Nos cœurs à leurs racines

<<< Nos cœurs à leur source

Depuis que sa personne avait eu l’outrecuidance de s’exposer à l’air marin, là où l’œil du cyclone même endormi pouvait le voir et s’agacer de sa présence, agitant dès lors les flots en ricochets qui léchaient le métal du navire et faisaient tout pour décrocher son cœur et le faire couler, Andréa n’en avait pas fini de vomir.

Au moins, le docteur Lacombe était revenu de son absence, pour prendre soin de lui.

L’homme avait dû lui couper l’accès aux médicaments anti-nauséeux. Il y avait une limite au nombre de cachets qu’un petit corps de neuf ans tout juste pouvait avaler à la suite. Alors, d’un état groggy, l’enfant était passé aux pleurs. Ce n’était pas un caprice : il pleurait comme si on lui avait retiré une drogue des veines et que son sang n’arrivait pas à remplir l'espace vide. Chaque instant éveillé était un cauchemar : et pourtant, lorsque les médecins lui demandaient "Montre-moi où tu as mal, pas besoin de retirer tes vêtements, utilise tes doigts" il ne pouvait rien pointer. Parce qu’il n’avait pas mal à proprement parler ; il avait juste une odeur de sel dans le nez, un parfum musqué qui s’insinuait jusqu’aux poumons, pénétrait sa chair et faisait tanguer son cerveau même si ses deux jambes étaient encore droites et solides.

Personne ne savait quoi faire de lui, personne, et surtout pas les adultes. Mais il y avait une présence encore au-dessus de celle des adultes, la seule à le rassurer un tant soit peu.

Les nuits, lorsque Andréa n’arrivait pas à dormir, il demandait à Lacombe d’activer le mécanisme dans son cerveau ; celui qui l’empêchait usuellement de voir avec son « œil » gauche, lequel n’était pas tout à fait sur le même plan que le droit. Le chercheur n’avait pas vraiment le droit explicite de faire cela ; le garçon l’avait compris à force de déchiffrer les grimaces gênées de l’homme, qu’il ne maîtrisait pas et qui permettait de lire sur son visage comme dans un livre. Mais, souvent, il cédait, par affection, par pitié, par faiblesse. Pour le plus grand bonheur des nuits d’Andréa.

Lorsque la méduse qui l’avait éborgné des mois de cela – on aurait dit des années – s’éveillait, Andréa voyait le fond des mers. D’ordinaire, ces profondeurs hostiles le terrifiaient, mais désormais, depuis sa rencontre avec un dieu, elles avaient pris un tour plus doux. Les reflets de l’onde étaient comme déchirés par les tempêtes, par les influences contraires des courants comme des déités ; mais lui, tant qu’il demeurait niché dans sa conque immatérielle, une espèce de bulle d’eau douce et calme où ne flottaient que des lumières et des êtres faits de transparence, il n’entendait plus la rage de l’océan. Son oreiller devenait mélodieux comme le son des pluies, où gouttait de temps en temps un bruit désagréable, vite noyé dans les notes plus harmonieuses des sirènes invisibles de son esprit.

Tu ne seras jamais mon fidèle, avait dit la plus grande des méduses sans qu’il ne comprenne exactement ce que ça voulait dire. Je ne peux pas pleinement habiter ton cœur, malheureux que tu es. Mais ma protection te reste acquise.

Et acquise, elle l’était en effet. Andréa pouvait dormir grâce à l’œil de la méduse, en paix.

Le jour était une autre affaire. Parce que le jour, il était désormais plus souvent en compagnie du Docteur Zettici que du Docteur Lacombe.

Le Docteur Zettici était l’autre maître du mécanisme dans son crâne, qu’il utilisait dans l’étude de sa vision double. Les expériences qui apaisaient Andréa était de son ressort ; pourtant, il lui semblait bien que l’adulte avait décidé les restreindre autant que possible. Désormais, l’enfant passait son temps à s’ennuyer tout seul, ou à s’ennuyer en répondant aux questions du monsieur, ou à regretter l’ennui quand les périodes de terreur marine le prenaient.

« Tu hurlais pour ne pas voir, lui disait-il avec exaspération après une discussion particulièrement féroce sur le sujet. Et maintenant tu hurles pour voir. Insupportable.
– Je veux que tu laisses parler la méduse, ripostait Andréa de sa voix nasillarde de petit garçon effronté. Je veux entendre la méduse et voir ce qu’elle voit.
– Je note que l’anomalie entraîne chez les esprits naissants ou fragiles, comme ceux des enfants, une certaine addiction, énonça le chercheur en notant effectivement quelque chose dans son petit carnet.
– Ction, dit Andréa, et il poussa la tasse de café du chercheur sur ledit carnet. »

Andréa était pourtant un enfant très doux, d’habitude, il faisait le bonheur des maîtresses et ne participait jamais aux blagues de ses camarades plus turbulents, qu’il ne comprenait pas toujours. Mais la colère révélait le diablotin en lui. Le Docteur Zettici avait ensuite demandé aux agents en présence si la planche aux requins avaient bien été préparée pour cet après-midi. Andréa ne l’avait pas cru, c’était pour lui faire peur et il le savait, surtout lorsque l’agent en question répondit d’un ton pince-sans-rire qu’ils n’avaient pas le droit de faire du mal au sujet de test. Le sujet de test, c’était lui. Il avait bien des droits, et se permettait donc bien des choses, y compris des sourires avenants à tous les adultes pour les faire craquer, sauf au Docteur Zettici.

Il ne se permettait quand même pas de parler de sa sœur et de son père, de demander ce qui leur était arrivé.

Une nuit, Andréa dormait, paisiblement protégé des échos de l’onde par la sphère tendre et protectrice que lui octroyait la plus grande des méduses, le dieu. Il dormait jusqu’à être réveillé par un bruit d’eau qui gouttait à intervalles irréguliers.

