Méandres Mentaux

Les probabilités dans le multivers de la Fondation sont un concept assez fluide qui peut être pompé ou bloqué selon les désirs des instances supérieures. Certains, comme un certain Personne, ne sont pas totalement conscients des tourbillons qui se forment autour d'eux. Ils se contentent de plonger la tête la première et de laisser d'autres gérer le tsunami qui en résulte.

"Monsieur ?" dit une voix en arménien. "Monsieur ! Je vous ai demandé pourquoi vous croyez pouvoir venir ici."

Personne dévisagea l'employé de la Fondation déguisé en membre du personnel de l'office national des forêts arménien. Les mots lui passaient au-dessus de la tête, mais il avait la nette sensation qu'il devait attendre quelques instants. Il sentit une légère pression au sommet de son crâne, bien distincte des cris et du tapage que produisait Finnegan.

"Monsieur, personne a le droit d'entrer ici."

Le barrage explosa et Personne surfa sur la vague. L'employé de la Fondation ne fit rien pour l'arrêter. En passant le seuil de la grotte, Personne se retourna pour le voir se gratter la tête et reprendre sa patrouille.

Il ignora le Site de la Fondation et plongea au cœur de la cavité souterraine, dans la grotte principale. Ce faisant, une voix remonta lentement son dos et se logea à la base de son crâne.

Voilà une invasion bien téméraire, dis-moi.

"Pardon ?" Personne s'arrêta. Puis fixa le plafond.

Il sentit quelque chose sonder son esprit. Tu n'es pas le pion de Souffle. Qui es-tu ?

"Personne."

…Intéressant. Que cherches-tu ?

"Je dirais plutôt "comment puis-je vous aider". J'ai la vie d'une personne à raconter." Il tapota sa tempe. Il eut l'impression que quelque chose le tapotait en retour. "Juste pour vous. Gratos."

Un frisson parcourut l'échine de Personne tandis que l'Échine du Monde sondait Finnegan.


18:17
4/11/2012

Finnegan vérifia quelle heure il était pour la troisième fois en autant de minutes. Il parcourut plusieurs onglets avant de revérifier une quatrième fois. Habituellement, à cette heure, Aldon devrait être rentrée de son boulot à la pizzeria depuis presque une heure. Elle ne répondait pas non plus au téléphone. Elle n'avait jamais été aussi injoignable au cours des quelques semaines passées, depuis qu'elle avait atterri chez lui.

Après quelques minutes supplémentaires passées à se tracasser, il entendit quelqu'un frapper à la porte. Il ferma son navigateur, s'assura rapidement que rien de particulièrement incriminant n'était visible, et ouvrit la porte.

Un mur de blanc l'accueillit. Sur un de ses côtés se trouvait ce qui devait être la main d'Aldon. Elle avait trimballé un matelas sur plusieurs volées de marches. Et sans doute sur tout son trajet en ville depuis l'endroit où elle avait apparemment fait l'acquisition de ce foutu truc.

"Aide-moi à faire rentrer ce machin, steup'."

Finnegan ouvrit la porte en grand et l'aida à faire passer le matelas dans l'encadrement. Après s'être faufilés bizarrement, ils le laissèrent tomber contre le mur qui faisait face à la porte.

"T'en avais marre du clic-clac ?" demanda-t-il en se rasseyant.

"Je te jure qu'il y a un truc dedans. Plusieurs trucs, même." Elle s'affala sur le matelas blanc. "C'est tellement mieux. Oh- et tiens, voilà le premier mois de loyer."

Il faillit tomber de sa chaise en se penchant vers elle pour attraper l'enveloppe de billets. "Merci."

Aldon s'étira et mit ses mains sous sa tête. Elle sembla s'enfoncer de plusieurs centimètres sans vraiment bouger. "Nan, mec, merci à toi. Vraiment."

"Heh." Finnegan retourna à sa musique et Aldon piqua un somme.


