelle couleur seraient ses semblables prisonniers ?
Bleu. Ils étaient bleus.
Perdue dans cet océan de tenues bleu sombre, la jeune fille se battait pour respirer, garder son calme. On lui servit sur un plateau de la purée et un steak. Elle alla s'asseoir sur une table au hasard, éloignée du centre. Il n'y avait que des adultes.
« Tu es nouvelle ? s'enquit une femme d'un ton criard, qui la fit sursauter. »
Elle hocha la tête, sans ouvrir les lèvres. Elle ne se sentait pas à l'aise et refusait de dialoguer.
« Ne t'en fais pas, les médecins sont très gentils ici, tenta de la rassurer un homme en bout de table d'un ton doux.
– Oui, surenchérit sa compagne. Tu verras, tu vas vite te faire beaucoup d'amis. Il y a des enfants de ton âge, plein ; ce ne sera pas compliqué. »
Comme si cela était convenu, quatre figures enfantines émergèrent à ce moment de la foule pour se présenter à eux. Les adultes se turent, brusquement.
« Pouvons-nous nous asseoir là ? demanda ce qui semblait être l'aînée du quatuor, une grande brindille aux yeux sombres et au ton doux.
– Bien sûr, allez-y, se bornèrent à répondre les intéressés. »
À la grande surprise de Juliette, les adultes se levèrent d'un mouvement commun pour aller s'asseoir ailleurs. Ils suintaient le malaise et l'empressement, curieux mélange qui ne présageait rien de bon. Les autres enfants, comme si de rien n'était, s'installèrent à ses côtés et commencèrent à manger en silence. Après une hésitation, elle fit de même.
Quelques minutes s'écoulèrent, au rythme des cuillères et des mâchoires consciencieuses. La prisonnière en profita pour observer ses nouveaux compagnons : il n'y avait aucune constance, aucune régularité dans leur apparence. Hormis leur comportement silencieux, un peu inquiétant, rien ne permettait d'établir un lien entre eux.
Pas même les couleurs.
« Quelle est ta désignation ? demanda subitement la jeune fille qui venait de s'exprimer. »
Juliette prit le parti de répondre, cette fois-ci.
« Ju…
– Pas de prénom, rectifia un garçon un peu plus âgé qu'elle-même, une désignation. Le code vocal de ta chambre. On ne donne pas nos noms ici.
– Oh. Agate. »
Il y eu des regards échangés. Pour une raison indéfinissable, Juliette se sentait de plus en plus calme, à l'aise, apaisée.
« Et vous ?
– Santal, révéla avec un sourire chaleureux l'aînée, définitivement très grande et très timide, les yeux toujours un peu nostalgiques, craintifs.
– Souris, s'exprima à son tour le garçon, ce qui lui allait très bien à voir son nez fin et plein de tâches de rousseurs, comme un museau de rongeur.
– Satin, murmura quand ce fut son tour une gamine blonde et bien portante, la plus jeune.
– Sapience, conclut enfin le dernier élément, un garçon à l'air distrait et absorbé. »
Il se remit immédiatement à manger, comme si de rien n'était, laissant ses compagnons faire la conversation :
« Nous sommes les Souffrants, indiqua Santal. Ceux qui n'ont aucun espoir de guérison ici. Ceux qui attirent la malchance et le malheur sur les inconscients qui s'approchent. Ou en tout cas, c'est ce que pensent les autres patients. Ils ne nous aiment pas. Ne veulent pas être près de nous.
– Oh. Je vois… C'est vrai ?
– Bonne question. Les gens d'ici sortent et rentrent, sans cesse : pas nous. Nous sommes là depuis que nous sommes tous petits. On ne bouge pas. Mais les Souffrants ne sont pas les seuls dans ce cas là : ce n'est pas pour cela que l'on reste ensemble. Que l'on vient te voir. »
La discussion prenait un tour mystique. Juliette aimait les énigmes, mais uniquement celles qu'elle réussissait à résoudre.
