Moscou, jour 130 [partie 1]

Moscou, Kremlin, temps neigeux.

Les murailles de carcasses de voitures étaient recouvertes d'une épaisse couche blanche, et pourtant on était en juin. La météo était complètement déréglée.
Au moins, il n'y avait pas de vent. Quand le blizzard hurlait dans les rues vides et sifflait à travers la ferraille pour se fracasser sur les murs de la forteresse, on devenait vite dingue dans le dernier bastion de l'humanité.

Les débuts avaient été difficiles. Les premières heures avaient consisté à prendre le contrôle du Kremlin et y apporter de nombreuses anomalies indispensables. La nouvelle d'un coup d'état armé n'a cependant pas eu le temps d'émouvoir la Russie.
Les premiers jours furent de toute façon fatals à l'état, ainsi qu'à beaucoup de gens.
Les premières semaines vidèrent Moscou et virent le Kremlin se fortifier, pour lutter contre une épidémie et ses victimes de plus en plus nombreuses.
On avait réussi à inventer un dispositif pour les tenir à distance, mais au coût de nombreuses vies. Peut-être restait-il des survivants, là-bas dans les sous-sols de la ville, mais ils n'étaient jamais venus chercher l'asile à la Fondation. Les résidents de la forteresse faisaient peur. Pour quiconque avait survécu dans la Moscou de la fin des temps, ils étaient des envahisseurs, des porteurs de calamité et des sauveurs sans visages.

Aujourd'hui cela faisait 130 jours depuis le début de la fin du monde et la Fondation s'était relevée. Mais ça n'allait pas durer.

7h25 du matin.
L'agent double écrasa sa cigarette dans la neige qui recouvrait le rebord de la fenêtre, et lança son sabotage de grande envergure.
Les hordes errantes commencèrent à déferler, enfin libérées de ce son strident qui les empêchaient d'approcher.

C'était le début de la Bataille de Moscou.


Salle des communications, 7h35.

Une led clignota un moment sans que personne ne la remarque : après tout, entre l'immense carte des anomalies et les divers systèmes nécessaires à la coordination de ce qui restait de la Fondation à l'échelle mondiale, la surveillance des émetteurs d'ultrasons prenait peu de place. Ainsi quand quelqu'un prit enfin conscience que quelque chose clochait, on pouvait déjà apercevoir une avant-garde éparse de zombies sur les caméras.
"Merde, ça craint."
Ce fut la phrase la plus juste que l'agent de liaison Pietr Ordyenko ait jamais prononcée. Il écrasa le bouton d'alerte et se mit à prier.


Salle de briefing n°3, 7h45

"…Chaque minute compte. Si nous pouvons faire fonctionner à nouveau le dispositif de protection sonore avant que le gros des 008 n'arrive, on pourra éviter la catastrophe. Même si seulement quatre sur les huit sont de nouveau en marche, le contrôle sur la ville peut être maintenu partiellement et laisse le chemin libre pour une reconquête les jours suivants. Moins que ça… et bien, vu que les émetteurs portables ne sont plus assez puissants dès que plus d'une vingtaine de zombies sont à proximité, nous serons en état de siège.
Vous n'avez pas droit à l'erreur."
La vice-capitaine pris aussitôt le relai de son supérieur pour expliquer brièvement le déroulement des opérations. Chaque seconde perdue était un danger pour la mission de la FIM.
"Nous n'avons pas assez d'hommes pour séparer nos forces en quatre. Nous appliquerons donc une stratégie "en tache d'huile" à partir de l'émetteur 3, au Sud-est. À partir de là, l'équipe A et l'équipe B se sépareront pour remettre en marche les émetteurs 2 et 4, puis 1 et 5… bref, vous voyez l'idée. Empruntez l'anneau routier périphérique pour parcourir la distance entre les objectifs le plus vite possible, c'est pour ce type de situations qu'il a été dégagé. Si le nombre d'hostiles est trop important, cherchez un itinéraire de repli. Gardez cependant en tête qu'un repli avant les quatre émetteurs réactivés sera considéré comme un acte de trahison. La réactivation en elle-même consistera à redémarrer et reconnecter manuellement les unités. Les instructions sont détaillées sur la fiche qu'on vous a distribué à l'instant, et si nécessaire vous serez en liaison audio avec un expert. La limite de temps théorique est d'une heure, après vous serez submergés par le gros de la horde. Votre survie comme celle du QG dépendent de votre efficacité."


Bâtiment du DI&ST, 7h45.

Un autre contre-la-montre mobilisait toutes les forces du Département de Sécurité Interne. Quelqu'un avait délibérément déconnecté puis éteint les systèmes, depuis le seul endroit où c'était possible : la salle numéro 5, étage 3, ancien bâtiment administratif, en plein milieu des nouveaux quartiers du Département d'Ingénierie et des Services Techniques. Les réseaux internes étaient très fragmentés, isolés de l'extérieur et sous surveillance stricte, pour contrer la menace que représentait l'alliance de Nemo et de l'église maxwelliste. La salle n°5 était donc un lieu d'une grande importance stratégique, à l'accès réglementé.
Qu'elle soit le lieu d'un sabotage posait deux problèmes majeurs. Un, il y avait une taupe. Deux, si on ne l'identifiait pas, peu importe le succès de l'opération extérieure à venir, la Fondation était à la merci d'autres attaques internes.

Le DSI n'avait pas été autant sur les dents depuis qu'un ex-directeur de la sécurité avait trahi en emportant avec lui une anomalie et un psychologue, et entraîné la perte d'un avion et de son équipage. Pas question de reproduire les mêmes erreurs.

Tout le bâtiment fut bouclé et on commença les interrogatoires.


Bureau d'O5-1, 8h00.

