Encore une dernière maison

« Sérieux, Kioné. Je comprends pas comment vous faites pour aimer ça, vous les vieux. »

Sofie tapota son genou. Elle se tourna vers le conducteur.

« Hé, Kiossou ? Tu m’écoutes ?

— Je conduis, Sofie. Je ne dois pas être distrait de la route, répondit Chionesu avec un sourire. »

Tandis qu’il jetait un coup d’œil à la carte, il prédit exactement ce qu’elle allait répondre.

« Bullshit. Ça ne t’empêche pas de gueuler tes chansons antiques, rétorqua Sofie en s’affaissant dans son siège. »

Il éclata de rire.

La Chevrolet Silverado soulevait la poussière des routes de l’Arizona. Le soleil de l’après-midi avait poussé Sofie à rabattre ses lunettes de soleil, puis à pousser son partenaire à allumer la clim. Elle se redressa et regarda passer le paysage de champs sans fin, parfois interrompus par un éventuel tracteur, silo ou plateau gigantesque, baignés dans une très chaude lumière jaune. Elle soupira, ébouriffa ses courts cheveux noirs, avant de s’étirer dans son uniforme chemise blanche/pantalon noir. Sa veste avait été abandonnée il y a longtemps, jetée sur le siège arrière. Posée ainsi, elle recouvrait la boîte d’amnésiques de Classe B et leurs documents de mission, ainsi que leurs cartes d’agent.

Sofie Catherine Bachelot, 27 ans, française d’origine anglaise. Chionesu Mohammed Abderzarif, 43 ans, algérien. On les avait chargés, eux et plusieurs autres agents de Delta-0 implantés en Arizona, États-Unis, de cacher l’apparition de phénomènes anormaux. Les modifications topographiques recueillies par images satellites avaient permis aux agents de déterminer l'aire touchée par l'anomalie et ainsi tout témoin éventuel. Par conséquent, les membres de la FIM Delta-0 sur place avaient été séparés en 8 groupes : chacun de ces duos avait été envoyé dans une certaine parcelle de la zone entourant l'épicentre de l'activité anormale, afin d'identifier et d'amnésier d'éventuels témoins. Sofie et Chionesu étaient l'équipe F.

« Non, celle-ci est médiocre, dit Chionesu en ignorant la chanson et le commentaire de sa partenaire sur la médiocrité de toutes les chansons, rien que les premiers coups de batteries sont horribles… Aaah, un classique. »

Sofie releva la tête. Enfin quelque chose de bien ?

Quelques minutes passèrent.

« Alors, ma chère et très féroce critique, qu’en penses-tu ?

— C’est pas dégueulasse. La batterie est pas mal, la basse est cool. »

Elle fit une pause.

« Mais putain c’est leeeent.

— C’est toujours mieux quand c’est lent non ? »

Il lui jeta un regard en coin qu'elle lui rendit avant de ricaner, et lui d'éclater de rire.

« Je pensais que tu devais regarder la route, you fucking dinosaur ! Allez, c’est bon. Je l’aime bien ta merde.

— ايا هادي مريجلا !1 Je l’ai convertie ! »

Il se mit à tapoter le volant en rythme.

Sofie jeta un œil au lecteur : « C’est moi… ou ils ne font que répéter la même chose encore et encore depuis quarante secondes ?

Knock, knock, knockin’ on Heaven’s Doooooor…

— C’est bon, j’ai changé d’avis. »


« On est arrivés ?

— Oui. Ils ont de beaux bâtiments.

— Gare-toi sur la route, on ne sait jamais. »

Chionesu coupa le moteur, puis annota et rangea la carte avant de regarder par la fenêtre. Grande maison, typique de la région, avec de la verdure autour.

Il y avait un chien sur le porche. Il l’observa un moment, insatisfait. Sofie suivit son regard : « Tu as peur du gros chien-chien ?

— Non, je cherchais des chaussures sur le porche. J’aurais aimé savoir combien ils sont avant d’entrer… »

Il ouvrit la portière et mit ses lunettes de soleil sur son nez, avant d’allumer le petit micro qui s’y trouvait : « Je vais aller discuter. Reste sur écoute, au cas où j'ai besoin de toi.

