1 — Le paquet
Lorsque le docteur Leslie W. Mazzone passa la porte de son bureau, il poussa l’interrupteur de la lumière. Les néons grésillèrent et la pièce fut baignée d’une grande clarté temporairement clignotante. Il ferma la porte, posa son badge d’accréditation sur le bord de l’armoire métallique et le dos contre la porte.
Il soupira, et regarda sa montre : 22 h 47. Il serait encore trop tard pour passer à l’hôpital. Il se dirigea vers son bureau et y déposa, un peu brusquement, les dossiers qu’il portait dans les bras. Il tourna le dos à celui-ci, le regard capté par la fenêtre d’où il pouvait voir une bonne partie du Site-Aleph, en tout cas, ce qui se trouvait en surface, la couverture comme l'appelaient les autres. C’était littéral.
Une petite tablette à sa gauche supportait son bar personnel, constitué exclusivement de whisky, provenant du monde entier, que lui ramenait les agents de terrain. Ils l’appelaient Papy Mazzone.
Il se servit un verre sans réellement s'attacher à la marque de la bouteille.
Leslie Walter Mazzone n’était pas de la prime jeunesse, mais c’était le prix que l’on payait à la science, un jour ou l’autre. Il avait passé des dizaines d’années à traiter des projets SCP ; il avait été amoureux de son métier, même s’il lui était arrivé de s’égarer. Il n’en avait pas honte. Il avait une femme, un fils et une fille qui devait fêter son quinzième anniversaire dans les quarante-huit prochaines heures. Lorsque le liquide ambré, de cinquante ans d’âge, brûla ses muqueuses, il se rappela qu’il avait fait une demande de congés et se tourna, à nouveau, vers son bureau.
Son supérieur n’aurait certainement pas approuvé son départ, mais sa fille était hospitalisée, dans un état grave, ce qui pouvait faire pencher la balance en sa faveur. Cet événement, aléatoire, avait eu raison du cœur et de la force de Mazzone, le laissant désabusé et aux portes de la dépression.
Il n'y avait rien à faire pour Indila. Rien à espérer. La leucémie l'emporterait et, avec elle, une grande partie de la vie de Mazzone : sa famille, certainement, et, peut-être, sa santé.
La bannette "courriers" ne contenait rien.
Alors qu’il s’installait dans son fauteuil pour consulter sa messagerie électronique. Le directeur Garret avait une tendance à passer outre les vieilles méthodes et à valider les choses par e-mail. Il découvrit un paquet sur son bureau. Celui-ci était composé d’une enveloppe kraft sans marque apparente avec, en son milieu, une écriture cursive délicate. Les mots "À l’attention expresse du Docteur Mazzone. Confidentiel" comportaient des liées et déliées d’une délicate écriture féminine, pour le moins il le pensait, qu’il ne connaissait pas.
Pas d’indicateur de sécurité, pas d’étiquette de validation Site-Aleph, pas de logo de désinfection. Cette chose de 30 centimètres par 45 centimètres n’avait passé aucun des tests de base de sécurité.
Il décrocha le téléphone et après une brève sonnerie et un "Oui, Docteur Mazzone !" énergique et masculin, il dit calmement :
"Je souhaite signaler un DIV 2/C*/3-1-A87. Je mets mon bureau en quarantaine. Si le sujet est nocif, je suis probablement infecté. Paquet suspect ayant passé les étapes de sécurité sans validation. Une intrusion est possible.
- Vous pouvez valider : 'TWO slash Charlie STAR slash TREE hyphen ONE hyphen Aleph EIGHT SEVEN.'
- Je valide.
- Bien Docteur, ne bougez pas et restez en ligne. Le HIVE compile les données."
Il entendit les loquets de sécurité de son bureau se fermer. Il n’avait pas l’habilitation pour verrouiller une salle, même pas son propre bureau. Là, c’était grave, d’après HIVE.
Quelques minutes passèrent, Mazzone ne se demanda pas réellement s’il était en danger. Ce qui le titillait, c’était d’ouvrir l’enveloppe, de savoir qui avait pu lui envoyer ceci, mais aussi ce que c’était. Aleph était déplacé dimensionnellement, la chose ou l'être, qui avait réussi ce tour de force, devaient lui en vouloir personnellement.
Il n’avait pas d’ennemis, ni parmi les Classe-D les plus dangereux ni parmi les SCP qu’il avait étudiés. Son travail, c’était la xénobiologie, identifier les formes que pourraient prendre des entités que personne n’avait jamais vues.
