Noir Blanc Jaune
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« Tu connais les Bérurier Noir ?
- Attends, ne dis rien. Je l'ai su. C'est les humains qui fabriquent les portes, non ?
- Quoi ?
- Enfin, non, les objets qui servent à fermer les portes.
- Ça c'est des serruriers, Zéphyr. »

Zéphyr était occupé à suspendre du linge sur une corde tendue entre deux immeubles, le panier posé sur sa tête. La mère de Mehdi, qui vivait au neuvième étage, lui avait donné une pièce pour faire ça. C'était plutôt facile quand on avait un sac de flottaison naturel sur le dos et que la gravité était aussi faible - il fallait simplement prendre garde à ne pas se faire emporter par un coup de vent, mais il avait attaché sa sangle.

« C'est un groupe de musique. Bambi m'en a fait écouter hier au Manoir. Ils sont très en colère, mais d'une façon amusante.
- Amusante ?
- Comme quand tu jettes des trucs pourris dans des nuages de gaz juste pour voir comment ça explose ?
- Oh, je vois. »

Son ami Stratus, perché sur la ferronnerie d’un balcon, la queue enroulée autour d’un arrosoir, était occupé à essayer d’ouvrir une canette de boisson gazeuse baptisée « Schweppes ». Zéphyr n’était pas sûr de comment prononcer ça, ni ce que ça signifiait. Ils en faisaient une grande consommation – c’était une des rares nourritures locales qui convenait tout à fait à leur métabolisme et qui n’était pas régulée par leur médiateur.

Stratus força un peu trop sur la languette en métal, l’embout se détacha, et la canette resta désespérément fermée. Des vagues iridescentes sombres clignotèrent sur son sac dorsal et il claqua du bec furieusement.

« J’te préviens, dit Zéphyr en accrochant une pince sur un t-shirt, si ça se renverse sur le linge de la dame et que ça me coûte ma pièce, j'te parle même plus. » Il l’avait déjà rangée précieusement dans un des sacs-bananes en tissu coloré qu’il portait sur son harnais ventral, par-dessus son t-shirt – ou plutôt le demi-t-shirt qu’il avait découpé, comme tous les éoliens du Radeau le faisaient, pour pouvoir l’enfiler sans gêner son sac de flottaison dorsal.
C’était une pièce à deux couleurs avec « 10F » écrit dessus. On pouvait acheter plusieurs canettes avec ça.

Au lieu de lui répondre, Stratus planta son bec dans l’opercule pour faire sauter la languette. Une goutte de sang bleu perla, mais les vagues de couleur de son dos prirent une teinte bien plus satisfaite. Il attrapa la canette à deux mains et en déversa tout le contenu dans sa bouche en une seule fois, suspendu à l’envers par la queue. Zéphyr cliqueta frénétiquement– s’il avait été humain et pas éolien, le terme aurait sans doute été « pouffa de rire ».

« Comme si tu pourrais te trouver un autre pote que moi, » finit par rétorquer Stratus, la voix rendue un peu vrombissante par les bulles, avant de balancer la canette vide dans une poubelle neuf étages en contrebas. Des zébrures blanches ondulèrent sur le dos de Zéphyr. « C’est pas gentil pour Mehdi, ça, » dit-il en finissant d’accrocher un pantalon.
Il avait beau en voir tous les jours, il continuait de trouver vaguement alien qu’il existe des vêtements pour des jambes que lui n’avait jamais eues.

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Les deux ados éoliens guettaient, cachés dans une benne à moitié vide au coin de la ruelle qui marquait la frontière du quartier géré par le médiateur de leur Radeau communautaire. Il y avait un léger effet qui brouillait les perceptions le long de ladite frontière, délimitée par de discrets petits tags en forme de montgolfière, et cela rendait les lieux un peu plus difficiles à examiner pour un humain extérieur, mais mieux valait rester prudent et ne pas trop se faire remarquer.
Un gamin algérien de treize ou quatorze ans se dirigea vers leur cachette en longeant le mur avec un air de conspirateur. Il portait un survêtement aux coudes maintes fois recousus, tenait un pack de canettes de soda de la main droite, et sa main gauche était cachée sous une mitaine.
« T’as quoi d’autre ? chuchota Zéphyr.
- J’ai chouré des sucettes.
- Cool.
- J’ai un machin qui ressemble à un chewing-gum géant aussi.
- Ah. On peut pas manger ça avec nos becs, fit Stratus, déçu.
- C’est pour moi, ducon. C’est mon salaire pour faire vos courses.
- Mais !
- Tu préfères payer le triple en achetant tes canettes au marché intérieur du Radeau ?
- Ouais non. Moi ça me va, dit Zéphyr.
- On va à la planque avant le discours du médiateur au Manoir ?
- Grave. »

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« Meh-di ! Meh-di ! Mets dix balles ! Dans l’caddie !
- Vos gueules ! »

Mehdi poussa de toutes ses forces sur le guidon du caddie. Il sauta à l'intérieur dès qu’il prit une vitesse suffisante et s’accrocha à l’un des sacs de Zéphyr. Stratus cliquetait furieusement, les bras en ailes d’avion, pendant que leur bolide improvisé fonçait le long de la pente qui se trouvait sous le pont de la Seine. Ils décrochèrent leurs sangles de sécurité à quelques mètres du bord et flottèrent tant bien que mal au-dessus de la surface en cliquetant et en hurlant de rire pendant que le caddie coulait corps et bien dans l’eau putride. Malgré les quarante-cinq kilos supplémentaires de Mehdi à porter, ils survolèrent le fleuve et parvinrent à atteindre l’autre pente sans encombre.

Essoufflés, ils grimpèrent et flottèrent jusqu’à leur « planque », un rebord où se trouvait une anfractuosité secrète. Aucun risque d’être embêtés là-dedans. Stratus alluma la lampe qu’ils avaient accrochée au mur. Elle éclaira dix petits mètres carrés d’intérieur de pile de pont, remplis de canettes vides, de papiers de friandises et de journaux. « Il paraît qu'on va être relocalisés par le médiateur du radeau, » dit-il sans préambule.

« Ah non, » dit Mehdi, « pas question. J'ai déjà pas beaucoup de potes ici- »

« J'ai pas trop compris pourquoi, en vrai. Je crois qu'il y a une organisation qui a repéré qu’on était dans le coin ? Ou des flics ? Je sais pas. On va nous en dire plus ce soir au Manoir, je crois. » Il vida ses poches, ouvrit le sac où ils rangeaient leur stock de bonbons, et en sortit un sachet qui contenait une sucette et de la poudre qui pétillait.

