Faire le cirque

« La suite de : Rien de tel qu'un sac sur la tête pour annoncer une promotion

Daniel Navarro, en tant qu'agent fraîchement intégré dans la FIM Sigma-3, mettait à profit son nouveau statut d'agent super secret en rôdant dans un bâtiment abandonné. Ce qui avait autrefois servi d'usine de raffinage de cuivre au début du 20ème siècle avait été transformé au 21ème en un cinéma d'art et essai consacré à l'héritage industriel du Japon, et Navarro tentait tant bien que mal de rester concentré sur son objectif ultra secret.

Navarro s'approcha du mur est et l'examina en tapotant le mur à plusieurs endroits. Il trouva un endroit où le mortier collait au bout de son doigt. Une des briques adjacentes vibra légèrement, mais seulement pendant quelques instants.

Navarro essuya le supposé mortier sur sa jambe de pantalon et fouilla dans sa poche. "Faudra p't'être qu'ils essayent de prendre un truc un peu plus solide s'il ne faut que ça pour le casser. Alors, le mot de passe, c'est…" Il prononça lentement le mot en japonais à voix haute.

Quelques briques raclèrent les unes contre les autres. L'une d'elles émit un crissement plus fort que les autres et fut suivie par une brique adjacente qui ressortait du mur, révélant un film fin ondulant derrière les briques. Navarro l'aida à s'échapper du mur et retira vivement sa main lorsqu'elle commença à se transformer en une personne.

"Je crois que je vais dire que celle-ci compte," dit la femme dans un anglais au fort accent en époussetant une partie du faux mortier de sa jupe. En japonais, elle adressa un commentaire acerbe au mur, et d'autres briques commencèrent à se frayer un chemin pour sortir de la maçonnerie. Un anneau de briques émergea et elles se transformèrent en humains avant de sortir du mur les vraies briques qu'elles soutenaient.

Le portail ondulant chatoyait doucement, captant la faible lumière ambiante et renvoyant une image réfractée. Derrière eux se trouvait une petite zone occupée majoritairement par des canalisations, sans doute condamnée au cours des travaux de rénovation. Navarro fit un signe de tête à la femme et entra dans le portail. Il eut l'impression de traverser du ciment mouillé. Il pouvait sentir l'air frais de la raffinerie sur sa cheville droite alors que son pied gauche était plongé dans une douce chaleur. Le portail s'étendit sur son visage comme un élastique, mais il poussa en avant jusqu'à ce que le portail se déchire et qu'il se trouve dans un tout autre endroit.

Tout comme l'île japonaise qu'il venait de quitter, cet endroit servait de raffinerie. Les deux différences majeures étaient que celle-ci était encore active et qu'elle transformait les idées plutôt que le cuivre. Les bâtiments jaillissaient de chaque côté des routes gravillonnées, et les étages et niveaux bourgeonnaient de leur base pour former diverses structures. Des cerveaux ainsi que leurs colonnes vertébrales, des bobines spiralées, et divers canines faites de briques, de mortier et de bois emplissaient les environs, et d'autres bâtiments similaires encastrés les uns dans les autres. Au-dessus de lui, un dôme incliné délimitait la zone. Le "vrai" nom japonais ne se traduisait pas très bien en français, mais d'après son informateur, on l'appelait souvent le Grenier d'Okayama.

Derrière lui, une rambarde empêchait les badauds de chuter dans les autres préfectures de poche. Il s'agrippa à la rambarde et se pencha pour regarder en contrebas. Des réflexions anormales de Hiroshima, Shimane, Tottori et Yamaguchi s'étendaient sous lui, se tordant et fusionnant entre elles là où elles se rencontraient, et formaient ensemble le Cellier de Chūgoku. Même avec l'étendue d'une dimension de poche, le Japon avait réussi à trouver un moyen de la surpeupler. Au-dessus de lui, floues mais toujours visibles, les autres régions qui composaient l'île d'Honshū flottaient au-dessus du Cellier de Chūgoku. D'une certaine manière, ça lui rappelait la Bibliothèque du Vagabond, même si la Bibliothèque avait toujours eu un semblant d'ordre et de résolution dans la folie de son organisation. Ici, les poches déteignaient simplement les unes sur les autres aux intersections.

