Il était quatre heures du matin. Dans le vestiaire silencieux, seul le tintement métallique du matériel résonnait, accompagné de quelques bâillements ensommeillés. Haizea vérifia une dernière fois le contenu de son sac à dos puis jeta un regard à son compagnon et lui sourit. Eneko n'avait jamais aussi bien supporté qu'elle les réveils matinaux. Il lui rendit un faible sourire qui ressemblait davantage à un rictus et reporta son attention sur le serrage de ses chaussures. Dans quelques heures, il serait aussi enthousiaste qu'elle, et peut-être même serait-ce lui qui l'encouragerait.
Haizea fixa ses crampons sous le capuchon de son sac, saisit son piolet et sortit devant le refuge. Le vent glacial lui fouetta le visage, chassant définitivement les derniers lambeaux de sommeil qui s'attardaient encore. La nuit était claire, l'air cristallin. Le froid piquait sa peau d'un million de minuscules pointes acérées. D'innombrables étoiles scintillaient dans le bleu sombre du ciel, bien plus qu'elle ne pouvait en voir d'habitude. La lune presque pleine baignait le paysage d'une lueur blafarde. Sur l'horizon déchiqueté par les arêtes montagneuses, une fine ligne d'un gris pâle, à peine perceptible, annonçait déjà l'aube. Dans le silence total que seul brisait le vent, le moindre bruit semblait prendre des proportions immenses. Les frottements de sa veste. Le cliquètement métallique des vis à glace et des mousquetons à la ceinture de son baudrier. La chute d'un rocher, au loin. Elle appréciait ces moments, elle s'en délectait, même. Seule face à la muraille écrasante du cirque montagneux qui lui faisait face, dans l'anticipation de l'effort intense qui l'attendait et du sentiment de liberté enivrant qui l'envahirait une fois au sommet, le froid n'était pas l'unique raison du frisson qui la parcourait.
Dans la pénombre, elle examina le parcours qu'ils allaient suivre. Le glacier s'étendait à ses pieds, quelques dizaines de mètres plus bas, tel un immense fleuve blanc et immobile à la surface déchirée de fissures et de crevasses. Plus haut, il s'incurvait pour épouser une épaule rocheuse, et se transformait en un chaos de séracs suspendus, comme une ville qu'un cataclysme inimaginable aurait précipité dans l'abîme. Plus loin encore, le glacier s'étalait en un vaste plateau, accalmie bienvenue après l'ascension de la cascade de glace. Et au-delà, enfin, la masse sombre et intimidante du sommet qu'ils allaient gravir masquait les étoiles.
Elle se retourna au moment où la silhouette d'Eneko se détachait dans l'entrebâillement de la porte du refuge. Elle lui sourit encore et il la suivit dehors. Il referma la porte. La lueur chaude et accueillante disparut et ils se retrouvèrent seuls dans la nuit. Il se plaça à ses côtés et contempla quelques instants avec elle le paysage silencieux. Puis ils allumèrent leurs lampes frontales et entamèrent côte à côte la descente vers le glacier.
Ils marchaient depuis déjà deux heures, de ce pas délibérément lent et appuyé, afin d'économiser la moindre parcelle d'énergie. Ils n'avaient échangé que peu de mots depuis le départ. À cette altitude, l'air est précieux ; parler sans nécessité signifie perdre son souffle presque immédiatement.
- Pause ? demanda Haizea.
- Ok, lui répondit Eneko.
Haizea continua encore quelques minutes, parcourant des yeux la surface du glacier à la recherche d'une zone libre de crevasses. À la tension de la corde, elle pouvait sentir qu'Eneko la suivait au même rythme. Ils étaient tous les deux encore en forme, mais attendre d'être épuisés avant de reprendre des forces serait une grave erreur. Lorsqu'elle eut trouvé un endroit convenable, elle déposa son sac et en sortit une gourde isotherme. Elle remplit le couvercle de la gourde avec un peu de thé brûlant et le tendit à Eneko qui venait d'arriver. Celui-ci l'accepta et lui passa une barre énergétique en échange. Ils savourèrent en silence ce moment de répit bienvenu tout en observant l'imposante barre de séracs qui se dressait maintenant juste devant eux. C'était la plus grande difficulté de leur itinéraire. Une fois le soleil levé, ils n'auraient que quelques heures pour la passer, sans quoi la chaleur fragiliserait la glace et rendrait l'ascension bien plus dangereuse. Ils observèrent l'horizon qui se parait maintenant d'un rose pâle tirant vers l'orange. Seules quelques minutes les séparaient encore de l'aurore. Tout allait bien, ils étaient en avance sur leur programme.
