Unterirdischer Operationssaal eines Krankenhauses, München 1932

« Et il sera connu qu'en ces temps anciens, lors des longs jours du Siège de la Cité de Troie, eurent lieu bien des hauts-faits et des tragédies grandioses, comme relatées par Homère, mais aussi des trahisons de la pire des bassesses, dont la honte touchera de son ombre tous ceux qui en furent acteurs ou témoins, et à laquelle les Dieux sur l'Olympe eux-même ne sauraient réchapper, […] »


« - Et vous l'avez trouvé où ? »

L'élève, qui soupirait dans l'atmosphère humide enfumée et surchauffée de l'amphithéâtre souterrain pris la liberté de desserrer sa cravate et de déboutonner le haut de sa chemise. Il interrogeait son professeur du regard. Celui-ci, sa vieille pipe en écume de mer sculpté à la main, fouillait nonchalamment les poches de son complet rouge à la recherche d'une boite d’allumettes qui aurait survécu aux deux longues heures qu'il avait déjà passées ici assis sur les vieux bancs en bois lambrissé de la vieille salle d'opération universitaire poussiéreuse du Kaiser Willhelm Stadt Krankenhaus. Il vérifia une dernière fois dans la poche intérieure de sa veste.

« - L'expédition de 1923 au Proche-orient, vous vous souvenez ?

- Celle du Collège de Médecine ? Je lisais les journaux chez mon beau-père, à l'époque.

- Celle-là. J'avais été désigné pour être le chirurgien de l'équipe. »

Il avait enfin retrouvé une allumette. Celle-ci, prenant la poussière sous le banc, devait avoir été oubliée là par l'un des nombreux étudiants qui fréquentaient autrefois ces salles souterraines, du temps où l'hôpital était encore en activité.

« - Le Collège avait depuis longtemps l'idée de lancer une expédition scientifique dans la région. J'avais à l'époque beaucoup assisté aux conférences et aux discussions de Fühler et Von Beck. Ils avaient tout deux servi sur le front franco-belge six ans auparavant : ils ont étés témoins directs de ce qui a été fait et de ce qui pouvait être fait. Ils voulaient trouver des solutions et des pistes, et comptaient chercher là où peu d'occidentaux avaient encore cherché. Une sorte de "retour aux sources", comme disait Von Beck. »

Le professeur marqua une pause. Il pris le temps de gratter consciencieusement le fond de sa pipe, avant de reprendre.

« - Le titre officiel, c'était "Mission universitaire anthropologique de recensement et d'étude des techniques et pratiques médicales au Proche, Moyen et Extrême Orient Fühler-Von Beck". J'avais été pris pour représenter la branche chirurgicale, mais je partais avec un certain préjugé: j'étais personnellement plus intéressé par la partie "Proche-orient" que par le reste. En fait, j'y avais un ami, le Professeur A. Sharverian. Le nom ne vous dira rien, il a utilisé des pseudonymes toute sa vie. Il étais … plusieurs grands noms de la science en Europe : c'était un érudit, médecin, physicien, chimiste, historien … Un homme brillant, comme les grands savants de l'Antiquité ou de la Renaissance, qui multipliait les centres d'intérêt. »

Du centre de l'amphithéâtre obscur, en contrebas, montèrent les craquements d'une cage thoracique que l'on ouvre sans ménagement, avant de résonner contre le haut plafond de la salle. L'élève ne pu s'empêcher de regarder. Le professeur, qui y assistait déjà depuis plus de deux bonnes heures, ne prêtait même plus attention à l'opération compliquée qui se déroulait devant eux.

« - Il était d'origine arménienne, mais avait réussi à se faire passer pour un notable turc pendant la durée de la Guerre. Il utilisait un faux nom. »

Maintenant, c'était le bourdonnement aiguë et régulier d'une scie chirurgicale qu'on entendais. L'élève fini par détourner le regard.

« - Je l'avais rencontré lors de mon service de 1915-1916 sur le front des Dardanelles. Nous étions tout deux chirurgiens de corps, moi sous Von Sanders et lui sous Enver. Nous avions vite sympathisé sous les bombardements britanniques. »

Le professeur tira sur sa pipe.