Navarro glissa une de ses mains du garde-fou à sa poche, se retourna et s'aventura plus profondément dans le Grenier. Plus loin dans la rue, un petit groupe d'hommes japonais modérément ivres en costume-cravate sortaient d'un bâtiment en forme de mécha humanoïde. Ils partirent en bavardant tandis que le bâtiment les saluait en se mettant au garde-à-vous. L'un d'eux se retourna et lui renvoya son salut, bien qu'il tanguait légèrement. Avec guère plus de bruit que le crissement des graviers, la terre engloutit le bâtiment jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un lopin de terrain plat. L'homme balança son bras en avant pour finir son salut et se dépêcha de rejoindre ses compagnons.

En s'approchant du centre du Grenier, les bâtiments étaient plus entassés les uns sur les autres, passant sans transition de la maçonnerie au bois puis à la pierre tandis que les diverses formes des bâtiments étaient piégées dans leur interaction stoïque. Au milieu d'un troupeau d'animaux de pierre qu'il ne reconnaissait pas se tenait un bâtiment parfaitement cuboïdal, avec une porte ouverte au centre du mur. Au-dessus de l'entrée se trouvait un panneau enflammé que Navarro ne pouvait pas lire. Cela dit, il n'en était pas moins impressionnant.

Une oreillette probablement enfoncée trop profondément reprit vie, ce qui lui laissa un drôle de goût en bouche. "Pas trop tôt, il était temps que tu arrives."

Navarro hocha simplement la tête. L'idée de Sigma-3 d'envoyer un seul homme dans un territoire assez mal connu n'était pas la meilleure qui soit, surtout lorsque ledit homme était une jeune recrue. Ainsi, il avait une nouvelle meilleure amie pour le réprimander à distance. Chouette. Navarro n'arrivait pas à la voir en jetant quelques coups d'œil autour de lui, ce qu'il supposait probablement être une bonne chose.

Un autre goût surprenant. "Il n'y a aucun client dans le magasin pour le moment. Il vaut mieux y aller maintenant. Crie si tu as besoin de renforts."

Après quelques hochements de tête de plus en direction de son collègue invisible, Navarro entra dans l'atelier. Il était illuminé d'une lumière chaleureuse qui devenait progressivement plus agressive tandis qu'il s'approchait du comptoir. Derrière ledit comptoir se trouvait un humanoïde imposant qui devait dépasser les trois mètres. Sa peau était grise et tachetée de brun passé, il avait un peu trop de bras et pas du tout de visage. Lorsqu'il se tourna vers Navarro, il eut l'impression de regarder dans un four.

Il leva une paire de bras pour le saluer et les flammes dans sa tête léchèrent les bords de ses "lèvres". Un panache de fumée en sortit et forma des mots dans plusieurs langues.

שלום こんにちは Bonjour Hola Привет مرحبا Hello 你好 Guten tag

Navarro se fendit d'un sourire décontracté. "Salut."

Le golem hocha la tête et fuma, Comment puis-je vous aider ?

"J'ai entendu de bonnes choses, et je voudrais voir ce que vous avez à offrir," dit Navarro. "On dit que vous avez une collection de divers objets, mais que vous êtes spécialisé dans les commandes sur mesure."

Tout à fait. Voudriez-vous voir mes marchandises ?

"Bien sûr."

Une section du comptoir se replia et le golem désigna une porte menant à l'arrière du bâtiment. Navarro s'y glissa et se trouva encadré par deux montagnes de métal. À sa gauche se trouvait une série d'étagères contenant un vaste assortiment d'objets, et à sa droite se trouvait une paire de cubes posés l'un sur l'autre avec des hublots constellant l'une de leurs faces. Ils faisaient tous les deux un sacré raffut métallique, et Navarro pouvait apercevoir une berline à moitié désossée qui dépassait du tube du haut.