Zéphyr attrapa une balle rebondissante dans un de ses multiples sacs et se mit à la lancer contre un des murs, celui où ils avaient dessiné des nuages. « J'ai pas envie de déménager, moi. »

Mehdi, lui, déballa son chewing-gum et, à son grand plaisir, découvrit un petit pétard en carton à l’intérieur. Il le fourra dans sa poche. « On va peut-être devoir bouger aussi. L’autre jour, ma mère a entendu des voisines raconter des trucs sur ma main, » dit-il en levant sa main gauche. Il portait une mitaine en laine à celle-là même en plein été. « Elles disaient que j’avais l’Ayn et que j’allais les maudire ou quoi. »

« Bande de grosses connes, » claqua Stratus, gardant la poudre pétillante pour lui et jetant la sucette à Mehdi, qui l’attrapa au vol.

La balle s’arrêta de rebondir. « C’est quoi l’Ayn ? » demanda Zéphyr, flottant devant leur fresque.

Mehdi enleva sa mitaine et posa la main à l’envers sur son front d’un geste dramatique. Il écarta les doigts pour ouvrir l’œil supplémentaire qu’il avait au creux de la paume. « Ouuuuuuuuh, c’est le mauvais oeeeeeil », hulula-t-il. Zéphyr émit une rafale de clics hilares. Il plaça la balle fluo au milieu de ses quatre yeux et siffla comme une chouette en réponse. Mehdi éclata de rire. Il remit sa mitaine, sortit un livre de son propre sac et commença à le feuilleter. « Eh, regardez un peu ce que j'ai trouvé dans la benne en bas. C'est super. Ya plein de trucs sur des vieilles armes et tout. »

Zéphyr se pencha pour mieux voir. Sous une tache de café, il y avait des dessins d'humains en costumes bleus ou rouges qui pointaient des fusils les uns vers les autres.

« J’ai demandé à ma cousine qui vit hors de la commu si elle voyait des trucs comme ça à l’école, mais ils apprennent que des trucs nuls, » soupira Mehdi. « Mais j’aimerais quand même bien y aller. Avec la mitaine, j’suis sûr que personne verrait rien. »

« Tu sais, pour moi t’es déjà difficile à distinguer d’un humain normal. Au début j’croyais que l’œil dans la main c’était juste un truc rare chez vous ou quoi, » objecta Stratus en continuant de recouvrir le pourtour de son bec de poudre pétillante. Il en lécha un peu, et des cercles multicolores crépitèrent comme un feu d’artifice silencieux sur son sac de flottaison. « Pourquoi tu le montres pas plus souvent quand on est là, d’ailleurs ? Moi ça me dérange pas.
- Je vois aussi par là, fit Mehdi en haussant les épaules. C’est relou de voir deux points de vue en même temps.
- Mais marrant, non ?
- Non. Ça me donne envie de gerber. Mais on s’en fout. Regardez ça. »

Mehdi plaça le livre entre les mains de Zéphyr d’un air autoritaire. « Regarde ! Ils mettaient des poudres mélangées dans un fusil ou un canon et BOUM, ça explosait. Il fallait trois couleurs différentes. » Zéphyr déchiffra très péniblement les caractères sous l’image d’une poudre noire : s-o-u-f-r-e, s-a-l-p-e-t-r-e, c-h-a-r-b-o-n. « C’est ce qui fait la fumée des voitures ? demanda-t-il.
- Nan, fit Mehdi en rigolant. Ça c’est l’essence, ducon. C’est du liquide.
- Mais ça explose aussi, non ?
- Ça crame si t’y mets le feu, ouais. Mais c’est pas pareil.
- Ah.
- Et la dynamite, ça explose aussi, non ? demanda Stratus.
- La quoi ? fit Zéphyr.
- La dynamite. C’était dans la chanson des Bérurier Noir que Bambi m’a fait écouter. C’était un concert, et à un moment le gars fait aux gens « et ensemble nous sommes de la dynamiiiiiite. »
- Tain mais pourquoi vous êtes aussi intéressés par les trucs qui explosent ? » demanda Mehdi en rangeant son livre.

Stratus avait presque fini de lécher la poudre pétillante et son dos clignotait autant qu’un manège de foire en pleine nuit. « Ben, la planète d’où on vient, c’était beaucoup plus de gaz qu’ici. Yavait plein de jeux avec ça, là-bas. » Il essuya son bec sur son demi t-shirt. « C’était nos courses de caddies, un peu, tu vois.
- Ça me ferait trop peur de vivre dans les nuages, » dit Mehdi en croquant bruyamment dans sa sucette. « Surtout si ça explose. »

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Le discours avait déjà commencé au Manoir. La bonne trentaine de réfugiés étaient tous présents. Stratus essaya de rejoindre son parent vers la droite de l’assemblée. Zéphyr flotta discrètement au fond de la salle, et se retrouva à côté de Cirrus, un éolien un peu plus âgé et en piteux état. Il avait des pictogrammes scarifiés sur le dos, et il affichait des couleurs complètement aberrantes, les pupilles dilatées. Du coin de l’œil, Zéphyr le vit ranger précipitamment un morceau de métal dans sa poche. Ça devait être un des jeunes adultes qui passaient la majorité de leurs journées complètement drogués au cuivre. L’exil sur Terre était toujours plus dur à gérer pour eux.

Le Manoir était en réalité un hangar industriel désaffecté, cerné par les immeubles HLM et les bâtiments plus ou moins dégradés, en plein cœur du petit quartier de banlieue parisienne où le Radeau des réfugiés éoliens avait décidé de s’implanter il y a une bonne dizaine d’années. C’était plus ou moins leur quartier général, ou leur salle commune, et c’était là que la plupart d’entre eux habitaient, ainsi que le médiateur. C’était aussi là qu’on leur faisait fabriquer des petits objets à vendre en dehors de la communauté pour tenter de la maintenir à flot financièrement. Les Radeaux de Liferaft étaient chacun dirigés par un médiateur chargé de protéger les membres de la communauté, de gérer l’approvisionnement, et de les relocaliser dans un lieu plus sûr en cas de fuite d’information. Celui du Radeau éolien était Flaille, un coluguien d’Alpha Tauri - un humanoïde aux grands yeux ronds et au visage plat, rempli de petites dents tranchantes et encadré par quatre oreilles très expressives. C’était lui qui les avait renommés selon des termes météorologiques humains, dans une vaine tentative d’intégration, après avoir lui-même été exilé de sa planète pour des motifs politiques. Pour Zéphyr, il avait l’air aussi alien que les êtres humains.