« - Nous discutions beaucoup pendant nos rares temps de repos : c'est là que j'appris qu'il était lui-même membre du Tribunal, de la Loge de Constantinople. Nous causions de toutes sortes de sujets que deux hommes de science et de mystères peuvent aborder. En particulier, et peut-être à cause de la région même où nous nous trouvions ainsi que des circonstances qui nous entouraient, nous parlions beaucoup d'histoire, passée et future. C'est alors que nous discutions d'antiquité grecque et de ses traces en Turquie qu'il me révéla la nature d'un de ses projets scientifiques majeurs, qu'il avait dû abandonner avec la venue de la Guerre : la traduction d'un manuscrit hellénique tout à fait mystérieux et surtout crypté, qu'il suspectait être un traité de médecine perdu. A l'époque, je restais sceptique face à son enthousiasme, mais il semblait y croire dur comme fer. Le sujet se noya dans la discussion et ce ne fut que bien plus tard, en 1919, lorsqu'un autre savant turc de visite à Munich me porta de ses nouvelles ainsi qu'un message, que j'en entendis de nouveau parler. »

Le professeur se leva très soudainement, et, se dirigeant vers une commode placée près de l'entrée de la salle, continua son récit.

« - En fait, dit-il en sortant d'un tiroir une bouteille de liqueur et deux petits verres, il avait après l'armistice pu reprendre ses travaux, et il avait même complété sa traduction. Il me taisais dans sa lettre tous les détails de sa découverte, mais insistait beaucoup sur son importance et ses implications. Il insistait aussi sur un autre point : il fallait que je retourne en Turquie pour qu'il puisse me la faire partager, puisqu'il comptait sous aucun prétexte la publier ! »

Le professeur appuya son effet en levant les bras au ciel. Se rasseyant à sa place, il servi les deux verres en liqueur et en offrit un à son interlocuteur.

Il but, puis reporta son attention plus bas sur l'opération qui s'y déroulait. Il s'exclama dans un français presque parfait :

« - Sigi ? Au rapport ? »

Une voix étranglée lui répondit, elle aussi en français, mais dans un langage terriblement approximatif, montant du centre de l'amphithéâtre où se découpaient sur la lumière crue des lampes d'opérations de vagues silhouettes.

« - Je atteindrir colonne vertèbres. Je déjà préparer bonhomme autre avoir. Couper côtes, aussi. »

Le professeur acquiesça d'un signe de la tête. L'élève les regardaient, lui et l'autre en bas, alternativement. Le professeur répondit à son regard interrogateur :

« - Je lui apprend le français. Ça lui sera utile s'il venait à se retrouver en France. »

Sans donner plus d'explications, il repris son récit.

« - A l'époque, je n'ai pas pu y retourner tout de suite, vu que je venais à peine d'être promu interne ici même au Kaiser Willhelm Stadt Krankenhaus. Il n'avait pas encore fermé ses portes, à l'époque. Nous avions beaucoup de travail alors, des suites de la Guerre. Vous n'imaginez donc pas à quel point je put me montrer impatient à l'idée de partir, lorsqu'en 1922 Fülher et Von Beck me proposèrent de partir avec eux. Il faut dire que malgré mon scepticisme originel, j'avais développé une certaine curiosité toute scientifique vis-à-vis des mystères de Sharverian. »

Il tira sur sa pipe.

« - L'expédition a été plutôt bien couverte par les journaux, vous devez donc connaître son déroulement dans les grandes lignes. »

Il fit une brève pause, semblant réfléchir à quelles informations divulguer et à quelles informations garder pour lui.

« - En fait, j'avais pu, avant de partir, pendant les préparatifs, recontacter Sharverian par téléphone. Il n'était pas facile de le trouver, alors : il avait gardé de la Guerre ses manières discrètes d'homme traqué. La mission, qui devait partir de Munich le 16 février 1923, était supposée rallier la Crimée au début du printemps, pour ensuite partir par les routes en direction de l'extrême Orient. Nous avions donc convenu, moi et mon ami, de nous retrouver lors de l'étape à Constantinople, pardon, à Istanbul, pour clarifier la situation. »

Un exclamation vint jusqu'aux deux médecins :

« - Je couper vertèbres colonne ! », suivie de près par un craquement sinistre.

