Nos cœurs à leur source

<<< Nos cœurs borgnes

Juliette se réveilla avec un goût pâteux dans la bouche, celui de la terre morte. Ça lui arrivait parfois, elle faisait un rêve où elle était enterrée vivante et se léchait les babines au réveil pour enlever l’arôme insistant de minéraux qui s’y attardait.

Comme d’habitude, elle se leva, s’habilla, attendit que le verrou électronique de sa porte ne saute. On l’attendait à l’entrée pour l’escorter. Les couleurs se succédaient : blanc qui l’accompagnait, noir à surveiller les couloirs, bleu pour ceux qui étaient malades, parfois rouge lorsqu’on voulait la faire parler. Mais il n’y en avait qu’une qui l’intéressait vraiment, c’était le rose.

Juliette rejoignit ses amis les Souffrants avec le même enthousiasme qu’elle avait un jour eu en retrouvant ses copines à l’école. Santal surtout lui donnait cette impression agréable de vivre une vie normal, dans un quotidien délicieusement ennuyeux. Elle était toujours souriante, toujours gentille. Les autres étaient bien aussi, mais ils étaient bizarres. Sapience était plus sombre de jour en jour, Souris souriait pour rien et parfois pas du tout, Satin avait cette aura dérangeante qu’ont parfois les petites filles lorsqu’elles n’ont pas encore intégré ce qu'est la civilisation. Elle écrasait les insectes à mains nues, juste pour jouer. Juste pour se distraire.

Si tout le monde était aussi tendu, c’était parce que le jour de la grande évasion approchait. Enfin, selon Sapience. Ce que Sapience disait se réalisait toujours : il n’y avait pas de doute à avoir. Les Souffrants s’évaderaient parce qu’ils n’auraient pas le choix : fort heureusement, c’était aussi ce dont ils avaient envie. Le monde était bien fait.

Juliette, surtout, désirait s’enfuir plus que quiconque. En attendant, elle jouait la malade, la potiche parfois, la première de la classe, s’attirant progressivement l’affection des infirmiers. Ce n’était pas pour servir son but, c’était juste pour se sentir aimée. Loin de sa famille depuis si longtemps, elle avait peur d’oublier ce que ça faisait. Souris surtout levait les yeux au plafond en la voyant minauder, mais il n’osait plus rien dire depuis qu’elle l’avait immobilisé à terre une fois qu’ils s’étaient battus – elle avait un petit frère et savait utiliser son poids pour soumettre quelqu’un de plus jeune, même si le jeune garçon était plus gros et gras qu’Andréa et qu’il criait qu’il allait lui manger les oreilles si elle ne le lâchait pas. Elle n’avait pas lâché.

Il y en avait un autre qui ne se laissait pas prendre par ses manières et c’était le Docteur Lacaille. Le médecin, très professionnel en toutes circonstances, la traitait avec cette même distance qui avait toujours été sienne. Paradoxalement, c’était aussi le membre du corps médical que l’enfant préférait, de toute l’équipe, le plus au monde même.

Le jour venu, le jour où Sapience lui souffla ‘Ce soir’ et qu’elle se retrouva dans sa chambre à finir son examen journalier en compagnie de l'infirmier austère, Juliette sentit un pincement au cœur inexplicable la saisir et l’étouffer en voyant le dos du médecin qui quittait la pièce. C’était peut-être la dernière fois qu’elle le voyait : elle le détestait et l’adorait tour à tour, cet homme, mais c’était peut-être lui le seul autre aspect de son emprisonnement qui l’avait aidée à grandir et à tenir le coup.

« Au revoir, fit-elle soudain, brisant le rituel du silence boudeur qui suivait systématiquement leurs examens et leurs échanges insolents pour sa part, indifférents pour lui. »

Le docteur Lacaille s’immobilisa et jeta un coup d’œil pensif en arrière. Il n’eut pas le cœur de l’ignorer toutefois, trop saisi par ses grands yeux tristes et sa voix étouffée. Il était si rare que Juliette pleure. Mais chaque fois qu’elle l’avait fait, le médecin avait été là pour la réconforter en silence.

« Dors bien. »

La porte se ferma avec le cliquetis mécanique du verrou qui se referme pour la nuit à venir. Juliette resta éveillée à lire avec la lumière allumée, trop excitée pour dormir. Elle n’avait eu aucune information : elle ne savait pas comment les Souffrants viendraient la libérer. Elle crut même, alors que les heures tendres de la nuit s’allongeaient petit à petit, qu’ils ne viendraient tout bonnement pas.