O5-1 attendait. C'était une attente nerveuse, et elle semblait peser lourdement sur les épaules de l'homme. Si quelqu'un était rentré dans le bureau à ce moment-là, il n'aurait pas vu une légende grisonnante mais un homme âgé tassé par la nervosité.
Il avait passé beaucoup de temps de sa vie à observer le monde de l'anormal, du haut de sa table ronde, au milieu de l'océan. Dans une autre vie où il avait encore un autre nom que celui d'O5-1, il avait même côtoyé ce monde de très près. Cela lui conférait une intuition d'une justesse rare pour tout ce qui y touchait. C'était peut-être même la raison de sa présence au sein du Conseil.
Et O5-1 avait un très mauvais pressentiment.

La porte cliqueta et il releva la tête.
"Laura."
Elle était, comme toujours, l'image même de la puissance discrète. Cheveux gris, présence tranquille et regard perçant, l'Administratrice n'avait pas la même aura que le commun des mortels. Ce qui faisait sens, puisqu'elle n'en faisait pas partie.
L'O5 se sentit à la fois moins nerveux et bien plus angoissé. Laura Graziella ne s'était montrée qu'en temps de crise, même après l'échec de la Fondation. Il ne put s'empêcher de remarquer les traces de suie qui se fondaient dans la couleur sombre de son tailleur. D'où revenait-elle ? Pourquoi ? Que savait-elle et ne lui révèlerait pas ? Quels étaient ses combats ? Elle restait un mystère, et sa présence, en ce moment dans ce bureau, indiquait à la fois un grand danger et un soutien précieux.
Elle avait l'air fatiguée.
"O5-1. Vous semblez être sur les nerfs.
- Un incident est en cours. Notre force d'intervention principale est en train de le régler, mais la situation reste très préoccupante."
L'Administratrice soupira.
"Je suppose que les problèmes arrivent toujours par vagues… La Main du Serpent vient de dynamiter son quartier général, ils n'ont plus assez de forces et de ressources pour tenir de façon permanente les points névralgiques de la Bibliothèque.
- C'est une mauvaise nouvelle. Le contrôle d'un pont interdimensionnel est un gros enjeu, si il passe au contrôle de groupes hostiles, cela sera un net désavantage stratégique.
- En effet. La Main n'a pas totalement capitulé, mais sans place où reprendre des forces et se mettre à l'abri, leur stratégie de guérilla devient compliquée à maintenir et ça n'est plus qu'une question de temps avant que nos ennemis communs n'aient à disposition la Bibliothèque. Et même si elle dépérit lentement et part chaque jour un peu plus en fumée, cela reste une immense perte.
- Que peut-on y faire ? Nous n'avons pas assez d'hommes ni de ressources pour prendre part à ces combats. Même si c'était le cas, ça n'est pas un champ de bataille que nous pourrions maîtriser.
- Je connais autant que vous la situation. On ne peut pas se permettre de gâcher des ressources. C'est pourquoi j'ai offert une alliance à la Main du Serpent : ils rejoignent nos forces en échange d'un nouveau quartier général ici, au Kremlin. En somme les blessés et les troupes épuisées de la Main pourront profiter de la stabilité de notre dispositif et contribuer à sa solidité, tout en continuant à empêcher le contrôle du terrain extradimensionnel par l'Ennemi avec le reste de ses forces."
O5-1 eut un spasme de surprise mêlé d'incompréhension.
"Pardon ?! On ne peut pas ouvrir les portes de notre base principale à un groupe d'intérêt, c'est beaucoup trop dangereux !
- La Main et la Fondation possèdent des liens bien plus profonds que vous ne le pensez.
- L'incident de ce matin est arrivé à cause d'un espion au cœur même du QG, alors que toutes les précautions ont été prises pour être sûrs de nos hommes. On court à la catastrophe en acceptant n'importe qui, et encore plus quand il s'agit de… thaumaturges aux objectifs inconnus et aux méthodes si éloignées de nos principes !
- "Nos principes" sont surtout des moyens, je croyais que des années au Conseil vous l'avaient appris. Mais davantage que des histoires de doctrine, c'est nous qui avons besoin d'eux…"
Elle marqua une longue pause.
"L'Insurrection du Chaos a retrouvé sa force anté-effondrement dimensionnel, et nous avons un nombre limité de ressources, de forces et de possibilités tactiques pour leur faire face. Tant que nous possédons le socle de la Lame de l'Aurore, cette forteresse est sous une menace constante. Ça n'est qu'une question de temps avant qu'ils passent à l'attaque."
Que le Bosphore, où se trouvait la base la plus puissante de l'IC, ait été rayé de la carte dans les premières semaines avait été un événement inespéré. Personne ne savait ce qui s'y était passé, mais l'effondrement de réalité qui en avait découlé avait été d'une violence inouïe et avait paralysé l'expansion de l'Insurrection pendant un certain temps, forçant même ses plus hautes instances à aller sur le terrain personnellement. Mais elle s'en était remise bien trop vite.
On percevait dans leur dos l'ombre du monarque écarlate s'éveillant de sa prison brisée.
O5-1 cependant ne voyait pas les choses du même angle.
"Je.. ne peux pas prendre une décision aussi lourde,
Laura. La Main du Serpent n'entrera pas dans cette base, cette alliance n'est pas un risque que je suis prêt à prendre. En temps que seul membre restant du Conseil, je ne peux pas mettre toute la Fondation en péril sur ma seule décision."
Elle l'observa un instant. Il n'avait qu'une vision fragmentaire et limitée de la situation. C'était un bon gestionnaire, mais sa cinquantaine grisonnante n'était pas suffisante pour qu'il comprenne.
"Vous ne serez pas seul à prendre cette décision…"
L'Administratrice s'autorisa un demi-sourire, et sortit un talkie-walkie.
"Félicitations O5-7, vous reprenez du service."
Le petit haut-parleur grésilla, sarcastique.
"Fantastique."


Émetteur 3, 8h05.