Le professeur se leva, sans toutefois sembler y prêter attention, et se dirigea vers l'une des hautes étagères garnissant les murs en arc de cercle de l'amphithéâtre. Celles-ci étaient remarquablement vides : seul à un endroit trônait un épais dossier relié, dont il s'empara avant de revenir vers le banc.

« - Ce ne fut donc que le 27 avril de la même année, après avoir débarqué du navire de ligne faisant le trajet depuis Sébastopol, que je put enfin revoir dans un sombre café local mon estimé collègue et ami. Les effusions des retrouvailles furent de courte durée : il me fit aussitôt lire le fruit de ses recherches. »

Il fouillait dans le dossier posé sur ses genoux. Semblant trouver ce qu'il cherchait, il en tira une large liasse de textes manuscrits, qu'il tendit à son élève.

« - Voici l'orignal. L'important est souligné. »

Alors que l'élève survolait les pages de versions et de notes, il reprit son monologue.

« - Ce texte, qu'il avait surnommé le "Péri Iatroù", "Du Médecin", en grec, était tout à fait inédit. On l'aurait pu croire parfaitement mythologique, voire affabulateur, mais il m'assurait qu'il avait les moyens de prouver sa véracité. Il l'avait identifié comme une sorte d'apocryphe de l’Iliade homérique, datant de la période hellénique tardive. Ma première grande surprise fut de découvrir l'identité prétendue des auteurs anonymes. J'avais rejoint la Loge munichoise du Tribunal en janvier 1922. J'avais à peine passé les dernières rites d'intronisation et voilà que je me retrouvais face à une découverte de cette importance. Tout coïncidait avec le récit des Livres Maîtres. Sharverian avait anticipé ma réaction : mon scepticisme s'était alors totalement envolé, et j'étais parfaitement disposé à entrer dans le vif du sujet. »

« - Le manuscrit parle de la chose. Enfin, de Sigi. Je l'ai appelé Sigismund, c'était plus discret pour en parler. »

Il marqua un arrêt, semblant choisir ses mots.

« - C'est … assez incroyable quand on le lit. Il fait remonter ses origines jusqu'à la période homérique. Il aurait alors … plus de deux mille ans. Pire encore, les auteurs affirment qu'il était un homme à l'origine. Un grec. De Thessalonique. »

« - J'ai vu beaucoup de choses lors de mes voyages : j'ai rencontré des peuples parmi lesquels vivaient encore les dieux de leurs légendes, j'ai visité des ports lointains qui semblaient vivants et où les poissons parlaient en rêve aux pécheurs, et j'ai observé les choses qui vivent dans des forêts profondes de Sibérie et qui chassent les loups à mains nues. Mais je dois dire que lorsque j'ai lu ces notes dans l'ombre étouffante de ce café sur les berges du Bosphore, j'ai eu du mal à y croire. Dieu sait pourtant que je ne suis pas un cartésien fanatique : je fais même partie d'une fraternité qui mène des pratiques aux frontières entre la science et la thaumaturgie, vous êtes bien placés pour le savoir. Mais l'insistance de Sharverian me poussait à lire ce rapport – et je reconnais que j'étais de plus en plus dévoré par la curiosité. »

« - Il s'appelle « Philiatéron » - c'est comme ça que les auteurs le nomment. Ils font remonter sa généalogie au légendaire héros divin Asclépios, le guérisseur de la mythologie grecque, et jusqu'à Zeus sur l'Olympe lui-même, par la parenté d'Apollon. Il se serais retrouvé pris sans trop y croire dans la terrible Guerre de Troie, lors que laquelle il aurait accompagné Asclépios et ses autres fils comme membres du contingent de Thessalonique dans l'armée d'Agamemnon. »