Il avait été en mesure de discuter avec beaucoup de créatures étranges, mais jamais il n’était allé assez loin pour les mettre en rage. C’était un homme bon, et un bon scientifique.
Maintenant, il n’avait plus rien à perdre. Ses yeux fixaient le paquet, il savait que s’il faisait ce dont il avait envie, il pouvait mettre un terme à sa carrière — il s’en fichait — à sa vie — ça n’avait pas plus d’intérêt — et à la vie de ses collègues et amis…
Il arrêta sa main, la reposa sur le verre froid du bureau et attendit quelques minutes de plus.
La porte se déverrouilla et l'on frappa. Haussant un sourcil, Mazzone répondit : "Entrez !"
Deux agents portant des équipements hazmat passèrent l'ouverture, elle-même protégée par un sas mobile de décontamination. Mazzone reconnut une batterie d’équipement que les hommes en jaune s’appliquèrent à utiliser dans l’environnement du paquet et de sa personne. Le second referma la porte et la scella.
" – Docteur, je vais devoir faire une prise de sang, mais nous devons vous extraire d’ici avant toute chose ! dit l’un d’eux.
– Vous êtes sûr de vous ? Pas de radioactivité, pas de rayonnement, pas d’instabilité de réalité ?
– Non, docteur, rien d’anormal pour Aleph !
– OK, je vous suis, que faites-vous de ça ?
Mazzone indiqua le paquet sur son bureau.
– C’est notre seconde priorité, Docteur ! "
Il savait qu’il n’y avait aucun moyen de discuter, les FIM avaient des ordres qui étaient pour la plupart bons pour lui, et il devait les suivre à la lettre. Mais… Il hésita.
Le second soldat retira brusquement le masque de son hazmat et frappa son collègue au visage avec la crosse de son arme. Il eut un temps d’absence, une seconde au plus, puis pointa l’arme sur le visage de Mazzone.
" Ouvrez-le, Doc’, ou je ne pourrais pas faire autrement que de vous faire exploser la tête !
Il regarda le garde — il l’avait déjà vu, une ou deux fois dans les couloirs — il semblait vouloir se contrôler, mais n’y arrivait pas.
– Qu’est-ce qui vous arrive, Soldat, vous semblez ne pas être dans votre assiette ? Je ne…
– Arrêtez de parler, Doc’, c’est dans ma tête. Je ne peux pas faire mieux ! Ouvrez… cette… enveloppe !
– Effet obsessionnel ou autre chose… ajouta-t-il en touchant l’enveloppe avec des mouvements lents.
– Ça ne semble pas vouloir vous tuer, Docteur, mais il est clair que si vous n’ouvrez pas cette enveloppe, il va y avoir des morts.
– Si je l’ouvre, n’y en aurait-il pas plus ?
– Je n’en sais rien, Doc’, mais je n’y suis pour rien. J’avais pour ordre de vous sortir de là, pas de vous braquer.
– Calme, gamin, je vais ouvrir l’enveloppe et tout va très bien finir. "
Mazzone ouvrit l’objet avec une extrême précaution. Il s’y trouvait un cadre de bois noir poli et ciré. Une surface en verre y protégeait une photographie ancienne qui semblait extrêmement floue. Sur l’objet lui-même était déposée une petite carte pliée en deux.
" Doc’, je crois que je n’avais pas le droit de voir ça… "
Le soldat retournait, avec toute la résistance qu’il pouvait y appliquer, l’arme contre lui. Mazzone réagit très rapidement et utilisa le clavier de l’ordinateur pour frapper le jeune homme à la tête. Même si cette manœuvre n’eut pas l’effet escompté, Mazzone eut une autre ouverture et réussi à désarmer le jeune soldat.
" Désolé, Docteur ! dit le corps assommé à ses pieds, les yeux révulsés.
Le pantin se releva trop rapidement.
– Moins ils sont conscients, plus il est simple de les contrôler. "
Ce soldat, toujours dans son hazmat, utilisa son arme sur son collègue sans hésiter et finit par retourner l’objet contre lui-même.
La petite carte, maintenant dépliée, indiquait : "Nous prendrons soin d’elle !" et la photographie, dans l’enveloppe, représentait Mazzone avec sa famille. Tous flous, en dehors d’Indila, sa fille.
Il frissonna.
2 — Anomalie ?
Mazzone releva la tête lorsque la porte de la salle de confinement s’ouvrit devant lui. Il posa, comme le voulait le protocole, les mains sur la table de métal à laquelle il était entravé. Il entra un homme grand, dans la bonne cinquantaine, musclé et portant une tenue au logo circulaire représentant une tête de renard et neuf lignes courbes. Il reconnut la personne qui venait de passer la porte. Il soupira.
