"Merci, mais nous nous en occupons"

Stéphane Favre, intermédiaire officiel de la Fondation SCP auprès de la préfecture de police de Paris, resta un instant bouche bée devant la réponse de son interlocuteur.

À l'époque où les anomalies apparaissaient encore, jamais cela n'aurait été possible, ni même imaginable. La Fondation prévenait ou demandait, et la police agissait en conséquence. Mais ces derniers mois, Stéphane n'avait reçu que des nouvelles inquiétantes. La police, la gendarmerie, et l'armée française se montraient de moins en moins coopératives avec le personnel de la Fondation. Les agents dormants, que jusqu'alors peu de choses avaient jamais inquiété, avaient commencé à faire l'objet de pressions de la part de leurs supérieurs, puis furent peu à peu mis sur le banc purement et simplement.

Cette hostilité n'était bien sûr pas passée inaperçue pour l'organisation, et, si elle s'était vue incapable d'inverser la tendance, elle avait pu déterminer que ce changement provenait tout droit de la tête de l'État. Mais le plus préoccupant, c'était que cette situation semblait se faire l'écho de dizaines d'autres dans une multitude de pays. La Fondation est en train de perdre pied, avait alors pensé Stéphane.

Au final, il ne restait que quelques agents que la Fondation avait eu la sagesse de ne pas révéler au gouvernement français, et une poignée de représentants officiels, comme lui, sans pouvoir hiérarchique. Malheureusement pour ces représentants, les échanges avec les services publics étaient passés de simple communication à de véritables bras de fer. Et l'objet de celui d'aujourd'hui était la découverte d'une anomalie sous la Place de l’Étoile. L'anomalie en elle-même ne présentait pas un danger immédiat (elle avait bien passé plusieurs mois sans être remarquée après tout) mais il allait falloir l'en retirer un jour ou l'autre, et au vu de la conjoncture actuelle, le plus tôt était le mieux.

« Non, je vous assure, répondit Stéphane après avoir repris sa contenance, nous sommes les plus qualifiés pour procéder au retrait de cet objet.
– Nous apprécions sincèrement votre sollicitude, commença l'autre d'un ton mielleux, mais je maintiens que nous sommes capables de nous en occuper nous-mêmes. »

Stéphane Favre fixa l'homme qui lui faisait face. Un haut-fonctionnaire, la cinquantaine, à la chemise impeccable qui arborait un sourire des plus hypocrites. Tentant du mieux qu'il pouvait de garder son calme, l'employé des Relations Externes répliqua sèchement :

« Je crois que vous ne m'avez pas bien compris : vous n'avez pas à vous en occuper. Nos hommes sont en ce moment même en train de couper la circulation autour de la Place et s'apprêtent à extraire puis transporter l'objet vers les seules structures adéquates, les nôtres.
– Eh bien, je ne saurai que vous conseiller de leur ordonner de cesser immédiatement.
– Il n'y a aucune chance que nous interrompions nos opérations sur votre demande. Ou même la demande du préfet, du ministre, ou qui sais-je. »

Le visage de son interlocuteur vira légèrement au pourpre en même temps que ses traits se durcissaient, mais Stéphane n'en avait rien à faire. Il n'avait évidemment aucune autorité sur le personnel de terrain mais que la personne qui lui faisait face l'ignorât en disait long sur l'importance qu'il accordait à la Fondation.

« Je vous préviens, grinça-t-il, tout ceci va déplaire à certaines personnes très importantes. »

L'employé des Relations Externes lui adressa un regard chargé de mépris, s'accordant même une ou deux secondes de réflexion pour trouver une réponse adéquate avant de tourner les talons.

« Je n'ai que faire des caprices de politiciens ou de l'orgueil froissé de carriéristes de votre genre, alors gardez votre venin pour d'autres. Bonne journée. »


« I'm sorry ladies, there is a suspicious package right under the arch, you'll have to stay on this side of the road1, » expliqua l'Agent Desbordes aux deux touristes néerlandaises qui souhaitaient prendre une photo sous l'Arc de Triomphe.

Même à cette heure si tardive, les touristes étaient incroyablement nombreux à vouloir accéder au monument, mais c'était sans aucun doute bien moins gênant que si l'opération avait été programmée en pleine journée. Toutefois, la configuration même de l'endroit avait rendu son bouclage d'une facilité enfantine : il avait suffi de poster quelques agents en gendarmes à l'entrée de chacun des tunnels permettant de passer sous le rond-point gigantesque qui entourait la place, demander à tous ceux qui s'y trouvaient de partir, placer quelques voitures pour faire bonne figure, puis laisser faire l'équipe d'extraction.