Vers 1h du matin – elle sut grâce à son horloge qui tiquait sur le mur neutre –, il lui sembla entendre du bruit derrière les murs. Des pas dans le couloir, des échos de voix pressées, une alarme lointaine qui stridulait dans les recoins de son imagination ou d’un bâtiment lointain. Les lumières qui paraissaient de l’interstice sous sa porte changeaient à intervalles irréguliers, selon si les lampes dans le couloir s’allumaient ou s’éteignaient par automatisme, selon aussi si quelqu’un passait en courant devant sa porte et projetait son ombre dans un grand sursaut.

Puis les lumières du couloir s’éteignirent et elle demeura seule, attendant, à la seule lumière de sa lampe de chevet.

Un quart-d’heure plus tard environ, les bruits revinrent, plus doux, différents. Cette fois-ci, elle les entendait dans les murs : des reniflements, des souffles aigus qui lui faisaient peur, le bruit de petits pas le long de lattes et de tuyaux. Elle suivit de l’oreille le déplacement de la créature qui hantait sa chambre, puis physiquement lorsqu’elle se leva du lit pour accompagner le cheminement jusqu’à sa porte. La jeune fille posa son oreille contre le mur à droite de l’encadrement mécanique : si elle se concentrait bien, elle pouvait encore percevoir un chuintement fragile qui rongeait ses tympans et les titillait timidement.

Il y eut soudain un bruit de déclic, qu’elle reconnut pour l’avoir entendu tous les matins de ce dernier mois. Juliette ne perdit pas de temps et mit la main sur la poignée. La porte se déclencha sans un bruit, ouvrant la voie vers le couloir qui s’alluma complètement en réponse, lui enflammant les yeux. Elle paniqua, n’osa pas sortir de peur que cette avalanche de lumière causée par les capteurs de mouvement ne la trahisse. Un couinement sourd la fit sursauter et elle porta les yeux sur le battant de la porte côté mur, d’où apparaissaient les reliefs des divers verrous et les entrées des fils électriques.

Il émergeait justement d’une de ces entrées un gros rat. Juliette ne craignait pas les rongeurs : elle avait aimé avoir ces bestioles sur le bateau une fois, car ça faisait quelque chose à regarder lorsqu’on s’ennuyait. Aussi, elle ne réagit pas et observa curieusement la petite bête. L’animal s’extirpa tant bien que mal de son trou et monta sur sa chaussure d’un bond, pas craintif pour un sou. Il se mit sur ses pattes arrières, renifla l’air de son adorable museau rose et leva ses pattes avants vers elle en un geste très humain, comme pour lui demander de le porter. Après une hésitation, l’enfant se pencha et proposa très délicatement à l’animal le confort de ses paumes jointes à plat. La bête grise ne la mordit pas et grimpa volontiers à bord, suite à quoi elle le leva au niveau de son visage. Il avait le museau fin et ses moustaches lui faisaient comme des taches de rousseur.

« Souris ? s’étonna-t-elle. »

L’animal lui répondit par un couinement qu’elle prit comme une affirmation, puis se mit à lui gratter la paume de ses griffes. Compris : ils n’avaient effectivement pas le temps de s’attarder.

Les gardes n’étaient pas là, elle ne savait pas pourquoi. Maintenant qu’elle était dehors, le son d’une alarme lui venait effectivement, mais lointaine, du côté des baraquements mystérieux où ils n’avaient jamais eu le droit d’aller. Une autre sonnait aussi, le même rythme mais en décalé, du côté de l’espace de vie.

« Qu’est-ce qui se passe ? fit soudain quelqu’un depuis une chambre devant laquelle Juliette et Souris passèrent, les faisant sursauter tous deux à leur mesure. »

C’était une voix adulte et chevrotante qui lui parvenait de l’autre côté de la porte métallique opaque. L’homme à l’intérieur avait dû la prendre pour un garde en voyant son ombre dans le couloir et en entendant le bruit de ses pas. Sans répondre, Juliette reprit sa route.

