« Tic. Tac. | N’aie pas peur.»
Orphelinat Sainte-Lucie : Le 3 Mars 2017.
Tic. Tac. Tic. Tac.
Magalie ouvrit les yeux tout en restant immobile. Elle regarda le plafond. Elle regarda les centaines de traces de brûlures sur celui-ci. Les centaines de marques laissées par les anciens enfants.
Ceux qui n'avaient pas survécu.
Une trace de brûlure comme celle que l'on laisse avant de mourir. Une trace de notre passage dans ce monde. Une trace… car les adultes s’efforceront de les faire disparaître pour ne pas, qu’à leur tour, ils puissent faire une nouvelle marque sur lui.
Le plafond était décrépi, tout comme le sol qui laissait se répandre dans la pièce, toutes les larmes de l’extérieur, les larmes du ciel aussi appelées “pluie”. Le mur des brûlures supportait encore et encore le poids des âges. Construit lorsque ce bâtiment servait encore d’école, des traces des temps anciens le marquait… encore.
Des traces de chewing-gum, des traces de compas qu'on lançait sur le plafond, des traces de brûlures… Oui. Surtout des traces de brûlures.
Après avoir connu les rires de milliers d’enfants s’acharnant à y laisser une marque, il a laissé fuir par celle-ci tout le bonheur accumulé. Pour qu'à la fin, il ne reste que la souffrance, l'ennui, la douleur. Des sentiments on ne peut plus normaux lorsque l'orphelinat fut construit, et que les adultes s’efforcèrent de conserver, comme un trésor rare. La souffrance est rare en temps de paix. Mais qui dit “rare” dit “intense”. Et Magalie était un merveilleux exemple de la personnification de la souffrance.
Puis l'horloge sonna 11 heures.
Il est l'heure de se lever. Pour la première fois depuis de nombreuses années, elle a pu dormir deux fois plus longtemps qu'à l'ordinaire. Il est aussi l’heure pour Magalie de faire comme ceux avant elle. La petite fille prit une boîte d’allumettes qui n’en contenait qu'une seule et la craqua. Une flamme incandescente et fragile illumina le petit bout de bois. Magalie se leva, ne quittant pas la flamme des yeux. Si fragile, si mince, qui s'obstinait à ne rien laisser du mince bâton qui la portait, telle une maladie qui ronge, à la fois, corps et esprit.
Levant ses fines jambes, les yeux toujours fixés sur la flamme vacillant de plus en plus, elle prit appui sur le lit pour atteindre le plafond. Mais le destin est joueur. Le lit émit une petite plainte avant de s’effondrer. Il ne pouvait plus supporter de revoir cette scène encore… et encore… et encore.
Magalie s'effondra elle aussi et la flamme vint s’éteindre sur le sol. Celui-ci ne prit pas feu : les larmes du ciel parvinrent à s'infiltrer parmi les plinthes et à dévorer la flamme déjà faible dans un mince espoir de sauver le minuscule bout de bois carbonisé. Mais il était trop tard pour les deux.
Puis une goutte tomba.
Ce n’était pas de l'eau, mais des larmes. Pas celles de Magalie non. Ni celle du ciel. Mais celle d'Éléanore. Une amie qui, comme elle, avait eu la chance de partir en France ou elles mourront sûrement toutes les deux.
Elle pleurait car elle savait ce que Magalie voulait faire. Ce qu'elle avait voulu faire plutôt : laisser sa marque sur le plafond des condamnées. Mais elle n'a pas pu le faire comparé à son amie. Le silence entrecoupé des pleurs de celle-ci et de la senteur âcre de la fumée se mêlèrent pour ne former qu'une seule entité : la déception.
Magalie n'avait pas pu laisser sa marque. Les plus optimistes y auraient vu un signe qu'elle ne mourrait pas. Peut-être. Mais le destin était joueur et rien n’était connu d'avance. Ne même pas pouvoir laisser sa marque sur le monde, valoir moins que les pires criminels…
Le destin était un petit farceur.
