Moscou, jour 130 [partie 2]

Kremlin, Moscou, blizzard glacial.

"Ça va ?"
La rousse sursauta légèrement.
"Putain Leo, faut pas arriver furtivement comme ça quand j'ai une hache dans les mains."
Le jeune homme fit un pas sur le côté, et rentra dans son champ de vision avec un air légèrement moqueur.
"Je suis toujours en un seul morceau. C'est parce qu'on est derrière des créneaux d'un mètre que tu te relâches ?
- Tu devrais savoir que c'est une mauvaise idée de débarquer de ce côté.
- Désolé, je croyais que tu m'avais entendu."
Un vent sibérien sifflait sans interruption, couvrant presque les grognements gutturaux des infectés qui montaient d'en bas. Entendre quelque chose d'aussi ténu que des pas dans la neige était presque impossible dans ces conditions. Camille repoussa avec une moue de dégoût la tête décharnée qui avait pointé le bout de son nez pourri par-dessus le mur. Puis une deuxième. Et un certain nombre de membres. Elle avait fini par plus utiliser le plat de la hache que son tranchant, pour moins s'épuiser à dégager le fer des chairs et des os. Éliminer ou simplement renvoyer un zombie ne faisait pas beaucoup de différence, et à mesure que les heures passaient, que la température descendait et que la fatigue s'accumulait, on choisissait les solutions les moins pénibles.
"Oui donc à la base je demandais si tu tiens bien.
- Ça va."
Il leva un sourcil, avec l'air de celui qui sait qu'on le prend pour un con.
"Bon ok, ça va pas. J'ai mal au dos, au bide et aux poumons, je sens plus mes pieds depuis 2h et j'ai probablement des engelures. Et je suis crevée. Ça te va ?
- Je préfère quand tu râles. Il reste des pansements et de la vodka en bas, pour la prochaine rotation."
L'avantage de la vodka, c'était que ça pouvait servir à la fois de boisson et de désinfectant. Le désavantage, c'est que même en boisson ça avait un goût de désinfectant. Mais ça réchauffait, et il y en avait partout. Aussi on en avait mis à disposition des troupes.
"C'est tout ce que tu voulais dire ?
- Plus ou moins.
- Alors c'est pas le moment de rester planté là, t'as cent mètres de muraille à retourner surveiller !
- J'y vais j'y vais…"
Il tourna les talons, fit quelques pas, et se retourna à nouveau.
"Tu me le dirais si il y avait un problème sérieux, hein ?"
L'historienne sentit son cœur se serrer. Il avait un bon instinct.
"Évidemment. On est une équipe."
Un instant d'hésitation, puis Leonard repartit au petit trot. Il avait un espèce de doute dans le regard qu'elle n'aimait pas trop. Il faudrait qu'elle disparaisse avant qu'il ait pu savoir.
La maladie et la mort, ça n'était pas un souvenir à laisser, et surtout pas à l'équivalent d'un petit frère. Elle lui avait déjà trop montré de sa déliquescence.

Un flash partit du haut d'un des immeubles de l'autre côté de la place rouge.
"À TERRE !"
Avec le vent, l'avertissement était inintelligible. Quand la déflagration vaporisa la neige en haut du mur nord, elle ébranla toute la forteresse.

16h00. Ainsi commençait la seconde phase de la bataille.

La plus meurtrière pour la Fondation.


Parvis des cathédrales, 16h00

La fleur de feu qui s'était épanouie au dessus des créneaux, dangereusement proche du centre stratégique de la forteresse, fit souffler un vent de panique parmi ceux qui s'activaient à l'arrière-front.
Elle confirma aussi les craintes de Laura Graziella.
Elle serra les dents et pris son talkie-walkie.
"Urgence au secteur Nord/Nord-ouest. Ils veulent enfoncer les défenses les plus faibles pour frapper nos arrières."
Il y eut un silence préoccupé de l'autre côté de la transmission, puis l'O5 répondit sobrement :
"Je vous laisse les rênes au Sud."


Porte principale, 16h05.

Le sol glissait, à moitié fondu et re-glacé par dessus. Rouge, noir et cendre. Parfois illuminé du reflet d'une chaleur mortelle, maculé d'éclats, creusé de cratères. Parsemé de trucs qu'il ne fallait pas regarder de trop près : que ça soit quelque chose de non explosé, ou de jadis rattaché à un corps humain, c'était plus sain de laisser de tels artefacts intouchés.