" Alors, c’est toi qu’ils envoient, Alphonse ! Je n’aurais pas cru…
– Leslie, ferme-la et écoute ! Tu es dans une merde noire ! Tu viens de buter deux mecs des Forces d’Intervention Mobile, Dieu sait comment et surtout pourquoi… Alors ne me fait pas un solo de violon, OK ! Je veux que tu me dises tout et maintenant, tu travailles pour quel GdI ?
Mazzone resta figé un instant, la bouche ouverte.
– Quoi ? Je… n’ai tué personne… où est le cadre, la photographie ?
– De quoi tu parles ? Il n’y a jamais eu de cadres dans ton bureau."
Alphonse Williams tourna son corps massif vers le téléviseur encastré dans le mur de la cellule et passa l’enregistrement du bureau de Mazzone qui se vit entrer, poser le dos contre la porte, regarder sa montre puis se diriger vers la fenêtre, boire un verre de whisky, se retourner vers son bureau, regarder la bannette vide, faire le tour de celui-ci puis décrocher le téléphone en regardant son sous-main. Puis plus rien. Son image releva juste les yeux de l'objet lorsque le soldat frappa à la porte.
Il vit en accélérer les deux hommes balayer la pièce de leurs instruments, puis s’adresser à lui. Il ne bougea pas, mais répondit visiblement aux demandes des FIM. Puis, l’agent, à sa gauche, leva son arme, visant sa tête, l’autre agent tira sur son collègue et retourna l’arme comme lui.
Aucun paquet sur le bureau, pas de mouvement pour l’ouvrir.
"Comment tu as fait ton coup, Mazzone ? Qu’est-ce que tu as dit aux gars de la FIM ?
– Tu n’as pas l’audio ?
- On n’a rien, juste ça…
Williams remonta le son du téléviseur, un bruit strident s’en échappa.
- Tu peux lire sur mes lèvres, je réponds au soldat qui me décrit une extraction."
On pouvait lire distinctement "… êtes sûr de vous ? Pas de radioactivité, pas de rayonnement, pas d’instabilité de réalité ? ", puis une pause avant "OK, je vous suis, vous faites quoi de ça ? ", il ne fit pas un mouvement. Puis il tourna la tête, cachant son visage à la caméra.
"Je ne vois pas bien ce qui pourrait m’incriminer là-dedans. Mais surtout ce n’est pas ce qui s’est passé. Par contre, j’ai bien prononcé chacune de ces phrases.
– Explique-toi, merde ! Donne-moi une bonne raison de te faire sortir de là !
Comme par un éclair de génie, le visage de Mazzone s'illumina. Il avait les yeux braqués sur le téléviseur, en pause, montrant les deux corps en combinaison sans vie et lui, une arme à la main.
– Regarde ma montre lors de mon entrés dans la pièce !
Williams remonta l’enregistrement, Mazonne activait sa smartwatch, rendant l’afficheur bien lisible : 22 h 47.
– D’après mon souvenir, j’ai contacté la sécurité après plus ou moins 10 minutes dans mon bureau.
– Oui, l’enregistrement fait 20 minutes au total.
– Revient au moment de la fusillade.
Sur l’écran, la montre était encore allumée et marquait 22 h 49.
– Ma montre s’éteint après 5 minutes pour ne pas prendre trop sur la batterie, il y a donc moins de 5 minutes réelles entre le moment où je me suis assis et le moment où les gardes sont entrées. J’ai déclaré un DIV. HIVE doit pouvoir te donner l’heure exacte de l’enregistrement des données et de la réponse en conséquence.
Alphonse regarda le rapport qu’il avait dans la main et y chercha rapidement une information. Mazonne avait déclaré le DIV à 22 h 48, et HIVE avait demandé un confinement biologie et chimique. La porte avait été verrouillée et les ventilations arrêtées à 22 h 48 directement par HIVE… puis déverrouillées par l’équipe FIM de garde à… 22 h 48 !
– Putain…
Williams se leva et plaqua son rapport contre le miroir sans tain qui se trouvait dans la pièce, face à Mazzone.
– Contactez Êta-10… et on a besoin de champs de restriction dimensionnel, autorisez le RINDRE !
La porte s’ouvrit de nouveau, sur un autre homme rivalisant en taille avec Williams, mais de corpulence légère. Il portait un pardessus marron, semblable à un imperméable, sur un costume trois-pièces, certainement fait sur mesure. Ses cheveux gris contrastaient avec l’apparence de son visage, évoquant la trentaine d’années.
