L’enfant, les yeux fermés, allongé sur la table d’opération qu’il ne quitte jamais, écoute les bribes de conversations qui lui parviennent.
« Je vois. Il n’empêche, utiliser cinq-cents pourrait être utile. »
L’enfant reconnaît rapidement la voix du docteur Thompson. Ce dernier a beau avoir une voix relativement grave, le ronronnement de celle-ci a quelque chose de rassurant, il lui rappelle son chat. Mais, bien plus encore, le docteur aime raconter les éléments marquants de sa vie quotidienne durant les opérations. Ceux-ci n’ont jamais rien de bien extraordinaire, mais l’enfant se réjouit intérieurement à chaque nouvel épisode de ce feuilleton, qui lui rappelle que la vie ne se limite pas à sa salle d’opération. Il sait déjà que le médecin a un garçon de son âge.
Quelques secondes passent, durant lesquelles Thompson ne fait que soupirer, lâcher des « oui » ou des « non ». Il doit être en train de parler au quartier général. L’enfant ne sait pas comment s’appelle cette personne invisible et pourtant présente dans toutes les conversations des chirurgiens qui le maintiennent en vie. Mais il a tout le temps pour le découvrir.
« Il va falloir lui repasser des anesthésiants d’ici quelques minutes, Thompson. »
Le docteur Matthew, l’enfant en mettrait sa main à couper. Sa voix est bien plus aiguë que celle de son collègue, et a un ton beaucoup plus sec. Elle ne lui plait pas. Son propriétaire non plus ne lui plait pas.
« Ouais, je sais. »
L’enfant ne veut pas se faire injecter ces anesthésiants. Leur injection n’a rien de douloureux, mais leur emprise sur lui est terrible : il n’est plus libre, redevient un vulgaire pantin livré aux opérations les plus longues et complexes possibles. Ce qu’il préfère, dans sa vie désormais limitée à une pièce froide, ce sont ces moments dans lesquels, toujours sous anesthésie, il parvient pourtant à écouter les discussions de ses anges gardiens. Et, mieux encore, quand ceux-ci font passer de la musique de fond, afin de rester motivés après plusieurs heures de travail sur ses entrailles.
Entrailles. Il a appris ce mot quelques jours auparavant, par le biais du docteur Thompson. Aucune idée de comment s’écrit ce mot, mais il lui plaît. Alors, dans ses monologues intérieurs, il l’utilise le plus souvent possible. Oh, il sait, bien entendu, qu’il désigne l’intérieur de son corps… mais cela ne lui fait pas peur. Il sait que ces hommes sont là pour lui, pour l’aider à prendre soin de ce tas de peau qui ne lui fait ressentir que de la douleur. Mais pourquoi ne pas arrêter tout cela ? Il a trop souvent mal. Et il sait que son corps fait mal aux autres. La douleur qu’il ne ressent qu’en partie, les autres la ressentent entièrement. Il le sait. Les personnes qui restent trop longtemps auprès de lui finissent par partir. Il ne les revoit plus. Le docteur Matthew parle de cancers. Il ne sait pas ce que c’est, mais le mot n’a rien d’agréable.
« OK, on va inciser ici. Faut retirer tout le pus. Après, on s’attaque à son estomac. »
L’enfant se remémore les mots qu’il a appris depuis qu’il est ici. Entrailles. Cancer. Intestin grêle. Appendice. Œsophage. Maxillaire. Sinus. Cage thoracique. Pancréas. Il ne connait pas le sens de chacun d’eux, mais ce n’est pas grave. S’il sort d’ici, il demandera ce qu’ils veulent dire à sa mère. Elle lui dira que c’est bien, qu’il est un grand garçon intelligent. Que s’il continue comme ça, il pourra devenir astronaute.
« Encore un peu. Voilà. On referme ça. Passage à l’estomac. »
Une douleur apparaît soudainement près de ses dents. Il a l’impression que quelqu’un lui enfonce des aiguilles sous les dents. Des aiguilles brûlantes. Les anesthésiants sont peut-être une bonne idée, après tout. Encore faut-il que les docteurs Matthew et Thompson remarquent qu’il a mal. Deux, trois minutes passent. La douleur commencer à envahir son crâne, l’empêche de réfléchir. Il veut revoir sa mère. Son chat lui manque.
Il veut pleurer, mais n’y arrive pas. Son corps ne lui obéit déjà plus. Ses gardiens ne remarquent rien. Ils ne peuvent pas remarquer. Leur seul instrument, pour cela, c’est l’électrocardiographe. La douleur va parvenir à son cœur, va le faire accélérer. Il peut déjà entendre le délai entre les bips de sa machine se raccourcir. Pourquoi le docteur Thompson ne le remarque-t-il pas ?