Un tir nourri faucha les zombie épars. Il y en avait déjà un certain nombre, mais pas encore assez pour donner du fil à retordre à ceux qui avaient passé leur temps à les exterminer, quand la seule façon de s'en protéger était encore de les démembrer à la grenade ou de leur mettre une balle dans le crâne. La FIM était surentraînée par la force des choses et, en somme, assez confiante.
Les deux véhicules blindés roulèrent allègrement sur les cadavres, et s'arrêtèrent devant l'émetteur n°3. C'était une installation assez massive, à mi-chemin entre l'antenne radio et le matériel d'un DJ sauvage et particulièrement bruyant. Les concepteurs avaient laissé de côté le détail et l'esthétique, ce qui donnait un certain côté bancal à l'empilement d'enceintes solidement maintenues par des serflex. Une sorte de voile scintillant flottait quelques centimètres autour de l'installation, quasiment invisible. C'était la protection la plus efficace qui avait pu être mise en place : un enchantement. Malgré l'Éclipse, le bouclier d'un S'Kora'Tel restait quasiment inexpugnable.
Les deux unités se déployèrent et les quatre opérateurs sortirent leur précieuse liste d'instructions. Le premier émetteur était une répétition commune, pour s'assurer que tout le monde saurait quoi faire une fois les effectifs divisés. C'était une perte de temps qui s'avérerait précieuse pour le succès de l'opération, notamment en situation difficile.
Le recto de la fiche expliquait comment passer au travers de la défense thaumaturgique. C'était le genre d'informations sensibles qui leur vaudrait un passage direct par la case amnésiques, à leur retour. Rien que le fait que la Fondation utilise des moyens anormaux était déjà un secret gardé par peu d'initiés, même malgré les circonstances, et leurs faiblesses étaient encore plus dissimulées. Mais c'était bien la dernière préoccupation de Robert Castillo à ce moment-là. Delta-5 l'avait de toute façon habitué aux missions sans souvenir. Il tourna autour de l'émetteur pour trouver le point faible indiqué en faisant abstraction du bruit assourdissant de ses collègues qui dégommaient du zombie, les yeux plissés dans une intense concentration. Le bruit attirait ces saletés, mais on ne pouvait guère faire plus efficace qu'une rafale d'automatique (à part peut-être une grenade incendiaire, mais ça n'était pas quelque chose à utiliser à la légère).
Les quatre opérateurs avaient réussi à enlever le voile moiré avec efficacité et précision, et commençaient la procédure de redémarrage, quand tout dérapa.


Bâtiment du DI&ST, 8h07.

L'agent double était à terre, solidement menotté. C'était un docteur, un homme de confiance. Il avait été sauvé d'un campement de l'Insurrection du Chaos, au hasard d'une mission de récupération d'artefact qui avait assez mal tourné.
C'était un sale traître, une marionnette de l'Ingénieur.
Et il souriait.
"Jamais vous n'avez imaginé que ce que vous foutiez ne servait à rien, hein. Vous avez tous suivi docilement. Et vous continuez de suivre docilement. Comme tous les pions de cette putain d'organisation l'ont toujours fait…"
C'étaient des aveux faciles. Il avait commencé à tout déballer par le menu dès que le DSI avait un peu augmenté la pression.
"Des gardiens aveugles et soumis, pour "le plus grand bien". Mais pour protéger quoi ? Et pour qui ?!"
La salle avait été évacuée. Seuls restaient les agents du Département de Sécurité Interne, impassibles. C'était accessoire. Il avait beaucoup à dire, peu importait à qui.
"L'humanité ? L'humanité est à l'agonie. Le seul salut qui lui reste c'est d'arrêter le combat et de rallier le dieu ultime. Le Roi Écarlate remontera sur son trône après le dernier combat et il élèvera à ses côtés ceux qui l'ont suivi, auprès des Daevas. C'est écrit. C'était écrit dans la Bible, dans la mythologie nordique, dans les codex Mekhanites, dans la chair des anciens sarkites, dans les Mots de l'Ingénieur ! C'est le Jugement Dernier ! On est à la fin, et pourtant vous continuez à résister, aveuglément, comme des cons ? Vous. Avez. Perdu."
Il riait à gorge déployée, hystérique. Un rire à la frontière de l'exultation et du désespoir, qui glaca le sang des agents autour.
"Je suis un rouage du destin, rien de plus. Vous allez tous crever."

Émetteur 3, 8h10.

Les zombies étaient devenus en l'espace de quelques minutes une menace très secondaire. Castillo, replié avec deux de ses coéquipiers derrière un émetteur criblé de balles, aurait largement préféré des semi-cadavres sans cervelle. La FIM était quasiment annihilée. Elle avait emporté avec elle plusieurs membres de l'Insurrection du Chaos, mais n'était clairement pas préparée pour une attaque planifiée d'une telle envergure. Seuls restaient maintenant quelques blessés laissés en pâture aux zombies et les trois personnes derrière leur antenne détruite.
"Leiner, tu tiens ?"
Pas de réponse. Deux personnes.
Il regarda l'autre, détailla sa petite stature et ses cheveux auburn. Comment s'appelait-il déjà ? Il ne se souvenait que de son nom de code. Il paniquait sur sa radio qui répondait toujours la même chose.
"Tech-3, ici Base. Nous ne pouvons pas envoyer de renforts. Revenez si vous pouvez. Protégez les informations sensibles à tout prix. Terminé."
Si ils n'étaient pas encore morts, c'était pour ces informations. L'ennemi voulait pouvoir percer les défenses physiques des émetteurs, pour qu'aucune FIM ne puisse les redémarrer en urgence. Se laisser capturer n'était pas une option envisageable.
L'opérateur prit la radio, un peu brusquement.
"Base… ici Tech-2. La retraite est impossible. Terminé."
Il dégoupilla les grenades incendiaires qui restaient et ferma les yeux. Pas de fuites d'information.


Salle de contrôle, 8h12.

"C'est un échec : on n'a plus le temps ni les effectifs pour envoyer une nouvelle équipe d'intervention.
Informez O5-1 en urgence. Dites-lui que le pire scénario est en train de se produire et qu'on doit se préparer à un assaut conjoint de millions d'infectés affamés et de l'Insurrection du Chaos.
Combien de personnel on a encore dehors ?
- Environ deux tiers, en immense majorité des FIM et des troupes qualifiées. Bêta-9 a réussi à rentrer il y a cinq minutes, mais la route est coupée après. Plus de nouvelles de Lambda-31…
- Chef ! Une communication radio des champs pétrolifères !
- Passez-la en haut-parleur."