Ce soir, Flaille était monté sur la plateforme qui surplombait le reste du hangar - ses étagères, ses tables, ses bonbonnes, ses casiers individuels où les gens rangeaient leurs affaires – et ses grandes oreilles gesticulaient si fort qu’on aurait pu croire qu’il cherchait à s’envoler pour rejoindre le reste de son auditoire flottant et multicolore. « Et ils ont accès à une technologie expérimentale de téléportation, s’enthousiasmait-il. Vous savez comme moi qu’on n’aura jamais le budget pour affréter un vaisseau pour vous rapatrier, mais cette organisation cherche à tester un téléporteur sur des êtres intelligents. Ça marche déjà très bien sur des animaux – ils m’ont fait une démonstration avec des rats – et le taux d’échec actuel n’est que de moins d’un pour cent ! On ferait d’une pierre deux coups : ceux qui veulent retourner chez eux peuvent émarger sur cette liste, et ces humains-là peuvent vérifier gratuitement si leur technologie est opérationnelle. Qu’est-ce que vous en dites ? »

Les réactions étaient partagées. Plusieurs éoliens sifflèrent de façon enthousiaste, d’autres semblaient perplexes, d’autres encore discutaient à voix basse. Flaille moulina des oreilles avec agacement. « Réfléchissez bien ! C’est peut-être une opportunité qui ne se représentera jamais. Je ne vous oblige à rien. Les volontaires doivent juste se rassembler avec leurs affaires demain midi, dans la cour derrière le Manoir. »

Quelques éoliens flottèrent jusqu’au mur où la liste d’émargement avait été accrochée, et la signèrent avec un stylo accroché au bout d’une ficelle. Les oreilles de Flaille se dressèrent en point d’interrogation – signe de satisfaction chez lui – et une rangée de ses petites dents pointues barra son visage d’un sourire qui ressemblait à une fermeture-éclair. « Sur ce, je vous laisse réfléchir ! Comme on dit par ici, la nuit porte conseil, » conclut-il en tapant dans ses mains et en se dirigeant vers ses quartiers.

Zéphyr était indécis. Tout arrivait vraiment très vite et, n’ayant pas de gardien, il ne savait pas à qui demander conseil. Il jeta un coup d’œil en direction de Stratus, dont le parent était allé émarger sans hésitation – les yeux de son ami papillotaient à toute vitesse, l’équivalent éolien d’un début de crise de larmes. Pour ne pas l’humilier, Zéphyr arrêta de le regarder. Il se tourna vers le jeune éolien drogué au cuivre : « Vous allez signer, vous ?
- Signer ? fit le type en le fixant de ses yeux aux pupilles énormes.
- Bah, signer le papier pour rentrer chez nous.
- Euh. J’suppose, ouais.
- Ça vous fait pas peur ? On sait pas si ça va marcher. On pourrait mourir. »

Cirrus clignota de nouveau de façon aberrante. Il farfouilla dans sa poche pour toucher son morceau de cuivre. Son bras eut un léger spasme. Sa langue claqua. Il cliqueta un peu.

« J’crois que j’me fiche complètement de vivre ou mourir, » décida-t-il en flottant maladroitement en direction de la liste.

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Il lui fallait un avis extérieur. D’urgence. Un avis d’humain normal.

Bambi se repérait de très loin à l’odeur de cigarettes. Zéphyr la trouva assise sur un escalier, entourée d’un nuage grisâtre. Son vélo était posé de guingois contre la rambarde, sa trousse de couture était étalée sur une marche, et elle était en train de coudre une capsule de bouteille de plus sur la manche gauche de son blouson. La dernière fois que Zéphyr lui avait demandé à quoi ça servait, elle avait répondu que c'était son armure. Il fallait bien ça, supposait-il, pour survivre dans la rue quand on était un humain et qu’on ne pouvait pas s’envoler en cas d’urgence.

Il l’observa un moment, flottant à quelques mètres au-dessus d’elle – puis il ouvrit un de ses sacs bananes et fit pleuvoir une quantité impressionnante de capsules sur les genoux et les cheveux bruns emmêlés de Bambi. Surprise, celle-ci éclata de rire. Elle commença à fourrer les nouvelles capsules dans un de ses sacs, et lui tapa dans la main dès qu’il descendit à sa hauteur. « Alors ? Ça y est ? Vous allez repartir ? J’ai appris la nouvelle, tout à l’heure !
- Les bruits volent vite.
- Courent vite.
- Oui, bon, comme tu dis.
- T’as signé la liste ?
- Euh. Pas encore. »

Bambi attrapa un poinçon dans sa trousse et commença à percer des trous dans une autre capsule. Zéphyr enroula sa queue autour de la rambarde de l’escalier et observa les alentours. Il y avait un canapé défoncé contre un mur, plusieurs caisses vides, et pas mal de tags. Dans un coin, un chat était à moitié caché dans un carton où un voisin avait gentiment déposé une petite couverture et une gamelle en plastique remplie d’eau. Sur le mur d’en face, quelqu’un avait maladroitement dessiné une fusée.
Il se tassa un peu sur lui-même. « Bambi ?
- Quoi ?
- Je suis pas sûr de vouloir repartir sur ma planète.
- Ah ?
- Je m’en souviens pas très bien. Ici, je connais mieux, à force. »

Elle renifla. « C'est quoi, en même temps, tes perspectives d’avenir ici ? Acrobate ? Bête de foire ? Laveur de carreaux ?
- Le médiateur dit souvent que c'est « vidéo de dissection de la Nasa ». Je sais pas trop ce que ça veut dire.
- Ha ! Il a pas tort. Les humains te découperaient pour savoir comment tu marches.
- Toi, tu me découpes pas.
- C’est vrai. »

Son regard se posa sur des pages arrachées à un livre qui prenaient l’eau près d’une gouttière. De petits cercles verts songeurs s’affichèrent sur son dos. « En vrai, j'aimerais bien aller au lycée, moi.
- Le lycée ? Qu'est-ce que tu y foutrais ?
- Je sais pas. Mehdi nous montre des livres, des fois. Tout à l'heure on a parlé de poudre à canon. Ça avait l'air intéressant.
- Cool.
- Il voulait y aller, à l'école, mais sa mère voulait pas à cause de son œil dans la main.
- Écoute-moi bien mon coco, ton pote Mehdi, s'il va pas à l'école, c'est pas parce qu'il a un œil dans la main, c'est parce qu'il a pas de papiers et ses parents non plus. Et j'te prie de croire que les flics s'en branlent, de son œil. »

Zéphyr soupira et leva la tête. Le ciel commençait à devenir un peu rose, mais impossible de voir le soleil se coucher, avec tous ces immeubles. Et il n’avait pas le droit de monter trop haut – interdit par Flaille, qui craignait que leur campement se fasse repérer.
Bambi lui jeta un coup d’oeil en biais. Elle sembla hésiter un moment, puis écrasa sa cigarette par terre et se leva. « Eh, ça te dirait d’aller sur le toit ? On restera prudents, personne te verra. »

Zéphyr hocha la tête frénétiquement.