Navarro haussa un sourcil. "Mais qu'est-ce qui se passe là-dedans ?"

Le golem récupéra une échelle derrière les cubes et la posa contre eux. Il lui fit signe de monter et Navarro commença à grimper jusqu'à ce qu'il puisse voir à travers le hublot de la cuve du bas. Une énorme quantité de ce qui ressemblait à des termites était rassemblée autour de diverses machines étranges. Grimper plus haut lui révéla que la seconde cuve contenait une armée de fourmis occupées à désassembler la berline et à transférer les composants aux termites en contrebas.

"J'imagine que c'est la source de votre collection d'objets divers ?" demanda Navarro, un sourire complice sur son visage.

Après un lent hochement de tête lorsque Navarro redescendit, le golem rangea l'échelle. La fumée sortit en petites bouffées. Elles sont plutôt douées. Parfois elles arrivent à réaliser des demandes. Mais en fin de compte, ce ne sont que des babioles. Ce magasin est le mien, et je sers la forge.

"Donc vous ne travaillez qu'avec du métal ?"

Je peux faire beaucoup de choses. Mais je me spécialise dans la métallurgie.

"Donc, si je vous donnais, mettons, un bois extrêmement dense. Vous pourriez en faire quelque chose ?"

Pourriez-vous être plus précis ?

Navarro fronça légèrement les sourcils. Il espérait pouvoir tourner un peu plus longtemps autour du pot, et il avait une étrange sensation à l'arrière de sa langue. "Vous pourriez travailler avec du lamebois ?"

Je peux. Je l'ai fait.

Le goût dans la bouche de Navarro s'intensifia et devint pareil à un paillasson très épais. "Navarro, il y a un groupe qui descend la rue," dit la voix dans son oreille. "On dirait qu'ils se dirigent vers toi."

"Intéressant," dit Navarro. Il essaya de ne pas donner l'impression qu'il avait des fourmis dans les jambes. Ou des termites. "Et vous travaillez souvent avec ça ?"

Non. Je n'ai commencé que récemment, lorsque le reste des mots se dispersa avant que Navarro ne puisse les lire. Le golem cessa d'agiter ses bras et se tint debout, aussi gêné que plusieurs centaines de kilos de roche vivante pouvaient l'être. Mes excuses. Confidentialité client oblige.

"Navarro, tu m'entends ? Ils sont dans le bâtiment, et ils sont armés. Si tu ne dis rien, je vais devoir supposer que ta radio est morte et entrer à mon tour."

Navarro se racla la gorge et essaya de tâter le communicateur du doigt. "Détends-toi, Cartwright."

? Le golem pencha la tête.

"Je vais au moins attendre à la porte."

"Rien, pardon," dit Navarro un peu plus fort. "Heu, je voulais juste savoir, quelle quantité de lamebois avez-vous en stock ? J'ai un petit projet en tête."

Le golem se redressa et souffla une phrase à la fois. Je n'y ai pas directement accès. Je ne peux travailler qu'avec ce que mon client m'amène. Toutes mes excuses.

"Je vois. Quel dommage. Bien, serait-il possible que je regarde vos colifichets ?"

Évidemment.

Navarro examina les divers bidules purement pour le plaisir des yeux. La Fondation ne serait guère intéressée par un tas d'objets anormaux au pif. Pour le moment, ils s'inquiétaient seulement de l'apparition soudaine de SCP-143 dans l'arsenal des yakuzas. Il souleva ce qui ressemblait à un pistolet laser lorsqu'une sonnerie retentit dans l'autre pièce.

Le golem dut marcher à l'envers pour que Navarro puisse lire ce qu'il avait à dire. Excusez-moi. Je dois aller voir cela.

"Évidemment, prenez votre temps."

Navarro aligna le viseur avec une des lampes du plafond et fit semblant de tirer. Il le reposait pour aller regarder autre chose lorsque le golem revint avec perte et fracas.