— Dommage, j’avais envie de me nettoyer les oreilles après la torture que j’ai dû endurer, ricana Sofie sans cœur. »

L'agente appuya sur un interrupteur du tableau de bord. Chionesu vérifia que ses lunettes s’étaient bien connectées au lecteur multimédia. Il lui jeta un regard : elle faisait la moue dans son siège rabaissé.

« Je ne vais pas te mentir… » Il s’accouda contre la voiture.

Sofie leva les yeux.

« Moi aussi j’en ai marre, mais c’est notre boulot.

— Sérieusement, ils auraient au moins pu nous prévenir nous, ces cons.

— Je sais, ça m’embête aussi. Mais c’est la dernière opération de la journée."

Sofie resta silencieuse et regarda la maison, frustrée. Chionesu réfléchit un peu.

« Si tu te tiens sage, je te laisserai mettre ce que tu veux au retour, dit-il avec un sourire, avant de s’éloigner de la voiture.

— Je peux toujours rêver !, répondit Sofie, amusée. »

Elle le regarda, veste sur l’épaule, crâne chauve luisant sous le soleil, se diriger vers l’entrée. Il monta sur le porche, et sursauta quand le chien se releva en aboyant. L'agente ricana et se rabaissa dans son siège.


« Bonjour, monsieur.

— Bonjour ma petite. Tes parents sont là ? »

La petite fille hocha la tête et appela son père. Un homme costaud, coiffé d’une casquette, passa sa tête dans l’embouchure de la cuisine. Il murmura quelque chose en s’approchant de l’entrée, puis dit à sa fille d’aller jouer ailleurs. L’homme fixa Chionesu, les yeux plissés.

« Z’êtes qui vous ? Si vous êtes de l’IRS, je paie bien mes impôts, j’vous l’jure…

— Non, non ! Je m’appelle Simon Bradley. Je suis réalisateur indépendant, venu admirer votre belle campagne.

— Oh ? Vous faites des films dans la campagne ? Pourtant ce serait mieux Hollywood pour filmer non ?..

— C’est ça justement. Hollywood, c’est joli et c'est pratique pour les décors, mais ça ne vaut pas les belles, véritables étendues verdoyantes de l’Arizona ! Et toutes ces soirées avec les directeurs riches et les belles actrices, ça ne vaut pas un bon coup de bourbon avec un véritable agriculteur américain pur sang ! »

Chionesu sourit, extérieurement puis intérieurement : le visage du fermier venait de s’illuminer. Il l’avait eu, ces agriculteurs patriotes ont toujours été des proies faciles pour le rapace de la manipulation qu’il était. Un petit discours, un accent très fort : ils étaient faciles à attraper.

« Ah ! Z’êtes un vrai américain vous ! J’avais des doutes avec vot’ couleur de peau, mais vous êtes absolument un patriote. Oh, sacrée poigne. »

Chionesu se retint de lui broyer les os quand l’homme lui serra la main.

« J’m’appelle Todd MacHara, bienvenue sur ma p’tite ferme ! Tenez, vous m’avez tenté, venez dans le salon. »

Chionesu se laissa conduire et prit place dans un fauteuil. Il regarda Todd se diriger dans la cuisine et l’entendit ouvrir un placard.

« Veronica ! Il est où le bourbon ? cria-t-il avant d’ouvrir un autre placard. »

Chionesu réajusta ses lunettes et croisa les jambes.

« J’espère que tu notes tout toi, dit-il, en feignant un intérêt pour le mobilier. »


« T’inquiète Kiossou. »

Sofie gribouilla "maman", à côté de "fifille" et "papa", sur un post-it, puis le colla sur la portière. Elle écoutait distraitement ce qui lui parvenait des lunettes-micro, préférant s’attarder sur la playlist électro qu’elle avait allumée. Elle baissa tout de même le son de sa musique quand elle entendit Todd revenir.

Le fermier posa le whisky et les deux verres sur la table, déboucha le bourbon, remplit les verres et regarda par la fenêtre qui avait absorbé toute l’attention de Chionesu.