Souris ne parlait pas – il ne pouvait pas – mais il guidait sa porteuse en lui grattant la paume lorsqu’elle ne prenait pas la direction qui lui seyait. Il était très demandeur : Juliette se sentit à un moment comme dans Ratatouille et ça la fit rire, mais silencieusement, en son for intérieur. Les tremblements de son hilarité lui faisaient mal aux dents et au torse tant elle était nerveuse. Le garçon transformé ne la menait pas vers la sortie à pied du bâtiment dans les jardins, qu’elle avait mémorisée et qui l’avait tant fait rêver durant son emprisonnement. Plutôt, il lui demandait de se rendre près des cuisines.

Lorsqu’elle entra dans la cantine vide, incapable de comprendre comment elle n’avait pas été repérée, elle y retrouva les Souffrants au complet. Sapience était assis sur une chaise et se massait la tempe avec ennui, indifférent à la situation urgente qui était la leur ; Santal s’était adossée à une table et tapotait le carrelage du pied avec nervosité ; Satin se leva du sol en les voyant arriver et tendit les mains sans un mot pour récupérer son frère. Juliette lui confia le rat, qui grimpa sur l’épaule du bambin et s’y arrima sans hésitation.

Santal arriva à son tour et l’enveloppa dans une étreinte heureuse. Elle tremblait. Juliette l’entoura aussi de ses bras et lui murmura, estomaquée :

« Comment… ?
– On t’expliquera après, fit Sapience qui semblait avoir entendu elle ne sut comment. Venez. »

Les cuisines adjointes étaient évidemment verrouillées mais il suffit d’un peu de vandalisme pour accéder à cette partie interdite du bâtiment. Même alors, il n’était pas possible pour eux d’utiliser les ustensiles contenus en son sein, car les couteaux étaient dans des tiroirs bien plus sécurisés et que les appareils de cuisson disposaient de protection codées dont elle ne comprenait même pas le fonctionnement. Ce n’était pas grave : Sapience les mena à travers les immenses cuisines sans s’y arrêter, prenant la direction d’une porte large en fond de salle. C’était des portes verrouillables donnant sur un espèce de sas vitré, mais elles ne l’étaient pas à l’instant. Sitôt qu’ils y entrèrent, toutefois, les battants se refermèrent et un cliquetis anxiogène indiqua à Juliette qu’ils étaient coincés dans cette pièce sans possibilité de sortie.

« Et maintenant ? demanda-t-elle d’une voix écaillée par la crainte car elle avait peur que cela veuille dire la fin de l’aventure. »

Du plafond où pendaient des pommeaux de projection tombèrent soudain des trombes d’eau en bruine, pluie fine qui imprégna leurs cheveux et leurs vêtements jusqu’à ce que tous soient trempés. Juliette leva les yeux au ciel par réflexe, peu dérangée par les gouttes ruisselantes : elles lui rappelaient l’embrun marin, soudain, et elle se sentit apaisée. Cela ne dura pas : elle voyait au plafond et sur les murs des inscriptions étranges dans le carrelage, des symboles inconnus qui ne lui revenaient pas. Ils brillaient d’une lueur qui n’était pas électrique et lui donnaient envie de vomir. Elle baissa les yeux et regarda par la vitre qui donnait sur l’autre côté du mur : un panneau électrique bien au sec au-dessus des panneaux de commande affichait :

Prière d’attendre la fin du nettoyage runique avant de sortir le personnel et le matériel.

Tout lui grattait soudain. Des plaques rouges apparaissaient sur sa peau et celle de tous les autres. Satin protégeait Souris de son corps : sans doute qu’il aurait plus souffert encore à cause de sa petite taille. Toute cette eau imprégnée de leur odeur, de leur douleur, coulait sur le sol lisse et pentu jusqu’à une très grande grille. C’était au-dessus de celle-ci qu’était penché Sapience. Il avait sorti un tournevis et faisait pivoter les gonds à toute vitesse, ignorant ses doigts qui gonflaient comme sous le coup d’une réaction allergique.

« On peut aider ? demanda bravement Juliette en s’accroupissant à son tour.
– Non, lui répondit Santal à la place de leur tête pensante, parce qu'on a qu'un seul outil. C’est par là que le personnel et le matériel passe pour sortir du bâtiment sans ramener nos malédictions avec eux. Il y a un réseau d’égout là-dessous qui nous permettra de sortir. »

La jeune fille hocha tout d’abord la tête sans réfléchir, puis ce qu’on lui avait dit la frappa et elle se releva vivement, avec quelques pas de recul.