Mes excuses les plus sincères. Mon client souhaite converser avec moi seul à seul. Des affaires confidentielles. Je vais devoir vous demander de quitter les lieux.

Navarro dévisagea le trio qui se tenait sur le seuil. "Bien, d'accord. Pas de soucis. Ma visite a satisfait ma curiosité, au moins."

Quatre mains se joignirent. N'hésitez pas à revenir. Vous recevrez une réduction en compensation.

Un grand sourire. "Merci bien. Une bonne journée à vous."

שָׁלוֹם

Navarro fit un petit signe de tête aux hommes et se glissa dans la première salle. Il résista à l'envie de sauter par-dessus le comptoir et sortit du magasin. Cartwright l'attendait dehors.

"Est-ce qu'il avait l'arbre ?"

Navarro secoua la tête et commença à marcher vers le bâtiment le plus proche qui semblait facile à escalader. "Non, mais il m'a donné une piste."

Quelques minutes plus tard, les agents Cartwright et Navarro étaient assis sur un énorme tigre de marbre et fixaient la porte d'un bâtiment cubique. Plus ou moins tard, les triades, ou du moins les personnes que Navarro avait supposé faire partie des triades, et à y réfléchir, qui comptait pas mal là-dessus, allaient devoir quitter l'atelier du golem. À partir de là, ils seraient prêts à être pistés, avec un peu de chance, à un endroit où Sigma-3 pourrait passer le relais à une FIM plus forte et plus nombreuse pour qu'ils puissent aller correctement et figurativement leur botter les fesses.

Navarro sortit un paquet de cigarettes de sa poche et en sortit une. Elle était à mi-chemin entre le paquet et sa bouche lorsqu'il réalisa que ce n'était pas une de ses missions en solo. "Ça ne te dérange pas si je fume ?"

"Si, en fait," dit Cartwright. Elle fixa le bâtonnet de cancer pendant quelques secondes. "J'ai arrêté il y a quelques années. Et la fumée pourrait attirer l'attention."

"Oups, désolé." Il la remit promptement dans la boîte et la fourra dans sa poche. Après être resté quelques secondes assis d'un air gêné, il demanda, "Alors ça fait combien de temps que tu es dans Sigma-3 ?"

Cartwright ne bougea pas pendant quelques secondes, comme si la question avait figé son cerveau. "C'est vraiment le moment de faire ça ?"

"Ouiiii ?" Navarro se balança d'avant en arrière. "Enfin, on est juste assis là à rien faire. Qui sait combien de temps ces types vont prendre. On ferait mieux d'apprendre à se connaître pendant ce temps-là, non ? Vu qu'on est dans la même équipe, ou un truc du genre."

Son regard se reposa sur la porte. "Écoute. Je ne suis pas vraiment enthousiasmée qu'on soit "dans la même équipe, ou un truc du genre". Je suis tout à fait au courant de ta tendance à faire le cirque. Une bonne partie de la raison pour laquelle tu as été recruté est que ce n'est pas vraiment aussi grave si tu entres en combustion spontanée dans une réalité de poche par rapport à si tu le faisais à, mettons, Salem."

Navarro sentit son visage s'illuminer. "Tu simplifies beaucoup trop tout ça ! Et quand bien même, ça ne s'est pas trop mal fini. On a chopé le vilain et aucun civil n'a été blessé."

Elle haussa les épaules. "Tout ce que je sais, c'est que tu n'as pas très bonne réputation, et essayer de bavasser pendant une surveillance n'annonce rien de bon."

Navarro croisa ses bras et ses jambes et fixa intensément l'atelier en contrebas. Ce n'était pas tant les accusations qui lui posaient problème que le fait qu'elles étaient en grande partie justifiées. Il ferma les yeux et essaya de penser à Disneyland. Tout ce qu'il réussit à voir était une image mentale de lui debout dans une lente file d'attente, des regrets tapis dans son ventre.