Pour l'occasion, les deux fourgons de transport avaient même été repeints aux couleurs du service de déminage. C'est comme ça que la Fondation pouvait récupérer les objets dans les zones les plus fréquentées du monde, mais ce type d'opération s'était fait incroyablement rare. À vrai dire, cela faisait des semaines que les agents n'avaient pas été envoyés sur le terrain. À part pour quelques raids à mener sur des Groupes d'Intérêts ennemis, il ne restait presque aucune anomalie dans la nature. Il se murmurait que la Fondation avait déjà commencé à se séparer de certains de ses agents de terrain, et à réaffecter les autres à de la simple surveillance.

Une légère explosion retentit de sous l'arche, faisant sursauter plusieurs civils à proximité. L'équipe avait été jusqu'à simuler la destruction du colis suspect, un réalisme parfait, qui signalait également aux agents que l'opération débutée il y a quelques minutes s'était déroulée sans accroc et qu'ils repartiraient très rapidement. C'était d'autant mieux qu'on les avait prévenus que la police risquerait de leur mettre des bâtons dans les roues, mieux valait ne pas s'attarder. Les radios de Desbordes et de son coéquipier, Hammerton, crachotèrent :

« Ici le Lieutenant Parly, confirmons colis détruit avec succès, on nettoie et on décolle. »

Une autre voix se fit entendre sur la fréquence :

« Bien reçu Lieutenant, combien de temps avant départ, à vous.
– Deux à trois minutes, vous pouvez rouvrir les tunnels et regagner vos véhicules.
– Reçu. »

L'Agent Desbordes s'apprêta à enlever le cordon de sécurité à l'entrée du tunnel lorsque son collègue lui tapota sur l'épaule en lui montrant plusieurs véhicules s'approchant par l'Avenue Victor Hugo avant de se saisir de sa radio.

« Ici Sept-Deux. Repéré trois verts, provenance romeo, confirmez.
– Confirmé, Sept-Deux.
– Ici Quatre-Douze, deux verts provenance golf.
– Ici Cinq-Trois, plusieurs jaunes provenance foxtrot, nous partons.
– À tout le monde, on rentre, et on traîne pas, terminé. »

Les deux agents s'engouffrèrent dans le tunnel au pas de course, sans se soucier des regards étonnés des badauds qui patientaient à l'entrée. Des véhicules de police venaient d'être repérés convergeant vers leur position, et il y avait de fortes chances qu'ils fassent partie d'un dispositif plus grand, ce qui n'annonçait vraiment rien de bon. Aussitôt dans leur voiture, le moteur démarrait dans un ronronnement.

Les véhicules de l'opération, au nombre de neuf (deux fourgons, deux camionnettes et cinq voitures) s'organisèrent très rapidement en convoi sur le rond-point désormais désert, la voiture de Desbordes et Hammerton en tête. Malheureusement il était trop tard : toutes les issues étaient bloquées par des barrages de police et des camions de CRS qui continuaient d'affluer. Ils étaient encerclés. Le commandant lança par la radio :

« Sept-Deux, engagez-vous et donnez un coup de klaxon pour voir. »

Desbordes s'exécuta, ajoutant au bruit des sirènes quelques coups de klaxons bien appuyés, mais les policiers en face ne se laissaient pas intimider, bien au contraire, ils continuaient à se déployer, leurs armes pointées sur le convoi. Les Agents dans la voitures tendirent instinctivement leurs mains vers les armes automatiques sur les sièges arrière, se préparant au pire. Pour n'importe quel observateur extérieur, un combat éventuel semblait comiquement déséquilibré, à plus d'un contre cinq. Sauf que d'un côté se trouvaient des agents de la Fondation. Ceux d'en face n'avaient aucune chance (même s'ils pensaient certainement l'inverse), mais les conséquences sur le long terme d'un tel affrontement seraient désastreuses.

Au terme de plusieurs minutes d'une tension insoutenable, le commandant agacé aboya ses ordres, qui ne constituaient rien d'autres qu'un passage en force. Avec une coordination parfaite, les grenades incapacitantes jaillirent des fenêtres entrouvertes pour rouler jusqu'au pied des forces de polices, tandis que Desbordes écrasait l'accélérateur en se préparant au choc.

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