L'opérateur hocha la tête et releva un commutateur.
La voix de l'agent Verstrat senior, l'officier en charge des opérations de sécurisation des ressources résonna dans la pièce.

"Base, ici Sibérie Un. Nous disposons de trois cargos et d'un avion de reconnaissance. Je demande la permission d'organiser sous mon commandement l'établissement d'un pont aérien pour relier Moscou et les bases extérieures.
- Négatif Sibérie Un. L'aéroport n'est plus atteignable, et la zone est hostile.
- Reçu. Autre… cho…fshh…se, il…shhhhh… a frrrssssssshhhhhhhhh…"

Un long silence s'installa dans la salle quand l'opérateur bascula le commutateur dans sa position initiale. Un brouillage radio. Maintenant le Kremlin était définitivement seul.

"Déclarez l'état de siège."


Bibliothèque du Vagabond, section Tronc, zone du Musée d'Alexandrie, 8h30.

Pour combien de temps cette cachette serait-elle sûre ? Pas beaucoup, certainement. Mais elle avait l'avantage d'être là.
Octavio Gémini balaya du regard la fractale infinie d'étagères qui s'étendait au dessus de sa tête, s'attardant sur les failles immenses et les petits points ardents qui formaient comme une galaxie. La vue des livres qui se consumaient ne le dérangeait pas. Au contraire, il y trouvait un certain sentiment d'accomplissement, en temps que spécialiste de la Désinformation. La Bibliothèque avait toujours détenu tous les savoirs, sans filtre ni trait au marqueur noir, sans couverture ni caviardage. Un immense doigt d'honneur interdimensionnel à sa vocation.
Mais si Gémini avait un passif idéologique avec la Bibliothèque, il lui devait sûrement la vie. Aussi avait-il décidé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et de profiter de l'asile offert par la Main du Serpent. Même si en fait de protection, il était plutôt question d'un kidnapping suivi d'un certain nombre de galères dans une temporalité pas toujours très claire. La marche du temps était confuse dans le réseau d'information du multivers.
Il baissa les yeux pour observer le reste du groupe, et les visages plus ou moins familiers qui le composait. Il y avait là, roulés dans des sacs de couchage, beaucoup des survivants du principal site français. On comptait aussi tout ce que la Main comptait d'éclopés, d'épuisés et de traumatisés. C'était le rassemblement de ceux pour qui continuer à rejouer la guerre du Vietnam version autodafé interdimensionnel n'était plus possible. Une trentaine de personnes en tout.
Presque tout le monde dormait. Le directeur du DCD repoussa d'un coup de coude sec le détestable blouseux qu'il se trimballait depuis l'épisode de la grange, et qui empiétait désormais désagréablement sur son espace vital. Le Dr Tesla replia ses jambes, grogna un peu, mais ne se réveilla pas. Dommage.
L'italien retourna à son ennui, réfléchissant à sa condition actuelle et à ce qui l'avait mené jusque-là. "Aleph a encore un rôle à jouer", c'était tout ce qu'il savait, et la Main n'en savait guère plus. C'était la volonté de la Bibliothèque, et quoi qu'elle soit, elle était scrupuleusement respectée.
Peu importe, de toute façon. Il suffirait d'inventer une histoire, pour expliquer après coup. Il se mit à faire et défaire quelques scénarios dans sa tête, pour passer le temps. Son métier lui manquait. Oh bien sûr, ce n'était pas comme si il avait cessé de magouiller avec la vérité après la chute de la Fondation, évidemment. On avait toujours besoin d'un menteur baratineur polyvalent. Mais il était nostalgique de son porte-plume hors de prix, de ses cravates hors de prix, de ses costumes Armani hors de prix et de la tête exaspérée de Miselei quand un gros dossier lui filait sous le nez. Tous ces petits plaisirs simples qui pouvaient être obtenus en trouvant la bonne excuse, la couverture adaptée ou en jouant légèrement avec les chiffres, assis confortablement derrière un bureau (hors de prix) ou dans un hôtel de luxe tous frais payés. Cuba ressemblait désormais à un vieux rêve, vécu il y a des siècles.
Une forme bougea, dans l'ombre des étagères. L'Enchanteur était de retour. Il avait fait de nombreuses allées et venues lors des dernières heures, au nom des négociations d'une alliance ou quelque chose comme ça. Tout s'était accéléré ces derniers jours, mais cela faisait longtemps que les préparations avaient commencé, sous sa supervision. Il n'était pas à proprement parler un chef pour la Main du Serpent, mais il était la figure de proue d'un de ses mouvements, et un très puissant mage. Aussi il était respecté et suivi dans ses décisions. Et comme la première Main ne passait par la Bibliothèque qu'au détour de ses propres combats, cela faisait de Septimus la principale figure d'autorité, malgré la structure généralement très libre et peu hiérarchisée du groupe d'intérêt.
Il sembla s'assurer rapidement de l'état du campement, puis laissa échapper un sifflement strident pour donner le signal du réveil. Le temps pressait pour quitter la Bibliothèque.
Le campement temporaire s'anima, et Septimus attendit quelques minutes que la plupart des yeux s'ouvrent. On compta un mort supplémentaire, sans grande surprise. Pas moyen de faire une transfusion dans la Bibliothèque. Il fut laissé là. Demain son corps aurait disparu, et nourrirait les livres.
Petit à petit le petit brouhaha encore endormi fit place à un silence attentif guère plus réveillé.
L'enchanteur prit la parole et exposa la marche à suivre.
"Je vais ouvrir un passage. Vous aurez trois minutes pour tous traverser, pas plus. Il nous faudra de la rapidité et de la discrétion pour ne pas être repérés. Une fois de l'autre côté, restez calmes, ne tentez rien d'impulsif et ne bloquez pas le passage pour les suivants. Les négociations ont beau avoir débouché un accord, certains maillons de la chaîne de commandement de la Fondation peuvent encore être méfiants, voire hostiles. Je recommande donc aux membres de la Main du Serpent de se montrer prudents. Pour ce qui est des employés de la Fondation, vous ne serez plus sous l'autorité de la Bibliothèque dès que vous poserez le pied de l'autre côté, mais vous passerez aussitôt sous la mienne."
Plusieurs sourcils se froncèrent de concert.
"À partir de ma sortie de la Bibliothèque, je serai à nouveau O5-7."