Personne griffait sa nuque en une tentative vaine d'arracher l'Échine de son crâne. Il lui semblait qu'une porte était grande ouverte tout au fond de son esprit, et ce n'était qu'une question de temps avant que Finnegan ne la trouve. Il fallut plusieurs secondes à Personne pour qu'il remarque qu'Échine avait commencé à parler et avait déjà relâché sa faible prise.

Ça pourrait convenir à l'Aile du Canevas Gelé. Couloir à droite. Le chemin sera révélé.

Ne faisant qu'à moitié attention à où il allait, Personne avança péniblement. Il lui fallut toute sa concentration pour fermer la porte et la garder fermée contre les coups incessants de Finnegan. À chaque battement de son cœur, Personne sentait sa tête l'élancer de plusieurs façons en même temps.

Après presque une heure de marche, la douleur cessa. La porte bougea légèrement, et d'une fente à lettres sortit un petit fragment de souvenir. Ou plutôt la vision d'un souvenir. Un script, un petit mot.

"À chaque nouvelle itération de la réalité dans laquelle il naît, il la quitte ensuite environ vingt-cinq ans plus tard. Devines-tu pourquoi ?"

"Je de- je veux dire qu'il, Finnegan, devient Personne."

"Ou du moins, la Réalité essaye de le faire le devenir."

"Que voulez-vous dire par "essaye" ?"

"Ça ne… prend pas toujours, dirons-nous."

Personne s'appuya contre la porte mentale et serra les dents. Finnegan était-il en train d'essayer de le distraire ? D'affaiblir sa détermination pour lui permettre de s'échapper. Hé bien, ça ne marcherait pas. Encore quelques minutes et Personne aurait sa tête pour lui tout seul.

La porte bougea dans un bruit métallique et un deuxième bout de papier, plus petit cette fois, fila entre ses jambes.

Tu n'est pas un humain, juste un mécanisme de défense.

Personne se mit à courir.

Il sprinta tant qu'il le pouvait aussi vite que les jambes de Finnegan pouvaient le porter. Il n'avait qu'à atteindre sa destination, et tout serait terminé. Après plusieurs virages, ses poumons brûlaient et ses jambes pulsaient de douleur, mais le bruit d'un poursuivant résonnait dans ses oreilles.

Personne jeta un simple coup d'œil par-dessus l'épaule de Finnegan, mais il vit Finnegan le poursuivre dans les tunnels. Pendant qu'il sautait par-dessus des statues brisées et qu'il se faufilait sous des hauts-parleurs qui dépassaient du plafond, Finnegan le pourchassa sur ce qui lui semblait être des kilomètres. Sous une telle pression, les quelques minutes s'étirèrent en ce qui lui parut être bien plus que des heures.

Chaque fois qu'il clignait des yeux, des images de la perspective de son poursuivant l'envahissaient, alternant entre la poursuite et un salmigondis de souvenirs divers. Il était assez conscient pour voir le cristal liquide de la grotte qui l'entourait, et une goutelette tomba et l'aveugla à moitié. Il loucha tant et si bien qu'il lui sembla que Finnegan l'avait attrapé. Il s'essuya l'œil juste à temps pour être quasi aveuglé par une mer de blancheur.

Des tours et des détours dans la saumure, le sable, le silex et le salami. Ce dernier était d'ailleurs une expérience plutôt étrange pour eux deux. La charcuterie s'effondra sous lui et il tomba dans un tas d'instruments dans ce qui ressemblait à une salle de répétition d'orchestre. Tout en projetant trombones et trompettes dans une tentative désespérée de se sortir de là, rejetant ses propres souvenirs d'Aldon avec eux, Personne traversa la mer de cuivres.

Une fois libre, il partit en trombe. Il passa à côté de colonnes de bibliothèques et de rangées de bancs en ignorant les humanoïdes d'argile qui essayaient de l'attraper. Rien ne pourrait l'arrêter. Pas ce labyrinthe sineux, pas Finnegan, pas des souvenirs inquiétants de sa conversation avec le diable lui-même, et certainement pas-

Plusieurs milliers de tonnes de roche le frappant de plein fouet dans la tête de Finnegan pouvaient l'arrêter. Ou en tous cas, le fait qu'il coure droit dans un des murs de la grotte le pouvait. Et le fit. Personne s'effondra et cogna l'arrière de la tête de Finnegan sur le sol dur. Le sang imprégna les cheveux de Finnegan en plusieurs endroits.

