Neige

"Donc, tu l'as rencontrée à un passage sur Kybian ?"
Le Dr Ezcyo releva la tête pour regarder son collègue. Benji venait de se servir un café, visiblement excité par la tournure que prenait la discussion.
"Ouais … Je quitte souvent Shell pour les congés, m'enfin. Je rendais visite à Neko, pour une fois."
"Hmm-hmm."
"C'était la nouvelle de son équipe, disons qu'on a vite sympathisé."
"Héhé, comme quoi, même avec un sourire ravageur comme le tien, on peut encore trouver l'amour."
"Enflure, va."
Continuant de bavarder, les deux amis se dirigeaient vers le bureau d'Ezcyo. Les congés d'Ezcyo sur Aleph étaient rares, mais toujours une occasion de revoir ses anciens collègues, d'où la présence d'un petit bureau le temps du séjour. L'humeur des gens y était bien plus agréable, autre chose que les mornes équipes de Shell.
"Des nouvelles de Kaze ?"
"Aucune idée. Il suit de près les récentes discussions de l'administration. Cette histoire semble inquiéter pas mal de monde, mais bon."
"Y a pas vraiment de raisons de s'en faire. C'est pas la première fois qu'on discute de réinsérer des niveaux zéro."
Ils venaient d'arriver au bureau.


Un homme marchait dans la neige, seul.
C'était un être de la masse silencieuse des villes, un pauvre hère comme ceux que la populace croise parfois, souvent sans y prêter attention.

C'était un homme sans histoire. Aucune.

Comme beaucoup, il avait oublié la raison même qui l'avait poussé à finir ici. Les effets du temps, sûrement. L'alcool avait dû aider, du temps où le bar du coin de la rue était encore ouvert. Après tout, c'était tout ce qu'il restait à faire, ici. Ça et survivre.

Les gens s'intéressaient peu à lui. Sauf un.

Aujourd'hui encore, il allait le voir.

Sa source.


"Donc, c'est fini."
"Écoutez, Hayden. La décision n'est pas de moi. Vous savez tout autant que moi que c'est du ressort des O5."
"Mais je m'en branle, de tout ça."
"Calmez-vous."
"… Non. Je supporte assez mal le fait qu'on me foute dehors, en m'interdisant toute communication avec mes collègues. Hé, c'est qu'une réinsertion, je vous rappelle. J'ai des personnes à contacter, des projets à finir …"
"Nous sommes au courant."
"Comme d'habitude."
"Non, nous sommes vraiment au courant. Vous savez, les services de renseignement suivent une grande partie de vos activité, vu vos antécédents. Et pour ainsi dire, votre petite amourette ne nous augure rien de bon."
"…"
"Aussi nous avons reçu des instructions bien précises, je vous conseille de les lire …"
"… Putain, c'est à ce point ?"
"Je suis désolé. Ce n'est pas votre premier rejet, le comité d'éthique et le département d'étude ont tranché. Vous …"
"Un oméga. Sérieusement. Allez tous vous faire enculer."
"Sortez, Hayden."


Il marchait dans la rue. Aucun bruit.

Les quelques flocons venaient s'écraser contre ses haillons, et restaient en suspension quelques secondes, avant de fondre aussitôt.

Le blanc du paysage s'évanouissait alors qu'il pénétrait dans les quartiers les plus délabrés. C'était là qu'il vivait, sous les charpentes.
La neige y passait certes, mais les quelques murs restants suffisaient à assurer une certaine isolation, assez pour l'empêcher de tomber à cause du froid.

Il pénétra doucement dans le bâtiment, courbant le dos sous un escalier presque effondré, pour rejoindre les restes d'un placard à balais dans lequel se trouvaient ses affaires.

Couvertures mitées, bouts de carton, déchets divers …

… Et la sacoche.

Celle qui contenait les objets.

On lui demandait souvent de voler, contre compensation.

Cet homme était détestable. Il volait.

Réduit à moins que rien. Quelque chose de répugnant …

Un sous-être.

Il attrapa la sacoche avant de ressortir.


"Hayden Ezcyo ? Cette file-ci, je vous prie."
Poussé par le garde après une seconde d'hésitation en trop, le docteur avança.
Une jeune femme, juste devant, venait de se faire emmener dans une pièce adjacente par un garde, suivi d'un gars en blouse blanche. Un autre.
"Docteur Ezcyo, assigné à Shell, niveau 3 … Ah, c'est vous, l'omega. Suivez-moi."

"Apparemment, vous démontrez une résistance plus que normale aux amnésiques. L'autorisation d'administration intraveineuse d'amnésiques de classe oméga a été signée le quatre de ce mois, vous ne disposez pas de droit de refus. Votre réinsertion sera opérée par nos services dans les semaines à venir."
"…"
"Veuillez-vous asseoir sur ce fauteuil, je vous prie …"
"…"


L'homme marchait encore.

S'enfonçant dans les quartiers sombres de la ville, tâche sur la neige blanche, enjambant les obstacles, il se rapprochait de la Source.

Là où il recevrait son dû.

L'homme n'avait jamais ouvert la sacoche, jamais gardé ce qu'il voulait lors de ces vols, bien qu'il aurait pu. Il donnait tout.

Il voulait son dû.

Il passa sous un vieux porche, traversa une maison en ruine, en ressortit par l'arrière.
S'avançant sur un petit chemin de terre qui résistait encore à l'envahisseur hivernal, il poursuivit sa route.

Virevoltant parmi les arbres, il parvint à hauteur d'un petit bosquet, aux abords d'une ancienne bâtisse, dont seuls subsistaient les murs, laissés à l'épreuve du temps.

Il distinguait bientôt la silhouette de la Source derrière les arbres.


"Allez, nous y allons. L’anesthésie devrait se faire sentir d'ici une à deux minutes."
Le docteur pressa un bouton, suivant de ses yeux l'écran d'un moniteur, à sa gauche.
Le liquide froid commençait à couler dans ses veines.
Il allait oublier.

Tout.

Il ne voulait pas.


Elle lui tendit les bras.

Il vint lui donner la sacoche immédiatement, semblant trépigner d'impatience tandis que sa Source transférait ses effets dans sa besace, avant de lui glisser son dû.

L'homme récupéra la sacoche, avant de laisser la silhouette s'évanouir derrière lui.


Son esprit lui hurlait de s'enfuir.

Il ne pouvait pas.

Il lui hurlait d'oublier …

Il ne voulait pas.


L'homme regagna hâtivement le chemin, se fondant dans le chaos de la neige.

Il trébucha, une fois.


Oublie.

Les bribes de pensées se perdaient, au loin …

Shell se perdait …

La Fondation se perdait …

Ses amis …

Elle …


Il marchait rapidement.

Il tomba encore, se releva, laissant un pan de son manteau à la merci d'une ronce. Il regarda fébrilement derrière lui …

Pitoyable.


Il n'oublierait rien.

Alors que ses forces l'abandonnaient, il prit cette résolution.

Ils n'auraient pas sa vie.


L'homme ouvrit sa sacoche.

Les mains tremblantes, il en sortit son dû.

Préparant le matériel en hâte, il manqua d'en faire tomber une partie.

Mu par un automatisme, il porta l'aiguille à son bras …



… La violence du liquide ne parvint toujours pas à lui arracher le moindre rictus.

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