Les minutes s'allongèrent et se mirent à l'aise tandis que le duo de Sigma peinait à rester en place sur les courbes anguleuses du toit. Navarro se mit à suçoter une cigarette éteinte et finit rapidement par la mâchonner. Lorsque le trio de potentielles triades sortit enfin du bâtiment, il grogna de soulagement et recracha les restes effilochés de la cigarette.

Ce fut une aventure de suivre le trio en passant par les toits. Se hisser de la tête du tigre de marbre et à la queue d'un singe puis aux branches d'un arbre les laissa tous deux à bout de souffle. Cartwright força une fenêtre du bâtiment suivant, et plutôt que de l'escalader ou de le contourner, ils le traversèrent d'un trait, sautèrent de l'autre côté et atterrirent sur un crâne tordu de la taille d'un silo.

Leurs cibles s'engagèrent dans une allée et descendirent un escalier enténébré. Navarro se glissa dans une des trois orbites du crâne et continua vers l'os nasal tandis que Cartwright se laissait tomber dans l'œil. Ils se précipitèrent jusqu'à la cage d'escalier et se penchèrent dans l'obscurité.

Cartwright donna un coup de coude à Navarro et pointa en l'air. Un panneau expliquait en plusieurs langues qu'il suffisait de penser à l'une des destinations à laquelle on souhaitait arriver en entrant dans la cage d'escalier. En-dessous se trouvait une liste de possibilités, et encore en-dessous un avertissement en très grosses lettres indiquant qu'il ne fallait amener aucune lumière dans l'escalier.

"Est-ce que tu comprends ?" demanda lentement Cartwright.

Navarro tourna la tête vers la grosse lampe torche rayée d'un trait. Il pencha la tête de côté puis regarda Cartwright. "Tout faire cramer ?"

"Oui, c'est ça." Elle entra dans l'ombre. D'une voix déjà étouffée, elle dit, "Tâche de ne pas te perdre."

Après un dernier coup d'œil aux instructions, Navarro la suivit avec l'intention d'aller là où les triades étaient allées. Il s'efforça de ne pas penser à l'intensité de l'obscurité à l'intérieur et à quel point il serait facile de rater une marche. Il s'efforça un peu moins d'éviter de penser à ce qui se passerait s'il illuminait les escaliers. Il remarqua qu'il n'entendait plus les pas de Cartwright malgré le fait qu'elle ne l'avait précédé que de quelques secondes. Il se demanda à quel point l'obscurité était épaisse et si la lumière pouvait vraiment la briser.

Quelques secondes de plus s'écoulèrent avant qu'il ne claque des doigts et produise une petite flamme. L'escalier se tordait et tournait et se repliait sur lui-même. Il s'arrêta et se retourna. Au-dessus de lui, les escaliers se déployaient en plusieurs boucles verticales et se divisaient en plusieurs chemins. En-dessous de lui, un point qu'il supposait — ou espérait, du moins — être Cartwright semblait être à des kilomètres. Et sur un chemin totalement différent.

Navarro soupira et souffla la flamme. Il n'y avait plus d'autre choix que de descendre et espérer qu'il pourrait utiliser l'escalier de nouveau pour arriver à l'endroit où il voulait se rendre au départ. Après environ trente secondes d'obscurité lente, il put voir de la lumière. C'était une jolie petite lumière rectangulaire qui signalait que l'immense et chaotique escalier qui aurait pu le mener à sa perte prenait fin ici. Enfin, il l'aurait pu si le rectangle s'était mis à grossir. Pendant vingt autres bonnes secondes, il semblait inflexiblement rester à quinze mètres. Il tourna la tête pour regarder derrière lui en s'attendant à voir quelque chose dans le noir complet, pour une raison ou une autre. Lorsqu'il se retourna, il se tenait directement face au seuil lumineux. La tentation de regarder à nouveau derrière lui revint, mais il l'ignora et franchit le rideau de lumière jaune.