« Je ne vais pas sous terre.
– On a pas le choix, répondit froidement Sapience d’un ton adulte tout en finissant d’enlever la première vis.
– Je ne vais pas sous terre. Je ne peux pas.
– Alors tu resteras ici pour le restant de tes jours, répliqua-t-il encore une fois.
– Je préfère oui. »

Juliette tourna les talons et se jeta sur les portes, réessayant de les ouvrir en vain. L’eau tombait, elle avait mal partout, elle avait peur, elle entendait monter de la grille une voix mauvaise qui lui voulait du mal.

« On ne peut pas te laisser ici, fit Sapience sans qu’elle ne l’entende vraiment. Santal, calme-la. »

On la prit par les épaules, doucement : pourtant, Juliette se mit à crier très fort, se retourna et poussa la personne qui voulait l’enlever. Sur le sol très glissant, la prise de Santal ne tint pas et elle tomba en arrière avec ce simple geste. Juliette continua de crier : elle continua de crier jusqu’à ce qu’elle se rende compte que quelqu’un d’autre criait avec elle sous la pluie. C’était Satin : la petite pleurait soudain, le visage si mouillé qu’il était impossible de différencier l’eau de la morve et le lavage des larmes. Santal était à terre : elle se tenait l’arrière du crâne en gémissant de douleur. Souris couinait : Sapience se jeta sur la blessée et coula à Juliette un regard mauvais.

« T’es folle Agate ?!
– C’est ma faute, réagit immédiatement Santal en se relevant difficilement. Je lui ai fait peur. C’est ma faute. »

Juliette tremblait. Elle n’essayait plus de sortir désormais, juste de respirer. L’eau continuait de tomber, encore, et encore, et encore. Elle coulait vierge du plafond et salie dans les rainures de la lourde grille au centre de la pièce. Où allait-elle, cette eau ? Coulait-elle jusqu’au centre de la terre ? Probablement pas. Probablement qu’elle revenait vers la mer…

« Pardon, souffla Juliette juste assez fort pour qu’on l’entende par dessus le chuintement des extincteurs. Pardon. Je vais bien. On va… On va aller là où faudra. »

Ils finirent de dévisser la grille et la soulevèrent avec difficulté, dévoilant les profondeurs béantes où tombaient des cascades en ricochant sur les tuyaux et les parois. Sitôt qu’elle s’introduisit dans le boyau, descendant prudemment le long d’une échelle à barreau fin certes prévue pour ça mais peu usitée, elle se sentit prise au piège. Les murs rectangulaires semblaient se refermer autour d’elle, comme pour la mettre dans une boîte et finalement l’écraser. Plus elle s’enfonçait en sous-sol, plus elle avait envie de pleurer. Pourtant, elle tint le choc, pour les Souffrants. Parce qu’elle ne voulait pas leur nuire.

Ils mirent enfin le pied au sol après quelques frayeurs. Le traitement des eaux se faisait dans une immense structure qui la dégoûtait un peu : même si le courant était propre et les murs de l’infrastructure plutôt blancs que noirs, le tout lui rappelait des égouts de ville, tout particulièrement les grandes cuves opaques qui traitaient parfois l'eau et la rendait ensuite au courant selon un flux sans fin. Sapience les emmena à travers les ponts et les trottoirs surélevés qui parsemaient ces installations silencieuses, animées uniquement par le doux ronflement de machines invisibles en amont d’eux et les pas de leurs pieds fuyards. Le garçon semblait savoir où il les menait, n’hésitant jamais aux intersections ou aux croisements. C’était quand même pratique, se dit Juliette, d’avoir dans son camp un genre de prophète omniscient.

Mais derrière les murs pulsait une autre forme de murmure. Même s’ils marchaient dans le domaine des hommes, la jeune fille n’oubliait pas qu’ils se trouvaient sous terre. On ne la laissait pas oublier : les échos des cavernes lui promettaient seuls mille maux qui tourmentaient son esprit sans fin. Elle entendait des menaces qui n’étaient pas de son âge ni de son époque, des mots sans voix qu’un enfant n’aurait jamais dû percevoir. La terre-mère qui la haïssait, qui la rejetait en ne faisant couler de son sein nourricier pour les hommes que sang et cauchemar pour Juliette, lui envoyait des images par bribes, des images de sévices étranges et dérangeants qu’elle ne comprenait jamais tout à fait.

