Nos cœurs borgnes

<<< Nos cœurs maudits

Andréa ouvrit les yeux et se mit à hurler.

Ce fut comme un flash de mouvement et de couleurs. Il vit qu’il venait de faire bondir de frayeur au moins trois adultes en blouse blanche. Qu’il était allongé sur un lit, attaché. Que tout autour de lui était aseptisé, immaculé.
Troublé par des éclairs bleus, verts, dorés, tous flous, fugitifs, intrusifs.

Le garçon ferma immédiatement les yeux. Le noir le terrifiait, mais pas autant que la vision troublée, incohérente, qu’il venait d’entrevoir.
Sauf que.
Sauf que seule sa paupière droite obéit. La gauche était écrasée par un poids étranger, dérangeant, froid.

Andréa se retrouva sous un monde aquatique, immuable, écrasant. Un monde où tout était trouble, tout était indistinct. Un monde plongé sous l’océan.
Il était terrifié par l’océan.

Alors que son œil droit se rouvrait, ramenant un peu de normalité dans sa vision, déchirée qu’elle était entre une fenêtre donnant sur le réel et une autre, son œil gauche, donnant sur un cauchemar, il sentit que des tubes piqués dans ses veines lui injectaient quelque chose. Ce fut la troisième pire expérience de sa vie, juste derrière la méduse et cet incident sur la plage.

Avant même qu’il ne puisse réagir, articuler sa terreur sous des termes éligibles, il retourna dans une abysse réconfortante.


La seconde fois où il retrouva conscience, il n’eut pas la présence d’esprit de garder les yeux fermés. C’était comme s’être endormi dans un lieu cauchemardesque, et s’y réveiller en réalisant trop tard que rien n’avait changé. Impossible de se réfréner.

Mais cette fois-ci, aucun aperçu aquatique ne vint troubler sa vision. Tout était normal autour de lui, sans couleur excentrique, sans flou marin inadéquat. Ceci, à un détail près.
Son œil gauche ne fonctionnait pas.

« Papa, tenta-t-il faiblement. Je ne vois rien à gauche. »

Un bruit de froissement retentit immédiatement de son côté aveugle. Il se mit à paniquer.

« Papa… Je ne vois rien… Je ne vois rien à gauche ! Je ne vois rien ! »

Un adulte fit irruption dans son champ de vision, du côté droit. Ce n’était pas son père. Andréa se mit à pleurer.

« Maman ! Je ne vois rien ! Maman ! Papa !
– Chuuut, tout va bien, chuuut… murmura l’homme en blouse blanche tout en s’installant à ses côtés dans le lit. C’est normal, tout va bien. »

Rien de ce que l’adulte put lui dire le rassura. Le garçon ne voulait qu’une seule chose : sa famille.

« Juliette… Je veux voir Juliette !
– Elle va bien. Il faut juste que tu respires et que tu te calmes, si tu veux que je te donne des nouvelles. »

Andréa réagit très mal à cette condition, mais il fit un effort pour contenir les mouvements erratiques de sa poitrine, ses sanglots. Quelques minutes furent nécessaires. L’homme en blouse se montra patient, il ne le pressa pas, ne chercha pas à le toucher, lui laissa de l’espace pour respirer. Il se leva un instant, seulement pour lui ramener un verre d’eau. Le petit n’y toucha pas immédiatement.

« Où est Papa ? demanda-t-il finalement, les lèvres tremblantes. Où est Juliette ?
– Tous deux en sécurité. Puis-je te demander ton nom ?
– … Andréa.
– Heureux de te rencontrer. Moi c’est Hector Lacombe, appelle moi juste Hector… Je suis médecin.
– Je suis chez le docteur ?
– Plus ou moins, oui. Tu as dû remarquer une irrégularité au niveau de tes yeux… »

La mention de son semi-aveuglement faillit faire sombrer de nouveau le convalescent dans des abysses de panique. Le médecin dut s’en rendre compte, car il enchaîna aussitôt :

« C’est normal, ne t’en fais pas. En réalité, ton œil gauche fonctionne très bien, juste… différemment. Il ne voit pas la même chose que ton œil droit, alors lorsque les deux sont actifs en même temps, le mélange de tes deux visions n’est pas clair. Tu me suis jusque là ? »

Andréa hocha la tête, mais il n’en était pas sûr. Il se souvint de ce qu’il avait vu la première fois. Comme si on lui avait envoyé des jets de peinture dans les yeux, mais très transparente quand même, la peinture. Comme si on l’avait à moitié plongé sous l’eau.