Kremlin, mur nord, 8h45.

"Combien de 008, à vue de nez ?
- Chaipas… trop. Le mur de bagnoles a déjà des brèches, c'est qu'une question de temps avant qu'ils envahissent en masse le centre-ville.
- File les jumelles.
- Tu verras pas grand-chose de plus qu'une mer de zombies. À part admirer en détail leur mocheté, les jumelles servent à rien.
- File quand même.
- Ok ok. J'peux te faire confiance pour la surveillance cinq minutes ? Je vais voir si il y a du nouveau en bas.
- Hm hmm.
- T'as pas intérêt à t'endormir !"
L'agent Dears resta seule, en haut de la muraille de brique rouge. Elle se demandait ce qu'elle foutait là. L'instinct de survie, sûrement. C'était ce qui l'avait poussée à bosser pour la Fondation, au départ.
"Et maintenant, je rejoue The Walking Dead grandeur nature…"
Un pan de la muraille de carcasses de voitures s'écroula lourdement.
"Joie."
À perte de vue, une étendue ondulante et grisâtre avançait. Le climat froid et la forte population de la région étaient propices à la transmission de SCP-008, et depuis leur expulsion de la ville, leur nombre avait connu une croissance exponentielle. Toute la région y était passée.
C'était effrayant et impressionnant à la fois. Lylah aurait voulu avoir une caméra pour pouvoir filmer. Encore un truc banal qui était devenu rare et strictement utilitaire.
Des bruits de pas se vinrent interrompre cette réflexion. L'autre était de retour. Il avait l'air excité par les nouvelles qu'il ramenait.
"Eh, devine quoi.
- Quoi ?
- Il y a des nouveaux arrivants !
- Les routes sont coupées, c'est pas possible."
C'était d'une logique imparable. Mais ce détail fut écarté d'un revers de main par le guetteur surexcité.
"Apparemment ils viennent de la Bibliothèque du Vagabond."
Lylah haussa un sourcil, soudain bien plus intéressée.
"Pour pouvoir voyager depuis un plan différent en l'absence de nexus, ça doit être la Main du Serpent…
- C'est ce que j'ai entendu. Il y avait aussi des membres de la Fondation apparemment.
- Quoi ?
- Ouais, d'un site, euh… Halaf ou Alpha je sais plus… une dizaine de personnes.
- Aleph."
Elle avait fait le deuil de beaucoup de ses collègues et amis depuis la chute d'Aleph. Petit à petit, elle avait aussi accepté que les équipes qui n'avaient plus donné de nouvelles avaient été décimées. Entendre parler de survivants du site, c'était comme si ils étaient soudainement revenus à la vie. C'était un sacré choc à encaisser.
Une personne normale aurait peut-être couru voir, pleuré ou ri très fort pour évacuer le surplus d'émotions soudaines.
L'agent Dears eut un grand sourire, puis fit aussitôt une crise de narcolepsie.


