Bureau du Dr Fulton, Site Aleph.
12H34.
Tout en jetant un coup d’œil à sa montre à gousset, le Dr Fulton observa son bureau pour la quarantième fois depuis ce matin… enfin “son bureau” était un bien grand mot pour qualifier l’endroit dans lequel il se tenait, anxieux, apeuré, et rempli d’appréhension.
La pièce était bien éclairée et les murs tapissés de photographies de familles qu'il ne connaissait ni d’Éve, ni d'Adam, étaient censés renforcer le bien-être de ses patients. Il était cependant sûr qu'ils ne seraient pas dupes devant les sourires factices et le bonheur incroyable qu'ils ressentaient tous à courir dans un jardin, à faire la cuisine, à lui parler à lui : « le psychologue des Classe-D ». Sur une autre photographie, un homme tenait dans ses bras un saumon énorme tout en adressant au photographe un sourire éclatant. Cette scène banale aurait été tout autre si le saumon ne souriait pas également. Rassurer le patient même si cela paraît surréaliste est bel et bien la priorité de la Fondation, du moins dans le cadre des interrogatoires.
Une armoire remplie de livres de médecine, de psychologie et pour certains, de manipulation mentale, était censée le rendre plus professionnel et crédible auprès de ses patients. Non. Frédéric Fulton n'aimait pas son travail. Il le haïssait autant qu'il se haïssait lui-même. Ceux qui le connaissaient savaient que ce n'était pas sa vocation que de sortir les vers du nez aux Classe-D.
Une chaise complétait l'ensemble chaleureux. Enfin devrait-on plutôt dire, un fauteuil inclinable orné d'oreillers moelleux, pour le confort de ceux qui ne le connaîtront plus à la fin du mois. La télécommande destinée à incliner le siège devait être dans la paperasse sur le bureau… ou c'est bien avant ce mois qu'ils connaitraient leur fin, pensa t-il plutôt, amèrement.
Tout était contrôlé. Ce bureau n'était qu'un autre outil servant la cause de la Fondation. Un cadre où était représenté une femme sublime ainsi qu'un jeune enfant, était dirigé vers le patient pour lui signifier clairement : « Confie-toi à moi, je suis un père de famille aimant et je ne te ferai jamais aucun mal. ». Cette dernière injonction était vraie. Le Dr Fulton ne ferait jamais de mal à ses patients. La Fondation s'occuperait de ça beaucoup mieux que lui.
Ce décor de bonheur illusoire était complété par une plaque en or sur la porte : « Dr Frédéric Fulton, psychologue ». La seule chose qui était véridique dans cette salle était la liasse de documents représentants divers Classe-D. Cinq en tout. Une trouvaille rare en ces temps de paix. Son regard aussi était réel. Un regard fiévreux et les tressaillements de sa jambe gauche martelant le tapis en dessous de lui, contrastaient avec le visage amical qu'il présenta au nouveau venu : D-2091.
À en juger par son allure et son visage, n’importe qui aurait conclu que le Dr Fulton et le Classe-D avaient un lien de parenté. Et ce n’importe qui aurait raison. Celui-ci s’assit en face de son frère alors qu’un garde surveillait d’un regard amusé la scène qui se déroulait sous ses yeux.
Tout en s'éclaircissant nerveusement la gorge, le Dr Fulton commença :
- Début de l'interview. Patient numéro 394 : D-2091. Avant de commencer cette interview, veuillez expliquer la raison de votre venue.
- Je suis D-2091, avant l'incident Oméga-523-A, j'étais connu sous le nom d'Adelphe Fulton, responsable de la pédopsychiatrie et « psychologue des Classe-D », au Site-Aleph. Titulaire d'une bourse au CHU de Tours, j'ai été recruté par la Fondation par le biais de mon frère, le Dr Frédéric Fulton, qui m'a expressément recommandé au vu de mes résultats dans la filière pédopsychiatrique.
- Merci D-2091. Pouvez-vous me dire ce qu'il s'est passé durant cet incident.