– En fait, Sergent Williams, je suis ici pour ça, dit le nouveau venu, vous vous souvenez ?
Williams sembla fulminer.
– Il y a forcément eu une intrusion ou une brèche de sécurité.
– Je sais, Sergent Williams, mais je vais vous demander de vous calmer et de rejoindre le directeur derrière la vitre. Répondit l’homme d’un ton serein.
Williams s’exécuta en trainant des pieds.
– Mon nom de code est Nehwon, comme le monde de Fritz Leiber, dans le cycle des épées. Je ne vous donnerai pas mon véritable nom puisque vous êtes officiellement en Classe-E à l’heure actuelle. D’ailleurs, comparons nos montres.
Le jeune homme sortit de sa poche intérieure un gousset, qu’il ouvrit.
– J’ai 23 h 18 à ma montre, Docteur.
Mazzone appuya sur l’afficheur : 23 h 07.
– Ma théorie était bonne, donc. Vous avez subi un décalage. Qu’avez-vous vu sur la photographie dans le cadre, Docteur ? Quelle personne de votre famille était nette ?
– Ma fille, dit-il doucement.
– Je vais vous accompagner jusqu’à votre bureau, maintenant, Docteur. Vous êtes le seul à pouvoir voir, toucher et donc confiner le cadre et la photographie.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Docteur, j’aurais des choses à vous expliquer après, mais, maintenant, il est nécessaire de confiner l’anomalie.
Lorsque le docteur passa la porte de son bureau quelques minutes plus tard, il était encadré de l’Agent Nehwon, enfin, il supposait qu’il était Agent, et d’un groupe de 4 FIM Epsilon-11. Elle était toujours sous procédure de quarantaine. Nehwon fit signe au Commandant.
"Nous continuons seuls à partir d’ici. Dit-il. À la demande du directeur !
– Monsieur, nous sommes mieux formés que…
– Désolé, mais j’ai déjà été affecté, comme le Docteur Mazzone. Je ne peux plus être influencé d’après mes recherches. Vous n’êtes pas censés voir ça. Ce qui signifie que si vous passez la porte, vous mourrez comme vos camarades, en vous entretuant. Ni le Docteur ni moi ne subirons le moindre mal. Il est donc hors de question que vous nous suiviez.
- Comment pouvez-vous en être si sûr ?
- Ce n’est pas la première fois que j’ai affaire à ça, quoi que ce soit !
3 — Intimité
Mazzone venait de passer la porte et regardait, les doigts tremblant sur le bord de son bureau, le paquet qui venait d'apparaître de nulle part alors qu’il avait avancé d’un pas dans la pièce.
- C’est bien comme les autres fois. dit l’agent Nehwon.
- De quoi parlez-vous ?
- Vous savez que la Fondation vous regarde à chaque instant, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas avoir passé autant de temps ici sans le savoir.
- Oui, en effet ! Je sais qu’il y a plusieurs caméras dans ce bureau et des microphones aussi. Je n’y lâcherais aucun secret sachant que plusieurs personnes sont là pour l’entendre.
- Je vais vous demander, même si c’est compliqué, de bien vouloir me faire confiance. À cet instant, nous sommes dans votre réalité, dans votre ligne de temps, et personne ne peut ni entendre ni voir ce qui se passe.
Mazzone fixa l’agent comme s’il était fou.
- C’est ce que je supposais, dit celui-ci, vous ne me croyez pas, mais ne réfutez pas non plus mon propos. Permettez que je poursuive ! Cet objet — il indiqua le cadre et sa photographie, ou la carte de bristol qui y reposait — provoque la création d’une ligne de temps alternative en spirale. C’est-à-dire qu’au moment où vous avez pris conscience de son existence, vous êtes sorti de notre continuum espace-temps pour suivre votre propre ligne de temps. Elle est basiquement perpendiculaire à notre ligne générale, ce qui provoque un "arrêt du temps" pour l'univers entier, mais pas pour vous, puis l’angle se réduit progressivement sous la forme de pulsation pour revenir à zéro. Ce qui nous réintroduit dans la ligne générale.
- Si je comprends bien cette chose est capable d’altérer le continuum espace-temps pour que l’espace reste le même, mais que le temps soit une conception qui me soit unique ?
- Pas tout à fait : cette chose n’est qu’un déclencheur, comme un détonateur pour une bombe, ce n’est pas l’anomalie comme le détonateur n’est pas l’explosif, mais elle le provoque. Vous devez être le seul à voir la photographie.
