Ne cassons pas la règle

Ils devaient seulement ranger et nettoyer la classe. Mais les élastiques des pochettes avaient éveillé les dons d’archers, et les règles des vocations de spadassins. Ils n’étaient pas stupides pour autant : ils menaient la bataille dans la partie Est de la salle, comptant sur l’ombre, leur petite taille et la hauteur de la fenêtre pour que personne ne puisse les remarquer semer le relatif chaos. Archibald avait essuyé deux défaites face à Camille. Aussi, il avait quitté la première ligne, pour fonder son unité d’artillerie sur des catapultes faites en stylos et en bouts de bois. Les projectiles pleuvaient tandis que deux autres belligérants rampaient sous les tables en agitant frénétiquement des morceaux de plastique mous. Plus timide, Héloïse cherchait à faire respecter l’ordre. Elle visait donc et, d’un stylo adroitement placé, pulvérisait une à une les catapultes.

Le bruit caractéristique de l’horloge, annonçant qu’il ne leur restait que cinq minutes, sonna comme un avertissement. Tout en poursuivant leur affrontement plus subtilement, ils commencèrent, enfin, à ranger. Une punition qu’ils avaient su changer en une brève mais plaisante récréation.

Dès qu’un objet vaguement contondant passait à portée, un coup partait. Mathilde avait eu bien du mal à tenir tête face à Camille, alors ce fut tout naturel quand, en passant près du bureau du maître, elle prit la règle et asséna un coup bien placé. Camille leva les mains pour se protéger de la volée, qui ne manqua pas de s’abattre dans un choc sonore. Un rire moqueur se mêla au grognement de la jeune fille.

Cependant, une fois la douleur passée, une sensation étrange restait : quelque chose clochait. Camille était de grande taille pour son âge, toujours une tête de plus que ses amis. Pourtant, ça ne semblait plus le cas. Pourquoi ses vêtements semblaient désormais plus amples, et pourquoi le regard de Mathilde était si insistant ?

La réponse lui parut évidente en réalisant que les fenêtres semblaient plus hautes, les tables plus élevées…

« AA…
— Tais-toi ! Faut pas que le maître nous entende !
— Hmpf. »

Résistant péniblement à la tentation de mordre la main qui lui servait de muselière, Camille accepta de garder le silence. Héloïse, le visage agacé mais le regard intrigué, s’approcha.

« Qu’est-ce que vous avez encore fait ?
— C’est pas moi, c’est Mathilde !
— C’est pas moi, c’est la règle !
— Quoi ? »

La petite fille aux lunettes cligna des yeux, rendue confuse par les propos peu éclairants de ses camarades

« Et comment je fais, moi ? Je peux pas rester riquiqui comme ça !
— Ça va, tu fais notre taille, relativisa une Mathilde peu rassurée de la situation.
— Ouais, bah c’est petit. »

Ils finirent par ranger le reste de la salle de classe en vitesse, tandis que Camille s’éclipsa dans les toilettes. L’absence d’une paire de mains renfrogna Archibald, qui maugréa, sur le ton de la plaisanterie, que la petite fille aux courts cheveux châtains avait encore trouvé un moyen d’échapper à ses punitions.

Ils crurent voir une étrange lueur dans l’œil de leur maître lorsqu’ils le saluèrent en quittant la salle et, comme s’ils cachaient un obscur secret, ils firent sortir Camille de l’école sans que personne ne puisse remarquer l’étrange différence. Une fois qu’ils eurent dépassé le portail, ils détalèrent, courant vers le petit étang qui leur tenait lieu de camp, puisqu’il était situé à cinq minutes de chaque maison.


« C’était vraiment la règle ?
— J’te jure ! Je lui ai tapé sur la tête et pouf ! Il a rapeti… rapetissé ! »
— Ouais mais je voudrais qu’on me rende ma taille.
— Peut-être qu’il faut casser la règle ? Mais on est sûrs que c’est bien ça ? demanda Archibald.
— On n’a qu’à vérifier. Je vais essayer sur une branche.
— Tu as volé la règle du maître ?! »

L’acte ne leur paraissait pas impensable, ni même inacceptable, seulement très étonnant de la part d’Héloïse : elle était réputée pour son caractère sage et studieux, mais n’avait rien d’une cambrioleuse. A contrario, les trois autres étaient souvent punis, et elle se proposait toujours pour rester avec eux et les “surveiller”. Les adultes étaient généralement intrigués par cette amitié, mais personne n’avait à y redire puisque les bêtises s’étaient toujours faites plus rares par la suite.