« Plutôt bien, chef, on a déjà drainé une bonne partie du liquide stomacal. »
Non. Il n’y a pas de plutôt bien. Il a mal. Il veut son chat, il veut sentir ses poils et sa chaleur dans ses bras. Il veut pouvoir l’appeler…
« J’arrive toujours pas à comprendre comment ce gosse tient encore le coup, avec le nombre de fois qu’on a dû l’ouvrir. »
Une autre voix, qu’il entend souvent. Comment s’appelle son chat ? Il ne s’en rappelle plus. Il ne se rappelle plus de son chat.
« Et merde ! Il redevient conscient ! Filez-lui des anesthésiants. »
Ils ont remarqué. Ça y est. Tout est réglé. Tout va redevenir comme d’habitude. C’est tout ce qu’il veut…
« Anesthésiants administrés. »
… avec le nom de son chat.
« Pendant que je finis de lui nettoyer l’intérieur. Personne veut voir ce qui provoque sa fièvre là ? »
Il a une idée. S’il retrouve un souvenir où sa mère appelle son chat, il devrait pouvoir se rappeler du nom de son animal.
« Je le passe au scan… Bon dieu, il a une infection buccale avancée ! Les antibio, vite ! »
Les antibiotiques, c’est pas automatique. Il se souvient de cette publicité. Mais il ne se souvient pas de sa mère.
« Tenez, c’est notre dernière boite. Va falloir en chercher d’autre. »
Il ne se souvient pas de sa mère. Il ne se souvient pas de sa mère. Il ne se sou…
« J’espère que son organisme va pas s’y accoutumer sinon on est dans la merde ! »
Ce sont les antibiotiques. Il ne peut que s’agir de ça. Ces stupides médicaments lui font perdre la tête. Ils sont comme la douleur. Ils ont juste un nom différent.
« Ça va, ça va… Je peux encore tenir. »
La douleur dans sa bouche reprend. Les médecins la lui opèrent alors que les anesthésiants ne fonctionnent pas encore assez. Il faut qu’il bouge, qu’il leur fasse comprendre. Mais son corps ne lui obéit pas.
A ce rythme-là, ils vont le tuer. Thompson peut tenir. Pas lui.
Les secondes s’écoulent, lentement. Les anesthésiants ne font toujours pas effet. Il sent son corps lâcher peu à peu. Il a mal au ventre. Il a mal au cœur. Il va vomir. Il veut retourner chez lui, quitter cet endroit. Il veut retourner chez lui.
« Euh… c’est normal ce liquide qui suinte entre ses jambes ? »
Il a mal dans le bas-ventre. Il ne sait pas ce qu’il se passe. Il ne veut pas mourir. Il ne veut pas mourir.
« Oh merde ! Qu’est-ce qui se passe !? L’électrocardiogramme est en train de s’affoler ! »
Son corps a lâché. Les voix des médecins lui font mal. Les bips de son électrocardiographe lui vrillent les tympans.
Il va mourir.
Pourquoi lui ? Pourquoi ? Il n’a jamais rien fait de mal. Il est un garçon comme les autres. Plus intelligent, sûrement. Promis à un plus bel avenir que les autres. Sa mère lui a dit. Et il fait confiance à sa mère.
Mais sa mère n’est plus là.
Peu lui importe que les anesthésiants fassent effet désormais. Il sent les outils s’agiter dans son ventre, lui déchirer la chair. Scalpels. Pinces triangulaires. Les médecins lui arrachent la peau. Ils les sent lui arracher chaque centimètre carré de peau. Kocher. Qu’ils arrêtent. Ils lui arrachent les cheveux. Bengo forte. Ils lui arrachent les yeux. Il sent les instruments dans ses orbites. Ils sent les instruments qui frottent son crâne. Metzenbaum. Ils atteignent l’intérieur de sa tête. Ils touchent son cerveau. Le perforent. Son corps brûle.
Quelqu’un crie dehors. Le docteur Matthew. Peut-être. Ça n’a plus d’importance. Le monde est détruit. Tout a cessé d’exister.
« OK. Tu tiens bon. Tu tiens bon. »
Non, il ne tiendra pas. A quoi bon ? Il ne sait plus qui il est. Il ne sait plus qui il a été. Il est mort dès le moment où on l’a transféré ici.
« Je… Putain. Fais. Un. Effort. Reste. En. Vie. »
L’enfant sent une pression sur son torse. L’électrocardiographe émet un long bruit aigu.
« Tu. Ne. Meurs. Pas. »
Matthew est le dernier à être resté. Les autres l’ont abandonné.
« S’il te plaît. »
Il a mal.
« Reviens, reviens, reviens ! »
Les bips reprennent. Matthew soupire, tousse. Il prend des instruments, les plonge dans le ventre de l'enfant. Il essaie de le sauver. Pendant une minute. Deux. Il finit par soupirer de soulagement.
« OK, bravo, gamin. Si tu te réveilles un jour, je… ».
Bruit sourd. Matthew est tombé. Le calme revient progressivement, à peine troublé par les sons de l'electrocardiographe.
L’enfant sait.
Il n’a pas eu de mère.
Pas eu de chat.
Il est seul.