« Alors on a dû t’opérer… Pour te rajouter dans la tête un élément qui permette de bloquer les informations de ton œil gauche. Ou le droit, il suffit d’appuyer sur un bouton pour changer. Ce que j’essaye de dire, c’est que tes deux yeux fonctionnent, mais jusqu’à nouvel ordre, jamais les deux ne pourront fonctionner en même temps. Tu comprends ? »

Le garçon continua de hocher la tête timidement. Il avait des centaines de questions, et aucune sur le sujet dont parlait l’adulte, qui ne l’intéressait déjà plus. Mais il n’osa pas les poser.

« Voici ce qui va se passer. Tu es ici dans un hôpital : on va s’occuper de toi et te soigner, jusqu’à ce que tu sois en état de retrouver ta famille. Mais pour éviter que tu ne contamines quelqu’un avec ta maladie, il faut que tu restes éloigné d’eux : on appelle ça être en quarantaine. Pendant ce temps, nous allons effectuer des tests sur toi, voir comment tu y réagis. Rien qui ne fera mal, ne t’inquiète pas. Il faudra juste que tu nous aides à comprendre comme ton œil gauche fonctionne maintenant, d’accord ? »

Dès que le médecin mentionna son œil affecté, ce dernier se mit à le gratter. Il voulut y porter la main, mais Hector l’arrêta immédiatement.

« Ne touche rien, ordonna-t-il d’une voix douce, mais ferme. Tu risquerais de te faire mal. Il y a quelques règles, comme nous sommes dans un hôpital. Ne pas sortir d’ici sans permission. Ne pas chercher à te faire du mal, à toucher ton œil par exemple, c’est interdit. Et surtout, penser à des choses positives ! »

D’autres recommandations suivirent, mais l’esprit d’Andréa était ailleurs. Il sentit un malaise bien réel se loger dans sa poitrine, et il sut : il était sur un bateau, en mer.

Le médecin se leva finalement. Il lui demanda :

« Si je te laisse, tu penses que ça ira ? Il y a un bouton à droite de ton lit… Oui, là. Appuie dessus si tu as besoin de quoi que ce soit – quoi que ce soit. Et n’oublie pas : ne touche pas ton œil gauche ! »

La première chose que fit le petit fit lorsque l’adulte quitta la pièce fut de toucher son œil gauche.

C’était… gélatineux. Quelque chose de très mou, et probablement de très mort, entourait son globe oculaire. Andréa retira son doigt, n’osant plus l’amener en contact avec la masse inconnue. Il se demanda s’il fallait paniquer. Puis se décida à se lever plutôt, pour chercher un miroir, voir à quoi la masse gélatineuse ressemblait.

Il n’en trouva pas dans la pièce. Par contre, il tomba sur des feuilles de papier et des crayon de couleur. Il passa les heures suivantes à dessiner l’apparence supposée de son visage, de son œil, du bateau sur lequel il était.

Andréa s’ennuyait depuis longtemps déjà, lorsqu’on vint de nouveau lui rendre visite. C’était Hector, encore une fois, poussant devant lui un chariot.

« Tu ne t’ennuies pas trop ? »

Le garçon n’osa pas répondre. Allongé sur son lit, il se contentait de l’observer s’approcher avec une appréhension grandissante.

« Je t’ai amené ton dîner. J’espère que tu aimes les pâtes à la sauce tomate. »

Cela suffit à faire fondre sa timidité. Il s’assit sur le matelas avec d’avantage d’entrain, attendant avec impatience d’avoir un repas. Le médecin tira un tiroir de son chariot, et en sortit une assiette fumante. Andréa avait craint un instant que cela ne ressemble à la nourriture de la cantine, mais les arômes étaient délicieusement concentrés, et le visuel était meilleur encore. Pendant qu’il s’attaquait à son plat avec application, l’adulte vit son regard attiré par les dessins qu’il venait de réaliser. Il s’assit sur le matelas, commença à les feuilleter avant de s’arrêter brusquement :

« Je peux les regarder ? demanda-t-il poliment. Tu dessines vraiment bien pour ton âge. »