L'équipe médicale déployait des efforts immenses sur ce champ de bataille de surface réduite. Et elle en payait le prix.
Il y avait trop de bruit pour que quiconque entende les hurlements de douleur du docteur. Les yeux révulsés, la mâchoire serrée et les doigts crispés autour d'une jambe désarticulée et des lambeaux d'un pied, il criait parce qu'il ne pouvait rien faire d'autre. Parce que ça anesthésiait un peu. Parce qu'il n'avait pas réussi à s'évanouir plus de quelques secondes. Parce qu'il avait mal et que son existence s'était violemment retrouvée limitée à ce seul fait.
Derrière le voile rouge qui brouillait ses sens, il sentait juste ce sol glissant qui tremblait sans interruption, et peut-être du mouvement quelque part plus loin. Et cette sensation collante du sang qui gelait au contact de la glace. Il ne savait pas si on pourrait venir le chercher, ni si même on savait qu'il était ici, avec le vent, la fumée et les épais tourbillons de neige grise. Entre les deux cent mètres qui séparaient la porte et la tente des secours, c'était tout un monde qu'il fallait relier à l'aveugle.
Un no man's land qui s'élargissait et qu'il était de plus en plus difficile de traverser et de revenir.


Tour Saint Nicholas, nord, 16h10

L'agent Dears passa de l'autre côté de la porte blindée avant que celle-ci ne se referme, échappant de peu à une rafale qui claqua sur les murs ronds de la tour. Elle était la dernière à quitter vivante le mur.
Dès que les insurgés avaient pris pied au sommet des créneaux, profitant de la confusion de leur attaque surprise, la position était devenue intenable et sa défense s'était écroulée comme un château de cartes.

À bout de souffle, derrière la porte dont on savait que le blindage était trop léger pour durer longtemps, les quatre vigies restantes prirent trois secondes pour évacuer la panique, puis une trentaine de secondes de plus pour faire face à la situation. Lylah commença :
"La tour du Sénat a été condamnée pendant la remilitarisation du Kremlin. Segmentation des secteurs, concentration des moyens, tout ça. Ce qui fait que seul accès couvert vers l'intérieur à partir de ce mur, c'est celui où on est. Ils vont forcément essayer de prendre cette tour.
- Et si ils arrivent à s'installer ici, ils ont une base avancée en plein milieu de notre QG commun.
- Ça craint.
- On fait quoi ?"
Silence.
"On a pas vraiment le choix…"
La voix de la rousse à la natte s'éleva, lente, grave et mesurée. On y sentait une légère pointe d'hésitation.
"Je peux faire en sorte qu'ils ne puissent jamais prendre cette tour."
L'autre type bleu se leva brusquement.
"Attends, t'as l'intention d'activer ce truc ? Même sans compter la déperdition, l'énergie nécessaire…"
La porte commençait à gémir sous la contrainte. Il fallait prendre une décision. Vite.
"Leo. Je sais ce que je fais.
- Que dalle ! Le seul qui ait jamais su ce qu'il foutait dans cette putain d'équipe, c'était Mark !
- ET IL EST MORT !"
Lylah profita du très court instant de la dispute pour jeter un oeil à leurs très maigres effectifs et se rendit à l'évidence qu'ils n'étaient pas assez de quatre pour tenir la tour. Elle ne croyait pas qu'une thaumaturge lambda puisse y faire quelque chose non plus, mais c'était toujours trois vies de moins de gâchées.
"On descend rejoindre les renforts. On compte sur toi. Essaie de la jouer safe.
- Haha."
Elle attrapa sans ménagement le col dudit "Leo", embraya le pas à la quatrième vigie, et se mit à dévaler les escaliers.


Hall, ex-sénat, 16h15.

Les volontaires étaient déjà en train d'être organisés, équipés et briefés en vitesse quand O5-7 arriva. Ils avaient été recrutés parmi les professions auxiliaires desquelles on pouvait se passer en cas de problème, aussi c'était un groupe hétéroclite et peu qualifié, encadré par quelques soldats de métier, gardés jusqu'alors en réserve. Il y avait aussi quelques personnes sous le choc, tout juste revenues du mur. On leur avait permis de joindre parce que les envoyer à l'infirmerie serait contre-productif, mais on ne pouvait pas les compter comme des renforts.
L'organisation et la préparation à toute épreuve de la Fondation avait permis de lever rapidement des forces supplémentaires, mais il y avait toujours un délai incompressible qui faisait le jeu des assaillants. Un délai qui pourrait être fatal à la base et ce qu'elle protégeait.

L'enchanteur attrapa un casque et un gilet pare-balles (plus pour donner l'exemple que par nécessité), échangea quelques mots avec l'officier, et se prépara à sortir.
Il connaissait bien les champs de bataille, et avait le sentiment que celui-ci aurait besoin d'une puissance supplémentaire.


Mur nord, 16h20.