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« Reste près de la cheminée d’aération. T’es sanglé ? Tu vas pas t’envoler ?
- Ouais, c’est bon. »

Un petit vent frais soufflait sur le toit, faisant oublier momentanément l’atmosphère polluée. Zéphyr enroula sa queue autour du tuyau auquel il avait accroché sa sangle et s’installa pour regarder le coucher de soleil. Bambi, de son côté, avait déjà rallumé une cigarette et ressorti son matériel de couture comme s’ils n’avaient pas bougé d’un pouce. Elle enfila une nouvelle capsule sur son aiguille et contempla le ciel rose-orangé. « C’est quand même beau, hein ?
- Ouais. Ça me rappelle chez moi, un peu, admit Zéphyr.
- J’croyais que tu t’en souvenais pas bien.
- Je me souviens du ciel.
- C’est déjà ça.
- Il y en avait beaucoup plus qu’ici.
- Du ciel ?
- Ouais. »

Zéphyr fouillait distraitement dans ses sacoches et ses bananes. Il y trouva plusieurs petites pièces jaunes de quelques centimes de francs, un briquet en plastique donné par Bambi, une des pinces à linge de la mère de Mehdi, et un sachet de poudre pétillante qu’il avait gardé de côté pour Stratus. Si ça se trouve, c’était la dernière journée qu’il passait sur terre avec ses copains, à faire des idioties avec des caddies et à parler de musique où il y a des trucs qui explosent. Ses yeux commençaient à papilloter un peu.

« Bambi ?
- Ouais ?
- Ton truc à musique ? Il a des piles ?
- Mon walkman ? Ouais, pourquoi ?
- J’aimerais bien écouter ce que tu as fait écouter à Stratus. Ya une chanson qu’il aime bien où ça parle de dy-na-mo.
- De dynamo ? T’es sûr ?
- C’est les Serrures Noires ?
- Les Serr- Les Bérus ? Oh, de dynamite tu veux dire ?
- Ouais !
- C’est sur le concert que j’ai enregistré mais c’est pas vraiment dans une chanson. C’est juste qu’ils disent ça au public à un moment quand ils jouent La Jeunesse Emmerde le Front National. Attends, je te retrouve ça. »

Bambi déballa un de ses sacs en tissu et en extirpa le walkman qu’elle cachait sous ses vêtements de rechange. Elle rembobina un peu la cassette, appuya sur stop, monta le son et lui tendit le casque. Les oreilles de Zéphyr n’étaient pas faites pour les casques humains – l’écartement ne correspondait pas – mais il pouvait tenir un des écouteurs collé dessus pour entendre.
Stratus avait raison, ces gars-là étaient très énervés.
Il ne comprenait pas tout. Le chanteur vociféra « parqués dans des cités-dortoirs » et il cliqueta un peu. Ça, par contre, il connaissait. Bambi sourit.
Effectivement, à un moment, on entendait le type crier au public : « nous sommes noirs, nous sommes blancs, nous sommes jaunes, et ensemble nous sommes de la dy-na-mite ! ». Il pensa à Mehdi et ses histoires de poudre à canon. Comme le son s’entendait même à travers les écouteurs, à un autre moment, Bambi reprit tout bas en chœur « jeunesse française, jeunesse immigrée, so-li-da-ri-téééééé ». Zéphyr cliqueta de plus belle en regardant le soleil descendre entre les tours. Des cercles crépitaient partout sur lui. C’était eux ! Ça parlait d’eux !

Il rendit délicatement les écouteurs à Bambi une fois la chanson terminée, et appuya sur le bouton qui avait un carré, pour ne pas trop utiliser de piles. « C’était cool. Merci. Ils en ont d’autres ?
- Plein ! Je te ferai écouter, si tu décides de rester. »

L’anxiété revint au galop. Il s’enroula encore plus fort autour du tuyau près de la cheminée d’aération. Le soleil avait presque disparu, et la cigarette de Bambi était presque finie.
Il l’observa. Ses poignets étaient franchement maigres, pour un jeune être humain adulte. Ses cheveux – il ne s’y ferait jamais non plus, à cette idée que des ficelles leur poussaient comme ça sur la tête – étaient sales et emmêlés. Qu’est-ce qu’elle allait devenir si le Radeau quittait le quartier et que les humains normaux reprenaient possession des lieux ? Où est-ce qu’elle allait vivre ?

« C’est quoi pour toi tes… » Il chercha ses mots, tentant de se souvenir de ceux qu’elle avait employés un peu plus tôt. « Tes perspectives d’avenir ? »
Elle s’arrêta un instant de coudre, puis reprit son ouvrage comme si de rien n’était. « Me demande pas un truc pareil, j’essaie déjà de tenir jusqu’à la fin du mois, ricana-t-elle.
- Non mais pour savoir où tu vas aller.
- Si j’pouvais ne pas retourner chez mon père, déjà, ça serait pas mal.
- Tu y retourneras pas.
- Ouais. Faudrait qu’il m’attrape d’abord. Sans mon vrai nom, c’est plus compliqué.
- Bambi, c’est pas ton vrai nom ? »

Elle éclata de rire.

« Comment ça pourrait être mon vrai nom ?
- Pourquoi ça le serait pas ?
- Bambi c’est le nom d’un animal dans un dessin animé, Zéphyr, c’est pas un nom d’humain.
- Ah.
- Tu me fais trop marrer. J’adore.
- Zéphyr c’est pas mon nom non plus.
- Ouais, tu me l’avais dit il y a un bail. Mais je sais toujours pas le vrai.
- C’est… »

Il siffla deux notes et clignota en noir et blanc.

« Et Stratus, c’est… »

Il siffla deux autres notes et clignota en jaune et noir. Bambi lui souriait gentiment, l’air un peu triste. « Tu sais… J’suis contente pour vous, si vous pouvez repartir. Mais vous allez me manquer. »

Les yeux de Zéphyr papillotaient vraiment très fort.

Bambi tira sur un nœud et tapota sa manche couverte de capsules. Elle souffla la fumée de sa cigarette dans l'autre direction, pour ne pas trop gêner Zéphyr.