Mal à l’aise, Andréa ne fit que hocher la tête d’une façon presque imperceptible. Hector commença donc à les examiner attentivement, fronçant les sourcils parfois. Il attendit que son patient ait terminé son dîner, même la compote de dessert, avant de lui poser des questions :

« Comment sais-tu que nous sommes sur un bateau ?
– J’ai le mal de mer, répondit-il mécaniquement.
– Je vois. Tu veux qu’on te donne des médicaments contre ça ?
– Non, merci.
– Et pourquoi avoir représenté ton œil sous cette forme ?
– …
– Tu as touché ton œil gauche.
– Oui.
– Bon. Évite de le refaire, s’il te plaît. On ne voudrait pas que tu te blesses.
– D’accord.
– Une dernière question et j’arrête de t’embêter… Pourquoi est-ce que la mer est de cette couleur ? »

Hector leva un papier à hauteur du visage d’Andréa, à titre d’exemple. En dessous du bateau approximativement représenté par une tâche grise, roulaient de grandes vagues rouges et vertes.

« Je n’ai pas lu sur ton dossier que tu étais daltonien. Pourquoi du vert et du rouge ?
– Je ne sais pas, mentit-il. »

Un silence. Finalement, le médecin reposa la feuille de papier.

« Je verrai si on peut t’amener d’autres choses. D’autres jeux, pour que tu ne t’ennuies pas trop.
– D’accord, merci. »

L’adulte sembla comprendre les signaux. Il se leva.

« Je vais te laisser. N’hésite surtout pas à m’appeler si besoin. Et dors bien. Demain, nous commencerons les traitements et les tests. Il faudra que tu sois en forme, d’accord ? Allez. Bonne nuit, Andréa. »

L’intéressé sortit de sa léthargie, et marmonna un « bonne nuit » timide. Hector se remit aux commandes du chariot. L’enfant en profita pour jeter un coup d’œil rapide dans le reflet déformé qui lui paraissait sur la surface métallique.

C’était comme si l’on avait apposé de la pâte à modeler d’un bleu brillant gélatineuse et transparente.
Andréa, soudain, se souvint de la méduse.

La méduse était encore ancrée sur son œil gauche.


Lorsqu’il se réveilla cette nuit-là, ce fut debout contre la porte de sa chambre.

Andréa ne comprit pas immédiatement ce qui lui arrivait. Il avait le front collé contre la surface métallique, glaciale. Par contraste, il avait l’impression d’être animé par une fièvre ardente. Il lui fallut quelques minutes pour s’éloigner de la porte, vacillant.

Il ne voulait pas être seul. Pas seul avec la méduse. Il savait qu’elle pouvait lui parler, lui faire faire des choses qu’il ne voulait pas faire.
Comme plonger sa tête dans le bassin où elle était. Comme la laisser s’approcher de son visage, de son œil gauche, et…

Andréa appuya sur le bouton d’alerte. Hector fut là en un clin d’œil, mais pas seul. Avec deux personnes armées, vêtues de noir. Ils trouvèrent le petit garçon recroquevillé sur son lit, tremblant. Il ne pleurait pas. Mais il tremblait.

« Tu m’entends Andréa ?
– Oui.
– Est-ce que je peux m’approcher ? Te toucher l’épaule, par exemple ?
– Non.
– D’accord. Tu peux m’expliquer ce qui t’arrive ?
– Oui.
– … Très bien. Respire. Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Les premiers sanglots étaient en chemin. Andréa fit de son mieux pour s’exprimer, entre les larmes, les soubresauts et les caprices que sa voix lui faisait subir :

« J’ai la méduse dans l’œil. Elle veut m’emmener. Elle veut m’emmener voir la mer. Je ne veux pas.
– On a vu les enregistrements. Contre ta volonté, c’est ça ? Tu n’es pas somnambule, je le sais. Tu ne maîtrisais pas ?
– Elle veut m’emmener voir la mer. Je ne veux pas. Je ne peux pas dire non.
– D’accord, d’accord. Ne t’inquiète pas. On ne laissera pas la méduse te faire de mal. C’est promis. On va trouver quelque chose. »

Il le lui répéta jusqu’à ce qu’Andréa soit assez calmé pour le croire. Ou assez fatigué, il ne savait pas trop. Le soleil se levait à l’extérieur, le chagrin refluait à l’intérieur.