Il y avait un principe fondamental, en thaumaturgie : le triangle d'Inanna. On l'appelait ainsi par convention, en référence aux premières traces mettant en scène ledit principe, sur un sceau-cylindre urukéen portant une représentation de la Reine des Jours telle que perçue à cette époque.
C'était un ensemble. Comme une source de chaleur, un combustible et un comburant forment le feu, ou bien l'âme, le corps et l'esprit complètent l'essence, la stabilité d'un sort reposait sur trois conditions. L'intention, l'environnement et l'énergie.

L'intention prenait forme très diversement, que ce soit par le langage, le son, les calculs, la représentation graphique, ou plusieurs de ces éléments combinés. Le but était de fixer et visualiser ce qu'on voulait faire de façon précise, comme un moule. De manière extrêmement rare, il arrivait qu'un sort puisse être lancé en s'appuyant uniquement sur l'image mentale pure, mais cela demandait énormément de pratique et un grand talent.
L'environnement était la matière première, l'état brut à transformer. Le sable de la réalité était parfois trop liquide ou trop friable, et il fallait s'adapter pour pouvoir le façonner. La Fondation avait basé tout le principe théorique des ancres à réalité sur cette constatation. L'air à Moscou était dense, et ses flux pulsaient de façon régulière autour du Kremlin, un peu comme les courants magnétiques autour d'un gros aimant. Ce qui y était caché radiait et influait visiblement sur les propriétés thaumaturgiques de la zone.
Le dernier élément, l'énergie, était ce qu'il fallait pour réussir à changer la forme de ce sable métaphorique en le tassant dans la forme désirée. Il pouvait s'agir d'énergie dans le sens habituel du mot, mais également dans un sens plus symbolique et anormal. C'est à dire qu'on pouvait tout autant utiliser des piles pour créer des glaçons, que brûler des billets de banque pour dresser une barrière. Mais en l'absence de source exploitable, c'était surtout le thaumaturge qui puisait dans sa propre puissance. Elle était limitée, ce qui empêchait de facto de déployer des magies élaborées sans rituel de trois heures, à moins d'appartenir aux légendes des anciens temps. Camille le savait très bien, et c'est pour cela qu'elle employa une méthode différente.

Elle attrapa la bouteille de vodka qui traînait, dessina quelques glyphes sur le goulot, et y fit tremper un bout de tissu arraché à la hâte à un vieux rideau. On n'avait pas le loisir de faire dans la dentelle, la porte était tordue et béait déjà aux gonds.
Archaïque et tout sauf fair play, le sacrifice restait la façon de faire qui permettait d'atteindre le plus efficacement une très grande saturation énergétique. Grosse puissance symbolique. Alors que le blindage cédait pour de bon, la jeune femme repensa à ce vieux traité en Adytite qu'Anna avait trouvé, presque deux ans plus tôt.
"On va pouvoir vérifier l'efficacité des sales méthodes…"

Le cocktail molotov décrivit un large arc de cercle et explosa au milieu de assaillants dans une gerbe de flammes. La chaleur activa un premier cercle thaumaturgique, qui résonna avec les inscriptions du goulot et forma alors une brève colonne bleuâtre, carbonisant instantanément la surface de tout ce qui se trouvait dans un rayon de trois mètres. Quatre soldats se transformèrent en torches humaines.
La magicienne profita du court laps de temps pour se précipiter sur le chemin de ronde, et mettre en place la suite des opérations en modifiant sommairement les cercles à sa portée. Un trait, une flèche, suffisaient à changer le sens de tout un ensemble, et elle comptait sur sa capacité de visualisation pour compenser les approximations que ces modificateurs basiques impliquaient.

Une rafale de balles marqua la fin de l'effet de surprise, et lui rappela brutalement que les mages n'étaient pas bulletproof. Un désavantage de taille quand on avait une vingtaine d'insurgés surarmés en face. Un lobe d'oreille et une partie de l'épaule droite giclèrent sous l'impact. Camille serra les dents et encaissa le choc pendant une seconde et demie, le temps d'atteindre de la main un des bûchers vivants qui se roulaient par terre. Le gant en polaire fondit et colla à la paume sous la chaleur, mais les signes qui les recouvraient eurent le temps de remplir leur office avant de disparaître en grésillant. La voix cassée de douleur, la jeune femme mit toute sa volonté pour insuffler assez d'intention pour amorcer ce qui lui ferait gagner un temps précieux. Elle ne s'entendait même pas, le larsen des nerfs à vifs emplissait tout le reste.
"Jaan ŋono nütam, luli süvetat.
Mi koja esoolø !"