« Moi, si j'avais une autre planète, j'te prie de croire que je me casserais de celle-ci vite fait. »

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Zéphyr dormait la tête en bas, la queue enroulée autour d’une des poutres de l’entrepôt. Dans ses rêves, il n’y avait pas de sol.

Il y avait des nappes de gaz de différentes couleurs, différentes densités, plus ou moins respirables, que son peuple considérait comme des zones à part entière, des sortes d’océans remplis de dangers. Il y avait des bancs de Flotteurs de différentes tailles et espèces, cultivables et exploitables, ou sauvages et imprévisibles. Il y avait des réseaux d’Arômes où poussaient des fruits délicieux, et d’autres qui accumulaient des toxines mortelles au passage de chaque banc de brume. Il y avait les Cordées et les Perchoirs fabriqués par les siens, et qui reliaient divers lieux entre eux. Il y avait un haut et un bas, et tout ce qui se trouvait entre les deux, mais pas de vraie limite au monde.

Pourtant, dans ses rêves où il n’y avait pas de sol, il y avait des frontières. Et une guerre pour les redessiner.

Il était très petit lorsque son parent avait décidé de l’envoyer loin du danger et des explosions – un programme de sauvetage en catastrophe, mal pensé, créé dans l’urgence, pour transférer temporairement des enfants et des vieillards vers une petite planète bleue. Il ne se souvenait plus très bien des détails, et les spécificités de son monde s’estompaient de plus en plus de sa mémoire. Mais les rêves avaient une forme de clarté que les souvenirs réels n’arrivaient jamais à atteindre, et dedans, il faisait flotter des jouets sur des collecteurs de pluie, se suspendait à des branches couvertes de piquants sous un ciel rose, orangé et jaune, et défiait ses amis de traverser de petits nuages toxiques sans respirer. Leurs visages s’étaient presque tous effacés.

Dans ses rêves où il n’y avait pas de sol, Zéphyr se sentait à moitié chez lui, et à moitié un étranger.

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La matinée passa comme une crise de somnambulisme. Il ramassa des capsules pendant une heure ou deux (avec la vague idée de les donner à Bambi avant de partir), regarda la plupart des autres rassembler leurs maigres affaires dans des sacs, et passa un certain temps à faire cliquer son briquet.

À onze heures et demi, il n’avait dit au revoir à personne, et il n’avait toujours pas ajouté son nom sur la feuille. Cherchant Mehdi par les fenêtres du hangar, il vit un grand camion gris et noir se garer non-loin de la frontière du Radeau.

À midi, il allait prendre son courage à deux mains lorsque le médiateur annonça que des tentes avaient été installées sur l’ancien parking de l’entrepôt par l’entreprise qui se chargeait de les rapatrier, et qu’il fallait passer de l’une à l’autre pour faire enregistrer leurs affaires et passer quelques examens médicaux sommaires. Stratus était avec son parent dans la file qui se formait devant les tentes blanches. Mehdi restait introuvable.
Zéphyr se dirigea vers la file à contrecœur. Il n’avait pas envie de partir, mais encore moins envie de rester tout seul. Visiblement, plusieurs éoliens étaient déjà entrés dans les tentes.

« On entre un par un seulement, s’il vous plaît ! » dit un humain en blouse blanche devant le volet de la première tente, en faisant signer un papier au parent de Stratus.

La file avançait doucement. Zéphyr s’interrogeait sur l’enfilade de tentes – il devait y en avoir une pour poser les bagages, une pour signer des choses, et une pour les examens, raisonna-t-il. Comme pour confirmer son hypothèse, il entendit vaguement « -posez le sac dans- » lorsque Cirrus entra sous la première tente. Son sac semblait vraiment lourd. Il ne savait pas que le junkie possédait autant de choses. Qui sait, c’était peut-être blindé de bouts de cuivre.
Il tritura les capsules sur la sangle de son sac banane. Il n’était pas sûr de vouloir le déposer dans la tente. Nerveusement, il ajusta son t-shirt pour cacher sa banane dessous.

Il n’y avait plus que trois personnes devant lui au moment où un autre humain en blouse blanche passa en faisant un signe au médiateur, près de la grande porte du Manoir.
Un des pans de sa blouse voleta, révélant une arme à feu, et Zéphyr eut l’impression que du soda glacé descendait dans son ventre.
Non, non, non. C’était forcément son imagination qui-

Les humains te découperaient pour savoir comment tu marches, fit Bambi dans sa tête.

Un bruit de choc sourd, venant d’une des tentes.
Les tentes dont il n’avait vu personne ressortir, hurla-t-il intérieurement.

Il gonfla son sac de flottaison brusquement et décolla à la verticale, mais une fraction de seconde trop tard – il sentit une main l’attraper par la queue et le tracter brutalement vers le sol. Le monde tourbillonna, et quelque chose le frappa en pleine tête au-dessus du bec. Il tomba et se retrouva face à des bottes de combat noires très floues. Un second coup s’abattit.
« Qu’est-ce que tu fous ?? » vociféra une voix humaine très lointaine. « MC&D les veulent entier. Tu veux pourrir notre bonus ?
- Ce petit con voulait se barrer, grommela la voix de l’entrée de la tente.
- Le tue pas, abruti, insista l’autre. Leur sang bleu, il vaut de l’or au marché noir. Beaucoup plus que ton salaire. Et tous les jours ! C’est le client qui l’a dit. Suis juste les ordres. Pique-le. »

Le monde n’eut soudain plus de sol.

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Il revint à lui au milieu d’un raffut épouvantable, bousculé de toutes parts et ballotté par le mouvement d’un véhicule. Ça claquait du bec, ça criait et ça clignotait de partout.

Il se souvenait d’un coup entre les yeux.

Ne le tue pas.

La panique était totale, et il lui fallut une bonne minute pour analyser la situation.

La seule lumière ambiante venait de chromatophores affolés.

Tous les éoliens étaient au même endroit, sans leurs bagages, dans un espace réduit.

Cet espace réduit était une cage en tiges métalliques, épaisses comme des crayons de papier, qui s’entrecroisaient pour faire des mailles grossières, larges comme une main.

Leurs affaires étaient entassées à plusieurs mètres de la cage.

Dans l’autre direction, il y avait une énorme double porte fermée.

La pièce bougeait.

Ils étaient dans un camion en mouvement, qui roulait puis s’arrêtait, comme s’il était dans un embouteillage.

Ne le tue pas, avait dit la voix. Leur sang vaut de l’or au marché noir. C’est le client qui l’a dit.