L’agent regardait maintenant par la fenêtre.
- Oui, j’ai menti au FIM, je ne suis pas protégé contre les effets de votre cadre. Mais bien contre ceux du mien, c’est-à-dire que si je devais voir votre photographie alors que l’anomalie est toujours active, je me suiciderais probablement, et je vous prie de croire que je n’en ai pas la moindre envie.
- Vous évitez de la regarder depuis que nous sommes entrés.
- C’est ça. Placez-la dans son enveloppe, une fois que ce sera fait, fermez celle-ci. Un morceau de scotch suffira.
- J’aimerais comprendre…
- Quelle est la question ?
- Pourquoi moi ?
- Aucune idée… Comment vous faire comprendre ce que je sais déjà ? Le cadre et la photographie ne sont qu’un vecteur pour une anormalité contrôlée par une créature intelligente, qui voue son existence, certainement très longue, à valoriser les chercheurs, de la Fondation et de plusieurs autres GdI, qui sont les plus éthiques. Ce qui veut dire que vous n’avez pas réalisé d’expérience provoquant une mort inutile et immédiate. Ça signifie aussi qu’une chose terrible est sur le point de vous arriver ou… s’est produite lorsque vous avez découvert la photographie.
- Je ne comprends pas !
- Je vous prie de prendre un siège, Docteur…
Il patienta le temps que Mazzone s’installe sur une chaise devant son bureau.
- Je n’ai aucun moyen d’en être sûr, mais je pense que votre fille est morte à 22 h 48 très exactement. La photographie ne prévoit pas l’avenir ni ne le provoque. J’ai exclu scientifiquement ces causes à conséquences. Elle est le reflet du présent, à l’instant, il y a un message pour celui qui souffrira le plus. Et dans ce cas, c’est vous. Vous avez été empêché d’être présent à la mort de votre fille par votre devoir pour la Fondation et vous vous en voudrez. Cette créature vous évoque sa reconnaissance.
– Pourquoi ? Hurla Mazzone, Pourquoi cette créature voudrait me faire savoir ses condoléances ?
– Vous me posez la seule question à laquelle je ne peux répondre. J’ai perdu ma femme alors que j’étais un détective de l’occulte. Je ne fais toujours pas partie de la Fondation, mais dans ce cas, je suis un spécialiste et je suis prêt à vous aider.
– Vous êtes prêt…"
Mazzone passa un moment en réflexion. Il rangea, non sans l’avoir fixée un moment, la photographie dans son enveloppe kraft et la ferma d’un morceau de scotch.
"Je suis prêt à vous aider à trouver la raison de cette chose, de la mort de deux personnes innocentes et de l’entité qui y est affiliée. Je n’ai aucune de vos connaissances. Je ne suis pas capable de créer un concept de créature pour cet objectif. Je ne comprends pas plus les implications, psychologique ou métaphysique de cette histoire. Je sais seulement que mes recherches m’ont mené à 6 cas semblables où le chercheur, appartenant à un groupe ou non, se retrouvait à subir une lourde perte, et la créature en question semblait faire preuve de compassion… ou de cynisme. Je ne peux être sûr de rien.
– Vous voulez que je vous aide ? Mais je fais partie de la Fondation, je ne peux que sauvegarder, protéger et contenir, c’est mon objectif.
– Et bien, considérez que vous allez effectuer ce but avec zèle. Nous trouverons cette chose et réussirons à lui faire expliquer son modus operandi et à la contenir !
–… Vous considérez déjà qu’elle a un autre objectif que celui d’avoir de la compassion pour nous.
– Vous n’y croyez quand même pas ?
– Non, je n’y crois pas plus que vous, mais scientifiquement, c’est une option comme une autre.
– Alors, j’adhère à votre réflexion.
Mazzone regarda l’enveloppe kraft.
– Le cadre et la photographie sont contenus.
– Bien, un coffre les attend dans l’aile ouest.
Mazzone sentit un frisson et comprit que la discussion, comme ce moment d’intimité, venait de prendre fin.
4 — Les non-dits
Leslie Mazzone avait été installé dans une chambre de quarantaine prévue pour les personnels de la fondation qui suivait le protocole Classe-E. Nehwon avait fait le nécessaire pour lui éviter une cellule.
Comment pouvait-il avoir tant d’impact auprès du Directeur d’Aleph ?
Il avait clairement indiqué qu'il n'était pas dangereux et que l'anomalie avait disparu avec le confinement du cadre et de sa photographie.