« Pourquoi vous venez me voir ? demanda-t-elle directement.
– Sapience voit des choses, indiqua Souris à voix basse. C'est lui qui est venu nous trouver. La source originelle de notre groupe. Parce qu'il savait que nous viendrions, et que nous ne repartirions pas d'ici. Que nous avions un destin commun.
– … Il m'a vu aussi ?
– Oui… Même s'il est bizarre que ta désignation ne commence pas par un S, Agate. Mais tant pis. Tu es le dernier élément nécessaire pour atteindre notre objectif final. C'est peut-être pour ça.
– Dernier élément… pour quoi ? s'étonna l'intéressée. »
Satin haussa les épaules.
« Pour s'échapper, c'te question. »
La remarque laissa l'enfant bouche-bée, puis songeuse. Ses nouveaux compagnons d'infortunes s'étaient remis à manger, sans plus de cérémonie. Santal, en face d'elle, lui adressa un petit geste de la main amical, rassurant.
Elle décida qu'elle aimait bien ces gens.
Dans la salle de jeu réservée aux enfants, les Souffrants s'étaient isolés et avaient réquisitionné les tableaux, les feutres et les crayons de couleur, au grand dam du reste de leurs camarades qui n'osaient protester. Ils avaient visiblement organisé un grand cours magistral de bienvenue pour que Juliette prenne ses marques.
« On ne parle pas de nous. De nos maladies. De notre passé, récitait Souris. Ce n'est pas important. En revanche, on peut discuter de nos aspirations, mais que à la cantine quand il y a du bruit. Les sujets suivant sont laissés libres : nos médecins, nos psychologues, la qualité des repas, des chambres, tout autre motif d'interaction futile ou distrayant. Surtout, n'évoque jamais ce qu'il se dit, ce qui est découvert, sur ta condition : ceux qui le font et ceux qui l'apprennent sont souvent enlevés pendant plusieurs jours. Quand ils reviennent, ils ne se souviennent plus. »
Juliette – Agate – frissonna.
« Qui sont tes médecins attitrés ? voulut savoir Santal.
– Madame Temesgen… Et un monsieur en blanc. Peu sympathique.
– Celui qui ne sourit jamais ? C'est le docteur Lacaille. Tu as de la chance, il y a quatre médecins ici et c'est le moins sadique. »
Elle fit la moue, peu convaincue.
« Le docteur Perrault est une salope, affirma Satin tout en vaquant à ses propres occupations. »
Elle ne s'impliquait pas dans la présentation, assise à part en train de dessiner. Il y avait moins de traces roses sur la feuille qu'elle manipulait que sur ses mains potelées.
Santal traça sur le tableau de larges signes. Des horaires. Des pictogrammes.
« On ne peut pas tout le temps se voir, expliqua-t-elle. Même très brièvement. Nos emplois du temps ne correspondent pas toujours, alors on doit s'accorder. Nos horaires de réunion sont les suivants : il faudrait que tu nous fasses part de tes disponibilité.
– Qu'est-ce que vous faites ? »
Les Souffrants se raidirent brusquement, alors qu'un des responsables venait s'enquérir de leur bien-être. Le sourire de l'adulte était authentique, le malaise qui en découla également.
« On dit à Agate comment gérer son emploi du temps, répondit Santal.
– Elle s'appelle Juliette… Et vous avez vraiment besoin de trois tableaux pour cela ?
– Oui, se contenta de répondre Sapience, même si deux d'entre eux étaient encore vierges de toute trace de feutre.
– Hum. Le problème, c'est que vos petits camarades aimeraient aussi pouvoir en profiter. Vous ne pouvez pas les laisser jouer ? »
Souris se tourna vers les concernés. Le petit groupe d'enfants, dissimulé de l'autre côté de la pièce dans l'ombre de leur protecteur, se mit à trépigner tant l'attention du solitaire les rendait nerveux.
« Ils n'ont qu'à venir nous demander directement. »
Le responsable soupira. Il n'avait pas l'air de vouloir jouer la police dans cette cour de récré.