Immédiatement, trois des quatre hommes en feu cessèrent de se tordre au sol, et se soulevèrent tête en bas, en un râle commun et mélodieux. Les flammes se mirent à pulser et à se tresser en consommant goulûment leur sacrifice de chair, pour faire barrage aux tirs nourris venant de l'autre côté.
Ça n'allait pas durer longtemps, mais ça serait suffisant pour terminer la dernière formule. En tout cas c'est ce qu'elle espérait. Le tunnel se resserrait autour de sa conscience. Plus le temps.

Elle se rendit soudain compte qu'elle avait perdu le marqueur en même temps que le bras droit, et eut une hésitation. Pas le temps, pas le marqueur. L'imprévu déroutait surtout pour les petites choses, et c'en était une particulièrement indispensable. Sans ce marqueur, impossible de faire quoi que ce soit. La douleur, l'évanouissement qui guettait et l'urgence aidant, elle commença à paniquer. Elle le chercha désespérément des yeux, sans succès. Elle finit pourtant par poser le regard sur le liquide rouge et visqueux qui gouttait de sa manche inerte, et réalisa qu'elle n'avait plus besoin d'encre.
Le dessin prit rapidement forme, alors que le mur de flammes s’effritait déjà. Que cette figure en particulier soit formée de son propre sang, avec son cercle et ses trois flèches radiantes, avait une saveur doucement amère.

Quarte est l'essence
D'abord le Corps, l'Esprit puis l'Âme.
Enfin l'invisible qui les lie.
Consumez-la et vous pourriez même briser le destin.
Mais rien ne vous attend dans le Néant
Car vous signez votre fin.

Elle aurait voulu mourir dans la Bibliothèque, sans laisser de traces.
Mais le seul moyen à sa disposition pour empêcher l'ennemi de prendre possession des remparts, c'était de séparer ce qui était destiné à ne jamais l'être.


Porte principale, 16h35.

Les défenseurs de la porte effectuaient une rotation toutes les heures depuis le début de l'attaque. Un cycle d'une heure de garde et deux de repos pour ménager du mieux possible les hommes en face d'un assaut extrêmement violent et concentré, qui durait sans interruption depuis le matin.
Mais la relève, cette fois-ci, n'avait pas été complète. Et elle avait quinze minutes de retard.
La très fraîchement promue lieutenant Serkova, qui avait hérité en catastrophe du titre parce qu'on avait bien besoin de quelqu'un pour donner des ordres et que le précédent était mort, avait la désagréable impression que le commandement se désintéressait du champ de ruines qu'était à présent le sud. Elle ne savait pas ce qui se passait, de l'autre côté de la forteresse. L'information n'avait pas été transmise ou s'était perdue. Le fait était qu'au sud, on commençait à se sentir abandonnés.


Mur Est, 16h50.

O5-1 aurait peut-être dû se contenter de rester tranquille : après tout le rôle d'un O5 était limité dans des situations pareilles. C'était d'autant plus vrai quand, comme à présent, deux autres grandes figures d'autorité étaient présentes. Il fallait à tout prix éviter les confusions et contre-ordres, aussi les deux O5 n'avaient plus vraiment d'utilité décisionnelle. Et alors que l'enchanteur supervisait l'intégration improvisée des réfugiés de la Main du Serpent tout en prenant des nouvelles de la Bibliothèque, O5-1 s'était retrouvé un peu bêtement à faire de la figuration dans son bureau.

Entre la chute de deux bouts du polystyrène jauni d'un faux plafond qui rendait l'âme, et après que même l'agent qui était censé garder sa porte soit réquisitionné, l'ancien officier de sécurité s'était dit qu'il en avait marre et avait décidé de commencer à participer à l'effort de guerre avec plus d'efficacité qu'un élément de décor.
Évidemment, il n'allait pas se mettre stupidement en danger. Il restait quelqu'un que la Fondation ne pouvait pas se permettre de perdre. Mais il pouvait veiller à l'accessoire, au secondaire. À toutes ces petites choses qui devaient tourner rond sans les effectifs, moyens ou compétences redirigés vers les points cruciaux d'un dispositif qui tenait tant bien que mal le choc.
Il manquait des bras, des jambes, des yeux, une voix ? L'âge et la responsabilité l'avaient peut-être émoussé, mais il restait un agent, au fond. Il serait partout où on aurait besoin de quelqu'un.