Mazzone savait parfaitement que c'était faux, autant que ce que lui avait dit Nehwon, la veille, concernant le fait qu'il retrouvait la ligne de temps qu'il avait quittée lors de la découverte de l'objet.
Même s’il n’avait pas pu vérifier ce qu’avait dit cet homme étrange sur sa fille, il pensait que c’était la vérité et s’était laissé allez à son chagrin. Ce n’était peut-être pas vrai, mais il savait que ça pouvait arriver, et c’était le malheur de sa vie, la chose qui lui avait presque fait ouvrir l’enveloppe. Son couple était mort avec la Fondation, son fils lui avait tourné le dos, parce qu’il n’était pas dans la confidence et trouvait qu’il délaissait sa femme et Indila était mourante.
Il fixait sa montre depuis plusieurs minutes en regardant le cadran électronique branché à une alimentation. Il avait été autorisé à utiliser un ordinateur qui serait détruit dès que la procédure arriverait à terme. Il ne pourrait pas garder les données, mais il pouvait tenter de comprendre.
… et puis le visage fixe d’Indila sur l’image sépia dans le cadre noir brûlait son âme lorsqu’il se laissait le temps d’y penser.
Sa montre se synchronisait à l'horloge atomique dès qu'elle avait du réseau et c'était le cas, grâce à sa connexion au portable, c'était le réseau "invité", mais c'était suffisant pour ses observations. Autant le portable n'effectuait cette tâche que suivant sa programmation, c’est-à-dire une fois toutes les deux heures, autant la montre semblait demander des informations au réseau en continu. D'après les fichiers de contrôle, elle cherchait à chaque fois à se remettre à l'heure avec un décalage de 11 minutes. Ce qui signifiait qu’il était encore décalé de 11 minutes, dans son propre temps. Mais pourquoi voyait-il la réalité à la vitesse normale ? Le garde faisait les cent pas depuis presque deux heures devant la cellule de confinement et Mazzone avait pu interagir avec lui sans difficulté. Bon, il n’était ni très causant ni particulièrement amical, mais ça faisait partie du job. Il ne fallait pas se laisser aller à pactiser avec le diable. Surtout si la face du Démon était connue depuis une éternité, pour ce garde, presque toute sa vie depuis qu’il avait fait ses classes dans la Fondation.
Mazzone supposait que ce n’était pas uniquement une anomalie temporelle standard, il devait y avoir plus, mais quoi ?
La porte de l’escalier s’ouvrit sur le personnage étrange de l’agent qui l’avait accompagné en prenant un risque infondé pour avoir le loisir de parler avec lui. Il présenta un badge au garde qui lui fit signe de passer.
"Docteur Mazzone. Fit-il en lui adressant un signe de la tête. Votre captivité s’arrête maintenant. Vous avez été reclassé. Vous avez l’accréditation 3, et vous êtes affecté à une équipe de terrain. Je suis "agent junior" depuis deux heures avec une accréditation inférieure à la vôtre, sauf pour le cas "paradigme", mais j’en sais déjà trop pour qu’ils m’effacent la mémoire et surtout, ils mettraient 10 ans à en apprendre autant.
– Le cas "paradigme" ? Étrange, comment avez-vous fait ? Il faut généralement plusieurs mois pour avoir un dossier jaune avec le nom du projet dessus !
– Ça dépend de ce que vous pouvez présenter comme preuves.
Nehwon sortit une cigarette de la poche de son imper et la plaça entre ses lèvres puis pointa le garde à l’autre bout du grand hangar. Celui-ci était figé au milieu d’un pas.
– Comme vous l’avez deviné, je ne vous ai pas tout dit, et je n’ai pas tout dit non plus à notre chère hiérarchie. Par exemple, quand deux êtres affectés, comme nous, sont assez proches, il est alors possible pour l’un d’eux de créer une ligne de temps qui sera maintenue par sa volonté autant de "temps" qu’il pourra le supporter et cette anomalie affectera les deux êtres. Dans mon cas, je commence à saigner du nez au bout de trois quarts d’heure et je perds connaissance en une heure, au plus. Il me faut des jours pour m’en remettre, mais c’est un avantage non négligeable.
– Vous l’utilisez à vos propres fins, c’est dangereux si vous ne connaissez pas ce qui le provoque ! s’écria Mazzone.
– Franchement, Leslie… Vous permettez que je vous appelle Leslie ?
Mazzone fit signe que oui, qu’importait !