La salle était faiblement éclairée et remplie de poufs recouverts de gens qui semblaient complètement beurrés. L'air sentait le feu âcre, et même une légère inspiration semblait lourde. Un rapide coup d'œil aux alentours lui indique que tout était en japonais. Rien de bien anormal, puisque c'était une réalité de poche japonaise, mais tout le reste du Grenier était indiqué en plusieurs langues.

Son oreille grésilla. "Navarro, où es-tu ? Il s'est passé quelque chose dans l'escalier ? Je ne peux pas attendre plus longtemps, je vais les suivre."

Un déclic se fit dans son esprit. Il avait dit au tunnel de l'emmener là où les triades allaient. Plutôt que le véritable passage d'où ils étaient probablement sortis, il l'avait balancé en plein milieu de leur destination finale. Il se demanda si cela était dû au fait qu'il avait fait de la lumière ou si les triades n'avaient jamais pensé à entrer directement dans leur petit repaire de trafiquants.

Navarro fit volte-face pour repartir mais ne trouva qu'une porte menant à un couloir. Tandis qu'il entendait plusieurs personnes derrière lui parler en japonais, sans doute à son sujet, il sortit une cigarette. Il la mit en bouche et l'alluma d'un claquement de doigts. Il prit une longue bouffée et réfléchit à ses options.

  • Courir était une bonne option. Enfin, elle l'aurait été s'il n'était pas encore fatigué du parkour au petit bonheur la chance et de l'escalier ridicule.
  • Essayer de parlementer était hors de question, il ne parlait pas le moindre mot de japonais. Cela aurait été pratique pour essayer de sauver sa vie dans ce cas précis.
  • Tirer était également hors de question pour plusieurs raisons. Il n'aimait pas vraiment l'idée, ils étaient trop nombreux, il n'avait pas assez de balles, et si ce qu'il avait entendu sur la Poussière d'Esprit était vrai, la puissance de feu dont il disposait n'aurait aucune importance.

Navarro sentait ses poumons brûler. La discussion derrière lui s'était transformée en cris. Des cris très mécontents. Le genre qui précède les fusillades et les décharges d'éclairs. De l'anglais commença à s'y infiltrer, demandant qui il était, comment il était arrivé ici. Des questions saoûles à propos de s'il venait juste d'apparaître sur le seuil ou s'ils l'avaient juste imaginé. Malgré le fait qu'il se détestait à cause de cela moins de trente minutes auparavant, Navarro sourit tout de même en arrivant à la dernière option.

  • Faire le cirque.

Le coin du cadre de la porte explosa quand une balle se logea dans le mur. L'obscurité envahit le bord de la vision de Navarro tandis que ses poumons essayaient de sortir de sa poitrine. Il trébucha en se retournant, et il entendit vaguement des rires. Il vit également de la lumière émaner des mains d'un des membres de la triade.

Il expira enfin. Une fumée noire et dense sortit en volutes de sa bouche et se rassembla en un mur devant lui. À vrai dire, il dut supposer qu'elle était noire. Pratiquement tout le reste l'était à ce moment. Il y eut un coup de feu et la fumée se distendit légèrement, mais continua à s'étendre dans la salle. Bien qu'il voulait reprendre une bouffée d'air, il savait qu'il devait tout expulser, à moins d'avoir un emphysème carabiné.

Lorsqu'il sentit enfin qu'il s'était complètement vidé, il avala autant d'air qu'il le pouvait et recula. Il lui sembla que quelque chose entrait en rampant dans son cerveau alors que l'oxygène y revenait enfin. Les couleurs revinrent dans un déferlement, presque plus éclatantes qu'auparavant. Enfin, les couleurs de la pièce n'étaient pas spécialement éclatantes au point de départ.

Navarro passa la porte d'un pas hésitant tandis que le gaz noir continuait à se répandre. D'autres coups de feu et des grésillements de décharges d'énergie le déformèrent pendant son mouvement, mais il tint bon. Une fois qu'il put respirer un peu plus normalement, Navarro fit surgir une petite flammèche au bout de son doigt. Il ferma un œil et fit mine de viser en agitant son petit doigt-pistolet avec animation.