- Comment tu te sens ? demanda Haizea.
La bouche d'Eneko se plissa en un sourire et ses yeux brillèrent de détermination. Un nuage de vapeur se forma devant son visage lorsqu'il se mit à parler.
- Tendu et impatient en même temps. Un peu comme avant un entretien d'embauche où j'ai de bonnes chances d'être pris, tu vois ? On va en faire qu'une bouchée de cette montagne. Une première ! Tu te rends compte ?
- Ouais, je me rends compte ! 'Faut qu'on lui donne un nom.
- Euh, écoute, si tu veux bien on va déjà aller au sommet et on réfléchira après.
Haizea laissa échapper un petit rire et lança son sac sur ses épaules. Au même moment, les premiers rayons du soleil frappèrent les plus hauts sommets. La glace scintilla et la blancheur aveuglante de la neige les contraignit à se protéger les yeux. Quelque part au-dessus, le cri d'un aigle se réverbéra sur les versants. Haizea inspira profondément. En ce moment, au milieu de cette désolation hostile et glacée, en compagnie d'Eneko, c'était peut-être bien du bonheur qu'elle ressentait.
Elle jeta son sac sur ses épaules.
- Allez, assez parlé, garde ton souffle pour toi. En avant !
- De nous deux c'est toi qui parles le plus…
Mais elle s'était déjà retournée pour partir. Eneko récupéra son piolet qu'il avait planté non loin, attendit que la corde se tende puis la suivit.
- Ça va ? cria Eneko par-dessus son épaule.
- Ouais, ravale un peu la corde, je me sens pas très sûre ! lui répondit la voix d'Haizea au-dessous de lui.
Eneko se campa sur ses pieds et tira fermement sur la corde qui les reliait. Centimètre après centimètre, elle glissa dans les anneaux des deux vis plantées dans la glace devant lui. Quelques mètres plus bas, Haizea n'en menait pas large. Elle était suspendue sous un sérac légèrement surplombant dans une position assez inconfortable. Elle ne pourrait pas tenir éternellement. Elle reporta son poids sur son bras droit qui tenait le piolet planté dans la glace, leva sa jambe droite de quelques centimètres et lança son pied contre la paroi. Les pointes de son crampon mordirent la glace et s'y ancrèrent solidement. Elle s'appuya dessus, répéta l'opération avec sa jambe gauche, planta son piolet du même côté un peu plus haut puis s'accorda un instant pour souffler. L'effort qu'elle avait produit pour escalader le mur de glace s'était révélé plus intense qu'elle l'avait imaginé. Ses avant-bras commençaient à s'engourdir sous la tension. Le relais était là, à quelques mètres au-dessus d'elle, si proche et pourtant si loin. Sous elle, des centaines de mètres de glace déchiquetée et de gouffres béants. Quelque chose se tordit violemment dans ses entrailles. Un frisson froid remonta le long de son dos. "Oh non," se dit-elle alors que la panique s'emparait d'elle, "c'est pas le moment !" Elle tenta de se ressaisir, mais ses membres tremblaient déjà. Sa gorge se serra, et elle sentit son piolet gauche glisser doucement de l'entaille où il était planté. Elle esquissa un mouvement précipité pour planter son piolet droit un peu plus haut, mais c'était une erreur. Le brusque déplacement délogea totalement son piolet gauche de la glace et elle bascula en arrière.
Pendant un instant, elle eut la sensation d'être hors du temps. Elle visualisa précisément la corniche où elle se trouvait, les trous percés dans la paroi par ses piolets et ses crampons, la corde qui partait de sa taille et passait par-dessus le rebord, la couleur bleu-blanc de la glace et, plus loin, le bleu profond du ciel. Elle eut tout juste le temps de penser "Eneko, tiens-toi bien". Soudain, un choc violent lui arracha un petit glapissement, et lorsqu'elle rouvrit les yeux elle était suspendue horizontalement dans le vide par son baudrier, ses piolets se balançant au bout des sangles qui les reliaient à ses poignets. Elle entendit la voix inquiète d'Eneko l'appeler, comme venant de très loin.
- Haizea ? Haizea, ça va ?
Elle se concentra un moment sur ses sensations afin de déterminer si elle avait mal quelque part. Ce n'était pas le cas, même si son cœur battait à tout rompre.
- Ouais, ouais ça va, je crois.
- Essaie de te balancer pour te raccrocher à la paroi.