– Je suis comme vous, je n’ai plus grand-chose à perdre. Je connais ce regret qui est en train de vous étreindre. Vous avez, bien évidemment, plongé votre cerveau exceptionnel dans le travail, pour ne pas avoir à réfléchir à autre chose. Mais vous le savez, ça nous rattrape toujours !
Il passa son badge dans le lecteur devant la porte de la cellule vitrée de Mazzone. Le garde venait de reprendre son mouvement.
– Il va falloir rendre votre montre ainsi que le portable. Je pense que ce garde va avoir mal à la mâchoire pendant quelques jours.
Mazzone haussa un sourcil.
– Hey vous, là-bas, vous n’étiez pas à cette place, il y a une seconde… C’est une rupture de confinement.
Mazzone n’eut que le temps de voir le garde s’allonger, comme si un être invisible l’avait frappé au visage. Le nez de Nehwon se mit à saigner.
– Vous pariez que même le Sergent Williams ne trouvera rien contre moi ? dit-il en souriant.
– Vous venez de frapper un agent FIM que je connais très bien…
– Je vous en prie, Docteur Mazzone, appuyez sur le bouton et expliquez aux gardes pourquoi vous vous trouvez en dehors de votre cellule.
Il indiqua l’alerte de confinement sur le mur sur son côté droit.
– Ce que les caméras voient maintenant, c’est moi qui passe la porte de l’escalier. Je vais être dans l’obligation de laisser tomber mon temps alternatif. J’espère vous avoir convaincu, maintenant. Je vous prie de croire que ça va me coûter cher.
Nehwon sortit un mouchoir en papier de sa poche et retira le sang de son visage.
– Vous avez créé une ligne de temps perpendiculaire à une ligne de temps que vous avez créée depuis longtemps, au moins vingt-cinq minutes, n'est-ce pas ?
– Voilà, le temps est revenu à la synchronicité. Nous sommes en direct, docteur Mazzone, éluda l'homme.
Nehwon tendit la main.
– Fabien Silas Boyle, alias Nehwon, enfin "agent junior", nom de code : Nehwon.
Mazzone regarda la main, se demandant s’il devait la serrer.
5 — Quand un ami vous trahit…
Mazzone pointait une arme à feu sur Boyle. Elle tremblait légèrement.
"Alors tu as compris, finalement, après presque 10 ans ? dit ce dernier.
– Pourquoi ? POURQUOI, PUTAIN ?
– Parce qu'il me faut un successeur qui soit digne de moi. Pas de jeu, j'ai choisi avec un maximum de délicatesse.
Mazzone n'en croyait pas ses oreilles.
– Tu as… quoi ? Tu m'as traîné sur toutes ces affaires, il y a eu tous ces morts pour QUOI ?
– Je ne t'ai pas traîné sur des affaires. Elles n'y sont pas pour grand-chose non plus d'ailleurs. Et en dehors du projet "Paradigme", il n'y a pas eu de mort. Ce qui fait 6 personnes en tout et pour tout.
Mazzone poussa le cran de sûreté vers le bas déverrouillant l'arme.
– Tu es une putain d'anomalie depuis le début et tu me fais marcher depuis tout ce temps… Et comme un con, je cours.
– J'ai fait la même chose pour tes prédécesseurs pendant presque trente siècles, aucun d'eux n'a compris ! Personne n'a découvert le pot aux roses, en 3000 années. Tu as fait, en moins de dix ans, ce que tes prédécesseurs n'ont pas réussi en une vie. Et la Fondation a un désavantage majeur… Vous vous étriquez dans vos réflexions. La science, c'est une foi comme une autre, non.
– Qu'est-ce que tu es, au final ? J’ai compris que tu n'es pas humain ou du moins que l'anomalie, c'est toi…
– Je pense qu'il va te falloir quelques explications, certainement, mais ce que je veux de toi est simple : presse cette détente !
Mazzone ouvrit de grands yeux.
– Hein ?
– Tu m'as compris, Leslie, tu sais que je ne peux pas être confiné si je n'en ai pas envie. Tu sais aussi que je t'ai fait marcher concernant les limites de notre pouvoir depuis longtemps. Tu ne faisais rien, mais tu en as le potentiel. Je sais que je vais enfin pouvoir partir. APPUIE SUR CETTE DÉTENTE !
– C’est hors de question tant que tu m'as pas dit la vérité.
– La réalité, tu veux dire ?
– Comme tu veux, arrête donc de jouer avec les mots.
Nehwon sourit et, alors qu’il était de trois quarts, fit complètement face à l’arme, ajustant sa tête dans la ligne de feu.
