Nos cœurs échoués

Dustin Tafoya Figueroa, seul dans sa cabine, jubilait de l'exultation des savants à l'apogée de leur carrière.

Il l'avait sous les yeux, le motif même de ses recherches. La singularité dont il fallait démontrer l'inexistence. Le principe qu'il devait nier et déconstruire méthodiquement. La brebis superstitieuse que le scalpel du scientifique s'apprêtait à ouvrir pour exposer au monde ses entrailles, aussi rouges que celles des autres moutons du troupeau, somme toute.

La créature était élégante, il fallait le reconnaître. Elle oscillait dans l'aquarium telle un rejeton des profondeurs, produit pur de l'alliage entre l'onde, le verre et la lumière. Son milieu artificiel émettait une lueur bleue spéciale permettant de mettre en valeur la méduse, ce qui aidait l'homme à discerner ses contours translucides, avec une netteté que remerciait sa vue déjà usée par les longues soirées passées à lire des documents indéchiffrables sous la seule lumière d'une lampe de bureau.

Le responsable du Z.I.R.C.O.N. auquel il appartenait avait appelé hier ; l'opération « Lumière des abysses », qui visait à débarrasser les océans et les mers des singularités, était en pleine effervescence. Personne d'autre ne pourrait travailler sur le cas des méduses oculaires, tous ses collègues étaient débordés. Cela ne le dérangeait pas. Il avait l'habitude d'être seul.

Dustin était parti vivre avec sa tante lors de ses onze ans, qui n'avait pas posé le pied à terre depuis une vingtaine d'année. Elle avait la mer dans le sang et la tempête dans le cœur : cet amour de l'eau avait été transmis à son neveu récemment adopté, et il avait prolongé la tradition de vivre uniquement à flot, avec quelques escales de temps à autre pour ses études ou l'administration. L'Agate était son fier vaisseau, un luxueux bateau à moteur équipé de tout ce qu'il fallait pour vivre contenté.

La seule exception qu'il ait jamais faite n'avait pas été une période heureuse de sa vie. Par amour pour une femme, il avait laissé de côté sa cabine et son gouvernail pour vivre une petite vie tranquille de banlieue. Lorsque son épouse avait rempli une instance de divorce, ils les avait retrouvés sans regret aucun ; non sans avoir eu le temps, entre temps, de concevoir les deux autres merveilles de sa vie en dehors de son navire, de la mer et de la science : Juliette, une adolescente de 12 ans aux goûts et caractère bien trempés, qui comme son père aimait l'océan et ses mystères, et Andréa, 9 ans, à l'âme davantage artistique et timide.

Le téléphone du chercheur se mit à vibrer ; le numéro qui s'afficha lui tira une grimace. Il le laissa sonner dans le vide avant de le décrocher, en prenant son temps.

« Allô ? Georgina ?
– Je suis au port. Viens chercher les gamins.
– Oui, je vais bien, merci de demander. Et toi ? »

Elle avait déjà raccroché.

Avec un soupir contenté, il reposa son mobile, le sourire aux lèvres. Revoir son ex était toujours un grand moment d'exaspération mutuelle : heureusement, il ne la rencontrait qu'à l'occasion de récupérer ses enfants pour les vacances, et cela suffisait à compenser. Grandement.


« Vous connaissez les règles : pas de coucher après neuf heures, pas trop de friandises ou de gras, pas de caprices, et surtout, vous n'entrez pas dans mon cabinet de recherche ! rappela Dustin en portant les affaires des enfants jusqu'à leur chambre.
– Les mêmes règles que chez Maman, quoi, remarqua Juliette.
– On ne peut pas avoir de vraies vacances ? déplora Andréa. Ne pas respecter les règles ? »

Dustin eut un sourire.