Magalie ne pleurait pas. Elle avait perdu ses larmes depuis la mort de ses parents. Elle avait tout tenté pour les retrouver, mais ils étaient morts. Et ses larmes aussi. Alors Magalie ne pleurait plus, elle ne pleure pas et elle ne pleurera plus. Enfin… morts : dans le coma. Les médecins avaient tout tenté pour les sauver. Officiellement. Ce n'était pas une grosse perte que des parents sans le sou qui laissaient dans les pattes de la société rutilante, une plaie, une pustule prenant la forme d'une petite fille aux cheveux roux sales.
N'est pas mort ce qui à jamais dort, au fil des ères étranges peut mourir même la mort.
Magalie avait déjà entendu cette citation. Et elle y croyait. Non, elle le savait. Et depuis longtemps. Elle savait que la mort l’était déjà depuis des temps immémoriaux. Car les hommes l'avaient tuée. Ils étaient plus efficace qu'elle et ils s'améliorèrent au fur et à mesure des décennies pour finalement se craindre eux-mêmes. Ils étaient trop forts. Beaucoup trop forts pour la mort. Alors elle leur a laissé le travail. Elle avait peur. Et ils croyaient encore que la mort avait une quelconque influence alors qu'ils l’avaient tuée. Elle était beaucoup trop gentille et elle tenta de les arrêter, de freiner cette vague. Mais elle s'est faite emporter. Trop forts. Beaucoup trop forts.
Même pour la mort.
Alors Magalie s'assit sur ce qui restait de son lit, puis elle attendit. Et eut un mince sourire. Tout ça serait bientôt terminé. Le destin s'acharnait depuis si longtemps à la garder en vie que c'en était devenu ridicule. Chacune de ses actions, chacun de ses mots, chacun de ses gestes ne faisait que prolonger inévitablement le temps qui lui restait à vivre.
Puis elle ria alors qu'Éléanore pleura. Et pendant que Magalie continuait de rire, la matrone entra.
Et elle eut peur. Le paysage qui s’étalait devant ses yeux verts était étrange, quasi macabre. Le cadavre de l'allumette gémissait doucement en produisant quelques arabesque folles dans l'air, avant de mourir. L'enfant gémissait également pendant que l’autre riait sur un lit défait et détruit.
Le regard de la matrone se couvrit d'un voile en devinant ce que la petite avait voulu faire. Et contre toute attente, elle en créa un en serrant la petite dans ses bras. Et elle pleura. L'enfant cessa de rire et serra timidement le dos de celle qui s’était acharnée à la faire souffrir. Alors la matrone lui rendit brièvement son étreinte avant de s’éloigner en lui faisant signe de la suivre. Pour un cargo qui l’attendait. Pour des petits Monsieurs du gouvernement. Pour être un Classe-D.
Bienvenue à la Fondation. Laissez vos bagages à l’entrée. Et si vous n'en avez pas, c'est sûrement que vous n'allez pas y rester bien longtemps.
La petite fille se leva lentement du cadavre de lit, avant de se diriger lentement vers la porte en bois. Sa petite main s’arrêta au-dessus de la petite poignée en fer rouillé et sa petite tête se tourna vers celle de son amie qui pleurait encore. Magalie lui dit alors en souriant :
-N’aie pas peur, je suis là.
11h29
La rendre belle. Ne pas la laisser travailler. Ne pas la faire pleurer. Qu'elle soit heureuse. Tels furent les ordres qu'Angélique Lefèvre reçut de la directrice de l’orphelinat Sainte-Lucie, sa patronne.
Élevée à la dure depuis sa plus tendre enfance, elle n'a pas connu l’amour d'une mère alors qu'elle en avait une. Elle n'a pas non plus connu l'amour d'un père… car elle n'en avait pas un.
Jeune enfant dans la ville de Cleveland, elle n’était pas surnommée “Clevegirl“ pour rien. D’excellents résultats aussi bien dans les disciplines sportives que scolaires, et une place pour une université prestigieuse de New York. Elle n'a pas accepté car elle voulait plus.
