« Putain ! »
Le métro s'éloignait implacablement, et la course de Nathan n'avait rien pu y faire. Il se traîna le bord du quai avant de s'affaler sur un banc. Il ouvrit son sac à dos et en sortit un journal daté de la veille. Là. La mystérieuse annonce n'avait pas disparu. Un encart apparaissait vaguement en plein milieu de la une, lorsqu'il se concentrait. « Pour quand la réalité n'a plus rien de réelle - Monsieur de Glatz, détective gentilhomme ». Avec cette simple phrase, accompagnée d'une photo de ce Monsieur de Glatz, il savait qu'il s'agissait de la personne dont il avait besoin.
Le métro avait fini par arriver. Et, une fois sorti de la station Ledru-Rollin, il avait pressé le pas jusqu'au passage Lhomme, comme indiqué sur l'annonce. Le passage, particulièrement fleuri et aux immeubles couverts de lierre, ressemblait exactement à ce à quoi il s'attendait, au vu de l'apparence de Monsieur de Glatz sur la photo. Authentique, travailleur et comme tiré tout droit du XIXème siècle. En s'approchant un petit peu, il s'aperçut que le bureau du détective était fermé et arborait une pancarte lisant « Absent - Attendez la 2CV ». Nathan haussa les épaules et se mit à patienter.
Trois quarts d'heure.
Une explosion retentit. Il tourna vivement la tête, à s'en faire craquer les cervicales. Son cerveau eut besoin de quelques secondes pour assimiler l'origine du bruit, avant qu'une vieille 2CV n'apparaisse à l'entrée du passage. L'engin, moteur à plat, parcouru à la seule force de l'inertie — c'est-à-dire d'une manière passablement lente — la distance jusqu'au bureau du détective. Le conducteur stoppa son lent bolide d'un coup de frein à main, juste devant Nathan. Il en sortit un grand homme en costume, droit comme un I, qui lança un hochement de tête poli vers le jeune homme. Il se dirigea vers l'arrière de la voiture, ouvrit délicatement la portière et présenta son bras, auquel une vieille femme s'agrippa pour s'extraire de l'engin. Son visage horrifié laissait entendre que tout le trajet avait été à l'image de cette arrivée triomphale.
Nathan, absolument fasciné par le contraste absurde entre le vieil engin au moteur fumant et la droiture impeccable de ce qu'il supposait être le détective, en oublia de le suivre dans son bureau. Si bien que la porte dudit bureau se referma derrière le vieil homme et sa cliente, qui mirent un bon quart d'heure à en ressortir. Nathan s'était assis sur les pavés, contemplant les heures perdues à attendre durant cette journée décidément passionnante. La pluie lui fit regretter son sarcasme.
Quand, enfin, la porte s'ouvrit et la cliente se vit saluée d'un « Votre fantôme ne vous dérangera plus, madame. », Nathan sauta sur ses pieds et se présenta vivement devant l'embrasure, que le grand homme n'avait pas quittée. Ils se dévisagèrent quelques instants, et Nathan put examiner ce personnage à la moustache bien taillée, aux cheveux impeccables et à la soixantaine décidément bien vécue.
« Vous êtes… Monsieur de Glatz ?
- Détective gentilhomme, c'est moi-même. »
L'intérieur du bureau ne contrastait pas avec le reste du Passage Lhomme : tout fait de boiseries, les murs recouverts de tiroirs à courriers visiblement remplis de vieux dossiers et la lumière chaude venant de lampes colorées produits de l'Art Nouveau, la bâtisse était une relique d'un Paris industrieux. Les deux hommes se tenaient face à face, uniquement séparés d'un bureau massif sur lequel dormait un chartreux.
« J'ai vu votre… annonce, dans le journal. Je crois que vous êtes l'homme qu'il me faut.
- À votre service, assura le détective. Quel est votre problème ? »
La voix du vieil homme, mis à part son timbre de basse, se trouvait être surprenamment calme et posée, presque lente, pour une telle stature. En vérité, c'était la voix forcément respectable d'un vieil homme ayant vécu plus d'une vie, et qui ne s'apprêtait pas à quitter celle-ci de sitôt.