« Très bien. Soyez gentils, laissez-leur le matériel quand vous aurez fini. Et Emma, arrête de manger tes crayons de couleurs. »
Docile, Satin cracha un bout de crayon rose sur les chaussures de l'adulte, et se mit à baver partout sur ses propres dessins. Un peu désillusionné, l'importun battit en retraite, une mimique de dégoût et de gêne sur ses traits.
« Merci Satin, établit Sapience avec beaucoup de calme.
– Quand tu veux, déclara son interlocutrice tout en enfournant un bout de crayon vert entre ses canines de bambin. »
Agate observa cette scène avec curiosité. Ses yeux furent surtout attirés par la coloration rosée des dents, du visage et des mains de la dévoreuse. Elle prit une décision.
Gardiens noirs. Médecin blanc. Patients bleus. Psychologue rouge.
Les Souffrants seraient roses. Roses comme des dragées.
Roses comme du sang dilué dans de l'eau.
Il y eut une fois où Agate s'éveilla en sursaut d'un cauchemar. Puis une autre. Et encore.
Les murs se refermaient sur elle. La terre l'engloutissait. Le sol se dérobait sous ses pieds et lui tranchait les jambes. Les pierres crevaient sa peau nue sans qu'elle ne puisse rien y faire. Et les nausées, bien réelles. Les vertiges.
Elle n'avait encore jamais utilisé le bouton bleu. Elle en avait peur.
Pour l'aider à dormir, puisque seules ses insomnies étaient connues du corps médical, le docteur Lacaille lui prescrit des somnifères à base de plantes. Ils ne fonctionnaient pas. Ses angoisses étaient trop grandes pour être vaincues par de simples feuilles et racines.
Les Souffrants virent sa condition se dégrader, et semblaient sincèrement inquiets pour elle. Durant leur temps ensemble, leur calvaire commun, les liens s'étaient resserrés. Agate apprit à les connaître : malgré leur sérieux, leur froideur, ils étaient encore des enfants. Satin était petite, directe, pensait avant tout à s'amuser. Souris était un bon bougre, malgré ses abords rugueux : elle les soupçonnait d'être, plutôt qu'amis, frères et sœurs. Sapience était le plus mystérieux des quatre : il parlait peu, évitait le plus possible de s'adresser à Agate, semblait toujours porteur de quelque faute, de quelque culpabilité. Son contraire en tout point, Santal, était ouverte et amicale. Les deux filles se lièrent très vite d'amitié.
« Tu devrais en parler à Lacaille, lui conseilla-t-elle. Il est là pour t'aider, même si tu ne l'aimes pas.
– Jamais, gronda son amie. Je le déteste et lui aussi me déteste.
– Ce n'est pas vrai. On peut dire ce qu'on veut, mais tous les médecins d'ici s'impliquent corps et âme pour leurs patients. Si tu allais lui parler, vraiment lui parler, je suis sûre qu'il t'aiderait. »
Agate ne répondit pas. Non pas parce qu'elle réfléchissait à un tel argument, mais parce qu'elle eut brusquement envie de rendre, là, maintenant.
Comme Santal n'apprécierait sans doute pas que cette petite affaire se fasse sur ses chaussures, elle prétexta une envie pressante pour se rendre aux toilettes et vomir toutes ses tripes.
Il y avait une autre raison expliquant pourquoi la jeune fille refusait à tout prix de parler aux chercheurs enquêtant sur son mal.
Elle savait pertinemment l'origine de sa « maladie ». Mais elle ne faisait pas assez confiance aux adultes ici pour la leur révéler.
Malheureusement pour elle, ils n'étaient pas moitié aussi stupides qu'elle ne l'aurait voulu.
L'homme blanc fut le premier à venir à bout de certaines de ses résistances. Ce fut un soir où, tordue de douleur sur son matelas, fiévreuse, sa main alla d'elle-même à la rencontre du bouton bleu.