« - L'histoire « officielle » d'Homère ne le mentionne jamais. Mais les auteurs attachent une grande importance au fait de rétablir la vérité sur leur personnage. Ce serait un cas d'histoire écrite par les vainqueurs : notre homme aurait été effacé des archives de la guerre. Les auteurs s'en réclament beaucoup, ils affirment vouloir venger sa mémoire. Leur discours est vindicatif : ils parlent sans cesse de trahison. En fait, si j'ai bien compris ce qu'il est censé s'être passé, c'est de la pure dramaturgie grecque : l'histoire ne dépareillerait pas dans un corpus de pièces de Sophocle ou d'Eschyle. »

Le professeur essaya de tirer une bouffée de sa pipe, mais celle-ci s'était éteinte tandis qu'il parlait. Déçu, il se resservit un verre de liqueur.

« - En fait, notre « Philiatéron » n'était pas soldat comme ses frères, mais médecin, comme son père. Il ne participait pas activement au siège mais restait au camp de base de l'armée grecque pour soigner les blessés qui avaient pu être rapatriés par leurs camarades. C'est sûrement comme ça que d'après le texte il rencontra un simple soldat troyen blessé, qui fut tiré par erreur jusqu'au camp grec. Pris de compassion, il le remis sur pieds, et le cacha aux yeux des guerriers vengeurs de Ménélas. Il l'abrita dans une grotte des falaises plongeant dans la mer sur la côte troyenne. D'après le texte, ils sympathisèrent vite. Tout ce passage a pour sous-texte la dichotomie de l'amitié humaine face la guerre, ce n'est pas très subtil. Enfin, d'après les auteurs, Philiatéron et le troyen passaient beaucoup de temps ensemble. Ils auraient fini par être découverts : c'était couru d'avance. La justice militaire fit son office, et le troyen fut sacrifié aux dieux patrons des grecs. Philiatéron ne fut épargné que par le prestige qui entourait alors son père, de naissance et de status divin. Enfin, inutile de dire que sa disgrâce fut tout de même totale : tous les autres soldats du camp grec le voyaient comme un traître. Mais il semblait ne pas s'en soucier : le texte n'a pas l'air d'indiquer qu'il fut jamais plus … vif qu'il ne l'est maintenant. Son talent pour la médecine semble venir plus d'une sorte d'hérédité providentielle que d'une quelconque forme d'intelligence. »

« - Ça confirme en tout cas mes premières impressions de lui : il est facilement manipulable. C'est là toute la raison à ses malheurs, en fait. Le manuscrit affirme qu'Apollon lui-même s'en serait mêlé. Enfin… voyez par vous même. Apollon était du côté des Troyens, après tout. Oui, ce fut si terrible que ça, apparemment. Asclépios n'a pas dû apprécier. Zeus a dû intervenir. Lui était du côté des grecs. Apollon s'en tira sans rien, mais Philiatéron fut maudis comme seuls les dieux de l'Olympe savent le faire. La putréfaction éternelle : les dieux antiques ne font vraiment pas dans la demi-mesure. Le manuscrit perd sa trace après la guerre, mais s’étend beaucoup sur la traîtrise d'Apollon et d'Asclépios, qui ne vint à aucun moment en aide à son fils. Les auteurs semblent attacher plus d'importance à l'établissement d'un héritage philosophique et moral avec leur personnage principal à l'établissement de faits historiques. » 

Il reprit la liasse que lui tendait son élève et la rangea.

« - A partir de là, j'étais intrigué au plus haut point par toute cette affaire. Aussi n'ai-je pas beaucoup résisté et Sharverian me convainquis sans mal de partir sur la piste lancée par le manuscrit à la recherche du fameux Philiatéron de l'histoire. Je n’ai, moi non plus, pas eu trop de difficultés à persuader Fühler et Von Beck de mon confier quelques hommes sûrs et de me charger d'aller mener l'enquête dans les haut plateaux d'Anatolie sur ce que je leur décrivais comme "la piste de textes antiques d'intérêt". Nous partîmes sans plus attendre. »

« - Sharverian avait alors cette théorie selon laquelle l'antique citée de Troie s'était il y a longtemps tenue sur les rivages occidentaux de Turquie, et il affirmait que sa découverte du manuscrit dans un village troglodyte d'Anatolie confirmait l'opportunité d'une fabuleuse découverte à faire dans le pays. »

« - Je vous passe les détails de notre fastidieuse enquête, mais je dois vous dire que notre surprise fut immense lors qu’après quatre semaines de recherche dans les plaines arides d'Anatolie, nous tombâmes au hasard sur ce que nous cherchions.