« Seulement les trois premières règles alors. Mais n'allez pas dans mon cabinet de recherche.
– Même pas pour voir les os de cétacé et les coquillages ? tenta la jeune fille.
– Même pas. »

L'intéressée se renfrogna. Elle faisait encore la tête lorsqu'elle alla s'enfermer dans sa chambre pour jouer à la DS avec son frère. Pour se faire pardonner, Dustin l'emmena faire de la plongée avec tuba les jours qui suivirent.

L'homme était de nature distraite : il oubliait souvent l'endroit où il posait ses lunettes, ses documents, verrouiller les portes et les fenêtres lui sortait de l'esprit, son bateau-couchette était toujours retourné dans tous les sens et plein d'un bordel sans nom ni structure.
Ce jour précis, il oublia d'ancrer son navire, qui manqua d'aller dériver au loin, là où jamais ils n'auraient pu le récupérer : sans l'initiative du petit Andréa, resté à bord, qui avertit son père en criant par-dessus les flots.

Malgré cette aventure, qui ressemblait désespérément à de nombreuses autres anecdotes de vacance vécues en compagnie de leur père, les enfants adoraient passer leurs périodes de repos à bord de L'Agate. Heureusement pour eux, ils étaient autonomes et savaient s'amuser tous seuls : car Dustin passa la première semaine absorbé par son étude du cnidaire. La créature oscillait dans l'eau bleutée avec la candeur de l'agneau à l'abattoir, mais pourtant jamais l'océanographe ne sut percer le secret de sa non-anormalité. Il s'arrachait les cheveux pour produire un rapport satisfaisant, mais n'avançait pas. La méduse oculaire était imperméable, le secret de ses agissements enfoui profond dans l'obscurité des abysses.

Un jour qu'il prenait une heure de repos dans la salle à manger, sa fille débarqua en pleurant toutes les larmes de son corps, agitée de sanglots forts et secouant. Dustin sortit de sa somnolence et remit en place ses lunettes sur son nez, alarmé. Juliette pleurait rarement.

« Qu'est-ce qu'il y a ma belle ? »

Elle mit quelques secondes à se reprendre :

« On est entré dans ton cabinet… On voulait juste jouer avec la méduse… »

Dans le cœur du scientifique, une lumière d'alarme s'alluma.

« Vous n'avez pas blessé le spécimen ? »

Et Juliette de repartir en sanglots.

« Andréa… Andréa… Andréa… »

La tempête enflait au creux de la gorge de Dustin. Il commençait à paniquer.

« Andréa voulait voir par les yeux de la méduse… »

Quelques mots.
Il suffit de ces quelques mots pour que le membre de S.A.P.H.I.R., sceptique et cartésien, soit immédiatement oblitéré par le sursaut du père craignant pour la vie de son enfant.

Dustin sauta sur ses deux pieds et courut jusqu'à son cabinet de recherche.


« Comment ça, tu ne peux pas m'aider ?! Je m'en fous du principe, je te parle de mon fils ! Andréa ! Mon fils ! »

Le téléphone coincé entre son épaule et son oreille, Dustin conduisait comme un fou dans les rues de la ville. Il avait une vieille bécane rouillant depuis des années sur sa place dédiée dans le port, délicatesse de ses beaux-parents pour son mariage, qu'ils n'avaient jamais osée réclamer. Le véhicule était réservé aux urgences.

Aujourd'hui était une urgence.

Il jeta un coup d’œil en arrière. Sur la banquette, son fils était allongé et gémissait faiblement. La crise de spasmes était passée, il avait arrêté de se tortiller comme un poisson hors de l'eau. Cela ne le rassurait pas.

Dans le combiné, la voix froide et méthodique le fit tressaillir de nouveau.