« C’t’un joli paysage non ?

— C’est magnifique, la campagne de ces régions m’a toujours plu. »

Mentir était plus simple quand on pouvait croire ce qu’on disait.

« Vous ne rencontrez pas trop de difficultés dans votre établissement ? demanda Chionesu en saisissant son verre.

— Non, non, ça va. Mais on s’en fout de mes vaches. »

Todd se pencha vers lui : « Qu’est-ce qui vous amène dans l’coin ? »

C’est Sofie qui avait inventé l’histoire du réalisateur : « Je viens pour tourner un film sur les fermes de l’ouest. Un reportage plutôt. Plus précisément…

Chionesu but un coup pour se détendre.

— Je tourne un film sur-

Il marqua une pause, mais pas pour l’effet dramatique. Ce whisky était infâme.

— sur les célèbres événements surnaturels qui-

Bordel, cet alcool était dégueulasse.

— se sont déroulés dans les environs. »

Il déglutit difficilement. Horrible.

« Ha, c’est marrant qu’vous me parlez d’ça, dit Todd en allumant une cigarette, parce qui s’trouve que récemment, j'en ai croisé, du surnaturel. »

Chionesu prit une mine intéressée, comme s’il n’avait jamais vu d’événements défiant toute conception du réel auparavant : « Ah bon ? Et vous seul avez vu cet événement ? »

Todd interrompit la dégustation de son bourbon, puis tira une nouvelle bouffée de cigarette.

« Non, dit-il, ma femme et mes enfants l’ont vu aussi. » Il jeta un regard méfiant vers l’algérien : « Pourquoi vous voulez l’savoir ? »

Chionesu sentit une sueur froide le parcourir. Mais son corps était maîtrisé.

« Parce que plus il y a de témoins locaux, il répondit, le plus calmement possible, plus je peux rallonger mon reportage. »

Mords à l’hameçon allez allez…

« Et du coup vous gagnez plus de fric ?

— Exactement. Entre nous, c’est le but au fond.

— Ouais c’est logique, j'vous comprends »

Ouf.


Non, pas ouf.

Sofie examinait le mur, accroupie sous la fenêtre. Si elle s’accrochait à cette gouttière et grimpait trois mètres, elle pourrait faire un saut plutôt risqué vers cette fenêtre ouverte et entrer dans la maison. C’était dangereux, mais elle devait faire vite, le fermier était méfiant à présent. Si Chionesu arrivait à le garder occupé, elle pourrait boucler tout ça en quinze, peut-être dix minutes… Bon, quand faut y aller, faut y aller. Elle saisit la gouttière.

Bien sûr que toute sa petite famille avait vu les cailloux. Fuck. Et elle n’était pas sûre du nombre d'enfants. Donc elle avait amené toute la mallette avec ce qui restait d’amnésiques. Espérons que ça suffirait.

Si elle y arrivait, elle pourrait mettre toute la musique qu’elle voulait pour bien embêter Chionesu. Ça en valait absolument le coup si elle pouvait éviter une seconde de plus de Pink Floyd.

Elle se positionna tant bien que mal pour préparer son saut. Allez. Un. Deux… TROIS !


Un grand bruit résonna dans la maison.

« Sofie, se dit Chionesu, qu’est-ce que tu fais… »

Todd se releva. « Marie ! Qu’est-ce tu fais oh ? hurla-t-il. »

Il jura : « L’est sans doute partie s’cacher cette petite trouillarde. »

Chionesu tenta de regagner le contrôle de la situation : « Vous me parliez des pierres…

— Euh ouais, les pierres. Pardon c’est ma p’tite dernière, c’t’une maladroite.

— (Quelle chance ! Ça m’épargne des soucis !) Pas de problème.

— Je m’excuse. Alors les pierres… C’était hier soir… Je dormais tranquillement avec Veronica, ma femme… »


Veronica repoussa la porte de sa chambre du pied. Elle pénétra dans la salle, esquivant habilement quelques jouets qui s’étaient étrangement retrouvés là. Elle posa le linge propre sur le lit, se mit à siffloter, prit une chemise et la rangea dans la commode. Alors qu’elle se retournait pour en prendre une deuxième, elle vit le fusil deux-coups de son mari tombé à terre. La fenêtre ouverte à côté du lit déversait une brillante lumière jaune dessus. Confuse, Veronica s’avança vers l’arme à feu pour la redresser.