Au petit-déjeuner qui suivit, Hector lui glissa une sucette sur le bord de son assiette, avec un clin d’œil et un doigt sur les lèvres. Comme si c’était un secret.


Andréa était un peu réticent au début, à passer les tests qu’on lui demandait de faire. Il n’aimait pas qu’on le touche, or on l’examina sous toutes les coutures, tous les angles, internes comme externes. On lui fit même une piqûre. Il fallut pour cela le soudoyer au préalable à grand renfort de sucreries, de câlineries et de jeux vidéos.

Puis, il réalisa que ces batteries de test étaient littéralement la seule distraction qui lui permettrait de sortir de sa chambre. Il les vit venir dès lors d’un œil plus doux.

On le présenta à beaucoup de personnes, toutes de l’équipe médicale qui s’occupait de lui. Il ne retint que peu de chose : apparemment, deux responsables différents cherchaient à le soigner. Pour deux choses différentes. Il ne comprit pas tout, mais Docteur Hector (il avait oublié son nom de famille) était là pour l’aider avec la méduse. Et l’autre, le Docteur Zettici (lui par contre avait tout bonnement refusé de donner son prénom), était censé le soigner contre… une autre maladie.

Il n’aimait pas le Docteur Zettici. Ni les tests qu’il lui faisait passer. On lui demandait de parler de son passé, de sa famille, et il se mettait à pleurer. Le Docteur Z ne lui donna pas un seul bonbon. On lui présenta plusieurs échantillons d’eau, salée ou douce, on la lui versait sur la peau. Il n’eut rien d’autre qu’un froid désaccord lorsque Andréa se mettait à geindre, qu’il ne se sentait pas bien, que ça lui grattait, qu’il voulait rentrer dans sa chambre. Un très vilain monsieur.

Souvent, les parents d’Andréa lui manquaient. Sa grande sœur aussi.

Il y eut, parmi la multitude qu’on lui fit faire, des tests qui le marquèrent plus que d’autre. Le garçon adorait Hector, qui le lui rendait bien, mais certains jours, il allait trop loin.

« Tu vois cette manette ? lui fit-il un jour en levant bien haut l’objet de son discours. Tu te souviens de ce dont je t’avais parlé la dernière fois ? Sur tes yeux ? »

Andréa hocha la tête vigoureusement. Il se souvenait effectivement que son œil gauche ne marchait pas comme il le fallait. Par réflexe, il leva la main pour toucher la masse gélatineuse sur ton œil.

« … Arrête de toucher ton œil gauche.
– Je l’ai pas touché, affirma l’intéressé en laissant son doigt s’attarder encore quelques secondes sur le lieu interdit, avant de l’enlever.
– Hm hum. Bref. Aujourd’hui, on va faire quelque chose de spécial. On va inverser ta vision. Ton œil droit va s’éteindre, tu verras par le gauche. Tu as compris ? »

L’enthousiasme d’Andréa fondit comme neige au soleil. Il hocha cependant la tête, plein d’appréhension.

« N’aie pas peur. Je te jure que ça ne fera pas mal. On reviendra bien vite à ta vision normale, promis. Mais je vais avoir besoin pour cela de ta coopération. Il faut que tu me décrives ce que tu vois à chaque instant, d’accord ? »

Nouveau hochement de tête. Sans plus tergiverser, il appuya sur le bouton.
Migraine intense. Pour quelques longues secondes, le petit fut plongé dans le noir. Il commença à paniquer.

Comme dans un déclic, son œil gauche s’alluma alors, pour la première fois depuis qu’il était arrivé en ce lieu.

Il fut plongé sous l’eau. Tout autour de lui était trouble, bleuté, sombre. Il inspira, expira : aucun problème de respiration. Il n’était pas vraiment sous la surface de l’océan. Mais sa vision semblait lui indiquer le contraire, et il se sentit déjà pris par des maux de cœur, plus légers que d’habitude.

« Qu’est-ce que tu vois, Andréa ? »

Le visage de l’homme était indiscernable, comme lointain et déformé par l’onde. Mais sa voix, elle, était claire et puissante, portait dans l’air ambiant.

