Pourquoi les jupons c'est galère (et le pouvoir de l'amitié très surcoté)

Le DI&ST avait quelque peu merdé. 

Le jeune homme se redressa à moitié, vomit, et se dit en portant la main à ses oreilles qu'avec un peu de chance le fiasco serait limité à une aire raisonnable et à un univers parallèle mourrant.
Un trou dégoulinant de béton en fusion trônait là où se tenait quelques secondes plus tôt un concentré de technologie de pointe, et les quelques précieux compteurs de Kant avaient été purement pulvérisés. La vitre blindée n'avait pas résisté non plus, mais il lui devait tout de même sûrement la vie. Et peut-être celle de ses collègues aussi, difficile à dire.
Tesla déglutit et se laissa retomber lourdement en toussant.
Une pensée le détourna cependant de la zone ravagée et des débris du prototype d'ancre à réalité de troisième génération. 
"Ça va ?"
Ça a failli être notre dernière expérience…
"Désolé."
L'inventeur répondit par un long silence. 
C'était compréhensible : quand on avait déjà connu la mort, c'était encore moins agréable de la frôler. 
Le jeune homme n'insista pas.

Des ombres s'agitèrent dans la périphérie de son champ de vision. Les secours étaient arrivés, et Tesla tomba dans les pommes.


Le sifflement douloureux ne voulait pas partir. Perforation des tympans apparemment. 
Ça aurait pu être bien pire.
Oui, s'en sortir uniquement avec quelques os cassés, un certain nombre de plaies superficielles et des acouphènes, c'était inespéré. 
J'espère que quelqu'un nourrit les pigeons en notre absence…
Il aurait aimé aller au parc pour les voir.
"…coutez ? Docteur Tesla ?
- Pardon vous disiez ?
- Oui donc une interférence dans le circuit secondaire a mené à une surcharge et un emballement général.
- La cause est anormale ? 
- Euh, oui il semblerait qu'une variation locale mineure du taux de réalité soit à l'origine du dysfonctionnement."
Encore à cause d'un grumeau. Le plus grand obstacle à l'élaboration d'une ARS fiable.
"C'est récurrent. Et toujours aucun modèle théorique pour le résoudre…
- C'est le premier incident majeur. Mais j'ai peur que la destruction de la zone de test n°3 mette quand même fin au projet Hast-Scranton."
C'est peut-être une bonne chose.
Soupir.
"J'espère que l'explosion n'a pas causé de problèmes supplémentaires…"
Un silence gêné passa, puis le visiteur se racla la gorge.
"Eh bien, malgré le micro séisme qui a frappé une partie de l'Auvergne et les nombreux bris de fenêtres et autres équipements fragiles, nous n'avons recensé que trois brèches de confinement. Le contrôle de la situation a été repris rapidement en somme."
Silence.
"Par contre, un léger souci s'est manifesté au cours des deux derniers jours…
- Comment ça ?
- Eh-eh bien, comment dire… ?
- …
- Il semblerait… que la hausse soudaine du taux de réalité dans la zone ait accidentellement déclenché une épidémie de magical girls."


"Résumons. Un, le phénomène arrive en cas de stress intense. Deux, il détruit les vêtements du sujet avant de les reconstruire partiellement ou complètement, façon Sailor Moon. Trois, le tout est parfaitement ridicule. 
- Ça semble frapper tout être humain indistinctement dans un rayon d'un kilomètre, aussi. 
- Je suis au courant oui. L'agent Vandrake en tutu rentrait dans ma définition de "parfaitement ridicule", Bernard. 
- Je m'appelle Marc, monsieur Gémini.
- Bertrand, vous m'agacez. J'ai une couverture à monter le plus vite possible, et j'ai besoin de concentration ! Si n'importe quel troufion de niveau 1 peut découvrir ce phénomène, on court à la fuite d'infos incontrôlée. Alors rendez-vous utile autre part, et fissa."
L'assistant prit la porte, laissant l'Italien ruminer sur les mesures à prendre. 
Celui-ci attrappa son porte-plume hors de prix et baissa les yeux sur le brouillon d'affiche.

Semaine du bien-être au travail
- Séances de Yoga et de méditation 
- Conférence : pour une approche plus relaxée de l'anormal
- Ateliers de sieste
- Cours de gestion du stress 
- Initiation aux massages tibétains 
- Tisanes de camomille gratuites
La participation aux activités donnera droit à une valorisation en tickets restaurants ou en congés supplémentaires.