La porte se referma derrière elle.

« Hands up, now. »


« Et vous dites que les pierres bougeaient seules ?

— C’est ce que j’dis.

— Incroyable !

— Vous n’avez rien vu ! Une grosse moitié du plateau là-bas s’était arrachée. Toutes les pierres se ruaient vers ma ferme ! J’ai réussi à faire sortir tout le monde heureusement, mais c’était très flippant !

— Toute votre famille est saine et sauve ?

— Yep. Les pierres sont passées plus au nord d’ici. Donc on était tous sains et saufs. »


Veronica feignait la peur. « Pour qui elle s’prend, c’te salope, pensa-t-elle. » Elle gardait les yeux sur son coussin et le six-coups qui se trouvait en dessous. Elle projeta ses mains vers son lit.

Le coussin explosa en une fontaine de plumes. Veronica fit un pas en arrière. Une culasse fut sèchement actionnée dans son dos.

« Mets tes mains en l'air, bitch ! »

Veronica s’exécuta.

« Tu ne vas pas te souvenir de ce conseil, mais arrêtez de cacher vos armes sous vos coussins ! C’est affreusement évident. J’ai trouvé le tien par accident bordel ! »

Le barillet d’un revolver tourna dans le dos de Veronica.

« Je le viderais bien pour le facteur d’intimidation, mais ce serait chiant à ramasser… déjà que je vais devoir nettoyer toutes ces plumes… »

Veronica se retourna, plongeant son regard dans celui de l’inconnue qui se foutait de sa gueule. Elle était assise nonchalamment, une jambe sur l’autre, le Five-seveN silencieux pointé sur la gorge de Veronica. Sofie se pencha vers sa mallette, l’arme toujours droite : « Vous allez bien m’écouter, comme ça se sera vite réglé-

— Vous pensez m’faire peur ? »

Sofie releva les yeux.

« Pardon ? demanda-t-elle, froidement. »

Veronica aiguisa son regard et lança, acerbe : « Vous pensez que j’ai peur de vous ? Que vous allez pouvoir faire c’que vous voulez d’moi ? J’vous f’rai savoir que- »

En un instant, Sofie s’était avancée, avait retourné la fermière, plaqué une main sur sa bouche et collé le canon contre sa tempe.

« Non, dit-elle sèchement, "je vais te faire savoir quelque chose. »

Paralysée par la brutalité soudaine de son interlocutrice, Veronica se figea tandis que Sofie poussa le silencieux contre sa tête.

« Écoute moi bien. Ce matin, on nous a envoyés amnésier quatre ménages individuels pour effacer tout témoignage de cette nouvelle anomalie. Quatre ménages hein, retiens bien ça.

— Les deux premières maisons étaient sans encombre. Chacune des familles super : un papa, une maman et deux enfants, mioches ou fifilles. Ces conditions sont idéales pour la distribution d’amnésiques. Du coup, ces opérations ont été rondement menées. Jamais moi et mon partenaire n’avions effectué de missions aussi propres.

— La troisième maison, ça a commencé à merder. Ils avaient la totale : papa, maman, cinq enfants, une famille recomposée je suppose, une mémé, deux pépés, cinq employés. Rohlàlà ça nous a fait chier. Une "diversion pendant que l’autre amnésie tout le monde" était impensable, il y avait beaucoup trop de monde. Donc on a délicatement mené l’op la plus longue de ma vie : choper tout le monde, amnésier tout le monde, et les remettre dans leurs lits. On est des professionnels, et Chionesu est encore flexible, mais Jesus Christ c’était long. En plus, on a dû tuer l’un des employés. »

Sofie fit cliqueter le chien avant de replacer son pouce sur la crosse.