Finnegan grogna.

Mais que fais-tu ?

"J'ai mal. Je saigne. J'ai sans doute une commotion cérébrale."

Que faisais-tu ?

Finnegan se rassit aussi lentement qu'il le pouvait. Il avait mal à la tête. Il avait mal dans sa tête. Son esprit lui semblait enserré, comme si un filet avait été jeté dessus et tiré jusqu'à se tendre. Le peu de la personnalité de Personne qui demeurait encore constituait sans doute ledit filet. Mais il était encore là. Serrant, espérant remettre l'intégralité de son esprit dans une petite cage.

Mais Finnegan, contrairement à ce qui semblait être tant d'autres Finnegans, avait une très bonne raison de rester. Quelque chose qui l'empêche d'acquiescer à la demande de la Réalité de créer un autre Personne. Quelqu'un qui faisait que la vie était assez intéressante pour qu'on y reste avec elle.

"Pardon, petite crise mentale," dit Finnegan en ramassant son chapeau. "Je sais que… "je" vous ai dit que j'avais une vie d'artiste à raconter. Et si je vous racontais plutôt la vie de Personne ? Ça doit valoir le coup."

La grotte fut silencieuse un moment tandis que quelque chose semblait plongé dans ses pensées.

En effet, oui.

Finnegan sourit.


Le souvenir d'une Voie vaut presque autant que la Voie elle-même.

Après s'être frayé un chemin dans une petite tempête de neige, Finnegan parvint à sentir faiblement la présence d'une Voie. Elle semblait être située dans une petite hutte en bois au centre d'un bosquet enneigé. Bien qu'il ait réussi à parvenir jusqu'ici sans frissonner, pas même une fois, ses os furent glacés par le froid mordant dès qu'il fut à l'intérieur. Il entassa du bois dans le foyer, jeta des livres dans le feu. Mais il ne parvenait toujours pas à se réchauffer.

Se rappelant soudain un souvenir qui ne provenait pas de sa mémoire, il s'assit dans les charbons déjà ardents. Il ferma la porte du four et sortit de sa poche un briquet qui ne lui appartenait pas. Quelques tentatives ratées de l'allumer plus tard, Finnegan sortit dans la Bibliothèque des Vagabonds. Il se frotta les bras pour se réchauffer et partit en quête du filtre à air qu'il avait laissé en plan quand il était Personne.

Après un passage au Bazar Total pour récupérer son salaire pour la gelée d'ectoplase, il quitta sa Bibliothèque locale pour rentrer dans sa bibliothèque locale. Le retour à l'appartement se déroula sans incident, et l'esprit de Finnegan était tranquillement vide. Enfin, façon de parler.

Les jours suivants furent également peu animés. Il passa ses journées sur son ordinateur, au travail et à dormir. C'était étrangement relaxant d'avoir tout l'appartement pour lui. Mis à part les golems et Everett, évidemment.

Le sixième jour, un grattement sur la porte se fit entendre. Elle s'ouvrit à la volée pour révéler une Jakeob Aldon à l'air épuisée. Finnegan la regarda calmement quelques instants avant de hocher la tête.

"C'était bien ?"

"Urgh." Aldon laissa tomber son sac et tituba jusqu'à son lit. Elle s'écroula dessus sans cérémonie. "Donc urgh."

"Tu regrettes d'y être allée ?"

Aldon tapota malicieusement la tête de Cuivre. Elle resta silencieuse quelques secondes puis haussa les épaules. "Nan. Alors t'as fait quoi de beau pendant que j'étais pas là pour te tenir compagnie ?"

Finnegan la fixa un moment, et son regard s'égara vers son propre matelas. Ici, plutôt que dans la pièce qui était désormais l'atelier d'Aldon. Il la regarda droit dans les yeux quelques instants.

Puis il haussa les épaules.

"Boh, comme d'hab'."

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