« Si vous découvrez votre nature d'hémovore, de lycanthrope, de plieur de réalité ou de tout autre individualité particulière, c'est à la Maison de Mademoiselle de Maurepin qu'il faut s'adresser.
- Je… quoi ?
- Ce n'est rien. Je ne fais qu'évaluer votre connaissance de la Particularité.
- La Particularité…?
- Continuez, je vous en prie.
- Oui, euh… Eh bien, ça a commencé par… Ouais, enfin, je dois vous dire, j'ai toujours cru que mon appart' était hanté. C'est dans les combles d'un vieil immeuble haussmannien, ça a toujours un peu senti la moisissure et la lumière a du mal à rentrer, même quand la fenêtre est grande ouverte. Mais je me suis vite habitué aux voix et aux pentacles sur les murs. Vous savez, quand on n'a pas beaucoup d'argent, on fait avec c'qu'on a. »
Le gentilhomme hocha poliment la tête.
« Je crois que je me suis toujours attendu à me faire brutalement assassiner par un démon ou j'sais pas quoi. Mais c'est pas arrivé. En fait, le plus bizarre, c'est quand des objets qui changeaient normalement de place tous seuls se sont mis à se remettre à leur place tous seuls. C'était un peu l'inverse d'un film d'horreur, m'voyez. J'avais un cadre qui restait normalement toujours penché qui, bah, luttait pour se redresser tout seul. Plutôt comique, hein. Jusqu'à ce que, ben, presque tous mes objets se mettent à lutter entre changer de place tous seuls, ou se remettre à leur place tous seuls. » Il montra un pansement sur son bras droit : « Quand tous les ustensiles de cuisine se mettent à voler partout dans un dix-neuf mètres carrés, ça devient un peu invivable. »
Le détective leva un sourcil, qu'il avait plutôt épais.
« Je vois. »
Nathan s'attendait visiblement à une réponse un peu moins succinte, mais le détective semblait en pleine réflexion.
« Vous n'avez pas tenté de communiquer, de quelque manière que ce soit, avec l'entité responsable du désordre initial ?
- Euh… Non.
- Vous n'avez pas passé de pacte avec une entité de quelque nature que ce soit, en particulier une entité faisant mention d'un lieu nommé "Alagadda" ?
- Nooon plus.
- Eh bien, vous n'avez juste pas de chance. »
Il y eut un silence. Le chat sur le bureau s'était réveillé, et venait quémander des gratouilles au gentilhomme, qui lui en accorda sans quitter sa posture droite et sa tête haute.
« Ce sont des choses qui arrivent, déclara-t-il calmement. Peu plaisantes, certes, mais courantes. Quant à l'inversion du phénomène, il me faudrait être sur place pour donner un avis. Cela vous dérangerait-il de me guider à votre appartement ?
- Euh, non, au contraire.
- Bien. »
Sur ce, le détective attrapa son chapeau, son manteau et sa canne, avant d'inviter Nathan à sortir. Après avoir fermé la porte à clé, il s'approcha du jeune homme d'une démarche étonnamment légère, se dandinant presque avec sa canne.
« Montez donc, dit-il en désignant la 2CV.
- Mais euh… Le moteur ?
- Ce n'est rien. »
Il donna un petit coup de canne sur le capot, et un vrombissement se fit entendre.
« Vous voyez, c'est réparé. »
Nathan monta à la place passager sans dire un mot. Une fois le vieil homme installé, il pressa l'accélérateur, et la voiture déboula en trombes — et en marche arrière — dans la rue Charonne. Nathan était agrippé à son siège. Une fois la vitesse retombée vers une moyenne un peu plus décente, il se pressa d'attacher sa ceinture.
« Mais…
- Oui ?