« Il avait trouvé le corps endormi du papa et il s’apprêtait à le réveiller. S’il gueulait, c’était fini, on aurait dû tuer tout le monde ; et un ranch entier disparu, surtout avec le nombre de gens présents sur les lieux, c’est plus dur à cacher que des lumières sur des falaises, crois-le ou non. Donc Kiossou l’a abattu d’une balle dans la gorge, puis dans la tête. On a paqueté le corps, et pendant que mon ami finissait le boulot, j’ai dû inventer une histoire pour justifier l’absence de ce con. Ça m’a pris un moment. Quand j’ai trouvé ses papiers et son contrat, j’ai recopié son écriture du mieux que j’ai pu pour rédiger une lettre expliquant que Brad Simmons était parti devenir réalisateur à Hollywood, pour accomplir son rêve d’enfance. Fucking hell, ça nous a bien fait chier. »

Elle réaffirma sa poigne sur son pistolet.

« Et là, après ce putain d’enfer, on a reçu un message de notre capitaine disant que nos camarades lui avaient envoyé un message à elle. En gros, ils avaient eu une panne, et ne pouvait pas finir les deux dernières maisons qui leur avaient été attribués, donc c’était à nous de les faire. Ils n'auraient pas pu nous prévenir nous, fuckwits. Donc on a grignoté des sandwichs triangles et avalé cinq canettes de Red Bull chacun, puis on s’est bouffé encore deux maisons de familles immenses, six et sept personnes à amnésier respectivement. Et j’avoue que vous commencez à me faire chier, les paysans. »

Elle avait sifflé ces derniers mots. Veronica réprima un gémissement.

« J’ai dû me battre contre un papa qui m’avait choppée quand les escaliers ont cassé sous mes pieds. Et en plus, la famille de la maison avec les escaliers foireux n’avait pas tous vu les pierres, donc on a perdu un temps monstrueux pour amnésier tout le monde. Tu vois, tout ça pour rien, à part une perte de ressources. »

Elle désigna vaguement la mallette d'amnésiques, mais Veronica n'était concentrée que sur la froideur du silencieux sur sa tempe.

« Mais le pire, c’était le papa de la cinquième maison. Je suis entrée par la fenêtre de la cuisine. Il était dedans, seul. Donc, hop, je sors mon flingue, "mains en l’air", je m’attends à ce qu’il obéisse : il est en position d’infériorité majeure. Mais nooon. Son honneur et sa fierté d’américain ne pouvaient pas accepter ça. Alors il se retourne et me fonce dessus en m’insultant. Il me met un poing dans le ventre. J’encaisse difficilement le coup, je lui grimpe dessus, je l'étrangle et je lui mets le chloroforme dans la gueule. Merci Kiossou de s’être rapidement occupé du reste de la famille.

— Donc votre fierté de patriote ‘ricain à la con, vous vous la gardez. Parce que je commence à en avoir vraiment assez de cette mission, de ce pays, et de vos grosses familles de merde. »

Veronica, paralysée par la peur, sentit soudain la main plaquée sur sa bouche glisser sur son corps, disparaître un moment, puis revenir devant son visage avec un briquet entre les doigts.

« Et là je me dis, pourquoi je ne vous tuerais pas tous ? Une balle dans le crâne de vous et de vos enfants. Mais la police sera vite au courant ! Oh, mais un accident de gaz -elle alluma le feu devant les yeux de Veronica– arrive si vite. »

Elle rapprocha la flamme de ses paupières : « Si les corps de vous et de vos enfants sont entièrement réduits en cendres, que trouvera la police, hein ? »


« Et ces pierres, où sont-elles parties ? »

Ce n’était que des formalités à présent. Delta-0 était au courant d’à peu près toutes les informations que ce témoin pourrait leur donner. Todd était à son septième verre, Chionesu n’avait pas retouché à son premier.

« Les cailloux ? Baaaah t’aurais dû les voir mon bonhomme ! Ils ont roulééé ! Roulé vers leur destin de caillou ! Yeehaaaaw ! »

Bordel, dépêche-toi Sofie.