« De l’eau. Partout. Comme si on avait plongé. Les murs sont bleus.
– D’accord… Est-ce que c’est en eau profonde ? Il fait sombre ? Où est-ce que c’est plutôt une mer claire ? Un fleuve ?
– Il fait très noir. On est tout au fond.
– Au fond ?
– Oui. »

Hector prenait des notes sans s’arrêter. Il laissa le temps à Andréa de regarder à gauche, à droite, d’examiner la pièce plus en détail. Puis, il lui demanda s’il remarquait quoi que ce soit de nouveau, s’il avait une remarque.

« La pièce est bizarre. Elle est verte parfois. Moussue. Mousseuse ?
– Des algues ? De la mousse ?
– Oui.
– Lequel des deux ?
– …Des algues.
– D’accord. Je vais te montrer des objets maintenant. Tu vas me dire à quoi ils ressemblent. »

On lui présenta un scalpel à la lame rouillée, un cube en bois rongé par l’eau et le temps, un prospectus décomposé en morceaux qui s’envolèrent sous ses yeux dans un ballet aquatique. Il testa quantité d’autres objets. Chacun était détérioré par le temps, par le sel et autres conditions sous-marines.

Jusqu’au moment où on lui présenta une paume vide de tout objet.

« …
– … Alors ?
– Je ne vois rien.
– Rien ? Du tout ?
– Non.
– C’est une pomme. »

Le docteur la lui mit dans la main. Andréa put la prendre, la manipuler, sans problème aucun. Elle était là, mais il ne la voyait pas.

« Tu ressens quelque chose de spécial ?
– J’ai faim. »

Hector rit volontiers.

« Elle est propre si tu veux. »

Andréa n’osa pas mordre dedans malgré tout.

« L’objet suivant…
– Je veux arrêter. »

L’adulte releva la tête.

« Pourquoi ?
– Parce qu’il y a des poissons qui passent parfois près de moi. Je les vois pas bien. Ils sont très gros. Je ne veux pas. »

Il n’en fallut pas plus. On réactiva la manette, de nouveau le déclic, la migraine, le noir.
Le retour à la réalité.

« Comment tu te sens ?
– Pas bien, fit l’enfant tout tremblant. La méduse. Elle est plus forte quand on la réveille.
– On ne la laissera pas t’emmener contre ton gré, tu le sais.
– Je ne veux plus le faire. Je ne veux plus le faire ! »

Il se mit à pleurer. Hector rapprocha sa chaise pour l’enlacer d’une étreinte rassurante.

Les jours suivants, ils recommencèrent. Chaque fois, Andréa était confronté à un monde effrayant, incompréhensible. Comme si l’eau avait envahi toute chose, depuis des millénaires, que la matière s’était lentement dégradée sous sa tyrannie. Les objets comme les murs pourrissaient, s’amollissaient, s’égrenaient, s’érodaient. Rien ne résistait à la force de l’eau.

Une fois, il baissa la tête lors d’un test. Son tabouret se trouvait au bord d’un trou béant dans la coque du navire, qui laissait voir les insondables profondeurs des abysses. Il lui sembla voir, au loin, flotter une forme aux rameaux et embranchements vaguement… squelettiques. Humain, et… autre chose.

Ce jour là il tomba en arrière et refusa de bouger du sol tant que l’on aurait pas éteint son œil gauche. Il hurlait d’appuyer sur le bouton. Il ne pouvait même pas mettre les mains devant les yeux : chaque fois qu’il essayait, la méduse l’en empêchait d’une injonction subtile, indécelable. Elle était plus forte lorsque son œil malade était éveillé, ou lorsque Andréa était endormi, inconscient.

Hector, chaque fois qu’une crise le prenait, s’agenouillait près de lui et l’enveloppait dans ses bras, essayant de le rassurer, s’excusant, lui promettant que cela ne durerait plus longtemps, qu’il n’aurait pas à continuer. Il avait l’air sincère, et deux fois plutôt qu’une, des larmes dansaient vaguement dans ses yeux pour faire écho à celle de l’enfant.

Mais jamais cela ne l’empêcha de recommencer le jour suivant.

Andréa commença à le détester. Il ne souriait plus quand il entrait dans une pièce, rejetait ses bonbons et ses marques d’affection. Il ne voulait plus qu’on le touche, plus qu’on lui fasse faire des tests, plus coopérer. Il devint sombre et plein de colère, de peur.