Lorsqu’Andréa leva les yeux au ciel, ses deux yeux, ceux qui voyaient l’air et l’eau en même temps, il hurla.

Sa bulle protectrice était déformée par une pression venant de l’extérieur, du véritable océan. C’était qu’un visage et des mains et l’empreinte de membres tentaculaires se constrictant tout autour de lui, affinaient à force la mince surface qui jusqu’alors lui permettait de dormir tranquille. Si son oreiller sous l’arche devenait mélodieux comme le son des pluies, c’était parce que ces pressions haineuses en déchiraient le fil et faisaient tomber des gouttes d’eau salées sur ses joues.

Ou alors, c’était parce qu’il pleurait.

Andréa demanda à remonter sur le pont, pour ‘prendre l’air’. En réalité c’est qu’il voulait voir le dieu, la plus grande des méduses, et lui exposer ses problèmes. Les adultes autour de lui murmureraient et prendraient des notes, croyant comprendre et déduire de son comportement étrange un sens caché qu’ils ne concevaient même pas. Le garçon s’en fichait. Quand il levait les yeux et qu’il voyait la méduse dans le ciel, il avait l’impression d’être seule avec elle. Elle lui parlait en esprit, et il n’avait besoin que de ça pour converser.

Il n’eut pas besoin de parler, de toute façon. La plus grande des méduses savait.

Je suis maître des mers, et pourtant, c’est encore Son domaine. Le dieu marin qui te hait ne respecte pas les frontières. C’est la raison pour laquelle… mais il est encore un peu tôt, mon presque fidèle, pour penser à faire tomber les couronnes nacrées des grands des ondes. Il n’y a pas d’avenir pour toi sur l’eau, de toute façon.

Andréa enfouit ses yeux dans ses deux mains mouillées par l’embrun. Il ne feintait pas son désespoir : il était véritablement abattu. Moins qu’un adulte, peut-être, de manière surprenante : car il comprenait moins bien ce qui lui arrivait. Le docteur Lacombe l’avait accompagné à la surface du vaisseau pour surveiller son état, désirant éviter une redite de leur dernière sortie. Il s’empressa auprès du garçon et lui dit gentiment :

« Est-ce que ça va, Andréa ?
– J’ai mal, répondit ce dernier en murmurant entre ses lèvres et d’entre ses doigts. Comment je peux faire ?
– Respire bien, avale ta salive. On va te donner des chips pour passer le malaise. Ce sera bientôt terminé, après, tu pourras retourner dans ta chambre et le Docteur Zettici te posera des questions gentillettes sur ce que tu vois à l’extérieur, d’accord ? »

Andréa n’écoutait rien, l’adulte ne pouvait pas savoir. L'homme en blouse n’entendait pas la méduse, il ne voyait pas le ciel sur lequel se décalquait toute une constellation de poissons qui n’existaient que dans sa tête, il ne voyait pas non plus flotter au gré des vents cosmiques l’immense créature cnidaire et ses tentacules qui caressaient les têtes des marins sans que ceux-ci s’en rendent jamais compte ni ne ressentent son affection. L’enfant accepta néanmoins le paquet de chips et commença à les dévorer tant bien que mal, tout en tendant l’oreille. Chaque déglutition était une épreuve, mais son estomac l’en remerciait à l’arrivée.

Il y a une façon. Tu es venu ici par mes émissaires, tu repartiras par eux aussi. Il y a dans l’antre de la bête métallique plusieurs de mes émissaires, tenus prisonniers si proche et pourtant si loin de leur tâche sainte… Si les yeux d’un homme se posent sur eux, un seul, je saurais te sauver.

Andréa mâchait les feuilles de pomme de terre pensivement, sans fermer la bouche, si bien qu’il en crachait parfois un peu partout. Il réfléchissait.

« Henry, fit-il alors qu’il n’était pas censé l’appeler par son prénom. Merci pour les chips. Tu veux quelque chose en échange ?
– Bien sûr que non, s’amusa l’intéressé en ignorant les regards insistants de son collègue. Mais c’est gentil de demander. »

Je ne demande de toi que ta liberté, et ne saurais rien t’arracher d’autre. Tu es trop jeune, petit dieu fils de mon ennemi, cela m’émeut de te voir abandonné à ton sort. Le tribut que je mérite, je le prendrai par moi-même, je le compterai en fidèles.

«  En fidélité, corrigea Andréa. Je te serais fidèle, oui.
– Je n’en demande pas tant. »

Cette fois-ci, seule la voix hilare du Docteur Lacombe parvint à ses oreilles. La plus grande des méduses demeura silencieuse.

Andréa savait où étaient les émissaires du dieu, des méduses tout comme celle qu’il avait à la place de l’œil gauche. C’était qu’il les entendait et que, lorsqu’il se regardait dans un miroir avec son œil anormal, les reflets ne lui montraient pas son image, mais celle de ses pairs enfermés. Ils étaient quelque part loin de la chaudière, là où la température était plus facile à maintenir dans une marge clémente. C’était aussi là où étaient l’infirmerie et la chambre d’Andréa : les quartiers du personnels étaient au contraire du côté de la proue. La proximité arrangeait l’enfant, mais cela ne résolvait pas encore son problème principal : celui de sortir de sa chambre sans se faire repérer.

Courir bêtement ne suffirait pas. Il le savait : il avait essayé. Les agents le rattrapaient en quelques secondes seulement et le soulevaient du sol sans effort, rien qu’en le prenant sous les aisselles ou par le dos du pyjama. Et alors, il n’osait pas donner de coups de pieds pour se dégager.