Après être passé par les cuisines, où il avait eu la surprise incongrue de trouver une éminence mondiale de la désinformation en train de couper des carottes, O5-1 servait donc à présent de mule pour un employé du DI&ST bien trop occupé pour reconnaître qui que ce soit, fût-ce le supérieur hiérarchique du supérieur hiérarchique de son supérieur hiérarchique. Même dans un environnement aussi restreint qu'un bastion coincé entre la Moskova et une ville morte, le Commandement restait pour la plupart des employés quelque chose de nébuleux, sans visage.
L'homme fit une pause pour reprendre son souffle après la dernière volée de marche, et ouvrit la porte coupe-feu qui menait au deuxième étage d'une des tours sans nom qui jalonnaient la muraille à l'Est. La pièce était déserte, aussi il posa son fardeau et alla ouvrir la porte pour héler la personne la plus proche, courbée contre le vent sur le chemin de ronde.
Après un bref échange qui prouva qu'il était impossible de se comprendre à dix mètres à cause du vent et des bourrasques de neige, le guetteur finit par confier sa portion de mur à son binôme et s'approcha. Seuls deux yeux aux courts cils agglomérés en cristaux de glace dépassaient de la petite stature cachée sous plusieurs couches de vêtements et un coupe-vent déchiré sur le devant. Le vêtement avait été noué pour conserver sa fonction, mais certains trous continuaient de béer, au bout de longues traces d'ongles et de putréfaction. Ici aussi les conditions étaient rudes, la principale différence étant qu'il n'y avait pas de relève pour les alléger.

"J'apporte des bouillottes, des protections et des armes de la part du DI&ST. Par contre ce sont surtout des solutions artisanales voire bricolées, ne vous attendez pas à grand-chose.
- Ok merci. Les bouillottes c'est vraiment cool ! J'espère qu'elles sont pas trop fragiles, vu que ça va surtout aller dans les godasses et les gants.
- J'imagine que le fait que ça soit renforcé à la plastifieuse n'est pas un gage de qualité.
- Boarf, ça a quand même l'air costaud… par contre leurs espèces de lunettes là c'est immettable. Les bords en plastoc dur cisaillent le nez et ça s’embue en cinq secondes.
- Je transmettrai. D'autres choses à faire remonter ?
- Si y'a moyen d'avoir des clopes ou du café…
- C'est noté."

La silhouette emmitouflée prit quelques chaufferettes, salua le messager, et retourna à sa tâche, dans la tempête.


Bâtiment du DI&ST, face nord, 16h55.

Aucun des belligérants n'était dans la position espérée. Du côté de l'Insurrection, le mur était franchi et continuait d'être franchi aisément. Un filin tiré depuis l'autre côté de la place permettait de relier les bâtiments éloignés en évitant les zombies, laissant un nombre important de combattants passer. Malgré ça, dès le pied mis sur le mur ils étaient à découvert, sans d'autre possibilité que de foncer vers l'avant. La tour du Sénat qui aurait dû être leur bastion était devenue un piège, scellé. La seule personne qui s'était risquée à y entrer avait décrépi, agonisé, pourri et dispersé ses cendres au vent sibérien en l'espace de trente secondes. Une vision qui avait terrifié les hommes.

De l'autre côté, la Fondation n'avait pas non plus l'avantage. La disposition des bâtiments, les larges rues et le sous-nombre de soldats qualifiés rendaient extrêmement complexe l'arrêt d'une force d'invasion. Les centres névralgiques du Kremlin étaient bien trop proches, les ennemis trop nombreux. Le principal problème de tout le monde, en somme, était que les murailles soient faites pour se défendre de l'extérieur, et pas de l'intérieur. Et la neige aussi. La neige rendait tout plus compliqué, plus épuisant.

Pourtant une chose pouvait faire pencher la balance. Et cette chose, c'était un superviseur enchanteur à temps partiel, probablement immortel et visiblement en manque de sommeil.
L'air crépita, se tordit de chaleur et fit apparaître un long ruban de feu. O5-7 était sérieux. L'Insurrection était une erreur et il comptait bien la réparer.


Porte principale, 17h25

Il y avait un corps, là, en plein milieu de la barricade. Impossible de l'évacuer sans risque.
Il y avait aussi des gens, derrière cette barricade. Certains étaient compliqués à différencier du cadavre. Certains était peut-être tout aussi morts, mais c'était difficile à dire.
Il y avait quelqu'un qui pleurait. Ce qui, vu le vent, la fumée, le danger et le bruit, était impossible à remarquer.

Et enfin, il y eut une silhouette qui s'avançait, droite, au milieu du parvis dévasté. Elle chantait, et sa voix semblait percer le champ de bataille, à travers la tempête et la cendre.

"Je suis l'enfant du Soleil et de la Lune
Je suis celle qui dirige et protège
Que le fil d'or de ma parole
Donne un sens au tissu du monde
Qu'il soit un manteau
Qu'il soit un bouclier
Qu'il soit un abri pour mes alliés
Qu'il soit la fumée qui aveugle mes ennemis
Qu'il soit car je le commande
Et que mes mots sont d'absolue vérité.
"

Pendant un instant, le pilonnage cessa. Une bourrasque de vent balaya le no man's land, laissant apparaître aux yeux des soldats épuisés le visage grave de l'Administratrice.