« Ça ne va pas Agate? demanda Santal en se mettant à côté d’elle, inquiète. »

Non. Non, ça n’allait pas. Juliette savait ce qu’était la malédiction de Souris, ainsi que la ‘malédiction’ de Sapience, dans les grandes lignes ; celle de Santal et de Satin lui demeuraient étrangères. Malgré tout, elle doutait qu’elles aient à endurer les supplices qui étaient les siens, ceux qui lui donnaient envie de fuir dans l’océan pour ne jamais revenir.

« Non, répondit-elle très honnêtement et très simplement à la place.
– Si tu veux, Satin peut t’expliquer comment on a fait pour s’échapper. Ça devrait te distraire, non ? Satin ? »

La petite marchait devant eux aussi vite que possible, ses petites jambes peinant à suivre le rythme des grands et leur imposant à leur tour un rythme plus lent que d’ordinaire. C’était toujours mieux que Souris toutefois, qui sous sa forme actuelle s’épuiserait très vite et qui risquait de se noyer s’il tombait dans le courant où les enfants avaient pourtant presque pied. Satin vint à leur niveau et commença à parler sans même attendre de confirmation :

« La dernière fois que j’ai vomi du tissu, Souris en a volé un peu. C’était avant que les docteurs viennent me voir. Il a voulu bloquer le verrou de notre chambre avec, pour voir, mais ça n’a pas marché. Alors, il m’a demandé de mettre le morceau de tissu entre la porte et le verrou de sa cage pour la nuit. Moi, j’ai réussi. »

Le rat couina en réponse d’un air outré. Satin lui adressa alors des babillages incompréhensibles, couinant comme si elle parlait le souris. C’était du bluff, pour se moquer sans doute : pourtant son frère lui répondait aussi, l’insultant dans la langue des rongeurs qui n’était pas celle des hommes. Santal reprit l’histoire pendant leurs jérémiades, plus sereine et plus compréhensible :

« Souris se transforme toutes les nuits, alors il dort en cage pour éviter les accidents. Surtout que lui et sa sœur ne veulent pas être séparés. Naturellement, sa cage a un verrou automatique aussi et Satin n’a pas le pass pour l’ouvrir : mais en bourrant un peu le fond du verrou avec du tissu, ça empêche le picolet d’aller tout au fond et du coup le verrou ne s’actionne pas sans même que l’on s’en rende compte. Ensuite ils ont creusé un trou dans le plâtre des murs juste là où il fallait à force d’essayer. Ils ont rendu l’administration fou à force d’endommager leur chambre, mais comme on est des enfants, c’est moins suspect que pour des adultes. Souris se baladait dans les murs en rongeant les fils d’un peu tout, dont ceux de nos portes pour nous libérer.
– Il ne s’est pas électrocuté ? s’inquiéta Juliette en déglutissant. »

Électricité. Spasme, spasme, spasme. Corps tordu. Os brisés. Os brisés comme la colonne vertébrale lors d’une chute sur des rochers tranchants.

« Les rats normaux se débrouillent pour éviter généralement, grâce aux armatures et à la taille de leurs dents. Souris est censé être un peu plus malin qu’un rat.
– Mais les alarmes ? Les gardes ? Il n’y avait personne dans les couloirs… »

Avalés par la terre, tous. Gardés en son sein, préservés comme des fossiles dans de l’ambre.

On ne retrouvera de toi que les dents.

« Alors ça, c’est Sapience, fit-elle en baissant encore la voix jusqu’à la rendre aussi douce que le clapotis de l’eau qui courait. Je ne sais pas comment il fait. Il… voit des choses dans ses rêves et il en impose d’autres aux gens. Je sais qu’il a fait se lever des gens, beaucoup de gens. Des gardes, je veux dire. Somnambules. Il leur a fait allumer des feux : dans la bibliothèque, dans les chambres… Partout, sauf dans le quartier des patients. »

Le feu qui ronge la terre, le feu qui te ronge, le feu qui te rongera bientôt dès que tu trébucheras, dès que tu tomberas près d’un trou un peu trop profond…

Juliette secoua la tête, incapable de poser plus de question. Il était trop difficile pour elle de réfléchir tout en gardant la voix mauvaise à distance.