Dans son esprit malin, pour ses neuf ans, Andréa essaya d’inventer quantité de pièges compliqués à base de billes, d’élastiques et de piège à loup, qu’il pourrait utiliser pour piéger le Docteur Zettici. Rien de réalisable toutefois. Ses schémas, dessins coloriés par des nuances variées, demeurèrent à l’état de concepts seulement.

« C’est un ours qui se fait chasser, là ? demanda avec enthousiasme le Docteur Lacombe en voyant l’une de ces images compromettantes durant un examen médical .
– Non, répondit le gamin mi-soulagé mi-vexé que l’homme n’ait pas compris son art. C’est Zettici. »

L’intéressé était lui aussi présent la pièce pendant la visite de santé, parce que les informations relatives à l’œil d’Andréa l’intéressait et qu'il s'évertuait à prendre des notes. Il se contenta de soupirer longuement et profondément sur sa chaise, l’air plus fatigué que jamais.

Andréa essaya ensuite d’user de l’un de ses meilleurs atouts : son charme. Il déclara à qui voulait l’entendre qu’il avait envie de se balader dans les couloirs, plutôt qu’à la surface, de se dégourdir les jambes. Il savait que la plupart des agents et du personnel le trouvaient adorables, quant au cœur de Lacombe, rien ne lui était plus accessible. Il minaudait donc savamment.

« Tu m’as dit que je devais faire du sport, sinon, mes jambes deviendront des petits bâtons tout sec, lui rappela-t-il un jour.
– Ah, donc Henry, tu l’écoutes, lui, pesta le chercheur Zettici avec exaspération. »

Certes, les portes de tous les cœurs ne lui étaient pas ouvertes pour autant. Et peut-être que celle de Zettici, précisément, lui avait été claquée au nez pour de bonnes raisons. Justement à cause d’un projectile sur le nez, d’ailleurs. Alors, Andréa courut sur lui et lui prit le pantalon.

« Je veux afficher mes dessins dans les couloirs pour que tout le monde les voit, déclara-t-il avec la candeur qui lui valait souvent des roucoulements amusés.
– Oh joie, répondit Zettici en levant les yeux au ciel. Toute la mission pourra voir ma personne en train de se noyer dans du crayon vert et rouge.
– Quelle mission ? demanda l’enfant. »

Pour le distraire de ce sujet, et aussi parce qu’il était notoire qu’il souffrait de cauchemars et de vomissements terribles, le chercheur et le médecin approuvèrent ensemble cette petit balade de santé. La décoration des couloirs ne fut pas officiellement entérinée, mais cela n’empêcha pas Andréa d’amener sa collection artistique et du scotch. Deux agents, hommes, se présentèrent pour l’accompagner. C’était plus une escorte qu’une surveillance, vraiment : l’enfant ne marchait pas vite, motivant un rythme tranquille pour les adultes aux jambes plus longues, et il n’était pas difficile de garder un œil sur lui. Où aurait-il pu aller, dans ce bateau ? Les hublots ouverts dans les couloirs étaient trop petits pour qu’il s’y faufile, même s’il pouvait les atteindre en montant sur les bancs et les rebords métalliques juste en-dessous.

De temps à autre, Andréa arrêtait de marcher et dégageait du fatras de feuilles un dessin dont il était fier, pour l’afficher. Il ne se rendait pas compte qu’on les décollerait sans doute ensuite : pour lui, ces images égayaient le lieu morbide, et il débitait en les accrochant un babillage enfantin sur ce qui était représenté sur le papier et comment il avait eu ces idées.

« Tu ressembles à mon dessin, dit-il à un moment à l’un de ses suiveurs, un grand homme avec une barbe noire épaisse. Tu t’appelles comment ?
– Cinq, répondit laconiquement ce dernier en tapotant son plastron, où apparaissait effectivement le numéro cinq.
– C’est pas ton vrai nom, ça.
– Si, si, je t’assure. Ma mère a voulu vérifier si j’avais tous mes doigts sur chaque main à la naissance, et elle était tellement contente que le nom est sorti tout seul quand le docteur lui a demandé. »

Andréa rit de bon cœur, parce que la blague était vraiment drôle, et aussi parce qu’il voulait se faire bien voir. La résonance cristalline de son rire parut faire effet, tandis qu’il voyait les commissures aux lèvres des deux agents trembloter, menaçant de se muer en un sourire peu professionnel.

Mais tout heureux qu’il fut de son excursion et de cette présence humaine qu’il ne connaissait que trop peu dans son emprisonnement, l’enfant était en mission. En longeant un couloir externe, sur le côté gauche du navire, Andréa entendit soudain qu’il était là où il devait être, devant une épaisse porte en fer verrouillée. Alors, il lâcha son chargement et les feuilles s’éparpillèrent partout au sol : en essayant de les récupérer, il glissa maladroitement dessus, les envoyant sous la fente avec violence et panique. Dès lors, il se mit à pleurer.

« F-faut pas pleurer, c’est pas grave, se troubla l’autre agent, un jeune avec beaucoup de belles boucles sous son casque. Tiens, je vais t’aider à les ramasser. »

Rien à faire, il était inconsolable et pointait du doigt le dessous de la porte en marmonnant des mots décousus qui butaient sur la morve et les sanglots. Ses pleurs mouillaient les dessins qui lui restaient dans les mains et au sol.

« Y en a qui sont passés dessous…
– On les fera récupérer plus tard, répondit Cinq. Viens, c’est pas grave. »

Mais Andréa continuait de pleurer. Chaque hoquet menaçait de se transformer en hurlement, même, et les rares autres adultes qui passaient dans les couloirs leur jetaient de drôles de regards. En ce moment même, ses deux accompagnateurs ressemblaient à ses parents lorsque Juliette faisait une scène dans un centre commercial et que tout le monde les regardaient.