- Bien entendu. Me sentant directement impliqué dans le bien-être des enfants du Site, je me suis fourvoyé quant aux intentions de la Fondation vis-à-vis de ces enfants et ai provoqué la mort de…
- Continuez D-2091. C'était le garde qui fit entendre le son de sa voix. Une voix assurée et légèrement euphorique quant à la suite des événements. Comme s'il savait ce qui allait se passer.
- Hum Hum. Il ne s'agissait en rien de ce que je croyais et j'ai interféré dans le bon déroulement d'une FIM. Mon action engendra une anomalie affectant un cargo entier de Classe-D. Les gardes situés aux environs ainsi que trois de mes collègues moururent sur le coup. Cette perte en vies humaines et en matières premières me conduisit à une rétrogradation en Classe-D et à un témoignage complet dudit incident. C'est pourquoi je suis ici aujourd'hui.
Trop clair, trop fluide. La diction du Classe-D n'était en rien naturelle. De même que la question que le Dr Fulton jugea stupide de poser. Cependant, mieux vaut être stupide au sein de la Fondation en ce moment que de contester ses ordres. Ironique venant d'une agence gouvernementale recrutant les meilleurs.
-Et que pensez-vous de la décision de la Fondation ? Vous semble-t-elle trop dure ?
- La Fondation veille à la sécurité du monde. Les temps sont durs alors elle doit l'être aussi. Elle agit pour le meilleur en pensant à l'intérêt commun. C'est dur mais la Fondation est encore plus dure envers ceux qui nous menacent. Mieux vaut être son allié que son ennemi. C'est mieux pour moi comme ça l'est pour le monde.
- Merci D-2091, vous pouvez retourner dans votre cellule. Suivez-moi.
L'injonction du garde sembla réveiller le Classe-D qui se mit alors à trembler et à jeter à son frère un regard fiévreux.
- Ne pense plus au 14 mars.
Et c'est sur ces dernières paroles que le garde à bout de patience saisit le col du Classe-D. Une larme coula sur ses joues et le sourire plein d'espoir qu'il lança à son frère témoignait une affection fraternelle certaine.
Dans une maison normale, loin de tout.
Les dernières paroles de son frère résonnaient dans son esprit trois jours plus tard. Les obsèques de celui-ci n'étaient et ne seraient jamais prévues. Un incident malheureux lui avait ôté la vie lors d'une expérience incluant un Keter inconnu.
Sa mort, bien que soudaine, ne le choqua pas sur le coup. Pour avoir étudié la psychologie pendant de très nombreuses années, le Dr Fulton savait qu'il ne se situait que dans la première étape du deuil : le déni.
S'occuper était la meilleure manière de ne pas passer à la seconde étape qui le contraindrait à ne plus se souvenir de ses derniers mots : la dépression.
La douleur était de plus en plus présente et rongeait son esprit tel une gangrène.
- Nepasypenser Nepasypenser Nepasypenser.
Tout en psalmodiant ces paroles, il chercha plus activement dans ses cours datant de la faculté.
- 14 Mars.
Il l'avait trouvé.
Sa copie datant de l'examen pour obtenir son diplôme. Celui que ses parents avaient voulu qu'il ait plus que tout au monde. Un 19.75 devant ses yeux embués de larmes.
La loi du 14 mars était une nouvelle loi qui était entrée en vigueur quelques jours avant l'examen. Une loi sur la protection de l'enfant. Une loi qui lui avait fait perdre l'envie de refaire son année. La loi qui lui avait fait rencontrer la Fondation au détour d'un couloir. La loi qui était barrée sur sa copie et remplacée par la phrase suivante qu'il lut à voix haute :
-Loi du 14 mars 2016 : protection de l'enfant. Tu te souviens encore de cette date par cœur. Tu t'en souviendras encore aujourd'hui. Regarde la date en dessous et pardonne-moi. Mais ne leur pardonne pas.
La date en question était explicite : le 14 Mars 2017. Le jour de l'incident Oméga523-B. Le jour où des Classe-D devaient arriver. Des Classe-D anormaux. Cinq jours après l'incident Oméga523-A : le 9 mars 2017. Date à laquelle son frère est devenu un Classe-D. Date à laquelle des centaines de Classe-D se sont vus transformés. Transformés en enfants.
« Ne leur pardonne pas. | La vie est un chaton. »