« - Il se trouvait que notre cher médecin mythologique était bien réel, et n'avait pas beaucoup voyagé en plus de deux mille ans. Il se trouvait aussi qu'il n'était pas très mort, et que même s'il avait beaucoup changé en apparence, il demeurait le Philiatéron de la légende. »

« - Après la fin de la guerre, il n'était en fait pas rentré en Grèce avec ses frères et son père : ce qu'il avait fait lui valu d'être abandonné seul sur une terre en feu. Il avait vraisemblablement été recueilli par des peuplades locales, qui soignèrent ce qu'ils pouvaient de ses blessures, et en retour, il devint leur dieu guérisseur. La malédiction jeté sur lui par Zeus lui avait donné le don d'immortalité – mais à quel prix, on l'a vu. De fait, soulagé de son affliction par les bergers reconnaissants de la région, il survécu au passage du temps et mettant à profit son étonnant et très aléatoire don pour la chirurgie, s'occupa d'eux, génération après génération. Sharverian avait été mis sur la piste par le corpus des légende locales, et il avait encore une fois eu raison. Après tout, les contes contiennent toujours une part de vérité. »

« - Lorsque nous le trouvâmes, la malédiction avait fait son effet, et l'ambroisie que de colère Zeus jeta sur lui avait achevé de ronger son corps. Mais il avait par contre par persévérance et une certaine forme de science médicale absurde réussi à survivre et à reprendre son libre arbitre par des modifications corporelles poussées. Et … enfin, vous pouvez voir de vos propres yeux ce que donnent deux mille ans de modifications corporelles poussées. Il ne sortait plus de la faille dans laquelle étaient sises les ruines de son ancien village. Les paysans des zones les plus reculées de la région venaient lui rendre visite régulièrement pour se faire opérer. Ils en profitaient alors selon les traditions pour le nettoyer de cet fluide qui fait tout dépérir à son contact. »

« - Il n'y a pas de mots pour décrire ce que nous avons ressentis lorsque nous nous sommes retrouvés face à une telle relique de la médecine. Imaginez, le fils survivant du patron divin des médecins antiques ! Et quand bien même nous aurions eu tort ? L'existence prouvée d'une telle créature ! Enfin, vous devez bien le savoir vous même, vu l'état dans lequel vous étiez hier soir. Sharverian et moi étions de suite tombés d'accord, sur l'importance d'une telle découverte. Là où nous différions, c'était sur le fait que si lui voulait contacter la Loge de Constantinople pour faire profiter l'ordre d'une telle découverte, j'étais pour étudier d'abord notre créature avant de tirer des conclusions trop hâtives. Même si tout collait avec le manuscrit et l'enquête de Sharverian, j'étais pour faire preuve de prudence. Il s'enthousiasmait quant aux possibilités ! Nous pourrions ramener les morts à la vie, disait-il ! Réparer les hommes brisés ! Améliorer les hommes ! En faire eux-mêmes des demi-dieux ! Malgré cela, j'étais celui qui prônait la retenue, comme toujours. »

« - Hélas, le destin choisi pour nous. Les bergers locaux, étonnement hostiles, visiblement enragés par l'intrusion d'étrangers dans le sanctuaire de leur dieux, nous avaient suivis, et nous attaquèrent le soir venu avec une grande violence. Sharverian et les hommes qui m'accompagnaient furent tués. »

Il marqua la pause, passant une main dans ses cheveux grisonnants.