Ici s'étend le domaine de l'aigle couronné de flammes,

L'agent Verstrat junior, qui avait assuré la protection d'O5-1, eut un hoquet d'horreur en voyant quelqu'un d'aussi haut placé sur le front. Les autres échangèrent quelques regards d'incompréhension à la vue de cette femme aux cheveux blancs et au tailleur élégant qui avançait résolument à travers les ruines.

Ceux qui l'attaquent en paieront le prix.

Le vent tourbillonna, inversant la chute de l'épaisse neige grise. L'air autour de Laura s'était chargé d'une aura dangereuse, lourde et terriblement puissante.
Alors que les poils se hérissaient par instinct, les hommes cessèrent immédiatement de se demander ce qu'elle faisait là.
Une roquette siffla et fit trembler la tour. Immédiatement, des hurlements éclatèrent, loin, de l'autre côté. Des hurlements de terreur pure.

Œil pour œil, dent pour dent. Du sang pour laver la suie.


Infirmerie Aile effondrée, 18h00.

Pas assez de place. Pas assez de médicaments. Pas assez de personnel soignant.
Plus de toit.
Et ce froid…

L'infirmerie était une catastrophe à ciel ouvert, où l'on remuait les gravats pour trouver ce qui pouvait encore être sauvé. Où trois infirmières, deux chirurgiens et un généraliste se relayaient pour évacuer les patients vers un autre bâtiment, et réchauffer ceux qui attendaient de l'être, assis ou allongés par terre dans des couvertures semés de paillettes de verre et de poussière de plâtre.
Les bâtiments les plus anciens du Kremlin n'étaient ni antisismiques, ni anti quoi que ce soit s'apparentant à une arme moderne. Les nombreuses cathédrales aux toits dorés en avaient fait les frais, au début de la fin. Que le bâtiment de l'infirmerie ne tienne pas le choc était loin d'être une surprise. Mais ça restait une tragédie.


Place des cathédrales, 18h15.

L'incendie du palais des armures continuait de faire rage, et menaçait de s'étendre, soufflé par le vent qui, ici, se transformait en fumée incandescente qui s'élevait en spirale.
O5-1 pensait que se trouver là était un danger inconsidéré, mais on lui avait pas demandé son avis et personne ne lui avait donné la moindre occasion d'expliquer qui il était et pourquoi c'était une très mauvaise idée de le réquisitionner pour faire le sapeur-pompier. Aussi il faisait de son mieux pour tenir la fournaise à distance, armé d'une lance à eau, d'un casque et d'une veste de protection.
Et il n'en menait pas large. La majestueuse violence d'un incendie hors de contrôle n'avait rien à envier à la terreur que pouvait semer un Keter agressif en liberté. Et il en avait vécu, des brèches de Keter agressifs.


Champ de bataille Nord, 18h40.