Il lui fallut encore un instant pour terminer de reprendre ses esprits, mais elle se ressaisit rapidement. Elle ne pouvait pas rester là, Eneko allait rapidement se fatiguer de retenir la corde. Un sursaut d'énergie insoupçonné la parcourut. Elle agrippa les sangles de ses piolets du bout des doigts pour les ramener dans ses mains, puis plia et déplia les jambes en cadence afin d'amplifier le mouvement de balancier. Après quelques essais, elle parvint enfin à se rattraper à la paroi de glace. Verrouillant son esprit à la douleur et à la fatigue, elle franchit les derniers mètres qui la séparaient du rebord où l'attendait Eneko. À peine arrivée, celui-ci saisit la sangle de sécurité accrochée au baudrier de sa compagne et l'attacha à une vis à glace. Haizea s'autorisa enfin à s'accroupir et à souffler un peu. Tout son corps tremblait. Eneko sortit une barre énergétique et un peu de thé, se plaça à côté d'elle et passa un bras autour de ses épaules.
- Hé, tiens, ça va te faire du bien.
- Merci, dit-elle dit dans un souffle.
- Prends deux minutes pour te ressaisir, et après on continue. On peut pas rester ici trop longtemps, c'est dangereux.
Haizea le savait et ne se formalisa pas du manque d'empathie apparent d'Eneko. Il y aurait du temps pour reprendre des forces plus tard, une fois la barrière de séracs franchie. Mais pas maintenant. Elle but son thé et termina sa barre énergétique pendant qu'Eneko ramenait la corde et vérifiait rapidement qu'il n'y avait aucun nœud. Ce court répit suffit à détendre ses muscles et à lui rendre l'énergie dont elle avait besoin pour continuer.
- Tu veux y aller en premier cette fois ? demanda Eneko.
- Non, je vais te laisser prendre les risques encore un peu, lui répondit-elle avec un faible sourire.
Haizea se releva et passa avec dextérité la corde dans le système d'assurage fixé à sa taille, puis Eneko reprit l'ascension.
Loin au-dessus d'eux, invisible dans le soleil, l'aigle les contempla un instant, détermina qu'ils ne constituaient pas une proie intéressante et se détourna rapidement.
Le temps s'était couvert de manière inattendue. Eneko était inquiet. Ils avaient franchi les séracs depuis plus de deux heures. Ils auraient déjà dû avoir entamé l'escalade de la dernière paroi rocheuse, mais ils n'étaient pas encore arrivés à son pied, et il devait être près de onze heures. Ils avaient déjà épuisé la marge que leur avance leur avait assurée.
C'était largement dû à ce brouillard qui était apparu juste après leur pause au sommet des séracs. Haizea avait repris la tête de la cordée et s'était dirigée droit vers la cime qu'ils visaient, mais ils avaient marché quelques dizaines de minutes à peine quand soudain la brume s'était inexplicablement levée. Eneko et Haizea savaient que le temps pouvait changer très rapidement en montagne, c'est pourquoi ils avaient minutieusement étudié les rapports météorologiques encore la veille au soir. Aujourd'hui devait être ensoleillé dans cette région, aucune perturbation n'était prévue. Plus étrange encore, le vent était retombé. Il y avait toujours au moins une petite brise à la surface d'un glacier en raison de la différence de température entre l'air et la glace. Mais le brouillard s'était levé comme sortant du sol, et soudain ils s'étaient aperçus qu'ils n'entendaient plus le vent. Qu'ils n'entendaient que le glacier, en fait, et plus rien d'autre. Le glacier qui bougeait, craquait, gémissait comme un être vivant.
Haizea avançait tant bien que mal dans la brume. Elle aussi était inquiète. Ce brouillard n'était pas normal, et c'était comme si l'air avait pris une consistance… visqueuse, il était étrangement pénible d'avancer et de respirer. Mais elle était certaine de la direction à prendre, et elle était toujours encordée avec Eneko, donc elle savait qu'il la suivait. Ses pas s'enfonçaient maintenant dans plusieurs dizaines de centimètres de neige fraîche, ce qui rendait la progression d'autant plus laborieuse. D'ailleurs d'où venait cette neige ? Il n'y avait pas eu de précipitations dans cette région depuis plus d'une semaine, et si ça avait été le cas ils auraient reporté leur expédition. Si la paroi terminale était également couverte de neige, son ascension serait difficile et dangereuse, voire simplement impossible. Bien que cette pensée lui coûte énormément, elle commençait sérieusement à envisager d'abandonner l'expédition. De plus, c'était une décision à prendre rapidement. S'ils choisissaient de s'attaquer à l'ascension finale, il n'y aurait plus de retour possible avant d'arriver au sommet.