La petite boule de feu fut propulsée en l'air, et bien que Navarro n'eut pas pu voir le résultat de son contact avec le gaz (il avait refermé la porte en vitesse), il savait ce que le doux grésillement de l'autre côté de la porte voulait dire. Il y eut un bref silence, puis une puissante détonation qui secoua la porte.

Navarro passa sa tête par la porte après l'avoir forcée à s'ouvrir ; une épaisse couche de magma infâme aux airs de goudron recouvrait désormais… tout. Il rit tout seul et referma la porte à nouveau et se fit la malle dans l'espoir de trouver une sortie. Il suivit le son d'une musique aux basses puissantes.

La première porte qu'il prit le mena dans un nightclub, ou, supposa-t-il, juste un club, étant donné que la réalité de poche n'avait pas vraiment l'air d'avoir un cycle jour/nuit. Le bruit lui donnait déjà un mal de crâne. Les videurs le remarquèrent immédiatement et il piqua un sprint vers ce qui semblait être la sortie en s'excusant en un japonais approximatif tandis qu'il se baissait et zigzaguait dans la foule. Grâce au niveau de bruit, il était peu probable que quiconque ait entendu le capharnaüm de l'autre côté du bâtiment, et grâce à la foule, il ne risquait pas de se faire tirer dessus.

Il sortit en enfonçant la porte principale et commença immédiatement à courir dans la rue. "Cartwright ! J'ai trouvé la petite planque des triades. Si nous envoyons une équipe d'assaut maintenant ils pourront peut-être les capturer avant qu'ils ne se libèrent."

"Qu'ils se libèrent ? De quoi ? Et où étais-tu, comment y es-tu déjà arrivé ?"

"Discute après. Je file."

L'entrée du club explosa. Littéralement, dans une boule de feu, les portes explosèrent vers l'extérieur et sautèrent de leurs gonds. Un petit groupe d'hommes armés en sortit en courant, et un homme qui les suivait de loin flottait en l'air. Il regarda Navarro et leva une main.

"Je dois filer très, très vite !" siffla-t-il sans activer le communicateur.

Navarro s'engouffra dans une allée dès qu'il le put et tourna dans la rue suivante. Les jambes en feu, il poursuivit son chemin et poussa jusqu'aux limites extérieures du Grenier. Il entendait de temps à autre des cris et quelques coups de feu, mais ils semblaient perdre de plus en plus de vigueur au fur et à mesure qu'ils dérivaient de plus en plus loin de leur club. Ils durent finir par décider qu'ils attireraient trop d'attention, et Navarro ne les vit ni ne les entendit plus. Il attint la rambarde au bord du Grenier, haletant.

"S'il te plaît, dis-moi que tu as appelé des renforts," dit-il dans la radio entre deux bouffées d'air.

"Ils arrivent mais ils ne savent pas où ils doivent aller."

"Un club dans le centre-ville. Gros, sans portes extérieures."

Un blanc empli de parasites. "Pourquoi n'a-t-il plus de portes ?"

"Ça, ce n'est pas de ma faute !" Navarro se sentit sourire largement. Il regarda par-dessus la rambarde. "En revanche, j'en ai emprisonné un paquet dans une des pièces du fond. Ils seront durs à louper, mais un peu plus durs à ouvrir. Vous les reconnaîtrez aux trucs noirs un peu partout."

"Je ne sais même pas comment réagir."

"Oh, on me le dit souvent. Donc, euh. Je vais, hmm. Essayer de reprendre mon souffle. Peut-être essayer de me faire discret au cas où ils me chercheraient toujours. Je te retrouve plus tard, Cartwright."

"Je te jure que si je me fais enguirlander pour ça…"

"Je suis sûr que tout ira bien," dit Navarro. Il fouilla dans son oreille et finit par réussir à extraire l'oreillette. Il s'appuya à la rambarde et regarda en contrebas. "Tiens. Ce serait pas Aldon ?"

À suivre (de très loin) dans : Organes organiques ~JAMAIS~ »

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