« Y a quoi derrière cette porte ? entendit-il demander le garde le plus jeune.
– Douze… C’est non.
– On peut peut-être… »

Avant qu’il ne puisse finir sa phrase, son collègue se pencha d’autorité vers Andréa et lui prit l’épaule en un semblant de geste paternel.

« Ce ne sont que des dessins. Tu pourras les refaire. Est-ce qu’un chocolat chaud avec de l’orange ça ne te dirait pas davantage… ? »

Mais, insensible à cette tentative de corruption, Andréa prit la main sur son épaule et la repoussa avec une force surprenante. Il n’avait pas besoin de mots, il n’avait qu’à pleurer de plus belle. Ce n’était pas compliqué : il n’avait qu’à écouter les voix de l’océan, ces voix qui lui voulaient du mal et qu’il lui suffisait de mettre en sourdine d’ordinaire, pour se trouver envahi par la terreur. À force de forcer l’air hors de ses poumons, sa respiration s’était faite haletante et il s’étouffait à moitié.

Cinq se releva, préoccupé maintenant qu’il constatait que ce n’était pas qu’un simple caprice. L’enfant vit ses yeux noirs aller du côté de la porte fermée.

« … C’est le sas des vestiaires là, juste avant d’accéder à l’aquarium de… tu-sais-quoi. Il y a une porte avec accréditation entre les deux.
– Tu penses qu’on pourrait… ?
– Le gamin peut pas rentrer. Moi, je peux, soupira l’agent avec abattement. »

Alors, il s’avança et passa son identification devant le lecteur. Un bruit de déclic se fit entendre, tandis que l’homme poussait de son épaule la très lourde porte – laquelle aurait immobilisé Andréa s’il lui avait fallu l’ouvrir seul. Dans l’entrebâillement, l’enfant vit de très lourds casiers gris, des bancs comme dans les vestiaires à la gym sous lesquels étaient alignées des paires de bottes épaisses, et sur les murs des anses servant à suspendre les sangles de genre de masques de ski à la visière transparente.

Mine de rien, il essaya de suivre le grand homme à l’intérieur ; mais Douze le retint fermement dans son dos et poussa même le zèle jusqu’à placer ses mains sur ses yeux, pour obstruer sa vue. Les doigts sentaient l’orange et la crème hydratante. L’agent toucha sans faire exprès la surface aborale de la méduse dans son œil et tressaillit de tout son corps, retirant précipitamment sa main gauche de l’orbite. Comme de toute façon la vision double d’Andréa était inactive, il ne voyait rien de ce côté là, surtout pas les perceptions.

« Hop hop hop mon petit bonhomme, déclara joyeusement Douze d’une voix qui cachait mal son dégoût. Nous, on attend là.
– Merde, y en a qui ont glissé sous les casiers, jura l’agent dans la pièce.
– Cinq, surveille ce que tu dis.
– Ouais, ouais, pardon Andréa. Faut pas dire des dingueries, comme ça.
– … Tu peux les récupérer ?
– Y a pas d’espace, j’ai des trop gros doigts. »

Andréa, aveugle mais pas sourd, leva alors brusquement les bras au ciel, envoyant valser les papiers qu’il avait ramassés tantôt.

« Moi j’ai des tout petits doigts ! »

Douze retira les siens de ses yeux. En levant la tête, le garçon rencontra son expression torturée, partagée entre le désir de bien faire et le désir de bien agir. Le jeune homme aux boucles regarda à droite, à gauche, si quelqu’un passait à proximité ; puis, il poussa un peu fort Andréa dans les vestiaires.

« Douze ! s’exclama Cinq avec colère.
– Si tu soulèves le casier, il pourra récupérer ses dessins. Allez, c’est qu’un gamin. Personne n’en saura rien. »

Et, faisant la sourde oreille, Douze se mit à ramasser à la hâte les feuilles tombées dans le couloir. Son confrère maugréa avec venin, mais maintenant que Andréa s’était jeté à genoux près du casier le plus proche et attendait patiemment qu’on l’aide, il dut se dire que cette transgression n’en serait pas une tant qu’ils ne seraient pas pris, ce qui pouvait arriver d’une seconde à l’autre. Alors, l’homme se dépêcha de s’accroupir lui aussi, saisissant le bord inférieur du meuble. Avec un grognement de titan, il releva ses jambes en alignant son dos bien droit, et le casier se souleva.

« ’Pêche toi, souffla-t-il entre ses dents serrées. »

Andréa s’allongea entre ses bras et se mit à rassembler les papiers, mi-oisif, mi-pressé. Il voulait se donner le temps d’agir, mais il ne voyait pas comment, et il n’aimait vraiment pas que l’homme se portant à son secours dut souffrir une minute de plus que nécessaire. Il récupéra les trois feuilles polissonnes avant d’avoir trouvé une idée lumineuse et, lorsqu’il se dégagea tout à fait, l’agent reposa doucement le casier à terre avant de dégager ses doigts. Cinq demeura ensuite accroupi derrière l’enfant, à respirer fort dans son oreille. Andréa, sans même se retourner, prit soudain conscience de la différence de taille monumentale qui le séparait de l’homme adulte. Il fut envahi par une vague de découragement : il était trop jeune, trop petit et trop faible pour lutter contre ceux qui le gardaient ici. Il ne pourrait pas accomplir la volonté de la plus grande méduse seule.

« J’aimerais être fort comme toi, murmura-t-il avec un abattement qui pouvait passer pour la timidité. Merci. »

Cinq se releva avec lui. Lorsque l’enfant se retourna, l’agent était souriant, et il lui tapota la joue avec affection.

« Mange tes légumes, fais du sport et tu seras plus grand que moi. »

C’est alors que quelque chose de curieux arriva.