« Tu m'as bien entendu, Dustin. Si ton fils était trop crédule pour succomber à l'illusion de la Singularité, ce n'est pas de mon fait. Je refuse d'allouer des ressources à ce projet. Nous sommes là pour détruire l'obscurantisme, pas en sauver les apôtres. C'est notre mission, tu l'as oubliée ? »

Tout en accélérant brusquement, Dustin rugit au téléphone :

« S.A.P.H.I.R. peut bien aller se faire mettre ! Je ne laisserai pas mon fils dans cet état, tu m'entends ? Réelle ou non, cette créature a un effet sur lui. T'as des gosses, merde ! Tu devrais savoir ce que ça fait ?
– Quand ma fille s'est convaincue de sa propre Singularité, je l'ai tuée de mes mains et l'illusion avec. C'est pour ça que je suis responsable d'un Z.I.R.C.O.N. et pas toi. Prend exemple.
– Tu me dégoûtes… Je trouverai une façon, tu verras. Je sauverai mon fils.
– Emmène-le chez n'importe quel médecin qui n'aurait pas trouvé son diplôme dans une pochette surprise. Ils te diront qu'il n'a r… »

Dustin lança rageusement son téléphone dans l'habitacle et obliqua brutalement. Il n'avait plus le choix. Ses rivaux n'avaient pas le cœur tendre, ne travaillaient pas non plus pour la philanthropie. Mais aux moins croyaient-ils à l'anormal, et l'étudiaient-ils quotidiennement. Ils sauraient au moins quoi faire.

Il prit la première embouchure en direction de l'hôpital le plus proche.
Quand il débarqua dans la salle d'accueil, André maintenant inerte dans ses bras, comme un fou échappé de l'asile, il hurlait. Dans sa litanie sans queue ni tête, les témoins horrifiés ne comprirent qu'un unique mot.

Fondation.


Lorsque la femme d'un âge avancée entra dans la pièce, Dustin la reconnut immédiatement. Il ne connaissait pas son nom, mais l'avait déjà croisée à plusieurs reprises quand il était plus jeune, et officiait dans les R.U.B.I.S. Elle lui rendit son regard : ils ne s'étaient jamais adressé un seul mot, mais l'agente savait qui il était. Un rival, un ennemi, un fugitif qu'elle traquait depuis longtemps.

« Dustin Tafoya Figueroa. Membre d'un Z.I.R.C.O.N. depuis une dizaine d'année, membre émérite de S.A.P.H.I.R. depuis bien plus longtemps, lut-elle sur sa petite fiche avec minutie. Tu nous as bien fait courir, eh ? »

Le prisonnier ne répondit pas. Dans la petite salle d'interrogatoire, il était prostré sur sa chaise, aveuglé par la lampe. On lui avait retiré ses lunettes, il ne voyait que des taches flous pour ce qui était éloigné.
Seul point d'ancrage, le visage de son ennemie.

« Je ne te ferai pas l'offense de te demander pourquoi tu es là. Ta prestation à l'hôpital était assez claire. Et je me dois de te remercier pour toutes ces précieuses informations, gracieusement révélées. Ça va faciliter le travail de mes gars.
– Comment va mon fils ? coupa-t-il, n'ayant que cette question en tête. »

Son interlocutrice ne manqua pas un battement.

« Mort. Nous n'avons pas réussi à l'isoler de la méduse. »

La lèvre inférieure de Dustin se mit à trembler violemment. Il était sur le point de craquer.

« Je suis désolée, vraiment, Dustin.
– Laisse-moi. »

Elle ne bougea pas d'un pouce. Elle n'en avait visiblement pas fini avec lui.

« Qu'est-ce… que… tu veux. »

L'intéressée soupira, tapotant légèrement la table avec son tas de feuille. Elle ne semblait pas heureuse de faire ce qu'elle allait faire.

« Il y a eu… un accident. Avec L'Agate. L'amarre n'était pas bien attachée. Ta fille n'a pas pu descendre. Je suis désolée, Dustin. »

Le regard de l'homme alla se perdre dans le vide, hébété. Il ne semblait pas réaliser ce qui venait de se passer.

Le cœur en miettes d'avance, l'agente se retira devant ce père qui avait perdu toutes ses illusions et tous ses repères, prenant garde à ne pas assister au spectacle déchirant qui surviendrait lorsque la réalité le frapperait de plein fouet.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License