« - Je fus moi même blessé et laissé pour mort, mais notre cher médecin, fidèle à ce que le texte disait de lui, me ramena à la vie à mon grand étonnement, et je pu m'enfuir la nuit venue, après que les barbares furent repartis. Je cachais ma découverte du mieux que je le pouvais dans une bâche volée au village voisin, et par la faveur du destin je pu rallier la côte en voyageant de chariot de marchant en charrette de paysan. Je rentrais directement en Allemagne par la mer, sans prendre le temps de donner de mes nouvelles au reste de l'expédition. L'opinion publique me croit toujours mort à l'heure qu'il est, et la Loge aussi. Je n’eus plus qu'à changer de nom, à racheter anonymement les vieux bâtiments du Stadt Krankenhaus qui avait fermé entre temps grâce au petit capital que j'avais mis de côté avant la Guerre, et à m'y installer avec ma trouvaille. Il m'aura juste fallu recruter quelques praticiens locaux sans scrupules, et je pouvais lancer mon projet.»

Il porta sa pipe à ses lèvres.

« - Voilà. Vous connaissez toute l'histoire. »

Il restèrent silencieux un moment. Le salle entière, en fait, ne résonnait plus d'aucun bruit. La chose qui opérait en contrebas semblait prise dans une manipulation délicate et n’émettait plus de temps en temps qu'un sifflement étouffé. L'élève grattait pensivement sa joue couverte d'une barbe de trois jours, tandis que le professeur regardait dans le vide.

Le professeur montra son sa pipe éteinte à l'élève.

« - Vous avez du feu? »

L'élève, sans piper mot, sorti un briquet de la poche de son veston et fit jaillir quelques étincelles dans le foyer de l’accessoire que lui présentait son maître.

Puis il s'exprima, alors que son aîné tirait déjà une nouvelle bouffée.

« - Pourquoi moi ?

- Une question de confiance. Vous étiez mon élève avant mon départ, et vous l'êtes toujours. Vous êtes initié aux secrets du Tribunal, sans être un fanatique aveugle. J'ai décidé de faire appel à votre aide.

- Vous avez donc définitivement tourné le dos à … ?

- On peut le dire ainsi. »

Le professeur appuya toute l'intensité de son regard dans les yeux de son élève. Celui-ci baissa la tête. Le silence se réinstalla entre eux et dura encore un moment. Le jeune-homme fini enfin par oser demander :

« - Et donc, vous comptez tout de même ne pas en parler au Tribunal ? C'est là peut-être là la clé de son histoire. »

Le professeur ne répondit pas immédiatement. Il pris encore une fois le temps de marquer le silence. Il fixait la chose qui s'activait en contrebas.

« - Je ne sais pas. A vrai dire, je me réserve le droit de décider qu'en faire. Il vit de mes dépenses, sous ma protection, et par mes enseignements depuis bientôt dix ans. Oui, je pense que j'ai ce droit. »

Il souffla sur les braises, puis cala sa pipe entre ses dents.

« - Malgré les apparences, j'ai encore quelques amis, ici, en Allemagne. Des amis qui ont de grands projets. Des projets qu'ils comptent réaliser bientôt, et ils risquent de faire appel mon aide. Nous ne sommes pas des soldats, Victor. Vous et moi. Malgré mon service aux Dardanelles en 1915, et malgré l'histoire militaire de votre famille. Nous ne sommes pas des soldats. Nous sommes des médecins, et notre profession fait de nous des bons samaritains. Mais j'ai le sentiment qu'être un bon samaritain ne suffira pas pour passer ce siècle. »


« […] car nous sommes le Tribunal des Médecins, disciples de Philiatéron, et par notre œuvre il a jugé de la justesse de sa cause. »


« - Mes amis sont des amis dangereux, et je ne compte pas m'engager avec eux sans une forme de garantie. Je vais avoir besoin d'une arme sur l'échiquier qui se dessine, Victor. J'ai réalisé que notre science, si elle était bien utilisée, pouvait devenir une arme, pouvait servir à créer des armes, comme tout ce qui est vital aux peuples de la terre. »

« - Je vais avoir besoin d'une arme », répéta-t-il pensivement.

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