Bien plus.
Angélique voulait de l'argent. Car Clevegirl avait une tête, qui réfléchissait à la place de son cœur, elle choisit la facilité. Elle choisit de devenir quelqu’un dans un monde où il vaut mieux n’être personne sous peine de se faire attraper par ceux qui connaissaient quelqu’un de plus connu. Et de moins gentil.
Bienvenue dans le monde de l’illégalité. Un monde merveilleux où l’éthique se vend comme on vend un soda : sans aucun remords et à bas prix.
L’éthique est un concept qu’Angélique laissait aux plus faibles. Car selon elle, pour vivre, il faut savoir jouer avec la vie. Et à plus forte raison, celle des autres.
Vente d'organes, proxénétisme, films douteux, gang mafieux, Angélique n'était pas un ange mais elle ne voulait pas en être un. Lors d'une soirée arrosée l'ayant conduit aux portes d'une église, elle questionna un prêtre sur le bien. Il ne sut répondre. Car Angélique lui posa une question simple :
Si Dieu créa l'Homme à son image et que Dieu sait tout, pourquoi il me laisse faire ça ?
Un poignard passa de la main de l'ange à l’estomac du prêtre. Les voies du seigneur sont impénétrables ? Personne n’a essayé de les ouvrir avec un couteau bien effilé. Il ne répondit que par un faible gémissement avant de s’écrouler au sol dans une mare rouge. Puis Angélique s’écroula.
Et se réveilla dans une cellule.
11h39
La jeune femme coiffait calmement les cheveux de la petite fille afin de former des boucles rousses qui cascadèrent gracieusement sur ses épaules amaigries.
Angélique émit un petit “tss” de mécontentement. Elle n’était pas aussi belle qu'elle l’attendait. Mais elle l’était davantage qu'elle durant sa vie en prison.
Dix ans pour le meurtre d'un prêtre. Angélique était tombée bien bas. Ses “amis” l'oublièrent bien vite. Aucun membre de la pègre ne voulait avoir à faire avec une tueuse de clergé. Ses “amis” les plus dévoués (que ce soit volontairement ou non) payèrent quelques pot-de-vin pour la faire sortir rapidement. De nature discrète, les gardes n’eurent pas à se plaindre de sa conduite. Mais sa discrétion la mena à s’exiler des autres et à ne pas se faire de nouveaux contacts dans le monde de l’illégalité.
Elle ne rencontra personne de bien intéressant durant son séjour, si ce n’est une purée infâme qui lui semblait venir des toilettes de la prison, soit une compagne qui n'est pas des plus intéressante. Non, Angélique ne connut personne d'autre qu'elle ne connut déjà. Mais même dans la pègre, tuer un membre de l’ordre était un acte barbare et gratuit qui ne servait les intérêts de personne. Et surtout pas de son avocat qui ne se risqua pas à perdre la vie pour une tueuse de prêtre. Car Angélique ne s'est pas faite que des amis dans le monde formidable de l’illégalité. Et beaucoup seraient prêt à payer cher pour la retrouver. Et la tuer.
Mais Angélique a décroché depuis quelque temps. Cela ne l’intéresse plus de tuer, de menacer, d’extorquer, de frapper.
Non, Clevegirl a décroché depuis un certain temps.
De l'air frais, une touche d’humanité. Un nouveau travail en temps que secrétaire peut-être. Mais Angélique ne le peut plus. Son dossier était trop lourd pour que les entreprises ne la laisse travailler chez eux. Donc Angélique s'est retrouvée dans un orphelinat miteux où elle s'occupe d'enfants qui deviendront bientôt des marchandises. Comme on vend un gâteau, rien n'empêche de vendre un marmot. Ah si,
L’éthique.
Donc Angélique s’occupe d’enfants. Mais Angélique hait les enfants. Il y a encore un mois, elle les considérait comme des abominations. Des choses immondes sans parents et sans avenir. Inhumain serait un terme approprié pour les qualifier. Mais curieusement, c’était à elle qu’on attribuait cet adjectif. Inhumaine… in.. humaine.