Veronica, tétanisée, trouva le courage d’articuler une phrase : « Qu’est-ce vous voulez ? Je ferai tout. »

Satisfaite du ton effrayé mais néanmoins coopératif de son otage, Sofie se détendit. Elle retira le canon de la tempe de Veronica et s’autorisa même à lâcher un petit sourire : « Relax chérie, en tout cas mon but initial n’est pas de te tuer. Ce serait une façon un peu bête de "protéger l’humanité" hé hé.

— Alors quoi ? Mon argent ? Le coffre est en bas.

— Je ne dirais pas non à un petit bonus, mais non plus. En fait j’aimerais que tu me rendes un tout petit service, pour faciliter mon travail. »


« Les enfants ? Vous pouvez v’nir par ici ? »

Sofie regarda, de plus en plus désespérée, tandis qu’un par un, trois enfants passèrent la porte et rejoignirent leur mère. Une fifille, un mioche, un garçon, une maman et un papa. Est-ce qu’elle avait assez d’amnésiques ?

Veronica prit une grande inspiration et jeta un coup d’œil à Sofie, qui tapotait fermement son silencieux en la fixant dans les yeux : « Les enfants. Vous allez bien m’écouter, d’accord ? Derrière vous, il y a une femme avec un pistolet. Chuuut… »

Elle posa le doigt sur les lèvres de sa petite dernière. Les deux plus grands avaient compris, le plus âgé avait levé les mains.

« Elle n’est pas là pour nous faire du mal. Elle veut juste nous injecter un produit. Faites ce qu’elle dit et- »

Veronica releva les yeux. Sofie l’observa pendant un instant, puis hocha la tête pour lui faire signe de continuer. Veronica déglutit : « Alors elle ne sera pas obligée de nous faire mal. »

Elle caressa la tête de sa fille pour la calmer. L'innocence de la petite famille fit remonter un peu de pitié chez Sofie.

« Bon, on va faire ça vite et bien. »

Les enfants tressaillirent quand ils entendirent la voix, puis les pas de l’inconnue se rapprocher d’eux. Sofie sortit un morceau de tissu et l’imbiba de chloroforme.

« Regardez tous votre maman, et ne la quittez pas des yeux, dit-elle tandis qu’elle s’approcha de la petite dernière. »

La petite tremblait, au bord des larmes. Sofie posa rapidement mais doucement le tissu sur sa bouche, tout en gardant son arme pointée sur la famille. La petite s’endormit vite ; Sofie la prit dans son bras et la déposa délicatement sur le sol, sous le regard de sa mère, qui soupira, soulagée de voir que cette espionne faisait au moins bien son travail.

« Pas un bruit, rappela Veronica à ses deux garçons. »


« Donc les cailloux sont allés vers le nord ? demanda Chionesu, son visage posé sur la main, lassé. »

Il avait parlé à Todd pendant vingt minutes, et hésitait à sortir son arme pour faire taire le fermier, à présent complètement saoul.

« Oui-hi-hi… elles sont parties par là-bas ! Vers le nord ! Vers le Texas ! Euh non attends, non attends attends, le Texas c’est bien par là ? » Il pointa vers l'ouest.

Chionesu expira, fort. Il n’en pouvait plus. « C’est vers l’endroit où Sofie met des heures à finir sa mission ! hurla-t-il. »

Todd le regarda, confus et ébahi par l’alcool : « Sofie et sa mission ? Vers le… le… le Texas ? Ah j’ai compris ! Hu hu hu chuis pas bête… en fait Sofie c’est une mexicaine et elle vous a sucé la-

— Non, Sofie c’est moi. »

Chionesu s’écroula de soulagement pendant que Sofie descendait les escaliers, main dans la poche, mallette sous le bras. Todd la regarda pendant qu’elle descendait lentement chaque marche. À chaque pas, la situation dans laquelle il s’était retrouvé le fit dessaouler un tout petit plus.