Quelqu’un s’appuya sur lui pour tenter de s’échapper de la cage, et il regonfla son sac dorsal pour prendre un peu de hauteur. La cage était un peu moins haute que l’intérieur du camion, mais il avait tout de même une meilleure vue d’ensemble. Il aperçut le médiateur, les vêtements à moitié déchirés, ses oreilles couchées par la terreur, qui s’agrippait aux barreaux. « SORTEZ-MOI DE LÀ ! ON AVAIT UN MARCHÉ ! » hurlait Flaille aux mercenaires, qui ne pouvaient probablement pas l’entendre.

Zéphyr tiqua. Comment ça, ils avaient un-

« Un marché ? Un marché ?? » fit le parent de Stratus – Zéphyr n’avait jamais réussi à retenir le nom terrien qui lui avait été attribué – en agrippant à pleine main une des oreilles de Flaille, qui hurla de plus belle en guise de réponse. « Vous avez entendu ? » reprit le parent, si furieux qu’il en devenait entièrement zébré de blanc, quasi livide. « Cette ordure nous a vendus ! Ils nous a tous vendus !!
- Ils m’avaient juré- ! commença Flaille.
- Juré quoi ? Juré QUOI ?? Qu’ils te foutraient la paix en échange ? Que t’allais être intégré chez les humains ? Que t’étais un « bon alien » ??
- Que-qu’ils me renverraient sur-
- Sur TA planète ??
- Oui !
- Comment t’as pu croire une connerie pareille ??
- Je sais pas, je- vous êtes- je suis-
- T’as cru quoi ? Qu’ils allaient te traiter différemment parce que t’as l’air plus humain que nous ??
- Je- oui- je-
- Mais on est pareils, connard ! Ils font pas de différence entre nous ! On est tous des saloperies d’aliens pour eux ! Des animaux ! Ils s’en foutent aussi, de toi ! »

Certains éoliens protestaient, d’autres criaient aussi sur le médiateur, d’autres encore n’avaient même pas entendu et papillotaient des yeux frénétiquement, terrorisés. Certains essayaient de tordre les mailles de la cage pour les agrandir, mais bizarrement, ils semblaient comme perdus, les gestes de moins en moins assurés, le regard de plus en plus lointain.

Stratus s’attaqua à une des mailles déjà un peu tordues et tira dessus. Ses pupilles se dilatèrent presque immédiatement et il jeta les bras en arrière comme si les mailles l’avaient électrocuté.

« C’EST DU CUIVRE ! LES TIGES SONT EN CUIVRE ! TOUCHEZ PAS À LA CAGE ! » hurla Zéphyr. La plupart l’ignorèrent et continuèrent de forcer sur les mailles, devenant de plus en plus léthargiques et hagards. L’un d’entre eux essaya d’enrouler son t-shirt autour de ses mains, mais visiblement, l’effet traversait le tissu aussi. Les autres étaient trop occupés à insulter et même frapper le médiateur. Il leur aurait fallu des outils, des protections plus épaisses, des gants, mais tout était dans leurs sacs à l’extérieur de-

Un des plus grands sacs bougeait au fond du camion, dans le tas de bagages. Dans la panique générale et avec les cahots de la route, personne d’autre ne semblait l’avoir remarqué. Les cordons étaient très serrés, mais quelque chose essayait de les forcer de l’intérieur.

Une main humaine gantée en sortit péniblement.

« Mehdi ?! » s’écria Zéphyr. « Qu’est-ce que tu fous là ? »

S’il y eut une réponse, elle fut étouffée par le tissu et par le vacarme ambiant. La main gantée tâtonnait pour trouver le nœud qui fermait le sac.

« L’Ayn ! Utilise l’Ayn ! » hurla Zéphyr. La main s’immobilisa, disparut un instant dans le sac, et en ressortit sans son gant, l’œil écarquillé au creux de la paume. Elle pivota méthodiquement pour observer son environnement immédiat, puis les doigts saisirent le nœud du sac pour tirer dessus d’un coup sec. Mehdi s’extirpa du sac, complètement ébouriffé, et courut vers la cage. « Qu’est-ce que tu foutais là-dedans ?? » cria Zéphyr, que la panique faisait clignoter de plus en plus vite.
« J’voulais voir si ces gars avaient des armes du futur ou quoi ! » s’exclama Mehdi, l’air hagard. « J’pensais pas qu’ils vous-
- C’est pas important. Tu crois que tu peux tordre les mailles ?
- Avec la main droite, ouais. Pas la gauche, ça va crever mon œil.
- Rha c’est pas vrai ! Passe-moi un truc, un bout de sac, n’importe quoi pour protéger mes-
- Mais t’es con ou quoi ?? lui hurla Mehdi. Ils t’ont laissé ta banane ! »

Il y eut quelques secondes de flottement. C’était vrai. Zéphyr avait toujours sa banane préférée, cachée sous son t-shirt. Il la détacha avec des gestes fébriles et enroula la sangle couverte de capsules métalliques autour d’une de ses mains. Mehdi tira de la main droite, lui de la gauche. Les mailles commencèrent à se tordre et s’écarter péniblement. Pas encore assez pour faire passer un éolien, même avec beaucoup d’imagination.

« Qu’est-ce que tu faisais dans mon sac ? » fit une voix un peu perplexe. Zéphyr se retourna. C’était Cirrus. Il n’avait pas l’air plus paniqué que ça – plutôt complètement largué.

« Ignore ce gars, Mehdi, il est tout le temps défoncé, » l’interrompit Stratus, qui commençait à cliqueter de rire et à papilloter des yeux à la fois à mesure que ses nerfs le lâchaient et que le cuivre faisait buguer son cerveau.
« Défoncé ? » fit Mehdi, tirant de plus belle sur les mailles, la sueur commençant à perler sur son front. On aurait pu faire passer une tête par le trou, à présent, mais pas plus. La souplesse des tiges de cuivre avait ses limites, et ils ne progressaient presque plus.
« Défoncé au- » commença Zéphyr. « Oh merde. Merde. Cirrus ? Tu crois que tu pourrais trancher ça ? » demanda-t-il en pointant les mailles.
« Hein ?
- Les tiges ! La cage !
- Avec mon bec ?? T’es fou.
- T’en lèches tout le temps ! T’es habitué ! Tu pourrais en couper une, c’est sûr !
- Même avec mon seuil de tolérance, j’vais faire une overdose. Et pour quoi foutre ? On va déjà tous crever.
- J’ai entendu les humains ! Ils veulent pas nous tuer tout de suite ! Ils veulent notre sang ! Ils vont nous saigner à blanc ! Tout le temps ! Jusqu’à ce qu’on en crève ! »

Il y eut comme un flottement pendant lequel Cirrus regarda une des tiges de cuivre tordues d’un air vide. Zéphyr le revit la veille, indolent, signant maladroitement la liste, se fichant de vivre ou mourir.