Dès lors, sa nuit ne fut pas tranquille. On vint la chercher, l'enlever à sa chambre, pour l'examiner sous tous les angles. On lui fit passer des tests, des questionnaires, des examens, alors même qu'elle manquait de s'évanouir à chaque inspiration. Elle vomit sur la table où on lui présentait différents échantillons de terre et d'eau.
On lui fit mal, aussi.
Lorsqu'elle s'éveilla enfin, sortit de son état d'inconscience torturée, elle était à l'infirmerie. Le docteur Lacaille veillait sur elle.
« Comment tu te sens ? demanda-t-il avec professionnalisme. »
Fatiguée, malade, à bout de force et de volonté, Agate se mit à pleurer.
« Je veux ma maman. Mon papa. Mon petit frère. »
Il changea de ton, de physionomie. Il s'assit à ses côtés, flatta son épaule d'une main rassurante, légère.
« Je sais, murmura-t-il. Moi aussi j'aimerais que tu puisses les revoir. Il faut juste que tu sois forte le temps que nous finissions de t'examiner. »
Elle pleurnicha auprès de lui des minutes entières, et cela ne sembla pas le gêner outre-mesure. Ni les larmes, ni la morve, ni la proximité. Il lui tint la main le temps qu'elle se calme, se contentant d'être là.
Pour finir, une fois qu'elle se fut un peu calmée, il lui lâcha la main, approcha un peu son tabouret du lit de convalescence.
« Maintenant, lui dit-il d'un ton bas et sans équivoque, il va falloir que tu cesses de nous prendre pour des incapables ou des imbéciles. Va voir Madame Temesgen. Explique lui ton problème. Dis-lui tout ce que tu sais sur le sujet. Tout. »
En reniflant toujours, Agate hocha la tête, s'essuya le visage. Elle en avait assez de jouer la carte de la résistance butée. Cela ne marchait pas.
La femme en rouge se montra très compréhensive lorsque sa patiente vint la voir de but en blanc. Mais s'ouvrir fut difficile. Très.
« Je comprends qu'il soit dur pour toi de m'en parler, lui expliquait d'un ton doux l'adulte tout en classant ses dossiers. C'est un problème qui dure depuis ton enfance, n'est-ce pas ? Tes nausées, tes vertiges… Tu n'es pas à l'aise autre part que sur la mer… Il y a quelque chose sur le rivage qui t'effraie. Qui te rend malade. »
Agate tremblait. Elle ne savait pas comment le formuler, elle ne savait pas ce qui arriverait si elle le faisait, elle ne voulait même pas imaginer les représailles qu'elle risquait.
« Qu'est-ce qui te fait du mal, Juliette ? Qu'est-ce qui te fait peur à ce point ? »
Enfin, les vannes s'ouvrirent, et d'une voix rauque, l'enfant dit simplement :
« La terre me hait. La terre veut me tuer. »
Alors même qu'elle prononçait ses mots, elle les sentit revenir : les menaces, les images, le malaise, les non-dits, les traumatismes et la rage sans borne. La terre qui lui hurlait des insanités, des injures horribles et inconcevables, qui disait la vouloir morte, démembrée, violée, battue, écrasée. Qui voulait la dévorer vivante, la réduire à l'état de bouillie incorporelle, qui lui signifiait de façon très imagée ce qu'elle subirait bientôt, de plus en plus proche, si elle restait ne serait-ce qu'une seconde de plus sur son sol.
Mettre pour la première fois des mots sur cette terreur constante fut aussi destructeur que prévu. Agate éclata en sanglots incontrôlables, très violemment.
Mue par un cri du cœur – qu'elle avait sans doute très rouge également – la femme se leva en catastrophe de son bureau, renversant sur le passage toute sa pile de dossier. Elle s'approcha de l'enfant, l'enlaça avec affection, lui murmurant à l'oreille des mots rassurants, comme une mère à son enfant.
Par dessus son épaule, Agate cessa ses spasmes inconsidérés, juste le temps de déchiffrer de loin le grand titre que portait l'un des dossiers à terre.
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