« Vous êtes qui ? demanda-t-il sobrement. »

Il s’énerva : « Qu’est-ce que vous foutez chez moi !?! »

Sofie dépassa le fauteuil de Chionesu, croisant son regard soulagé, et posa ses bras sur l’accoudoir de Todd. Elle le regarda effectuer un mouvement de recul et sourit : « Tu n’as pas écouté son histoire ? Et continue à te recroqueviller, tu n’as pas l’idée de la joie que ça me procure. »

Il fixa Sofie, effrayé, tandis qu’elle sortait un tissu de sa poche. Sofie eut un petit rictus : « Donc non, tu ne l’as pas écouté. Lui c’est un directeur indépendant, et moi… »

Elle feignit une droite, il leva ses bras pour se protéger, elle saisit ses mains, le tira vers elle, et enfonça le chloroforme sur son visage. Après quelques secondes de débattements vains et de cris étouffés, il se détendit.

« Et moi, je vais pouvoir choisir la musique ! »


Sofie ouvrit la mallette et en vérifia le contenu. Elle laissa passer un grognement.

« Que se passe-t-il ? demanda Chionesu, un sac poubelle rempli de plumes entre les mains. »

Elle lui montra l’intérieur de la mallette : « Plus assez d’amnésiques. J’avais bien peur que ça arriverait. Si ces enfoirés nous avaient prévenus plus tôt on aurait pu en reprendre. Fuck me. »

Chionesu la rejoignit dans sa déception pendant quelques secondes, puis son visage s’illumina : « Attends, je reviens. J’ai pensé à quelque chose. »

Elle le regarda partir avec les plumes, interloquée. Il revint une vingtaine de secondes plus tard, sans les plumes, mais avec une petite boîte entre les doigts. Sofie la reconnut instantanément, pour s’en être servie elle-même.

« Des amnésiques à usage personnel ? Pas con, mais comment tu comptes faire ? »

Chionesu prit deux gélules et referma la boîte : « Quand tu as rencontré autant de médecins que moi, tu apprends quelques trucs. »

Sofie le regarda attraper son verre de bourbon à moitié rempli, laisser tomber les gélules à l’intérieur, relever légèrement la tête de Todd, puis verser le whisky dans sa bouche ouverte. Il déposa rapidement le verre et passa ses doigts dans la bouche de Todd. Sous le regard dégoûté de Sofie, il souleva la langue et la pressa contre le palais, jusqu’à ce que la gorge ait avalé. Chionesu déposa la tête de Todd par terre puis vérifia bien qu’il respirait encore.

« C’est dégueulasse ! rit Sofie. »


La Chevrolet Silverado souleva la poussière de la route. Chionesu finit sa canette avant de la jeter sur le siège arrière. Il se détendit et admira le soleil couchant baigner les champs et les plateaux de sa lumière rouge profonde. « Tu devrais remettre ta veste, conseilla-t-il à haute voix, je pense qu’il va bientôt faire frais. On pourrait passer à un fast-food pour reprendre des forces, qu’est-ce que tu en dis ? Sofie ? »

Sans réponse, il jeta un regard à sa partenaire. Elle avait son iPod en main, et écoutait les chansons une à une à travers ses écouteurs, avec un air concentré. Il l’observa, intrigué : « Qu’est-ce que tu fais ? »

Elle le réduit au silence d’un lever de doigt : « J’en cherche une bonne. » Elle reprit son écoute. « Non, trop énergétique. Non, celle-là est pas terrible. Mais qu’est-ce que ça fout dans ma playlist électro ça…

— Ah, cette dernière paraît intéressante-

— J'ai trouvé, celle-ci est trop bien !! »

Elle brancha son iPod sur le lecteur et remit la chanson au début.

Quelques minutes passèrent.

« Alors mon cher et chiant dinosaure, t’en penses quoi ?

- Ce n'est pas mauvais. L’enchaînement est fluide, cette guitare est superbe ! »

Il marqua une pause.

« Mais le rythme est effréné !

— Comment tu ferais pour danser sinon ? »

Sofie agita son bassin et fit quelques cercles avec les bras sous le regard amusé de Chionesu. Elle leva les yeux vers lui avec un grand sourire, puis ils éclatèrent de rire.

« Il faudra que tu m’apprennes tout ça ! خرا2, je l’aime bien ta musique.

Fuck yeah ! Je l’ai converti ! » Elle remua la tête au rythme de la chanson, les yeux fermés.

Chionesu jeta un œil au lecteur : « Pourquoi est-ce qu’il y a des femmes qui gémissent dans cette chanson ?