« Il t’écoutera pas, » pleurnicha Stratus. « Il s’en tape. C’est juste un gros drogué. »

Cirrus les regardait, inexpressif, ses couleurs absurdes totalement indéchiffrables. Stratus continuait de cliqueter et de papilloter en se triturant les doigts. Mehdi tirait sur la cage de sa main droite. Les capsules cousues sur la sangle de la banane se tordaient et s’aplatissaient sous la pression à mesure que Zéphyr forçait dessus. C’était fini. Ils avaient atteint la limite de la torsion.

Et puis quelque chose se produisit.

Sans crier gare, Cirrus abattit son bec sur le cuivre comme une énorme pince coupante. Sa peau clignota comme une guirlande de noël buguée. Un sifflement incompréhensible sortit de sa gorge. Zéphyr claqua du bec de surprise.

SNAP.

Sans prendre de pause, le junkie attaqua une seconde tige déformée. Un filet de sang bleu commença à couler au coin de sa bouche. Ses bras furent saisis de violents spasmes. Il sifflait comme une bouilloire.

SNAP.

Sous les regards effarés de Mehdi, Stratus et Zéphyr, Cirrus referma son bec ensanglanté sur une troisième tige avec une férocité surnaturelle. Ses couleurs avaient depuis longtemps cessé d’avoir un sens. Il vibrait presque. Le peu qu’on voyait de ses yeux était complètement noir.

SNAP.

Sa tête bascula en arrière et il s’écroula, le sac de flottaison à plat, l’écume au bec, ses couleurs quasi éteintes. Stratus rattrapa le junkie avant qu’il ne heurte le sol.
Zéphyr inspira à fond, expira, dégonfla son dos autant que possible… et parvint à se faufiler par l’ouverture.
Quelques éoliens se retournèrent. « HÉ ! » s’écria un autre, « Cirrus a brisé les barreaux ! »
Ils s’élancèrent vers l’ouverture, et la cohue reprit de plus belle. Tout le monde voulait sortir en premier. Certains se faisaient plaquer contre les mailles.
Un coup de feu retentit en écho à l’intérieur du camion. Tout le monde s’immobilisa.
Mehdi se tenait devant l’ouverture de la cage, deux petits bouts de carton dans les mains.

« C’était mon seul pétard, alors maintenant vous m’écoutez. On peut tous sortir d’ici si on reste calmes, ok ? On y va un à la fois, et on laisse personne en arrière, » annonça-t-il d’un ton qui n’autorisait pas de discussion.
Les éoliens commencèrent à s’extirper de la cage un par un. Certains papillotaient toujours, d’autres murmuraient entre eux.
« Même ce connard ? » fit le parent de Stratus, qui tenait toujours le médiateur par une oreille. Flaille se protégeait la tête avec les mains. Du peu que Zéphyr voyait, plusieurs de ses petites dents pointues étaient tombées.
« Même le connard, monsieur Stratus, » insista Mehdi.
« Mon nom c’est Sirocco.
- Désolé, monsieur Sirocco.
- C’est quoi, ton nom ?
- Mehdi, monsieur.
- Tu ferais un meilleur travail que lui, Mehdi le Médiateur.
- Ça c’est pas dur, monsieur Sirocco.
- Ha ! J’l’aime bien, lui, » conclut Sirocco, pointant Mehdi du doigt tout en tractant Flaille à travers l’ouverture de la cage.

Zéphyr venait de découvrir une sorte de loquet sur les portes du camion. Celui-ci avait commencé à prendre de la vitesse depuis quelques minutes. Peut-être avaient-ils quitté les embouteillages. Il espérait juste qu’ils n’aient pas encore atteint l’autoroute.
Il entrouvrit la porte-
-et celle-ci s’ouvrit à la volée, révélant une voiture noire suivant le camion de près, avec plusieurs mercenaires dedans, qui poussèrent des exclamations de surprise. Zéphyr hurla et se cacha derrière l’autre porte encore fermée. « Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ?? » s’écria-t-il.
« On n’a pas nos sangles ! On n’a rien pour s’accrocher ! On va s’envoler ! » gémit un des jeunes.
« On a qu’à tous s’envoler d’un coup sous leur nez ! » suggéra un adulte.
« Ils ont des armes, » gémit Zéphyr, « on va se faire descendre… »
« Attendez, » marmonna Sirocco. « J’ai une idée. »

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À bord de la voiture-pilote, trois mercenaires de Primordial avaient effectivement dégainé leurs armes, espérant faire suffisamment peur à leur cargaison extraterrestre pour avoir le temps d’arrêter le camion et de ré-enfermer tout ce petit monde à l’intérieur. Ils étaient parés à toute éventualité.

Sauf peut-être à voir le médiateur extraterrestre se faire catapulter hors du camion, hurlant à la mort, et s’écraser en plein sur leur pare-brise.

La voiture fit une embardée, monta sur le trottoir et finit sa course contre un mur de briques.

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Les éoliens se tenaient presque tous par les mains lorsqu’ils jaillirent du camion et gonflèrent leurs sacs de flottaison à fond – Cirrus, toujours évanoui, était porté par trois jeunes, qui regardaient le héros du jour avec une révérence quasi-religieuse. Stratus et Zéphyr encadraient Mehdi, passablement terrorisé, qui se tenait à la queue de Sirocco et n’avait visiblement aucune envie de sauter d’un véhicule en marche.

Le choix fut fait pour lui lorsque le camion pila brutalement et qu’il lâcha prise.

Tous trois hurlèrent et claquèrent de concert, mais le vent emportait déjà Sirocco et tous les autres hors de portée. Le conducteur avait dû voir l’envol des éoliens dans son rétroviseur, réalisa Zéphyr entre deux claquements de bec paniqués. Il tentait de s’accrocher à tout et n’importe quoi tout en tenant Mehdi, mais son poids l’entraînait vers le bitume de la route.

Le camion recula violemment, et ils se retrouvèrent à la hauteur de la portière du conducteur, Zéphyr accroché à la poignée, Stratus au marche-pied, et Mehdi à une sorte de bouchon qui dépassait un peu plus bas. Le mercenaire avait descendu sa fenêtre et se débattait simultanément avec son volant et son arme, essayant de faire marche arrière tout en les maintenant en joue.