« Ils vont nous rattraper, vous savez, annonça-t-elle soudain avec défaitisme. Ils doivent déjà être en train de nous chercher et ils vont trouver la grille. Ils vont nous retrouver et nous ramener et on ne sortira plus jamais de là. »

Personne ne lui répondit. En effet, ils n’avançaient pas vite, mais Sapience tout particulièrement ne semblait pas s’en inquiéter. Comme c’était lui qui avait le plus à perdre, finalement, lui et ses pouvoirs étranges qui ressemblaient plus à un don qu’à une malédiction, pouvoirs lui vaudraient pire qu’une punition s’ils étaient découverts, elle se dit qu’elle pouvait lui faire confiance.

Les murs blancs de l’infrastructure de traitement des ‘eaux maudites’ se fondirent soudain et sans préavis en des couloirs caverneux où le corps des fondations devenait grumeleux et irrégulier. Cette transition curieuse, brutale surtout, entre le civilisé et le sauvage rappela à la jeune fille à quel point l’endroit où on les tenait prisonniers était curieux. Elle percevait des énergies incommensurables dans les parois en roche qui l’environnaient désormais : peut-être était-ce pour cela que les constructeurs du lieu s’étaient passés de murs et de prétendus pour tailler leurs tunnels à même la pierre et transformer leurs rigoles en rivières. Parfois, ils tombaient sur des repères humains tels que des panneaux ou des anses pour se tenir près des corniches, sans compter les lumières électriques de plus en plus rares.

Pour Juliette, ces cavernes accentuaient son calvaire : elle marchait dans sa tombe.

Ils arrivèrent en bordure d’une crête où, justement, la rivière qui seule lui apportait du soulagement bifurquait vers la gauche pour s’enfoncer dans le sol. La route sur laquelle ils marchaient continuaient à droite au contraire, peut-être par souci de structure et de stabilité géologique. Pour la première fois, Sapience s’arrêta de marcher et s’approcha du bord, contemplant la rive décharnée en dessous qui accompagnait la rivière même dans ses mouvements les plus inconfortables. Il devait hésiter à poursuivre sur le chemin taillé ou à descendre pour continuer aux côtés de l’eau. Juliette s’approcha du bord elle aussi pour le presser dans sa décision, les yeux fixés sur l’onde.

« Je n’ai pas vu d’escaliers, mais je pense qu’en étant prudents, on pourrait descendre. La pente n’est pas trop raide… »

On la poussa dans le dos.

Juliette tomba en avant la tête la première et s’écharpa les bras en essayant de se rattraper. Son corps en mouvement roula et ricocha sur les roches jusqu’à la base de la pente, où sa chute cessa aussi brusquement qu’elle était survenue. Confusément, la jeune fille savait qu’elle saignait et qu’il lui manquait des morceaux de peau, mais elle n’osait pas vraiment regarder où. Son uniforme bleu prenait des teintes plus sombres au niveau des genoux, ça, elle était obligée de le voir car elle était sur le dos, soufflée, à regarder ses pieds parce que sa jambe droite lui faisait mal.

Elle leva les yeux avec beaucoup d’effort. Les Souffrants la regardaient depuis le haut de la corniche. Santal avait les yeux écarquillés et se mordait la lèvre. Juliette se focalisa sur son visage, car ceux de Sapience et de Satin étaient trop dans la pénombre pour qu’elle puisse voir.

« Je suis tombée, fit-elle misérablement. »

L’écho de sa voix monta faiblement jusqu’à la plateforme rocheuse d’où s’était faite sa chute. Sapience se pencha vers elle, amenant son visage à la lumière. Il était pensif.

« Désolé, Agate. »

Elle crut tout d’abord que ses amis essayeraient de descendre pour lui venir en aide, mais ils n'esquissaient pas le moindre geste. Sapience se pencha un peu plus et répéta, en articulant soigneusement, comme s’il avait peur qu'elle ne comprenne pas.

« Désolé, Agate. On t’aurait sauvée si possible.
– Quoi ? Tu dis… quoi ? ânonna la jeune femme en contre-bas. »

Elle entendait très bien, mais la douleur l’empêchait de vraiment comprendre. Juliette avait mal, elle avait très mal et elle ne savait pas pourquoi et rien n’allait parce que les rochers contre sa peau se réjouissaient de goûter à son sang et d’enfoncer leur pointe, leurs gravats dans sa chair et qu’elle n’aimait pas ça et qu’elle pensait bien avoir le droit de ne pas aimer ça, et de le crier de surcroît, mais que pour le moment, personne ne semblait prêt à l’aider et qu’elle n’osait rien dire parce que les Souffrants lui faisaient peur maintenant, moins que la terre qui voulait la faire taire mais peur quand même.