Andréa sentit se délier dans son crâne, à peu-près au niveau du haut du nez, quelque chose de visqueux et de mort.

La méduse dans son œil chut alors mollement et tomba sur la main nue de Cinq, qui glapit et, remuant le bras avec surprise, envoyant l’animal s’écraser avec un bruit mou sur le mur. La gélatine organique coula au sol avec une traînée visqueuse, définitivement dénuée de vie.

« Quoi ?! s’inquiéta Douze en franchissant la porte.
– L-la méduse, répondit Cinq d’une voix un peu hagarde. E-elle m’a piquée. C’est quoi les e-effets déjà ? »

Il tremblait et butait sur ses mots, mais Andréa ne savait pas vraiment si c’était à cause des toxines ou non. Car Cinq avait les yeux rivés sur son œil gauche à lui, comme hypnotisé. Cet œil semblait désormais beaucoup plus léger à l’enfant. Plus douloureux, aussi. Quelque chose en coulait. Le garçon, tremblant de même, n’osa pas porter la main jusqu’à la cornée ; plutôt, il essuya sa paupière juste en-dessous. Quand il ramena ses doigts devant son visage pour les regarder, il y vit un mélange curieusement granulé de sang et de pus. Des cristaux de sel parsemaient sa main et absorbaient le sang, passant du blanc pur au rouge sale. Il se sentit mal.

« Neurotoxines peu efficaces, récitait de tête Douze pendant ce temps-là. Assomment légèrement le sujet, c’est tout. Tu vas bien, Chris. Tu vas bien. On va juste t’accompagner à l’infirmerie, ils ont forcément les antitoxines qu’il faut.
– Le gamin… commença à énoncer Cinq avant de se mettre à tanguer sévèrement. »

Son ami l’aida à se maintenir et commença à l’entraîner vers la sortie en criant à Andréa de le suivre. L’urgence dans sa voix n’avait rien à voir avec le ton doux et amical de tantôt, et il ne ralentissait pas le pas pour l’attendre. Avant de sortir et de lui courir après, toutefois, le garçon s’empressa de récupérer deux paires de lunettes qu’il mit autour de son cou et cacha sous son t-shirt. Ses cheveux avaient poussé durant son emprisonnement : il les utilisa pour cacher l’anse aussi bien que possible. De toute façon, Douze était trop occupé à aider Cinq à vomir dans le couloir pour vraiment le regarder plus que du coin de l’œil.

« Tu peux fermer la porte derrière toi ? s’enquit-il avec gravité par-dessus les bruits de bouche.
– Non, répondit très honnêtement Andréa. »

Ce dernier jura alors sans complexe et se détourna un instant de son compagnon malade pour appliquer la pression nécessaire sur la porte à verrouiller, la faisant grincer lentement jusqu’au cliquetis final indiquant la fermeture automatique du cadenas. Pendant ce temps, vite vite, Andréa courut vers le hublot juste en face, enleva les masques de son cou et les jeta à la mer. Il espérait que cela suffise à faire une différence. Il espérait vraiment.

Puis, soudain, il se mit à convulser, un peu comme Cinq.

« Un accident, déclara soudain Zettici en levant les yeux de son téléphone, lequel venait de vibrer. Ils ont classé ça en accident à causes multiples, jusqu’à nouvel ordre. On peut continuer les expériences. »

L’homme fumait une cigarette avec absence, sans manifester aucune émotion en partageant la nouvelle. Henry au contraire sentit une vague de soulagement le prendre. "Accident" était la meilleure classification possible. Il avait craint un instant que la dénomination "brèche de confinement" serait appliquée, et ça aurait entraîné tout un tas de procédures désagréables, surtout pour le bout de chou. Or, ce dont il avait besoin surtout, c’était de repos après l’opération sur son œil crevé.

« Pour le peu de temps qu’il reste de toute façon, se désolait-il quand même un peu. On a pas beaucoup avancé sur SCP-174-FR. Pas autant que je l’aurais voulu. Tu penses que ce qui vient d’arriver pourrait avoir un rapport avec le retour de ses populations à l’état sauvage ? Un genre de sursaut de survie ?
– Je pense surtout que c’est la première fois qu’on arrive à garder un sujet aussi longtemps, et qu’à force l’emprise sur le chiasma optique n’aura pas tenu. Quand ils ont récupéré la méduse dans le sas, elle était morte depuis longtemps. Ça ne date pas seulement d’aujourd’hui. Y avait rien à en retirer, même pas des neurotoxines. Je ne comprends pas comment l’agent Parrot a pu être piqué. Peut-être une réaction post-mortem nerveuse à cause des mouvements ? Quand on aura capturé plus de spécimens, j’espère qu’ils me laisseront faire des autopsies performatives.
– … J’espère que le gamin va bien. »

Zettici lui jeta un regard d’avertissement. Il y avait déjà deux idiots sensibles dans leurs rangs qui les avaient mis dans le pétrin, pas deux fois. Et encore, il aurait mis sa main à couper que le premier à commettre un impair aurait été Henry. En être détrompé ne le rendait pas plus heureux, dans le cas présent.