L'ascendant était pour la Fondation, mais l'Insurrection tenait bon derrière le parapet du mur, et continuait de se battre férocement. La tour scellée empêchait de monter les y déloger.
Septimus cherchait un moyen de contourner le problème, mais se heurtait à ce sortilège qui avait pourtant empêché une catastrophe. Sa nature lui était obscure, sa construction étrange et impossible à comprendre de l'extérieur. En fait ça ne ressemblait même pas à un sceau, et pourtant ça avait tous les effets d'un sceau, et de très haut niveau.
L'enchanteur balaya ses troupes du regard à la recherche de quelqu'un, et le trouva en train de distribuer le repas du soir, derrière la deuxième ligne de défense. C'était une Main, et il faisait partie des très rares survivants des défenseurs initiaux du mur. Avec un peu de chance il avait vu l'activation du sceau et pourrait livrer des informations utiles.
Il se fraya un chemin pour s'approcher, à travers l'activité des hommes en train de prendre leur repas par rotation, l'épaisse couche de neige et le vent violent qui créait de petits ouragans en se heurtant aux barricades et autres murs.
"Monsieur, si vous voulez de la soupe il faut d'abord aller chercher un bol…
- Pas besoin de bol, je viens pour discuter thaumaturgie.
- Oh. Je sais pas si j'ai assez d'expérience sur le sujet pour faire autre chose que vous écouter.
- Il y a toujours des choses à apprendre. Par exemple ce qui se passe pour la tour St Nicholas."
Le jeune homme haussa un sourcil et se leva pour se rapprocher.
"Euh, toi -je connais pas ton nom désolé- je te confie la cuillère et la casserole cinq minutes, je reviens dès que j'ai fini ça !"
L'intéressée répondit que c'était ok en bougonnant, et O5-7 enchaîna.
"Une idée de la façon dont le scellement est fait ?
- Euh, en fait je ne crois pas vraiment que ça soit un sceau…
- Pardon ?
- Camille… la personne qui l'a fait… enfin bref, son truc c'est la thaumaturgie sur support graphique. Elle aurait jamais pu dessiner quelque chose d'aussi complexe en si peu de temps. Je pense qu'elle a juste modifié les recherches qu'on faisait pour combiner la création de programmes et de cercles."
Il hésita un instant, se demandant sûrement si il était prudent de dire la suite à quelqu'un de techniquement plus haut placé.
"En fait, on avait un marqueur et pas de feuilles, donc on a euh…fait des essais sur la surface à disposition, ces créneaux super hauts là."
Il ajouta précipitamment.
"Aucune chance de perte de contrôle hein ! Ça demande beaucoup trop d'énergie pour l'activation, impossible que ça arrive par accident. On n'est très loin d'être assez puissants et il y a pas de centrale nucléaire en marche dans le coin.
- Et donc ?
- Je pense qu'elle a changé une variable ou un sens de lecture. Je crois que c'est l'effet de notre essai d'enchantement de zone de temps ralenti, inversé et salement bourriné.
- Exécuté assez violemment pour imprimer localement l'espace-temps de façon permanente…"
Les effets d'un sceau de haute volée reproduits par une méthode aussi basique ! L'enchanteur était surpris, mais un peu admiratif.
Mais surtout il savait comment contourner le sort et était une des très rares personnes à le pouvoir. Il salua son interlocuteur d'un signe de tête et se dirigea vers l'Est du champ de bataille.
"Monsieur ! Je sais même pas comment elle a fait pour activer le tout, si ça se trouve c'est pas du tout ça ! C'est dangereux !"
Septimus sourit et franchit les défenses secondaires, en direction de la tour. Aussitôt, il fut la cible des soldats de l'IC, qui concentrèrent leur attaque sur sa figure à découvert. Il déploya une large protection iridescente en face de lui pour se protéger et continua son chemin au milieu du sifflement des projectiles. Une balle dans le crâne l'aurait fait à peine flancher, mais à l'instar de son aîné, ça ne lui était pas arrivé souvent et il préférait éviter que ça arrive.

Il finit par s'arrêter en face de la légère distorsion qui indiquait là où commençait le confinement surnaturel de la tour, et étendit une main prudente à travers.
Rien. C'était donc bien une manipulation temporelle à l’œuvre. Parfait. Il adressa un signe à l'arrière, et s'engouffra dans la tour.

Mauvaise nouvelle pour l'Insurrection du Chaos, il existait encore des immortels.


Infirmerie temporaire, salle de briefing, 19h05.

"Comment ça plus possible de le sauver ? Vous venez de dire qu'il avait juste besoin d'une transfusion !
- Et où vous le trouvez, le sang, hein ? Je suis urgentiste, pas magicien !
- Mais… vous avez des réserves…
- Les réserves sont gelées, sous cinq tonnes de plafond, au côté de trop de mes collègues !
- Je…
- Foutez-moi le camp. Et emportez votre cadavre en sursis, on n'a pas de place."
Zhong Jingshi avait déjà craqué émotionnellement. Le tact, la patience, la retenue, c'était au-dessus de ses forces. La seule chose qui restait c'était le boulot. Raccommoder, sauver, combattre la mort.
"Docteur Tina !"
Est-ce que ce surnom voulait encore dire quelque chose, quand la Fondation avait échoué à sauver des millions de Tina de plus ? Il ne savait plus vraiment. Tout était confus.
L'infirmière qui l'avait hélé remonta la salle au pas de course, les bras chargés de vêtements poisseux en lambeaux.
"Le patient 54. J'ai fait ce que je pouvais en premiers secours.
- Merci Katya. Je prends le relais."
Elle fronça les sourcils, et s'arrêta un instant pour demander :
"Votre joue… on vous a giflé ?
- Problème de communication."


Porte principale, 19h20.

La forme des affrontements à la porte avait muté. Faute de pouvoir effectuer un bombardement en règle suite à l'arrivée de Laura, l'Insurrection du Chaos avaient changé de stratégie. Désormais leur armement lourd servait à repousser les zombies et à tenir occupée l'Administratrice tandis que l'attaque des positions de la Fondation se faisait directement au contact. Et tandis que la S'Kora'Tel renouvelait infatigablement ses incantations telle une effrayante pièce d'artillerie vivante, les autres défenseurs devaient repousser des ennemis qui ne semblaient pas craindre la mort davantage que les infectés qu'ils leur avaient jeté dessus, mais étaient armés et intelligents.
"Il y a un truc qui cloche."
Cedric Verstrat enclencha un nouveau magasin dans son arme en serrant les dents. Le type qu'il venait d'abattre s'était pris une balle dans le bassin et avait continué à vouloir le tuer au lieu de se plier en deux de douleur comme toute personne normalement constituée le ferait.
"Sûrement une anomalie militarisée. Contrôle mental ou quelque chose comme ça. L'IC a toujours aimé ce type de méthodes dégueulasses."
Le lieutenant Serkova colla une suture adhésive sur la paume de sa main avant de répondre.
"Ssibal. J'suis pas payée pour ça moi…
- On n'est plus payés depuis mars.
- Heh."