Hall transformé en zone de détention, ex-palais de armures, Kremlin, 9h00

"Geôliers un jour, geôliers toujours. À quoi on s'attendait…"
La rousse était bien plus nerveuse que le reste du groupe, et le faisait savoir. C'était sûrement pour ça que personne ne s'était assis à côté, à part un type avec les cheveux en bataille et une cicatrice au-dessus de l'arcade sourcilière droite.
"Arrête de râler, tu stresse tout le monde.
- Écoute la dernière fois qu'on m'a parquée comme du bétail, j'ai perdu toute dignité humaine, mon identité et un œil. Je me sens légitime à cracher à la gueule de quiconque essaie de le refaire.
- C'est pas pareil qu'à Istanbul. C'est des alliés…
- C'est des putain de geôliers !
- Camille…
- Ta gueule. Vraiment, ferme ta gueule.
- Non, toi tu la fermes ! J'en ai marre que tu passes tes nerfs sur moi à chaque crise de panique. C'est certainement pas en étant insupportable et de mauvaise volonté que tu arriveras à te calmer. J'veux bien être un gars sympa, mais faut pas pousser ! Je sais pas moi, médite. Fais les cent pas, tape-toi la tête contre un mur, grignote… si tu veux il me reste même des raisins secs. Mais par pitié arrête de te comporter comme un chien enragé !
- …
- …
- Tu sais que tu ferais un très mauvais psy ?
- Tu me l'as déjà dit."
À vrai dire, Leonard avait avait appris à gérer l'état psychologique du groupe en catastrophe, quand celui-ci avait déraillé. On ne pouvait pas beaucoup lui en demander, d'autant que depuis que Mark n'était plus là, il commençait lui aussi à perdre pied.
Il faisait de son mieux pour compter pour deux, mais c'était dur. L'indéboulonnable optimiste était de plus en plus difficile à distinguer, derrière la responsabilité et une tristesse sourde.
Il n'était pas non plus très serein.
"C'est juste une procédure…"
Un agent de sécurité s'approcha, muni d'un stylo et d'une liasse de fiches.
"Bonjour, je vais procéder à la vérification de vos identités et à quelques formalités administratives. Je commence par qui ?"
Leonard leva brièvement la main.
"D'accord. Nom ?
- Harcko. Avec un H devant.
- … Véritable nom ?
- Noter le pseudonyme suffira."
Le gratte-papier leva les yeux aux ciel et remplit la case en grommelant.
"Sérieusement, pourquoi ils ont tous des putain de pseudos ?
- C'est la base quand on veut faire de la thaumaturgie. Les mots ont un pouvoir, et les noms encore plus.
- Ça reste très agaçant pour l'administration. Âge ?
- 22 ans.
- Profession ?
- Consultant en informatique, je suppose.
- Nationalité ?
- Euh… apatride.
- Lieu de résidence ?
- Nulle part, c'est quoi ces questions sérieusement ?
- On a des fiches-type. Je dois remplir toutes les cases. Des compétences particulières ?
- Ma spécialité c'est les programmes thaumaturgiques complexes. C'est un peu le pan numérique de la magie, en plus ancien.
- C'est noté. On va essayer de vous donner une place qui corresponde à vos qualifications, mais ça risque d'être compliqué. Le pôle informatique et technologique est trop sensible pour être ouvert à des personnes extérieures.
- Je vois.
- Dernière question et on passe à votre collègue : avez-vous des problèmes de santé ou des allergies à signaler ?
- Pas d'allergies. Pour le reste…on a passé quelques semaines dehors en pleine Apocalypse sans protection ni provisions, et quelques autres à respirer de la fumée dans la Bibliothèque, c'est pas super pour la santé j'imagine."
L'agent griffonna la réponse, relut la fiche et la glissa dans un classeur. Il passa ensuite à Camille, qui fit des efforts honorables de bonne volonté en répondant aux mêmes questions, un peu laconiquement. Au moins elle s'était calmée. Une alarme sonnait quelque part, et on voyait des gens aller et venir à la hâte par la fenêtre.
L'interrogatoire prit fin et le fonctionnaire griffonna les deux mots "Harcko" et "Seyph" sur des badges en carton.
"Je vous envoie en visite médicale à l'infirmerie. C'est le bâtiment d'à côté, à droite au rez-de-chaussée. Si on vous demande ce que vous faites là, montrez le badge, c'est temporaire mais ça vous identifiera comme des alliés. Normalement il y a beaucoup plus de procédures, mais on est en situation de crise donc on s'occupera des détails plus tard. Dès que vous avez fini le checkup de santé, cherchez un coin où vous serez utiles. Si vous causez des problèmes, votre élimination ne briserait pas l'alliance, donc n'y songez même pas.
Bienvenue à la Fondation."
Et il partit recenser un autre groupe.
"Tu vois ? C'était juste une procédure.
- Pas de quoi stresser…"


Porte principale, 9h05

"IL MANQUE DU SABLE ET DES POUTRELLES À GAUCHE, JE RÉPÈTE, LE SABLE ET LES POUTRELLES À GAUCHE ! SUIVEZ LES INSTRUCTIONS DU GÉNIE POUR QUE LA STRUCTURE SOIT SOLIDE !"
L'accès principal avait déjà été renforcé pour que la forteresse puisse remplir sa fonction défensive, mais elle restait le plus gros point faible du dispositif. La situation exigeait son comblement en urgence, et tant pis si ça coupait toute possibilité de sortie de véhicules. Il avait fallu faire des choix, alors que déjà les ongles des infectés crissaient et faisaient gémir le métal du portail, de l'autre côté. Au mégaphone, un type avec les cheveux en bataille et des cache-oreilles en polaire s'époumonait en courant dans tous les sens. Il était parfois possible de deviner un léger éclat rouge se balancant sous son manteau.
"OUI…NON ! LES MUNITIONS C'EST DE L'AUTRE CÔTÉ. BOUGEZ-VOUS LE CUL !"

Un sifflement déchira le ciel blanc, avant d'exploser violemment. Une gerbe d'éclats de brique, de sable et de morceaux de métal arrosa la zone, forçant tout le monde à se mettre à couvert en vitesse. Une seconde explosion, puis une troisième secouèrent à nouveau la porte principale et la portion du mur à côté.
Jack Bright marmonna pour lui-même.
"Ils y vont au lance-roquettes, les salauds."
On lui fit signe depuis l'autre côté de l'allée, et il reprit le mégaphone.
"LA RÉSERVE DISTRIBUE DES CASQUES, ON CONTINUE À CONSOLIDER !"
Les hostilités étaient ouvertes.
Le point le plus faible de l'enceinte tenait bon, et l'IC continua à pilonner.


Infirmerie, 9h10.

"Je vous donne trois mois, grand maximum."
Un silence balaya les vieux murs de la petite pièce.
"… C'est un empoisonnement, ou une maladie ?
- Un syndrome d'irradiation aigüe. Il y a une brûlure cutanée très visible, mais ce sont surtout le système intestinal et la moelle épinière qui dysfonctionnent sérieusement. Au vu de la localisation, d'autres organes sont touchés, mais vous n'aurez sûrement pas le temps de déclarer des symptômes pulmonaires ou un cancer.
- Je vois."


Couloir de l'infirmerie, 9h15.

Camille finit de renfiler son pull qui sentait définitivement tout sauf ce qu'un pull devait normalement sentir, et rejoint Leonard dans le couloir.
"Alors ?
- Pas grand-chose. Des médocs et des compléments alimentaires.
- Pareil. Mais il faut encore attendre les résultats de la prise de sang.
- Mon petit dej que je te bats sur le taux d'arsenic."
Un bruit de bataille plus proche que les autres fit trembler le faux plafond, qui laissa échapper un filet de plâtre.
"… Bref, une idée d'où aller pour la suite ? Si on reste plantés là on va finir en cellule pour désertion.
- Vous encombrez le passage surtout."
La personne qui avait parlé était une femme aux cheveux auburn frisés et au visage franc parsemé de nombreuses taches de rousseur. Elle s'avança d'un air assuré, quoique peut-être légèrement tremblant.
"Lylah Dears, je fais la vigie. Là où on m'a postée on dirait pas non à un coup de main.
- Oh euh… parfait. Où on doit aller pour aider ?
- C'est sur le mur nord, et j'y retournais. Vous aurez qu'à me suivre."
Ils lui emboitèrent le pas, tandis que de nouveaux nuages de poussière blanche s'échappaient du faux plafond.
L'informaticien sourit en passant la porte, et chuchota.
"Est-ce que ça serait pas un peu notre spécialité justement, filer un coup de Main ?"