- Vous avez mentionné toutes ces "entités", vous m'avez parlé de… "Alagadda" si sérieusement… Vous êtes en train de me dire que les démons, les esprits et les fantômes existent ?
- Précisément.
- Ah. »
Il y aurait eu un long silence si les pétarades de la 2CV ne retentissaient pas dans tout l'habitacle.
« Ne l'avez-vous pas vécu vous-même ? Vous croyiez que votre appartement était hanté.
- Si, mais… Pas vraiment hanté. Pas un vrai fantôme, je veux dire.
- Ha. Rien n'indique qu'il s'agisse d'un "fantôme". C'est un terme très réducteur, vous savez. Il existe un très grand nombre d'entités non-matérielles. Comme les êtres-concepts, pour ne citer qu'eux. »
Nathan ne répondit pas. Le détective semblait bien trop sérieux, bien trop spécifique pour être en train de mentir.
« Donc le paranormal existe ?
- Je fais partie d'une organisation qui préfère nommer cela la "Particularité". Les concepts sont proches, bien que la Particularité soit bien plus étendue que ce que le mot "paranormal" évoque. »
Le détective vit le doute dans les yeux de son client, et, bien qu'il travaillait comme indépendant, sa mission de Gentilhomme lui incombait de faire connaître la Particularité. Et sous de meilleures augures que ce que Nathan avait vécu jusque-là.
« Cette voiture, par exemple. Je comprends votre étonnement face à ma facilité pour la réparer, mais il se trouve que sa particularité est de tomber en panne une fois arrivée à destination. Et aussi de ne pas nécessiter d'essence ni d'entretien, entre autres. »
Nathan ne répondit plus rien de tout le trajet. Ça, monsieur de Glatz en avait l'habitude. Quand il décidait d'expliquer la Particularité à ses clients, plutôt que d'inventer une excuse pseudo-rationnelle, le silence était une réaction courante. Et compréhensible.
Comme prévu, la 2CV tomba en panne au pied de l'immeuble où vivait Nathan. Les deux hommes étaient montés jusqu'au dernier étage et s'étaient arrêtés devant la porte de l'appartement concerné. Des bruits métalliques, de meubles qui s'ouvraient et se fermaient ou de verre qui s'éclatait avant de se reconstituer traversaient la porte d'entrée. Nathan passa la clé dans la serrure, ouvrit la porte, juste avant que celle-ci ne se referme violemment, manquant de peu de lui couper un doigt. Le jeune homme, projeté au sol par une porte possédée, regarda le détective sans trop savoir quoi faire.
« Je vois. »
Le vieil homme saisit sa canne à deux mains et se mit à dévisser la poignée. Poignée qui se révéla être, un certain temps de dévissage plus tard, la poignée d'une épée de taille respectable. Puis, un autre temps de dévissage plus tard, la poignée se révéla aussi être celle d'un pistolet
« Veuillez m'excuser pour mes manières aussi brutales, Nathan. »
Ce sur quoi il prit la pose d'un duelliste et mit la poignée de porte en joue. Celle-ci éclata peu de temps après. Avec fracas. Le Gentilhomme confia son manteau au jeune homme avant de s'engouffrer d'un pas ferme dans l'appartement. Il regarda à droite, à gauche, et constata effectivement qu'un nombre conséquent d'objets volaient hors de leurs rangements, avant d'y être remis par une force tout aussi invisible que la première. Une poêle le frôla avant de rentrer dans son tiroir, qui claqua bruyamment. Le Gentilhomme ne put empêcher un petit sourire d'apparaître sur son visage devant un spectacle aussi ridicule.
« Nathan, entrez, je vous en prie », lança-t-il.
Le jeune homme se montra timidement. Alors que des couverts convulsaient au mur en une chorégraphie chaotique accompagnée d'une symphonie de métal hurlant, le détective commença : « Vous n'auriez pas demandé de l'aide à quelqu'un d'autre avant de venir me voir ?
- Je… non, pourquoi ?