Pourquoi elle y pensait ? Pourquoi cette image lui revenait ? Elle ne l'a pourtant jamais vécu. Elle s’en souviendrait sinon.
Je m'en souviendrais sinon.
Mais pourquoi ça me revient ? Pourquoi ces images reviennent ? Je n'y ai plus prêté attention depuis ma troisième année de prison,… alors pourquoi elles me reviennent ? Pourquoi ces hommes me disent quelque chose ? Pourquoi je revois ça ? Et… cette chose sur leur torse. C'est la même que dans mes souvenirs. Mais est-ce les miens ? Ah ma tête.
Un rond. Trois flèches qui vont vers le centre d’un autre rond plus petit.
Je m'en souviens maintenant. Et je me souviens que les “petits Monsieurs” l'avaient aussi… cet étrange symbole ésotérique. Mais qui sont-ils ? Pourquoi me disent-ils quelque chose ? Raaah, et la petite s'agite. Cette petite. Elle m'a…
Ne pas y penser. Je suis Angélique Lefèvre, pas une personne qui s’attache à des gosses. Je suis Clevegirl, pas une… bordel.
Pourquoi il a fallu que je m'attache à une gamine ? Pourquoi il a fallu que je m’attache à CETTE gamine ? Pourquoi je…
Pourquoi il a fallu que je… ne la considère plus comme un objet ? C'est une gosse putain ! Une marchandise ! Pas une… merde. Qu'est-ce que je fais là moi ?
11h58
Magalie chantonnait doucement car Magalie avait changé depuis que son lit s'était effondré. Comme son esprit. Comme sa vie…
Donc Magalie souriait. La. La. La.
Elle souriait en pensant à ce qu'elle pouvait faire maintenant. Elle souriait en pensant à ce qu'elle ne pouvait plus faire maintenant. Elle souriait à la vie qui l'avait abandonnée. Elle souriait, car elle savait que si elle ne le faisait pas, personne ne le ferait.
Et Magalie chantonnait encore, et encore, et encore. La. La. La.
Car elle n'avait que ça à faire avant qu'il ne la libère. Car maintenant elle le croyait et elle était désormais prête.
Avant, Magalie avait peur. Maintenant, elle souriait. LA. LA. LA.
Elle ne semblait pas être la seule d’ailleurs qui avait ses pensées qui la travaillait. La matrone tremblait par moment. Elle était étrange.
Pourquoi ?
Magalie ne saurait le dire, et ne le dirait pas même si elle le savait. Magalie aussi avait ses petits secrets.
Car c'était bientôt l'heure du Monsieur. La. La. La.
Mon gentil Monsieur qui va m’aider à ne pas me faire attraper. Un gentil Monsieur qui l’est un peu moins lorsqu’on est pas gentil avec lui. C’est mon Monsieur. Et il arrive. LA. LA. LA.
À droite ? À gauche ?
Il n'y est pas.
En bas ?
Non plus.
Derrière ?
Non…
Au-dessus ?
Oui !
Et bien que l'horloge n'indique que 12h03, elle savait qu'elle était en retard de trente minutes dans cette pièce.
Magalie l'entendit alors. Elle entendit le gentil Monsieur qui était là pour Magalie. Il courait, il volait, pour la voler elle, voler Magalie. Et Magalie était prête. Magalie est prête.
-HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHA, VIENS MON PETIT MONSIEUR ! JE SUIS LÀ ! VIENS POUR MOI ! HAHAHAH.
La petite fille se leva brusquement sans tenir compte de la jeune femme interloquée et choquée derrière elle. Puis elle regarda le plafond. LA. LA. LA.
Alors elle écarte les bras et elle dit lentement à la matrone :
-N’aie pas peur, il est là. C’est mon Monsieur.
Et le plafond s’effondra à exactement 12h34.
« N’aie pas peur. | Celle qui s'est souvenue.»