Salle des communications, 9h35

La carte des anomalies avait été remplacée par un plan de Moscou et des forces en présence, animé en temps réel. En jaune les infectés, qui couvraient quasiment tout sur des kilomètres. En rouge quelques points correspondant à ce qu'on avait pu déduire des positions de l'IC. Et en vert, perdu au milieu, le Kremlin.
Devant, les deux plus hautes et anciennes instances de la Fondation faisaient le point de la situation.
"Les 008 ont été volontairement rabattus et rendent toute sortie impossible, tout en brouillant notre vision des mouvements ennemis. C'est évident qu'ils essaient de nous noyer sous la masse et de complètement anéantir la base dès que ses défenses failliront. Ça va être un harcèlement continu jusqu'à ce qu'un des deux camps craque.
Le désavantage principal, c'est que les hommes, les équipement et les munitions sont des ressources qui viendront à manquer sans ravitaillement extérieur. On peut aussi assumer qu'en l'absence de liaison et de support avec les équipes sur place, les champs de pétrole deviendront naturellement le point de ralliement des forces encore à l'extérieur, mais ça n'est qu'un commandement nomade, sans position forte. L'avant-poste de Samotlor n'est pas fortifié, à part dynamiter les pipelines, ils ne pourront rien faire. Et sans le soutien logistique du Kremlin, les nombreuses missions en cours vont s'effondrer les unes après les autres.
Notre défense est solide et le QG est autosuffisant alimentairement, mais la position d'assiégés est définitivement en notre défaveur. Et en l'absence de la puissance nécessaire pour briser le siège, on n'a pas d'autre option que de le tenir le plus longtemps possible.
- C'est une belle impasse tactique.
- Je ne vous le fait pas dire."


DI&ST, 10h00.

L'atelier était le cœur de l'arrière-front. Bruyant, fourmillant d'activité et puant l'huile, le plastique et le métal, il tournait à plein régime pour anticiper les besoins des premières lignes. La défense d'un bastion nécessitait bien plus de matériel qu'on ne l'imaginait, et c'était au Département d'Ingénierie de s'assurer de fabriquer ce qui manquait ou manquerait tôt ou tard.
Alors quand quelque chose allait de travers, la tension montait d'un cran. En l’occurrence,
l'imprimante 3D industrielle adossée au mur gauche commençait déjà à causer des maux de tête. On avait donc décidé de laisser la tâche de trouver ce qui clochait et le réparer au seul dont la céphalée était techniquement impossible, en espérant que ça ne soit pas une casse. Or, après dix minutes de démontage méthodique, le Dr Benji venait de découvrir qu'il s'agissait bien d'une casse, et sentait poindre un début de surchauffe dans ses processeurs.
"Pitiééé…"
La pièce était évidemment introuvable et fabriquée par une obscure usine au Pakistan. Bonjour la galère pour en retrouver maintenant que le Pakistan était un gros cratère radioactif.
Il allait falloir trouver une alternative à base de scotch, de cure-dents et des bouts de plastique qui traînaient. L'androïde regarda les maigres moyens à sa disposition, traça mentalement un plan des opérations et des découpes, et se dirigea à travers la pièce bourdonnante.
"Je vous emprunte l'établi 2 pour 2 minutes, 27 secondes et 36 centièmes. Ça sera pas long."
On sous-estimait largement la place de l'improvisation et du système D dans l'expression "effort de guerre".


Porte principale, 10h40.

L'enceinte de la forteresse n'était pas faite de simple brique rouge, comme le prouvait le simple fait que la robuste tour qui flanquait l'entrée soit toujours debout alors que des torrents de feu et de plomb continuaient de se déverser dessus. Les humains, eux, étaient bien humains, et supportaient moins le choc. À chaque brève accalmie, les renforts affectés aux secours envoyaient les blessés à l'infirmerie, tandis qu'on dégageait les morts sur le côté sans trop savoir quoi en faire. C'était un problème qu'il faudrait régler, mais maintenant on n'avait ni le temps ni le loisir d'y réfléchir.
Il s'était remis à neiger, et le Dr Haures distribuait des couvertures de survie badigeonnées de cirage aux défenseurs de la porte. C'était une réponse improvisée née de la constatation que ne pas mourir de froid était assez accessoire quand on se faisait repérer et allumer à un kilomètre à cause d'un reflet chromé.
Il se mit à ramper à moitié, pour traverser l'espace de trois mètres entre les deux côtés du mur en évitant les projectiles et les débris. Il avait déjà une belle estafilade sur le bras gauche à cause d'un éclat, et avait vite compris que ne pas hésiter à patauger dans la bouillasse teintée de rouge et de suie était une condition sine qua non à sa survie. Il s'était porté volontaire dans l'équipe médicale de liaison dès son retour, ce qui fut accepté immédiatement. À son avis, ça montrait qu'on se fichait un peu de ses compétences de secourisme tant qu'il avait des bras. Ça lui convenait.
Une détonation fit trembler toute la zone. Flauros resta quelques secondes en boule les mains sur la nuque, le temps que tout retombe et qu'une partie de son ouïe revienne un peu, et continua. Il n'avait pas peur. En fait il n'avait pas le choix d'avoir peur. Des gens avaient besoin de lui, et donc il les aiderait. C'était aussi simple que ça.
Il atteint et chargea sur son épaule droite un type qui faisait dix bons centimètres de plus que lui et avait une sale blessure à la tête. Il était au moins encore un peu conscient, et essaya même de le soulager de son poids en s'appuyant sur ses propres jambes. Il le confia aux brancardiers après avoir traversé la place le plus vite possible. Restait à espérer qu'il arrive à l'infirmerie à temps.
Le médecin essuya le sang qui commençait déjà à geler sur sa joue, et retourna sauver d'autres vies.