Il voyait bien que cela faisait du mal à Hector, beaucoup de mal, que de le voir le haïr. Et dans un cercle vicieux éternel, le petit se sentait à son tour blessé, coupable.

C’était ainsi. De la douleur, naît toujours plus de douleur.


Un jour, Hector vint lui faire une proposition qui l’emplit de joie :

« Est-ce que ça te dirait de te dégourdir un peu les jambes ? De faire le tour du bateau ?
– Oui ! Oui oui ! s’exclama Andréa, oubliant sa rancœur le temps d’un instant, en commençant à sautiller sur place. »

Puis, il s’arrêta de sauter, brusquement.

« Mais est-ce qu’on va aller dehors ?
– Eh bien, oui. C’est important de prendre l’air, pour les gens de ton âge. »

Andréa baissa les bras, refroidi.

« Alors non. »

Hector haussa un sourcil. Le petit s’était toujours montré très conciliant, très coopératif. Il n’était pas habitué à rencontrer un refus avec lui.

« Non ? Pourquoi ? Ça te ferait du bien, tu sais ?
– Non. J’ai le mal de mer.
– Oh, mais ne t’inquiète pas pour ça ! On a des médicaments spéciaux, tout ira bien.
– Mais je ne veux pas.
– Je te promets que tu n’auras pas le mal de mer. Ou que la méduse ne t’emmènera pas. Mais il faut vraiment que tu voies la lumière du jour. C’est important pour…
– Non ! »

L’éclat de voix laissa place à un silence profond. Andréa se rétracta et tourna le dos au docteur, mi-boudeur, mi-au bord des larmes, avant de s’asseoir par terre.
Après quelques secondes, le docteur s’assit à son tour près de lui, et reprit la parole :

« Personne ne t’obligera à y aller si tu ne veux pas. On va rester à l’intérieur du bateau, du coup. Est-ce que ça te conviendrait ?
– Oui.
– D’accord. »

Il essaya de poser la main sur son épaule, mais le garçon se leva immédiatement avant d’aller se jeter à plat ventre sur le lit, pour colorier. L’homme resta un instant sans rien dire, avant de se lever et de quitter la pièce.

Le lendemain, la promenade promise fut orchestrée.

Hector n’était pas là, mais deux soldats vêtus de noir se tenaient à la porte pour l’accompagner. Tout revigoré, il les salua d’une voix beaucoup trop forte avant de partir en trottinant. Il leur fallut le rattraper pour lui dire que la visite avait un itinéraire planifié, et qu’il ne commençait certainement pas dans cette direction.

Le bateau était très grand, très métallique, très sombre. Exactement comme les imaginaient Andréa et sa sœur lorsqu’ils jouaient à la guerre avec des figurines, à quelques détails fantaisistes près. Les couloirs étaient vides, froids et silencieux. Il n’y avait personne, sinon des soldats se tenant droit comme des piquets devant des portes et des corridors sûrement emplis de secrets, puisqu’ils lui étaient interdits.

L’enfant s’amusa à saluer chacun des individus qu’ils croisèrent, avec un petit signe de main. Certains sourirent en retour, d’autres non ; mais tous parurent très mal à l’aise, choqués, lorsqu’ils croisaient le regard du patient. Ce dernier était très content du petit effet que sa méduse produisait. Mécaniquement, parfois, il se touchait l’œil gauche. Cela provoquait toujours un puissant frisson chez ses accompagnateurs.

La visite fut terminée, trop tôt à son goût.


Andréa commença à tousser. Il devenait de plus en plus blanc chaque jour qui passait. Il se sentait toujours fatigué, toujours mécontent, gêné par quelque creux dans le corps. Il était vraisemblablement malade : comme quand il avait eu la grippe, en primaire. Sauf que cette fois-ci, personne n’était là pour le border. Plutôt, on lui fit faire encore plus de test physiques, d’examens ; le bon côté, c’était que parce qu’il n’était pas en état, les tests impliquant la méduse avaient été suspendus. Mieux encore, cette dernière semblait elle aussi être affaiblie et ne cherchait plus à le contrôler.

Le mauvais côté, c’est qu’il n’était pas capable de l’apprécier étant donné la piètre situation physique dans laquelle il se trouvait piégé.