Les deux se turent, à nouveau submergés par le danger.


Place des cathédrales, est, 20h10.

"Je le laisse à tes soins. Si c'est plus grave que prévu t'as le signal sonore, il t'enverront quelqu'un."
Le messager avait la voix sifflante et les yeux irrités. Ça faisait des heures qu'il faisait l'aller-retour, et il n'avait que très récemment pu trouver une protection respiratoire. On avait équipé en priorité les soldats du feu avec ce qui était à disposition. Et encore, c'était insuffisant. Le palais des armures était un vieux musée et, des peintures à la toiture en passant par le contenu des réserves, il y avait des composés dangereux qui partaient en fumée et que les masques du DI&ST ne pouvaient pas filtrer à 100%.
"Je reviens dans quinze minutes. "
La jeune femme à qui il parlait lui adressa un geste de la tête pour lui souhaiter bonne chance, et se mit à vérifier que le dernier patient n'ait pas de blessures. Il était évanoui à cause de la chaleur, mais à part quelques légères brûlures, rien d'alarmant dans son état.
Elle l'installa du mieux possible avant d'aller resserrer la bâche qui servait de toit à l'espèce d'infirmerie secondaire, pour ne pas qu'elle s'envole.

Il y avait là tous les pompiers amateurs qui avaient respiré trop de toxines ou ne pouvaient plus supporter la chaleur infernale que soufflait le brasier du palais des armures. Certains d'entre eux arrivaient ici sans connaissance, après des heures à lutter contre le feu. Peut-être que les laisser avec une couverture dans le froid glacial n'était pas la meilleure solution, mais l'infirmerie ne pouvait pas les prendre en charge.
Dès qu'ils étaient de nouveau capables de tenir sur leurs jambes, ils étaient envoyés autre part, loin du panache noir attisé par le vent. Sûrement vers une mort moins lente.


Tour St Nicholas, 20h50.

De longues traces de suie et de chair bouillie maculaient les créneaux, comme un témoignage des violentes luttes qui s'y étaient déroulées.
La situation du mur nord revenait à la normale. Des échelles avaient été disposées pour pouvoir y monter, et l'accès à la tour avait été barré par un ruban en plastique jaune et noir. Les derniers cadavres étaient balancés de l'autre côté. Les infectés se fracassaient à nouveau en vagues de chairs broyées débordant au dessus des créneaux, inlassablement repoussées.
Le soleil commençait à se coucher derrière les nuages, teintant d'un rouge écarlate le brouillard de blizzard neigeux plus épais que jamais.
O5-7 termina son inspection et se prépara à retourner coordonner de plus loin. Il était épuisé, pourtant ça n'était pas encore le moment de se reposer. Dans combien de temps ce moment arriverait-il ? Dans combien de morts, d'alertes, d'attaques ? Il ne savait pas et ne se faisait que peu d'illusions.


Salle des communications, 21h05.

"Chef ! On a quelque chose de très rapide sur le radar !"


Ciel de Moscou, 21h15.

Une escadre de chasse fendit les nuages flamboyants de la fin du jour et entama une manœuvre pour tourner autour de la ville. Dans l'air opaque de la fin du jour, ils ressemblaient à l'immense griffe floue d'un dragon qui rugissait.

Ils passèrent au dessus du Kremlin et une pluie de papiers tomba. L'un d'eux voleta à côté de Laura Graziella, et elle s'en saisit pour le lire.

NOUS NE SOMMES PAS HOSTILES À LA FONDATION
Le contact radio avec le centre décisionnel de la Fondation étant impossible, et suite à des contacts et tractations avec son personnel extérieur, la CMO a décidé l'envoi de renforts au siège de son organisation-soeur. NE LEUR TIREZ PAS DESSUS, N'INTERFÉREZ PAS DANS LEURS OPÉRATIONS. Un conseil stratégique réunira les deux commandements pour coordonner leurs effort dès que cela sera possible.

L'Administratrice laissa un sourire en coin s'épanouir sur ses lèvres. Et de sa voix qui ne pouvait mentir, cassée par des heures de combat sans merci, elle dit :

"Ce sont des alliés."

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