Les pensées d'Haizea tournaient sans interruption dans sa tête, et la fatigue, l'atmosphère lourde et… épaisse ajoutaient encore à sa confusion. Le bruit du glacier était étrangement présent, trop présent. Il gémissait, et parfois… oui, parfois c'était comme s'il… chantait ? Certains craquements résonnaient un peu trop, certains grincements étaient un peu trop harmonieux, et ces sons interrompaient sans cesse le fil de ses réflexions. Elle essaya de se calmer, de rassembler ses pensées et n'y parvint pas tout-à-fait. Quoiqu'il en soit, il fallait parler à Eneko et prendre une décision ensemble.
- Eneko ? appela-t-elle, et elle dut reprendre son souffle immédiatement, comme si ce simple mot avait vidé ses poumons. De très loin lui parvint un "j'arrive" étouffé.
Il la rejoignit bientôt.
- Eneko, dit-elle avec effort, je pense que… que c'est plus prudent si… si on abandonne. Je nous vois pas arriver… au sommet dans ces conditions.
Eneko prit quelques instants pour retrouver son souffle et n'y parvint pas totalement.
- Ouais… je pensais la même chose. Quelle merde de brouillard, putain !
Il s'interrompit quelques instants pour respirer profondément. Haizea resta silencieuse.
- Tu veux que je prenne la tête pour la descente ? reprit Eneko.
- Non, c'est bon. Je visualise bien l'itinéraire de retour. Ça va aller.
Ils rebroussèrent chemin sans un mot.
Eneko resta absorbé dans ses réflexions tout en marchant, mais il avait du mal à rassembler ses pensées. Le brouillard, la sensation d'étouffement, le son étrange et incessant du glacier, tout cela le plongeait dans une étrange torpeur dont il ne parvenait pas à se sortir. Soudain, son pied se prit dans quelque chose qui le fit trébucher. Il baissa les yeux et vit que son extrémité de la corde qui le reliait à sa compagne traînait dans la neige. Il ne s'était pas aperçu qu'Haizea s'était arrêtée. Il plissa les yeux pour tenter de l'apercevoir, mais le brouillard était trop épais.
- Haizea, ça va ?
Il n'entendit aucune réponse, mais dans ces conditions ce n'était pas étonnant. Il fit encore quelques pas, mais la silhouette d'Haizea n'apparut pas devant ses yeux.
- Haizea ?
La corde se prolongeait encore jusqu'au baudrier de sa compagne, mais celui-ci gisait dans la neige, abandonné, non loin d'un de ses piolets et de son sac à dos.
- Haizea ?! Haizea !
Des traces s'éloignaient dans la neige et se perdaient dans la brume. La gorge d'Eneko s'était nouée et son estomac se tordait violemment. Ça ne ressemblait pas du tout à Haizea. Elle était l'alpiniste la plus expérimentée des deux. Jamais elle n'aurait abandonné son équipement en montagne, encore moins sur un glacier. Avait-il sous-estimé son épuisement ? Avait-elle été victime du mal des montagnes ? On disait que l'altitude pouvait causer des hallucinations, mais Haizea n'était pas une amatrice. Ça n'avait pas de sens. Eneko se débarrassa de son baudrier désormais inutile, replia la corde sur son sac à dos au cas où il en aurait besoin pour secourir sa compagne et se mit à suivre ses traces
- Haizea !!
Les pas dans la neiges se poursuivaient pendant quelques dizaines de mètres, mais au-delà ils commencèrent à se faire moins nets, plus indistincts. Encore quelques dizaines de mètres et ils disparurent entièrement. Eneko s'arrêta, désemparé.
- HAIZEA !!!
Il ne comprenait plus rien, son esprit semblait lourd et lent, et cette espèce de mélopée qui lui vrillait le crâne, c'était insupportable. Il tituba légèrement, puis se remit en route dans la direction approximative des traces de pas. Bientôt, la brume masqua sa silhouette et il ne resta dans la neige plus qu'un baudrier, un sac à dos et un piolet.
Très loin au-dessus, l'aigle planait encore à la recherche d'une proie. Son vol l'amena vers le plateau du glacier, où un banc de brume soudain s'était formé. Celui-ci se dissipait déjà. D'un coup d'œil acéré, il vit qu'il ne restait plus rien dans cette région. Rien d'autre que de la neige et de la glace à perte de vue.