Quelque part dans les sous-sol de Moscou, 11h25.

Frémont prêta un instant l'oreille aux bruits de la surface. S'il fallait s'impliquer dans ce qui se passait là-bas, ça serait par nécessité absolue. Judas et lui étaient à Moscou dans un but complètement différent.
Il tourna les talons, et continua de s'enfoncer dans l'obscurité.


Mur nord, 12h50.

La situation était relativement calme au mur nord. Là où autre part on essuyait une bataille rangée, ici le plus gros problème était une armée de zombies qui faisait de l'acrosport et un blizzard neigeux qui glaçait jusqu'aux os.
Tchoc.
Le bruit du merlin sur la main à moitié pourrie était assez répugnant. Elle continua de bouger un moment, tandis que le corps tomba en faisant s'effondrer la longue "échelle" de ses semblables qu'il avait piétiné pour arriver en haut. Lylah laissa reposer la longue hache qui était finalement bien plus efficace et économe pour défendre les murailles qu'une arme à feu, et chercha des yeux les quatre autres vigies du secteur. Les deux de la Bibliothèque faisaient du meilleur boulot que ce qu'elle aurait pu penser de la part de types qui semblaient à moitié crevés. La fille avait demandé à être près d'une tour, pour ne devoir surveiller qu'un seul côté, et Lylah n'avait pas demandé pourquoi. C'était déjà bien d'avoir plus de gens pour arpenter le chemin de ronde. Le Kremlin avait de longues et robustes murailles, mais sans quelqu'un pour les défendre elles ne servaient à rien.
Ils étaient peu, mais les forces principales de la base avaient autre chose à faire que de s'inquiéter des infectés, et leur tâche était qu'ils n'aient justement pas à s'en inquiéter.
La place rouge débordait littéralement, mécaniquement, sous le nombre de corps agglutinés. C'était devenue une immense mer de chair, aux milliers d'yeux vides braqués vers le haut, qui s'écrasait en vagues affamées et inépuisables.
"AU SUIVANT, POUR LA BOUFFE !"
Il n'y avait pas que les zombies en bas qui avaient faim. L'agent glissa le manche de la grosse hache à un passant de sa ceinture, et laissa le gars qui venait de manger prendre la relève. En passant vers la tour, elle remarqua des gribouillis au marqueur noir sur certaines parties des créneaux. En jetant un oeil intrigué aux possesseurs du marqueur, elle n'eut pour seule réponse qu'un geste de la main qui semblait vouloir dire "fais pas gaffe", ce qui lui laissa un léger mauvais pressentiment. Elle rentra dans la tour en haussant les épaules. Elle avait toujours un peu de mal à cerner les "type bleu".


Entre deux bâtiments de l'arrière, 13h10.

"..priorité aux munitions. Préparez-vous à faire la rotation."
Laura Graziella coordonnait personnellement la gestion et la répartition des ressources. Elle aurait pu laisser cette tâche à d'autres et rester dans la salle de contrôle pour suivre la bataille à l'abri, pourtant elle ne s'y était pas résolue. Car si peu de gens avaient eu le loisir de le constater, l'Administratrice n'était pas uniquement une femme de parole, et avait vécu son lot de guerres et de crises. Aussi tenait-elle à être en contact avec ses troupes, pour comprendre et s'adapter à la situation.
Une situation qui se présentait plutôt mal. L'attaque concentrée de l'ennemi sur la porte au sud était trop ininterrompue et bornée pour représenter l'entièreté de sa stratégie, et pourtant elle posait déjà un stress conséquent sur les ressources et l'organisation du Kremlin. Du haut de sa longue expérience, Laura sentait que le pire était à venir.
Il lui faudrait être extrêmement réactive quand cela arriverait. Aussi ménageait-elle du mieux possible les forces de la forteresse.


Infirmerie, 14h.

"On n'utilise plus d'antidouleurs sauf cas de force majeure, fais passer."
Beaucoup de blessés, peu de lits, un stock limité et non renouvelable de médicaments. Et surtout, impossible de savoir combien de temps ça allait durer.
À l'infirmerie on traitait déjà les blessures mineures dans le couloir, et l'afflux continuait. Bientôt ça serait la saturation.


Salle des communications, 14h30.

Quelqu'un diffusait un message sur de larges fréquences, depuis un endroit éloigné.
Un message extrêmement important, porteur d'espoir, fruit d'efforts inconnus et de liens dont personne n'avait connaissance.
Et ce message était inaudible.

L'opératrice reposa un instant son front dans ses mains. Elle savait qu'il y avait quelque chose dans toute cette friture, mais tous ses efforts pour l'isoler du brouillage systématique des fréquences avaient été vains.


Ex-palais des armures, 14h55.

Le bâtiment avait été évacué au profit d'autres, plus à l'abri au centre ou au nord de l'enceinte, qui subissaient moins le pilonnage ennemi. Aussi on se résolut, quand un incendie se déclara, à abandonner sa majestueuse structure aux flammes. L'espace entre les constructions était large, le feu avait été découvert trop tard, et tous les efforts étaient dirigés vers les combats. On avait autre chose à faire, à commencer par empêcher d'autres débuts d'incendies dont les conséquences seraient bien plus considérables.
Alors que des langues de feu immenses commençaient à lécher la façade, ce ne fut plus de la neige qui tomba, mais des cendres.
À ce moment-là, beaucoup prirent conscience de la gravité de la situation.


[…]

La mort n'avait pas de conscience, ni même d'essence. On l'avait dit Faucheuse, Grées ou Frères. On l'avait imaginée cavalière, souveraine ou toute-puissante. Tant de mots pour combler le vide. Car depuis longtemps même le Néant avait cessé de lui donner une forme.
Elle flottait pourtant au dessus de Moscou, palpable.
Et elle frappa. Brutale, multiple, toujours plus violemment à mesure que le temps passait. Elle raya tour à tour des noms de l'Histoire. Des noms connus, inconnus… divers. Nombreux.
Elle égrena les heures, derrière les murailles.

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