Hector venait le voir de plus en plus souvent, inquiet. Il surveillait absolument tout, son état, son alimentation, son moral. Le ressenti que l’enfant avait de ses attentions variait d’un instant à l’autre. Il l’aimait beaucoup, car de tous les adultes présents ici, c’était le seul à s’occuper vraiment de lui. Il le détestait, car il était aussi celui qui l’obligeait à travers toutes ces épreuves, ces tests, à se confronter à la méduse.

Des fois, ses sentiments se mélangeaient des phases de délire dus à la fièvre, et il ne savait plus ce qu’il ressentait. Lors de ces lubies maladives, l’enfant tendait à dessiner. Malgré tous les jouets et toutes les distractions qu’on lui avait procurés, il revenait toujours à cette dernière occupation. Quelques fois, certains de ses dessins disparaissaient. Il soupçonnait Hector de les prendre pour les montrer au Docteur Zettici, ou au psychologue du navire, le monsieur qu’il voyait une fois par semaine.

Une fois, Hector tomba sur un dessin le représentant, en train de se noyer.

Il en resta figé. Andréa mit du temps à comprendre ce qui l’avait ainsi interpellé, avant de réaliser que l’adulte tenait une feuille de papier gribouillé bien particulière. Sur la surface blanche, le médecin se noyait dans une étendue marine faite de vert et de rouge.

L’homme se tourna vers lui, sans même prétendre ne pas être en train de piocher dans les affaires de l’enfant. Il ouvrit la bouche, resta comme un poisson hors de l’eau, sans rien expirer d’autre que son souffle rauque, sa respiration vacillante. Dans son coin, le dessinateur se recroquevilla sur lui-même, plein de peur et de honte, silencieux lui aussi.

Pour finir, Hector se contenta de fermer le bouche et de sortir de la pièce d’un pas urgé, dessin en main. Impossible de savoir ce qu’il avait pensé du dessin, s’il y avait vu chez l’enfant une crainte… ou un désir secret.

Andréa fut inconsolable durant plusieurs jours, surtout que le médecin cessa de lui rendre visite.

Et à son grand dam, le Docteur Zettici fut celui qui le remplaça.

« Ce n’est pas bon, estima ce dernier d’un œil critique en observant le teint de peau et la gêne évidente de son patient. Malgré les médicaments et les vitamines, tu n’as pas l’air de bien t’en remettre. En fait, ton état empire. »

Son collègue – apparemment, Zettici était docteur, mais pas médecin, même si ça n’avait aucun sens pour l’enfant – retira son stéthoscope de la poitrine du petit, se mit à regarder dans le vide, pour réfléchir. Andréa en profita pour remettre son t-shirt.

« Tu manques d’exercice. Mais surtout, tu manques d’air frais, lui indiqua le vrai docteur après réflexion. Tu restes enfermé beaucoup trop longtemps.
– J’ai le mal de mer, protesta faiblement l’intéressé. C’est tout. »

Docteur Zettici secoua la tête. Il n’avait pas l’air content.

« Les visites intérieures ne suffisent pas. Il va falloir qu’on te fasse monter sur le pont. Quelle plaie. »

La mention de sortir à l’air marin fit se glacer le sang d’Andréa dans ses veines.

« Non !
– Des agents passeront te chercher dès demain, répliqua en l’ignorant l’adulte. Sois prêt, ça nous fera gagner du temps.
– J’ai le mal de mer ! Je ne veux pas ! »

Rien à y faire. On le raccompagna jusqu’à sa chambre, où il y passa une nuit blanche, en tremblant à l’idée de sortir.

Le lendemain, deux agents se présentèrent comme de coutume lorsqu’on le laissait sortir pour une balade. Mais ce jour là, ils ne furent pas accueillis avec la joie usuelle.

« Hey, prêt pour une sortie au grand air ? déclara l’une des agentes d’un ton jovial. »

Un cube en bois vola juste à côté de son arcade sourcilière, et alla toucher au visage celui qui se trouvait derrière elle, le Docteur Zettici. Sous sa couverture, Andréa avait fait le plein de munitions.

« Va-t-en ! Je ne veux pas sortir ! J’ai le mal de mer ! criait-t-il, en larmes, tout en lançant de manière hasardeuse tous ses jouets sur les assaillants. »

Ils ne leur fallut que quelques minutes pour le maîtriser, le raisonner semblant impossible. Après beaucoup d’explications, de remontrances, de cajoleries hypocrites et de corruption – ainsi qu’un sac de glace pour le nez du Docteur Zettici –, ils furent sur le pont.