« Je t’avais dit que ce gamin causerait des problèmes. Tous les enfants le font. Et lui est particulièrement manipulateur. Je sais pas pourquoi vous l’aimez autant, vous autres.
– Tu dis ça parce qu’il te déteste. Il sent ton âme noire comme la suie.
– Hum, grogna le médecin en tirant une bouffée dont l’odeur imprégnerait les canapés de la salle de pause.
– Oh, allez. Il est franchement pas pire que les autres que j’ai rencontrés. C’est la première fois que tu travailles avec des gamins, toi ?
– Non et heureusement. J’aime pas trop les gosses.
– Tant mieux pour toi, ça évite que tu t’attaches. »

La voix d’Henry Lacombe était attristée, soudain, et il avait une petite mine. Son collègue le regarda un long, long moment. Malgré les accréditations et leurs niveaux, système très clair, il n’était pas toujours très facile de savoir qui avait le droit de savoir quoi exactement. La notion de « dire le moins » était très prônée par les supérieurs, beaucoup moins par les subalternes qui avaient besoin de ces informations pour travailler, voire survivre, et qui en voulaient à cette économie du secret. De toute façon, Zettici avait déjà transgressé un interdit : celui de fumer autre part que sur le pont. Comparativement aux deux agents qui avaient fait entrer un sujet de test dans une zone restreinte, un mot de trop, ce n’était rien. Il doutait que les haut gradés lui passent un savon, ils avaient d’autres chats à fouetter.

« Ils vont le transférer sur le site hospitalier de Sophus-13, tu sais ? Peut-être même le passer en civil. Maintenant que l’instance de SCP-174-FR-1… n’en est plus une, on a fait de nouveaux examens et il s’avère que tous les résultats bizarres qu’on avait ne venaient pas uniquement de la méduse. Ses relevés hormonaux et thaumaturgiques ont beaucoup évolué, mais ils ne se sont absolument pas normalisés. On pense qu’il a autre chose – visiblement, un genre de malédiction – et que c’est peut-être ça qui a fait que le gamin s’est pas transformé en légume, comme toutes les autres instances. Je serai en contact avec l’aile pédiatrique du site pour suivre leurs découvertes et les aligner avec mes données à moi sur SCP-174-FR. Tu… veux que je demande si un transfert serait possible pour toi ? Ça a l’air d’être ton genre de boulot, travailler avec les enfants.
– C’est gentil, mais je ne préfère pas. J’ai pas la spécialité qu’il faut pour taffer là-bas et ça serait gênant pour toi s’ils déclinaient.
– Tu sais que j’en ai rien à foutre, vieux.
– Ouais, mais c’est non quand même. Mais merci. »

C’est alors que le bracelet au poignet du médecin Lacombe bipa. Ce dernier y jeta un coup d’œil rapide avant de sourire et de se lever.

« Le gamin est réveillé. Tu viens ?
– Attends, merde, jura Zettici en cherchant comment éteindre sa cigarette. Le tabagisme passif, c’est pas mes valeurs.
– … Moi par contre, ça te gêne pas ?
– Toi t’as plus tes poumons de bébé depuis longtemps. Le gosse a déjà perdu un œil, je vais pas non plus lui filer le cancer.
– Quelle prévenance, Jacob ! Tu m’émeus.
– Ferme ta grande gueule, Henry. »

Andréa était encore un peu dans les vapes lorsque l’infirmière le laissa aux bons soins des deux responsables. Il ne comprenait pas vraiment ce qui lui arrivait. Le côté de sa tête lui faisait mal, comme lors de son premier éveil sur le navire. Les points de suture, à l’époque, y faisaient des bosses. Ils avaient ensuite été enlevés par le Docteur Lacombe après quelques mois. Désormais, les points de suture étaient revenus, et il étaient plus à plat.

« Tu n’avais plus besoin de l’appareil, l’informa le médecin d’une voix très douce. Alors on l’a retiré. C’est mieux d’éviter le métal et les ondes dans le cerveau, tu sais. C’est mieux comme ça. »

Ils ne lui parlèrent pas des lunettes disparues. Peut-être ne s’en étaient-ils pas rendus compte, peut-être qu’ils ne savaient pas qu’il était le coupable. Tant mieux. Andréa ignorait complètement si son acte porterait ses fruits, mais pour l’instant, il s’en fichait.

Il y avait quand même quelque chose de nouveau : le cache-œil en coton sur son œil gauche.

« J’ai plus de méduse, réalisa alors le garçon. »

Il aurait pleuré s’il avait pu, mais la boule dans son ventre, incandescente et tordue, faisaient s’évaporer toutes ses larmes. Il espérait pouvoir entendre encore la plus grande des méduses, mais il en doutait. Et l’idée d’être seul, maintenant, lui faisait peur.

« En effet, l’informa Zettici avec plus de dureté que son confrère. Nous n’avons pas pu récupérer ton œil non plus. Tu es habitué maintenant, ça ne devrait pas te poser trop de problèmes d'adaptation.
– Qu’est-ce qu’il y a la place ? demanda le garçon, en espérant naïvement qu’on lui dise que ça allait repousser.
– Pas grand-chose, répondit le biologiste avant de se prendre un coup de coude du médecin. »

Andréa se sentit alors très fatigué. Avant de dormir, il demanda s’il pourrait faire un dessin de bon rétablissement et de remerciements à Cinq et à Douze.

On lui répondit que tous deux n’étaient désormais plus affectés à ce navire.

« Où sont ces foutus lunettes ? s’agaçait Perle Lambert dans sa combinaison blanche. »

Elle et son collègue étaient chargés de nourrir les spécimens de SCP-174-FR avec du plancton, comme tous les deux jours. Sauf qu’aujourd’hui, une partie de l’équipement de protection manquait. Pas la plus importante, elle avait encore ses bottes, ses gants et sa combinaison protectrice, ça suffisait. Quoi que… connaissant l’anomalie, le port de lunette avait quelque chose de rassurant. Mais leur aquarium à eux n’était qu’un tout petit bassin contenant trois pauvres méduses, il fallait vraiment le vouloir pour y plonger la tête, et l'entité n'avait pas de capacité de contrôle mental ou de suggestion mémétique. Perle râlait souvent sur les mesures superflues du protocole, mais en même temps, Perle râlait souvent : aujourd’hui, elle râlait par principe.