Quand elle sortit la règle de son cartable, un soupçon de frayeur passa dans les yeux de Camille. Était-ce vraiment sans danger ?

« Bon, il faut faire plusieurs tests, déjà, est-ce que ça fonctionne sur un bout de bois ? »

Elle saisit une branche d’un vieux chêne et la toucha avec la règle. Rien ne se passa. Une voix inquiète s’éleva.

« Il va falloir qu’on fasse ça sur nous ?
— Non, ça veut juste dire que toucher ne suffit pas, en conclut calmement Héloïse. Je vais essayer en frappant. »

Alors qu’elle levait le bras, plusieurs pensées se bousculaient en elle. Oui, elle l’avait constaté, Camille avait vraiment rétréci, mais pas seulement. Ses épaules étaient légèrement moins larges, ses jambes plus courtes et ses mains plus exiguës. Tout son corps avait été affecté. Même si la règle était impliquée, pourquoi aurait-elle agi de cette manière ? Si Héloïse avait eu des pouvoirs pour enchanter une règle, elle aurait fait en sorte d’avoir un dispositif d’activation, comme un interrupteur. Et surtout, elle se serait débrouillée afin que seule la longueur soit affectée. C’était bien plus facile à calculer.

Il était plus probable que tout ceci ne soit qu’une hallucination. Ses parents avaient parlé du maître et du fait qu’il fumait. Peut-être que la fumée les faisait délirer. Il était impossible qu’une règle fasse rétrécir les choses et les gens. Elle s’était toujours tue pour le père Noël, pour la petite souris et bien d’autres aspects de la vie des enfants que ses parents qualifiaient de “mensonges pour ignares”. Elle savait que les tours de magie étaient basés sur des illusions d’optique et des détournements d’attention, et que la vraie magie n’existait que dans les livres, qu’elle n’avait pas le droit de lire.

Mais leur dire ça n’aurait pas d’impact. Elle voyait bien que Camille était plus petite. Elle savait qu’il y avait une explication logique, mais il fallait qu’elle leur prouve d’abord que la règle n’avait rien à voir là-dedans. Ensuite, ils pourraient aller demander aux adultes…

« Pourquoi pas maintenant ? Tais-toi ! Parce qu’ils diraient que c’est la faute de la règle et que personne ne nous prendrait au sérieux ! Pourtant le maître et les dames de la cantine pourraient confirmer qu’elle a bien rapetissé. »

Elle se tut en elle-même et frappa la branche. Elle l’avait cognée sur la largeur, pour vérifier son hypothèse sur le fonctionnement de l’objet. Elle crut que rien n’était advenu. Puis elle remarqua que les feuilles dessous étaient partiellement découvertes. Ça ne prouvait rien, elle avait fait bouger la branche en la frappant. Mais il fallait vérifier. Elle frappa de nouveau, encore et encore.

Après cette brève manipulation, la branche était devenue semblable à une brindille. Quatre paires d’yeux la fixaient. La violence d’Héloïse était surprenante mais ce qu’ils observaient l’était bien plus. En chacun d’eux, un verrou se brisa, une frontière devint floue.


Le soleil commençait à descendre mais ils avaient rempli la page du carnet dédiée à leur trouvaille.

Règle qui fait rétrécir
Effet : si on tape un truc avec la tranche (côté inscriptions) ça le fait rétrécir.

Marche sur : les gens, les objets (pas trop gros (marche pas sur les arbres ni les voitures)), peut-être les animaux mais on n’a pas pu essayer, les insectes.

Ils avaient essayé de nombreuses fois de rendre sa taille à Camille, mais rien n'avait fonctionné. Archibald relisait leurs petites notes, peinant à déchiffrer les pattes de mouche de Mathilde, s’interrogeant sur les termes compliqués employés par Héloïse, s’affligeant devant les nombreuses erreurs d’orthographe de Camille. Après quelques instants de réflexion, il prit à son tour la règle et, d’un geste souple, l’abattit sur la tête de Camille.

« AH NON ! Pas encore ! »

Une fois la colère passée et l’attention attirée, chacun put laisser libre court à sa surprise : le tour avait fonctionné. Camille avait retrouvé sa taille.

« Comment t’as fait, Archi ?
— On la tenait pas dans le bon sens, si on la tient par le bout avec écrit “30” bah ça fait rétrécir. Mais dans l’autre sens, ça fait grandir. Enfin, je crois. »

Pourquoi pas, après tout ? Une règle magique avec un sens de fonctionnement, c’était un peu plus intéressant qu’une règle magique tout court.