Cela faisait des mois qu’il était resté enfermé dans la coque de métal de ce navire de guerre, ou de recherche. Mais dans le couloir menant à la surface, l’air frais lui fit du bien, et en même temps lui fit peur : il était lourd, chargé d’une note salée qui semblait venir chatouiller sa peau, ses blessures, l’éroder. Comme une morsure préventive, avertissant de ne pas faire un pas de plus.

Il sortit, enfin. Leva les yeux vers le ciel. Au début, la lumière lui fit mal, et il détourna le regard ; pour très vite le porter à nouveau vers l’astre, stupéfait et sans aucune once de prudence réglementaire.

Même si son œil gauche n’était pas actif pour le moment, même si sa condition ne lui permettait pas de replonger dans le monde marin qu’il craignait tant…

Dans le ciel, il y avait une méduse.


La créature était gigantesque, une impression semi-transparente sur le ciel bleu, l’astre solaire. Elle déambulait à son rythme titanesque, changeant parfois de couleur, de forme, de trajectoire.

Andréa était perdu dans le bleu du ciel, dans le bleu de la mer, dans le bleu de la méduse.
Et en la voyant, il sut.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta l’un de ses accompagnateurs. »

Il n’entendit pas la voix. La seule qui lui parvint fut celle de ce monstre, hideux divin et divine abomination, qui s’infiltra dans son esprit.

Bienvenue, mon nouveau fidèle…

Le timbre était doux, plein de tendresse et de bienveillance, celle d’un dieu ayant traversé les âges pour venir en ce monde répandre sa conscience. Comme si cet être venu d’ailleurs savait tout, animait tout, était tout.

Pour la première fois, Andréa toucha de peu à la foi.

Pourtant, la créature figea son corps, dans un grand élan de perplexité. Après cette hésitation, elle reprit la parole, cette fois-ci amusée :

… Je comprends maintenant pourquoi mon émissaire n’a pas pu te convertir. Tu es déjà protégé par une autre influence que la mienne… et assailli par une troisième entité qui ne t’apprécie guère.

Andréa restait immobile, le visage tourné vers le ciel. Des larmes coulaient abondamment sur ses joues, mais pas parce qu’il avait peur de l’océan, cette fois. Parce que…
Il ne savait pas pourquoi il pleurait.

Le maître des océans apprécie peu mes ingérences dans son domaine, et ses caprices me rendent las. Mais je n’ai encore rien à reprocher à Dame Terre, et tu ne saurais payer pour les maux d’autrui… Tu ne seras jamais mon fidèle. Je ne peux pas pleinement habiter ton cœur, malheureux que tu es. Mais ma protection te reste acquise. Puisse mon œil te guider et te protéger du mauvais sort. Cela te sera utile dans le domaine aquatique qui est le tien actuellement…

Les images s’effaçaient dans le ciel, et aussi dans l’esprit du garçon. Celui-ci tremblait, indifférent à l’anxiété de son entourage, qui n’existait plus à ses yeux.

« Pourquoi… murmura-t-il. Reste. Pourquoi… »

Avant de disparaître dans le néant, la divinité cnidaire l’éclaira une dernière fois :

Pourquoi ne peux-tu pas connaître ma bénédiction dans toute sa grandeur ? Parce qu’elle est destinée aux humains, aux croyants, aux âmes illuminées. Mais toi, mon enfant, tu n’es pas un petit humain.

Et la sentence tomba :

Tu es un petit dieu. Tu te suffis à toi même. Tu n’as pas besoin de ma plénitude. Tu n’as pas besoin non plus de celle de l’océan, ou de la terre.
Tu n’as pas besoin d’eux, même s’ils sont tes parents.

Lorsque la créature fantastique s’effaça de ce monde, de son champ de vision, ce fut comme s’il était frappé de plein fouet par une réalisation. Il était à l’air libre. En plein océan. Mal de mer. Mal de mer. Mal de mer…

« Andréa ? »

L’enfant se précipita vers la barre, se pencha par-dessus bord. Comme souvent lorsqu’il s’approchait de l’eau, il se sentit mal.
Il vomit, bile et sang, par dessus bord.

En dessous de lui, la mer souillée par ce vert, par ce rouge, semblait bouillonner de rage.

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