Ta ta tata tataa taaa TAA !!

— C’est bon, j’ai changé d’avis. »


Le vent portait la poussière et les virvoletants sur les plaines de l’Arizona. Les pierres roulaient aussi, portées par une force mystérieuse plus au sud. L’une de ces pierres se heurta à un pommier, ce qui provoqua la chute d’un de ses fruits. La pomme se tint là, dans l’obscurité de la nuit, jusqu’à ce qu’un rat la découvre. Il s’empressa de se servir dans la chair, avala goulûment un morceau, puis continua son trajet. Il se promena un moment dans la pénombre, mais le soleil pointa ses rayons jaunes sur l’horizon, alors il se redirigea vers sa maison, une grange. Le rat s’enfonça dans un petit trou, puis contourna un tracteur vert, un monospace noir, et un pick-up argenté pour tenter de rejoindre sa colonie.


Todd MacHara ouvrit les yeux aux côtés de sa femme. Il s’assit dans son lit. Le soleil filtrait dans sa chambre par les rideaux tirés. Il posa ses pieds à terre, chercha ses chaussons, puis descendit dans la cuisine.

Pain, grille-pain, tartines, confiture. Bâillement.

Il croqua dans une tartine, la mâcha délicatement, apprécia la fraise, puis avala. Zut, une miette entre les dents. Sa langue partit la déloger.

Il s’immobilisa. La tartine tomba de ses mains.

Ce goût. Il avait prit sa retraite de l'Insurrection du Chaos, cependant il retenait encore ce qu'on lui avait appris. Mais ce goût, il faisait partie des choses qu'on lui avait fait retenir. Une robe froide, avec un trait distinctement amer.

Un amnésique.

Il se releva et se dirigea vers sa grange. Il contourna le tracteur, le monospace, mais s’attarda sur la Chevrolet Silverado qui était apparue dans son garage. Il l’observa, neutre, pendant quelques secondes, avant de continuer son trajet. Il s’arrêta devant son établi.

Todd se tourna vers le baril à sa droite. Il le retira délicatement, puis passa ses doigts dans l'ouverture de la trappe qui avait été révélée. Elle cachait des escaliers. Todd descendit les premières marches, puis referma la trappe au-dessus de lui.

La salle était masquée par la pénombre. Cependant Todd pouvait entendre des bruits de respiration, accéléré quand il fit un pas, provenant de l’un des coins. Il s’attarda un moment, avant de se diriger vers une petite table dans le coin opposé. De là, il alluma la lumière, puis se retourna.

Les deux hommes attachés dans le coin étaient indemnes. Mais leurs yeux trahissaient un épuisement certain. Todd soutint leurs regards, son visage un masque de neutralité. Puis il se retourna et consulta la table. Une carte annotée, un téléphone qui clignotait avec un nouveau message. Il consulta ce dernier : « Entendu, j’envoie l’équipe F s’occuper de vos derniers ménages. Réparez votre véhicule dès que possible. Terminé. » Il reposa le téléphone.

Puis Todd décida de quand même prendre un anti-amnésique.


Veronica passa la tête dans l’ouverture de la grange, posa son regard confus sur la nouvelle voiture, puis cria : « Dis Todd, depuis quand on a un pick-up ? »

Todd posa son Beretta silencieux sur la gorge du deuxième homme.

« J’l’ai acheté la semaine dernière chérie. » L’agent de la Fondation retint ses pleurs, même en passant un regard sur le cadavre de son camarade. Le style de questionnement de Chaos était bien plus violent et direct que ce qu’on lui avait appris à faire, et à résister.

« Euh…. Si tu l’dis, répondit Veronica. »

Elle se gratta la tête un instant, puis se souvint de sa question originale : « Hé tu t’souviens de ç’qu’on a mangé hier ? Je voudrais pas refaire la même chose deux fois d’suite, tu comprends. »

Todd chercha dans la liste de contacts de son portable. Et sous les yeux larmoyants de sa victime, avec sa mémoire récupérée, clama haut et fort : « Ne t’inquiète pas mon cœur. J’men souviens bien ! »

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