« On ne peut pas échapper à ces gens, crachat Sapience avec une intensité soudaine. On ne peut pas. On est des enfants et ils 'confinent' des choses plus effrayantes que nous, tous les jours. On a besoin d’aide. Je suis désolé, Agate, mais ton malheur est le sacrifice qu'il nous faut. La terre veut te voir souffrir et si on la satisfait, elle nous aidera. C’était écrit, de toute façon. C’est la seule voie qui existe. On ne peut rien y faire.
– Tu aurais pu ne pas me pousser, pleura Juliette.
– Je ne peux pas, s’exclama soudain Santal. »

Et l’aînée du groupe se mit à dévaler la pente à son tour, avec plus de maîtrise, sur ses deux pieds qui trébuchaient sur les prises et les pièges de la pente. Elle arriva en bas en titubant, se jeta à genoux près de Juliette et la poussa à se relever. L’adolescente pleurait et s’excusait sans ordre ni mesure, abattue par sa propre méchanceté. Pendant ce temps, Sapience vociférait depuis le chemin des hommes :

« Tu fais quoi ?!
– Je vais aller avec elle, lui répondit Santal en ravalant sa morve et sa culpabilité. Je vais avancer avec elle. Je veux pas la laisser seul. Allez-y, vous. Moi, je peux pas. »

Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, Sapience avait l’air surpris, pire, perdu. Juliette était contente, d’un coup. Elle se releva en s’appuyant sur son amie, la seule, la vraie, parce que sa jambe lui faisait trop mal pour marcher. À Sapience le traître, à Souris la souris et même à Satin qui ne disait rien, elle adressa un doigt d’honneur.

Les Souffrants n’avaient pas de temps à perdre car leurs poursuivants approchaient. Bénis par la terre, ils laissèrent les Plus Souffrantes Qu’Eux derrière eux au bord de la rivière.

Santal et Juliette avançaient lentement, la faute à la jambe tordue de la seconde. Elles marchaient bras dessus bras dessous, sans savoir où elles allaient exactement, suivant simplement le courant. Il n’était pas question de remonter la rivière souterraine car ça aurait voulu dire abandonner tout espoir de fuite ; alors, elles tâtonnaient dans le noir.

Le chemin emprunté perçait leurs chaussures et leurs pieds, parcouru d’arêtes coupantes qu’affinait l’érosion des gouttes tombant des stalactites. Elle avait tout d’abord cru que le passage entier avait été ainsi formé par l’action naturelle des éléments ; mais il y avait encore, grande surprise, des lampes suspendues au mur et des rambardes rouillées pour empêcher de tomber dans le courant. Ce dernier s’était affiné puis tu tout à fait, plongeant sous la surface plus souterraine encore de ses tunnels secrets.

Santal et Juliette ne savaient pas où l’eau allait. Elles ne savaient pas où elles allaient. Ce qu'elles savaient en revanche, c'était que les hommes en noir de l’hôpital étrange, quitte à choisir, prendraient leur suite plutôt que celle des Souffrants. La chute de la jeune fille avait produit du sang, beaucoup de sang, et des traces. Leurs pieds crevés par des piques malicieuses laissaient aussi des empreintes sanglantes sur le sol, des traces qui mèneraient tout droit à elles.

Les deux jeunes filles le savaient, mais elles n’en parlaient pas. Cela n’aurait servi à rien.

Elles arrivèrent à une bifurcation complète, une fourche où la voie de gauche ne se différenciait en rien de la voie de droite. Dépitée, Santal s’arrêta et lâcha prudemment Juliette, laquelle s’appuya contre le mur et se recroquevilla car elle avait peur qu’on lui crie dessus. Mais son amie n’en fit rien et soupira, la mort dans l’âme.