Dans le rétroviseur, Zéphyr vit qu’ils s’approchaient d’un pont.

« B-BANANE ! » cria Stratus d’une voix rendue un peu hésitante par le cuivre qu’il avait touché plus tôt. Sans réfléchir, Zéphyr farfouilla dans son sac et y saisit la première chose qui lui tomba sous la main. Un nuage de poudre pétillante pour sucette entra en contact avec les yeux du conducteur. Le mercenaire hurla et écrasa l’accélérateur.
« DONNE LE BRIQUET ! DONNE LE BRIQUET !! » gueula la voix de Mehdi en contrebas, un bras accroché à Stratus, celle avec l’œil fourrant son gant dans la trappe de carburant du camion. Zéphyr fit maladroitement tomber son briquet et crut que tout était fichu, mais la main avec un œil l’attrapa au vol avec une précision surnaturelle.
« N-NOUS SOMMES NOIRS - NOUS SOMMES B-BLANCS - NOUS SOMMES JAUNES- » balbutia Stratus, qui commençait à lâcher prise.
« ET ENSEMBLE, » reprit Zéphyr en s’apprêtant à sauter, « NOUS SOMMES DE LA- »
« AAAAAAAAH DYNAMITE ! » hurla Mehdi en mettant le feu à quelque chose qu’il ne vit que du coin de l’œil – et tous trois furent projetés au-dessus de la rambarde du pont par un souffle puissant.

À leur grande horreur, leur élan les éloigna de la berge la plus proche.

Zéphyr gonfla son sac de flottaison à s’en faire mal – Stratus, peut-être à cause de son état, n’y arrivait plus qu’à moitié – Mehdi s’agrippant à lui comme à une bouée. « C’est comme les caddies, c’est comme les caddies, » gémit Mehdi.

« Ouais, c’est comme les caddies, » le rassura Zéphyr en vain, luttant contre la gravité, voyant la surface de l’eau se rapprocher inexorablement.

Ils plongèrent dedans à seulement quelques mètres de la rive. Zéphyr se débattit comme un fou furieux. Il n’avait jamais nagé de sa vie. Son sac de flottaison maintenait accidentellement sa tête sous l’eau. Dans sa panique, il n’arrivait plus à le dégonfler.

Des couleurs dansèrent devant lui.

Il n’y avait pas de sol, il n’y avait pas de sol, il n’y avait pas de-

Un vélo grinçant s’approcha à toute vitesse, dérapa dans un fracas métallique et une bordée de jurons, et quelqu’un le tracta hors de l’eau saumâtre.

« Mais qu’est-ce que vous avez foutu ?? » vociféra Bambi, trempée, les vêtements déchirés, en les déposant l’un après l’autre sur la berge.

Zéphyr, à bout de souffle, le bec rempli d’eau, pointa du doigt la manche du blouson de leur amie, dont plusieurs des capsules avaient sauté.

« C’est pas grave, » fit-elle. « Tu m’en trouveras d’autres. »

Il cliqueta de rire entre deux quintes de toux.

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« J’ai vu Flaille, tout à l’heure.
- Tu lui as collé un pain ?
- Non, il se remet toujours de l’accident. Il a une béquille et tout.
- Bien fait pour sa g-
- En fait, il était venu nous dire que l’organisation qui gère les radeaux dans ce pays vous avait désigné un nouveau médiateur. »

Mehdi posa un sac en plastique rempli de canettes de soda à côté d’eux. Le toit du château d’eau désaffecté était vraiment parfait pour ce type de réunions entre amis. Impossible d’être vus depuis le sol tant qu’on ne s’élevait pas trop, et on avait une vue parfaite sur le coucher de soleil au-dessus de la banlieue.
Ils commençaient à peine à se faire à ce nouveau quartier - une petite zone industrielle à moitié en ruines entourant un ancien château d’eau, dont l’intérieur faisait office de nouveau Manoir. La plupart des humains anormaux ou simplement en situation irrégulière qui dépendaient du radeau de réfugiés éoliens pour vivre en marge de la société l’avaient suivi. Les frontières anti-perception de la communauté avaient été retracées à la va-vite, et toute l’infrastructure interne devait encore être remise en place. Les choses étaient encore très chaotiques, mais au moins, Flaille n’avait plus la mainmise sur toute l’économie et l’approvisionnement de la communauté.

« Et c’est qui, le nouveau médiateur ? » demanda Zéphyr.
Mehdi compta sur ses doigts. « Ben à la base, ils voulaient que ça soit monsieur Sirocco, mais comme il avait pété la gueule à Flaille, c’était pas un choix trèèèèèèès… euh.
- Ouais, confirma Stratus.
- Alors monsieur Sirocco leur a dit que ça pourrait être moi le média- »
Stratus cracha sa poudre pétillante en cliquetant comme une crécelle. « Mehdi le Médiateur ! » hulula Zéphyr dans une rafale de clics.
« Moi, j’leur ai dit que j’étais même pas allé à l’école-
- Et que t’avais treize piges, aussi-
- TREIZE ET DEMI !
- C'est pareil !
- 'Fin. Ouais. J’sais lire lentement et rendre la monnaie ou quoi, mais je sais pas gérer des trucs comme ça, moi. Alors ils ont dit de proposer quelqu’un d’autre. »

Des pas retentirent sur l’échelle métallique derrière eux, et Bambi se hissa sur le toit dans son blouson toujours à moitié déchiré.

« Ah bah la voilà, » s’exclama Mehdi.
« Attends… Bambi ? T’es la médiatrice ? » s’étonna Zéphyr.
« Bah ouais, » confirma l’intéressée, tout sourire. « J’ai un métier, maintenant, il paraît. Ça va être compliqué d’apprendre tout ça, mais c’est pas comme si j’avais pas une tonne de temps libre, hein ? »

Elle s’assit à côté d’eux et ouvrit sa trousse de couture. Zéphyr lui tendit quelques capsules qu’il avait gardées de côté dans son sac banane fétiche. Stratus sortit quatre canettes de soda du sac en plastique et les distribua à la ronde. Au loin, le soleil continuait de descendre doucement au milieu des nuages pollués.

Mehdi leva son soda en l’air, comme pour faire un toast. « De la dynamite ! » déclara-t-il.
Bambi sourit. Stratus cliqueta. Les couleurs de Zéphyr virevoltèrent sur son dos comme autant de papillons. « De la dynamite, » répétèrent-ils en entrechoquant les canettes.

Ils tirèrent sur les languettes en même temps, face au rose-orangé du ciel presque infini.

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