– La réalité, vous n’en connaissez qu’une partie infime, et je n’en connais qu’une partie infime, mais extraordinairement plus importante que vous tous, à la Fondation. Pendant ces dix ans, j’ai eu accès aux diverses accréditations, y compris les niveaux 4, j’ai bien peur que même les niveaux 5 ne soient bien inférieurs à ce que je sais déjà sur l’Univers.
– Pourquoi veux-tu que j’appuie sur la détente ?
– Simple, ma vie, mon existence, devrais-je dire, n’a plus aucun intérêt. Je sais que tu as fait ce que tout bon chercheur de la Fondation aurait fait dans de telles circonstances : tu as levé une alerte DIV, pris en charge l’organisation de mon confinement et envoyé des demandes aux agents que tu connais et qui vont te donner un coup de main. Tu as bien fait, mais je ne veux pas que ce soit l’un d’eux qui éteigne ma flamme. Le don est pour toi, et uniquement pour toi.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Sais-tu ce que j’ai fait pour obtenir l’immortalité et une tonne de capacité anormale ? Et bien, rien, j’ai tué le possesseur précédent.
Mazzone ne pouvait physiquement pas ouvrir les yeux plus grands.
– Le possesseur précédent avait 45 siècles de vie, et comme moi, il arrivait à la fin de sa santé mentale et de son possible. Le docteur Grym n’a pas encore vécu ce que j’ai enduré. Il reviendra de sa douce folie… À moins qu’il ne s’y enterre.
– Tu veux que je souffre à ta place ?
– Non, je veux que tu prennes la relève. Je ne t’ai rien dit, mais tu l’as deviné seul : j’ai un crédo. Il est de maintenir la société dans un état stable. Pour cela, je suis d’accord avec la Fondation, après avoir testé les autres solutions, ce que vous appelez des GdI. Le confinement est certainement l’un des moyens les plus efficaces de gérer les anormalités, l’entropie se nourrissant de ce qui est improbable.
– Tu ne veux pas dire cela à une centaine d’étudiants de la Fondation ? rétorqua Mazzone.
Nehwon eut un petit rire forcé.
– Comment pourrais-je apprendre à des novices que leur monde n’existe simplement pas et qu’ils ont vécu sous un voile pendant toutes leurs vies ? Surtout, comment pourrais-je leur dire que leur professeur de 4D se trompe infiniment… alors qu’ils ne conçoivent déjà pas ce concept réellement.
– Tu as tellement à nous apprendre… gémit Mazzone.
– Tu ne veux simplement pas t’impliquer ?
– J’ai soixante ans, pas moins. Comment faire pour que je puisse finir ce que tu as commencé ?
– Arrête donc deux secondes, tu n'est pas si idiot. Tu n’es pas dans la réalité : je suis vieux de trente siècles et pourrais en vivre encore autant avant de devoir parler à la Mort si je le souhaitais. Je ne sais même pas si l’anomalie qui m’affecte me laisserait mourir. Je te demande encore une fois d’appuyer sur cette détente !
Mazzone baissa l’arme :
– Je ne peux pas : ma vie, c’est sécuriser, protéger et confiner. Ce serait un non-sens.
– Malheureusement… Quel drame… Je ne voulais pas te forcer…
Mazzone se vit simplement appuyer sur la détente. Nehwon souriait avec un regard triste devant les évènements, et, bien sûr, il ne fit rien pour éviter la balle. Sa tête explosa en un millier de morceaux dans une gerbe de sang. Le corps tomba, au ralenti, sans bouger de sa position, légèrement en arrière.
Et Mazzone sentit l’univers autour de lui changer. Le temps, inconsistant, devenait un point. Un endroit unique où toutes les possibilités s’offraient à lui. Il était devenu l’anormalité.
***
Mazzone se plaça à l’entrée de la cafeteria regardant l’intérieur de la salle, où un bon nombre de collègues étaient déjà installés.
"Bonjour à vous tous ! Je vais faire bref : je suis une anomalie depuis 24 heures et je veux me rendre à la Fondation pour être confiné au plus vite.
Silence. Quelques rires jaunes.
– Papy, c’est quoi ton délire ! Hurla un gosse dans l’assemblée.
– Je viens de prendre 75 siècles en deux heures. Je ne suis plus un humain… Il me faut un confinement et je serai docile.
Il disparut simplement de l’endroit où il se trouvait pour se placer devant la porte d’entrée à l’extrême opposée.
– Et je ne rigole pas le moins du monde.