« Je suis désolée, Agate. Je ne voulais pas… Sapience dit que c’était la seule manière de s’en sortir. Mais je ne veux pas que ce soit à ton détriment. On a jamais été… en danger, là-bas. S’échapper ne vaut pas de te faire du mal.
– D’accord, fit Juliette qui approuvait grandement mais qui n’avait pas l’énergie de le dire autrement.
– On va faire ça… Tu prends la voie de droite. Et moi, je vais à gauche. Ils vont me suivre moi, pas toi. Tu auras une chance de t’en sortir. D’accord ? C’est pour m’excuser. »

Juliette aurait aimé, à l’instant présent, s’en défendre. Elle aurait aimé dire à Santal que, toutes les deux, c’était à la vie et à la mort, qu’elles ne s’abandonneraient pas. Mais elle était trop fatiguée et trop désillusionnée pour ça ; alors, simplement, elle demanda :

« Comment tu sais ? »

Santal lui fit un autre câlin, celui de trop, car Juliette avait envie de vomir : mais elle lui répondit confusément en serrant les bras n’importe où le long de sa masse, parce qu’elle avait l’impression que c’était important. Des étoiles dansaient devant ses yeux. L’adolescente lui murmura :

« Le santal est un bois porte-bonheur. Moi, je porte malheur. C’est ça ma malédiction. S’ils doivent faire un choix entre ta voie et ma voie, c’est la mienne qu’ils prendront. Si je prends un chemin et que tu en prends un autre, tu peux être sûre que le tien sera le seul à mener vers l’extérieur. Prends soin de toi, Agate… Je suis désolée. »

Juliette n’avait pas envie d’être seule, elle n’avait pas envie du tout d’être toute seule : mais le temps d’ouvrir la bouche pour le dire, Santal l'avait lâchée, était partie en courant dans l’autre direction et disparaissait maintenant au détour d’un virage.

Elle resta immobile un instant, occupée à respirer en silence, à oublier sa douleur et à oublier les cris dans son esprit. Qu'ils soient imaginaires ou non, il lui sembla soudain entendre des bruits dans le couloir derrière elle. Un instinct impérial se fit alors connaître d’elle : celui de la bête traquée, de la proie acculée. L’enfant musela souffrance et insultes pour recommencer à marcher, en appuyant sa main éraflée sur le mur pour se soutenir à la structure même qui voulait l’ensevelir.

Elle marcha ainsi dans le noir, là où les lanternes n’avaient plus ni huile ni électricité. C’était comme s’enfoncer dans des échos obscurs qui arrachaient son âme : sans vue, les hurlements de son esprit se faisaient plus forts et elle s’imaginait les créatures de ses cauchemars là, présentes à ses côté, cheminant sans jamais la toucher. Elle haletait de peur, mais elle ne s’arrêtait pas.

Juliette vit de la lumière, enfin. Le tunnel s’était amoindri petit à petit, l’étouffant, mais ce n’était pas pour l’avaler : c’était pour mieux déboucher sur une grille donnant sur l’extérieur, comme une porte de falaise. Elle se laissa tomber contre le grillage avec soulagement. Il était verrouillé.

Il était verrouillé.

Juliette pouvait sentir le vent et voir le soleil et entendre les mouettes et goûter la mer et toucher le sel et comprendre les vagues et percevoir le rivage et placer la lune et perdre la tête et refléter l’eau et commander aux anges qui nageaient dans la baie et attirer l’onde magnétique qu’elle sentait frémir loin de la terre et malgré tout cela, malgré la proximité de son salut, de la plage qu’elle aimait tant, le putain de grillage était verrouillé.

L’enfant était trop fatiguée pour pleurer, trop fatiguée même pour comprendre ce qui lui arrivait. Elle avait envie de sortir, c’est tout. Elle avait envie de retrouver l’océan, de lui retourner, de rompre la malédiction en disparaissant à jamais loin de toute terre, puis de retrouver son frère, puis de retrouver son père. De retrouver sa famille.

À cet appel, la marée réagit en frémissant, agitée par des formes qui passaient sous l’onde. L’eau qui commençait à ramper vers la fille et la grille, malgré la gravité, malgré l’action des vagues qui affluaient cette fois-ci sans refluer, fut piétinée et dispersée par les pas de choses qui émergeaient.

Lorsque la FIM en charge de cette brèche de confinement incompréhensible parvint enfin jusqu’au tunnel d’évacuation d’urgence de l’infrastructure de traitement des eaux du site Sophus-13 quelques minutes plus tard, ils trouvèrent la grille arrachée et des empreintes humaines et équines menant jusqu’à la mer qui déjà léchaient leurs contours et les effaçaient.


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