« Tu as oublié de les ranger avant-hier ? demanda son collègue avec toute la meilleure volonté du monde.
– La vie de moi que non, jura-t-elle. Et il y a plus de paire de rechange. Génial.
– Il y a eu un incident ici récemment, les informa l’agente qui les accompagnait dans la zone de confinement. Je peux rien en dire, mais peut-être que les lunettes ont été perdues à ce moment là ?
– C’est ce que je dirais dans mon rapport en tout cas, maugréa la femme en claquant la porte de son casier. La dernière fois, ils ont essayé de me faire payer un pied de chaise cassé dans ma chambre. Je me suis jamais assise dessus, c’est un machin qui a glissé de la table lors de la tempête qui a brisé leur merde.
– Je te comprends, compatit l’agente. On a un vrai problème avec les déductions abusives, dans le corps militaire. Les syndics en deviennent fous. Bien sûr qu’on casse des trucs, en entraînement ou non ! C’est notre métier !
– Qu’est-ce qu’on fait du coup ? s’interrogea le deuxième laborantin avec inquiétude. Je peux pas porter la rechange d’eau tout seul, et Maria est censée nous surveiller sans prendre part aux efforts, pour ne pas être distraite. »

Perle pesa le pour, le contre. D’un côté, elle pouvait courir sur tout le navire en cherchant une paire de rechange, mais il fallait que ce soit un modèle standard, anti-mémétique et étanche. Ce faisant, elle risquerait d’alerter l’administration du navire qu’elle avait perdu ses lunettes et alors le retrait sur sa paye se compterait en centaines d’euros – ça coûtait cher ces merdes. D’un autre côté… elle n’avait qu’à éviter de plonger bêtement sa tête dans l’aquarium et tout irait bien. S'ils se faisaient prendre, ils n’auraient rien de plus qu’un rappel du règlement de sécurité. Enfin, quand bien même elle serait compromise, par bêtise ou par malchance, ce serait tant pis pour elle. Elle s’agiterait comme un poisson hors de l’eau, passerait un mauvais moment et prierait pour qu’on puisse la sauver. Personne d’autre n’aurait à en souffrir.

« Je dis rien si vous dites rien, décida-t-elle donc en haussant les épaules.
– Allez, vite alors, fit Maria en leur ouvrant la porte du sas vers l’aquarium. Les blâmes aussi, ça vaut un retrait de salaire. »

Perle, en entrant à la suite de l’agente, fit sans le rendre compte le dernier pas du dernier jour de sa vie hérétique. Comment aurait-elle pu savoir ? Le rapport et les études ayant permis sa rédaction n’avaient jamais abordé la possibilité d’un effet mémétique ou hypnotisant.

Comment aurait-elle pu savoir ce que même le Docteur Zettici, qui gérait ce projet, ne savait pas ? Que la nature de SCP-174-FR changeait, que leurs capacités, en même temps que leur population, croissaient ?

Comment aurait-elle pu sa…
voir par les yeux de la méduse.

Andréa fut réveillé par un cri et une secousse violente.

« Debout. Il faut qu’on bouge. »

C’était le Docteur Zettici qui le malmenait ainsi. L’enfant s’apprêta à l’invectiver avec agacement, mais le regard du biologiste l’en empêcha. L’adulte avait les yeux hantés. Lorsque les adultes avaient ces yeux là, Andréa ne pouvait plus parler. Il avait peur.

« Debout, je te dis. »

L’enfant se leva et voulut s’habiller, mais l’homme se fichait qu’il soit en pyjama. Il le prit par la main et l’amena près de la porte, fermée et même barricadée avec une chaise. Zettici prit les épaules du garçon avec force et, s’accroupissant, il le regarda en face à face.

« Tu vas te taire, tu vas m’écouter et tu vas me suivre. Il y a un problème à bord. Certains des gens que tu connais… ne pensent plus par eux-même. Les agents sont en train d’essayer de réprimer la brèche de confinement. Nous, on doit juste rejoindre un lieu sûr.
– Où est Henry ? demanda le petit d’une voix tremblante. »

Le chercheur ne répondit pas. Il se releva, enleva la chaise de devant la porte et l’entrouvrit, guettant le couloir avec calme et attente. Après quelques secondes, il lui fit signe d’avancer.

« Si tu vois quelqu’un avec une instance… une méduse sur l’œil, dis-le moi tout bas. Ce sont ceux qui ne pensent plus et ils nous voudront du mal. Ils voudront nous montrer les méduses. »

Le cœur d’Andréa sombra soudain dans sa poitrine, pour une raison bien différente de la peur.

L’enfant n’avançait pas assez vite au goût du docteur. Alors, celui-ci finit par le prendre dans ses bras d’autorité et à le porter jusqu’à l’escalier principal. L’homme n’était pas aussi fort que les agents, il ne dégageait pas la même impression de force que Cinq. Mais Andréa lui-même n’était pas très lourd, il avait maigri durant son séjour sur le bateau et dépassait de peu la trentaine de kilos. Alors, Zettici ne peinait que peu, soufflant en maintenant le blessé dans ses bras, autour de son cou.

Une fois sur le pont, Andréa fut posé à terre. Il se figea en voyant que des agents les mettaient en joue, incapable de comprendre toute la portée d’un acte aussi intimidant que celui de pointer des fusils. Rapidement toutefois, le contingent baissa leurs canons.

« Zettici, check, sujet de test, check, cria l’un d’eux tout en leur faisant signe d’avancer. »

Des laborantins un peu effrayés se tenaient derrière le corps armé et, en entendant ces noms, semblèrent cocher des cases sur certaines listes. Les stylos étaient tremblants et leur écriture inclinée. On les amena vers des canots de sauvetage en train d’être chargés de nombreux cartons plein de documents et de vivres. Le chercheur, qui n’avait pas lâché la main du gamin, pâlit.