- Car nous avons affaire à un Champ de Réalité Cohérente qui lutte effectivement contre une entité transdimensionnelle quelque peu mesquine. Mais ce champ n'est pas assez puissant pour une telle entité, d'où cette lutte absurde.
- … ah.
- Vous n'avez vraiment aucun souvenir d'une organisation en lien avec une certaine pierre précieuse ? »
Un réveil passa à quelques centimètres de Monsieur de Glatz, avant de s'écraser contre un mur. Et de se reconstituer presque aussitôt.
« Non… Écoutez, je sais pas. Je crois. Peut-être.
- Ce n'est pas grave. Il n'est pas impossible qu'ils aient supprimé votre mémoire après leur intervention. C'est-à-dire que les Champs de Réalité Cohérente représentent leur spécialité, et… »
En levant la tête, son regard s'était arrêté sur une bosse dans le plafond. Quelque chose de très discret, mais de définitivement présent. Il revissa calmement son pistolet à la lame de son épée, tout en évitant une masse de livres qui fonçait vers lui, puis fit un léger étirement. Avant de planter la lame dans ladite bosse.
Tchhhk.
Soudain, les objets brisés cessèrent de se reconstruire. Le cadre ne se redressait plus. L'odeur de moisissure s'était fixée, et la lumière peinait à nouveau à rentrer. Les pentacles, aussi, avaient cessé de s'effacer et restaient cette fois-ci bien présents aux murs.
« Bien. »
Le détective s'approcha desdits symboles démoniaques. Ce genre d'entités transdimensionnelles affectionnait particulièrement reprendre une symbolique effrayante dans la réalité qu'ils occupaient. Il déchiffra les symboles qui y étaient inscrits, non sans voir une puissante migraine s'installer dans sa tête.
« Je ne voudrais pas paraître inconsistant, mais je vous conseille maintenant de reculer, Nathan. »
L'intéressé recula tout aussi timidement qu'il était rentré. Allait-il assister à un exorcisme ? Le Gentilhomme s'éclaircit la gorge, mais fut coupé par une voix d'outre-tombe, semblant provenir de la réalité elle-même. Les meubles se mirent à trembler, la lumière à disparaître.
« Comment osez-vous troubler le repos d'Adramelch le Tourmenteur, Vagabond des Réalités, en sa demeure sur ce plan ?
- Il me semble que vous avez troublé le repos de Nathan…?
- Gaudreault, lança Nathan depuis l'extérieur.
- … de Nathan Gaudreault, en sa demeure, bien avant. »
Un rire spectral traversa la pièce.
« Les mortels de votre plan sont si arrogants ! Qui êtes-vous, vieil homme, pour me parler ainsi ?
- Monsieur de Glatz, membre de l'Assemblée Humaniste, Arpenteur du Plan Astral, Réceptacle de la Bénédiction du Roi Pendu et Maréchal des Lignards Increvés.
- Merde », fit la voix rauque.
Il y eut un court silence. Puis, les objets qui volaient encore se mirent à retomber au sol, parfois doucement, parfois avec fracas. Les pentacles se résorbèrent en un terrible grincement.
« Turenne vous salue, Monsieur de Glatz ! » cracha Adramelch le Tourmenteur avant de disparaître dans un rire gras particulièrement caricatural. Le Gentilhomme se crispa, et serra instinctivement la poignée de son épée. Jusqu'à ce que Nathan entre dans la pièce, les yeux plus ou moins écarquillés.
« Je… Euh, merci, je suppose.
- Ce n'est rien.
- Dites, tous ces titres… ?
- Ne discutons pas de cela, veux-tu ? »
Nathan contemplait le champ de bataille qu'était sa chambre. En temps normal, un tel chaos l'aurait horrifié, mais assister à un exorcisme aidait à mettre les choses en perspective. Monsieur de Glatz, quelque peu essoufflé tout de même, s'appuyait sur sa canne.
« Je déteste parler de cela, mais il est temps que nous discutions de mes honoraires. »
Nathan sourit.
Quelque part, Turenne saluait effectivement Monsieur de Glatz.