Héloïse était restée muette. Elle griffonnait consciencieusement dans son cahier. Il fallait qu’elle en parle à ses parents, qu’elle donne la règle à la science….

« Tu penses qu’on peut grandir avec la règle ?
— Essaie ! »

Il lui fallait tout de suite interroger le maître. Comment pouvait-il se balader avec un objet comme celui-là en présence d’enfants ? Il fallait…

« Alors ?
— Nan, tu fais toujours la même taille.
— On la ramène à l’école maintenant ? »

Héloïse explosa.

« Non ! On doit la donner à la police ! On doit se faire examiner par un médecin ! C’est une règle magique ! Si ça se trouve elle est nucléaire ! Ou le maître fume un truc bizarre, mais ça peut pas être normal !
— Bah oui, mais c’est sa règle, donc on doit lui rendre, répliqua pragmatiquement Archibald.
— Mais si c’est un mage noir, il va vouloir nous manger.
— Ou nous tuer. »

“Ils sont idiots”, pensa Héloïse. Mais c’était une hypothèse raisonnable, et elle le savait. Dans le cas où la magie existait, l’existence des mages noirs qui mangeaient des enfants n’était pas impossible. Et si c’était en fait un complot des adultes pour savoir si les enfants étaient vraiment sages ? S’ils en parlaient à quelqu’un, on saurait qu’ils avaient enfreint une règle. Ses parents étaient très forts pour lui cacher des choses, ils auraient pu préparer ça. Et si ils l’apprenaient, elle n’aurait plus le droit de jouer avec ses amis. « Vu comme ils sont cons… Pas de gros mots ! » Oui, il fallait ramener la règle, la reposer sur le bureau discrètement. La garderie n’était pas encore fermée, donc la salle de classe non plus.


Quatre silhouettes pénétrèrent dans la cour de l’école Marcel Jacobus et se cachèrent sous le toboggan. Les enfants de la maternelle jouaient dans la cour d’à côté, avec les vélos des grands. Les visages crispés par la frustration de ne pas avoir pu en profiter aujourd’hui, ils détournèrent le regard et virent que la fenêtre de la classe était ouverte. Ils passèrent la règle à Mathilde, qui s’élança. Ils étaient toujours impressionnés de ses performances : elle courait plus vite et sautait plus haut que tout le monde. Elle se hissa sur le rebord de la fenêtre avant de jeter la règle sur le bureau. Des pas résonnèrent dans le couloir. Elle paniqua et courut avant de s’enfuir avec précipitation. Les trois autres partirent à sa suite.


Fabrice Bouyran se frappa le plat de la main sur le visage. Il l'avait vraiment laissée traîner sur le bureau. Heureusement, personne n’avait été touché. À bien y regarder, elle semblait endommagée et son bord était marron. Il avait dû la faire tomber. Un doute s’empara de lui. Il rangeait toujours les choses parallèlement. Pourquoi était-elle en biais ?


Elle n’en avait pas parlé à ses parents, et son grand-frère avait l’air trop triste pour l’écouter. Elle avait donc écrit dans son journal puis déchiré la feuille. Sa mère avait l’habitude de fouiller et de venir lui demander des comptes.

Héloïse refusait de croire que c’était vraiment arrivé. Mais une petite partie d’elle avait trouvé cela amusant. Et, pour s’endormir, elle repassa dans sa tête les caractéristiques de la règle magique. Y avait-il un moyen de la comprendre ? Afin de l’utiliser sans risques ?


« Et là, pouf, Camille était à ma taille !
— Comme ça, pouf ?
— Pierre, laisse le continuer.
— Excuse-moi, Archi, continue !
— Euh, bah, après on est partis l’essayer dans la forêt… »

Le repas fut animé et lorsque vint l’heure du coucher, le petit garçon demanda, comme chaque soir, à ce qu’on laisse Gilgamesh dormir avec lui. Les parents acceptèrent et il alla se laver les dents, suivi par le trapu canidé.

« Il a beaucoup d’imagination, il va bientôt contacter des maisons d’édition.
— Il aura sûrement du succès. »

Puis, d’une voix plus inquiète, elle dit :

« J’espère qu’il pourra garder ses amis.
— Je fais ce que je peux pour ça, chérie.
— Je sais. »

Un léger silence suivit, puis la mère déposa un baiser sur la joue de son époux.

« Tu peux aller te coucher sans moi, j’ai du travail ce soir. »


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