« On évacue ?
– Les instances ne sont pas comme celles que vous connaissez, docteur, lui répondit un grand monsieur avec une armure peinturlurée. Elles ont gardé une certaine motricité et une certaine intelligence. On évacue le matériel et le personnel scientifique pour l’instant, en tout cas. Si vraiment on ne peut pas reprendre le contrôle du vaisseau, j’enclencherai la procédure de destruction de la zone d’expérimentation mobile. Tout le personnel non-militaire doit être parti d’ici là.
– Il n’y a pas assez de lunettes de protection ?
– Loin de là. Les instances ont jetées à la mer celles qu’elles trouvaient. »

Andréa ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait : tout le monde courrait en lui passant à côté, il était à hauteur de jambe et ne voyait que leurs pieds et leurs ceintures. Personne ne prêtait attention à lui, et il avait l’impression d’être déjà naufragé. Alors, il se colla contre la jambe la plus proche, sans rien dire, les yeux grands ouverts pour essayer de comprendre l’indicible. Une caresse rude vint lui ébouriffer les cheveux ; il crut que c’était le tentacule de la plus grande des méduses qui venait le sauver, comme promis, mais ce tentacule-ci avait cinq doigts.

« Quel est l’ordre de priorité de l’évacuation ? demandait Zettici tout en essayant de rassurer maladroitement le petit.
– Vous êtes responsable de recherche, vous passez juste après le directeur or il est déjà parti. Par contre, le gamin va devoir attendre. Les sujets de test…
– Il a été passé en civil. Pour son transfert dans les services médicaux anormaux.
– Ah. Ça change tout, alors. Allez voir mon second dans le fond et prenez le prochain bateau à partir. Normalement, des vaisseaux de secours ont déjà été déployés à votre rencontre.
– Bonne chance.
– Merci. »

L’homme et l’enfant furent pris en charge et s’installèrent difficilement dans un canot que l’on apprêtait à descendre. Andréa se cala entre deux cartons arrimés par des sangles et ne bougea plus, silencieux. Ils étaient plus de deux dans le navire de fortune : d’autres gens en blouse blanche, en vêtements légers ou même en pyjamas se tenaient serrés dans la coque. Ils avaient l’air perdus, voire blasés, plutôt que terrifiés.

Le canot fut abaissé. Lorsque la surface toucha l’eau, Andréa eut l’impression qu’il allait vomir ; alors, faiblement, il se traça un chemin jusqu’au bord et se pencha par-dessus pour vomir et ses tripes, et un peu de sang frais.

« Je vais mourir, murmura-t-il tristement. Je vais mourir sur l’eau. »

Les vagues riaient en lui répondant, léchant les bords du bateau qui avançait à la mesure de son moteur, que manipulait un agent pour les éloigner du lieu du sinistre. Les restes de son repas demeurèrent là où ils étaient, dans le sillon de l’embarcation qu’Andréa suivait des yeux en arrière, se convainquant que, tant qu’ils bougeaient, l’océan ne pourrait rien lui faire.

Une erreur, que de penser cela.

Soudain, il y eut un cahot violent et un bruit d’éclaboussure sauvage. Quelqu’un venait de se laisser tomber à l’avant du canot et de se faire passer dessus. L’agente qui contrôlait le moteur l’arrêta en catastrophe pour contrôler les remous du navire avant que celui-ci ne chavire, puis elle se mit à crier et à regarder l’onde avec inquiétude pour essayer de retrouver le naufragé, ou ce qu’il en restait.

Andréa se souviendrait toujours de la lumière curieuse qui s’alluma soudain dans ses yeux, et la femme en armure sauta elle aussi dans les flots.

Tout autour d’eux, il y avait des méduses.

L’enfant se sentit soudain ballotté dans tous les sens tandis qu’à droite comme à gauche, à l’avant et à l’arrière, les adultes possédés passaient par-dessus bord. Lui-même se souvenait de l’appel dévorant qu’il avait ressenti en voyant la méduse dans l’aquarium de son père : voir… par les yeux… de…

Mais lui, lui qui n’avait qu’un œil, ne ressentait plus ce besoin.

Il vit que Zettici s’apprêtait à sauter, lui aussi. Il avait déjà une jambe qui pendait du côté de la mer. Alors, Andréa se jeta sur lui et tira de toutes ses maigres forces.

« Pas lui ! criait-il en même temps. Pas lui ! »

Soudain, le chercheur tomba en arrière, sonné. Tout autour de l’onde, flottaient désormais les formes de ses collègues qui barbotaient, la tête crevant la surface par moment. Ils avaient le visage figé de douleur, d’autre chose aussi. Tous avaient une méduse au moins placée sur un œil, parfois une sur chaque. Andréa ne comprenait pas. Il ne comprenait pas pourquoi, soudain, la plus grande des méduses était si méchante. Pourquoi elle faisait autant de mal. Ce qu’il comprit, en revanche, c’est que le dieu cnidaire lui avait fait un dernier cadeau.

Retrouvant ses esprits, l’adulte s’empressa d’envelopper l’enfant dans ses bras et de lui cacher les yeux, serrant les poings comme les paupières. Il lui murmurait en boucle :

« N’ouvre pas les yeux… N’ouvre pas les yeux… »

Andréa n’eut pas le courage de lui avouer que lui ne craignait rien. Soudain, les bras des créatures dans l’eau, les méduses de toutes tailles et de toutes formes se resserrèrent près du canot et commencèrent à le pousser dans une direction, très doucement, par à-coups. Loin du navire dont ils venaient à l’instant, loin aussi de la direction dans laquelle ils étaient censés aller.

Andréa et son dernier protecteur n’eurent plus qu’à se laisser mener, les yeux fermés.

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