C'étaient les mesures préventives les plus adaptées pour le moment, les dérapages devraient être traités au cas par cas, tout en étouffant toute inquiétude. Une panique était peu probable au vu des effets de l'anomalie, mais elle restait possible dans le pire des scénarios et il fallait éviter ça à tout prix. La Désinformation allait avoir du travail supplémentaire. 
Octavio Gémini maudit encore une fois le DI&ST, et commença à rédiger un mail pour le Département des Mémétiques.


Quelque chose était passé de ce côté lors de l'accident. Quelque chose de sinistre.
Là-bas elle possédait de nombreux noms, mais ici c'était encore juste une Ombre. 
Elle s'était doucement glissée dans les recoins d'Aleph, en silence. La Lumière avait également filtré dans ce monde, il fallait faire profil bas en attendant de prendre des forces.

Elle se lova dans les pas d'un prisonnier sans nom et se mit à attendre.


L'amour-propre était devenu quelque chose d'assez relatif ces derniers jours. 

En une semaine on avait pu voir apparaître moults froufrous et autres transformations gênantes, entrecoupés d'autant de séances de sophrologie/tai chi/pensée positive. Certains des plus anxieux avaient abandonné l'idée d'une tenue normale. Le docteur Aloices avait d'ailleurs trouvé une certaine praticité à sa robe couverte de rubans dans son domaine d'activité, mais c'était bien la seule. 
Le DCD parvenait tant bien que mal à maintenir l'illusion auprès de la part du personnel ne connaissant pas l'anormal, mais cela avait un prix : la réputation du directeur en avait pris un coup chez les techniciens de surface. 
Les Théories Fondamentales et le Département Scientifique avançaient à tâtons pour essayer de comprendre les causes et mécanismes de l'affection. Certaines mauvaises langues disaient qu'ils étaient plus utiles qu'ils ne l'avaient jamais été, et à vrai dire ça n'était pas entièrement faux. Leur hypothèse la plus solide impliquait que l'univers alternatif lié un court instant à l'ARS en surrégime soit entré en collision avec le nôtre et y ait laissé une légère marque. L'univers en question acceptant probablement d'autres règles, dont l'une étant l'existence de "magical girls", l'empreinte laissée aurait transmis cette caractéristique, de façon plus ou moins complète. En l'occurrence via cette aberration vestimentaire. Selon les calculs les plus optimistes, il faudrait trois semaines de plus pour que le niveau de Humes se stabilise naturellement et que cette étrange épidémie disparaisse. En attendant, le site entier était dans une sorte de semi-quarantaine. 
Tout ça commencait à donner une ambiance très étrange à toute la ville. À cheval entre le repaire de hippie en guerre contre le bon goût et la prison sous haute surveillance. Or pour les Classes-D, cette situation était intenable. On n'essayait pas de maintenir les apparences pour les condamnés à mort, ce qui en avait fait la population la plus touchée. Il n'y avait à présent quasiment plus aucune combinaison orange, et ils ne savaient rien. Petit à petit la peur s'insinuait. Le DCD avait commis une immense erreur en les oubliant. 
Car sans soutien ni rien à perdre, ils avaient commencé à changer.


Les fractures s'étaient résorbées à une vitesse hallucinante. "Le pouvoir de l'amitié" avait plaisanté l'infirmier. 
Les gens ont l'air bizarrement joyeux à l'idée d'être des héroïnes de cinéma d'animation.
Les deux esprits se turent un instant, puis le jeune homme haussa les épaules et reprit le chemin jusqu'à son bureau. Il avait encore du travail. 


Le bureau du directeur du DCD était submergé sous les papiers, et cela excédait particulièrement ce dernier. Il songeait vaguement à aller étrangler quelques responsables depuis qu'il avait perdu un costard Armani à 3000 euros. Il avait frôlé l'apoplexie quand la luxueuse veste de soie était partie en poussière pour être remplacée par un bustier moulant en Licra orange. Il ne s'en était pas encore complètement remis d'ailleurs. Cette affaire était un cauchemar logistique et Gémini commençait à en avoir ras-le-bol.
"Isoler tout le personnel de niveau 1 ?
- On a besoin d'eux. Aleph est trop grand, sans eux on ne peut pas maintenir la ville en fonctionnement. 
- Aménager des plages horaires pour éviter aux personnes problématiques de se rencontrer ? 
- Trop d'activité, impossible.
- Évacuer vers d'autres sites ? 
- Ça déplacera juste le problème. Et Miseleï se foutra de ma gueule.
- Il reste… les amnésiques.
- Écoutez Mick…
- Marc.
- … les amnésiques c'est pas la solution miracle à tout. Il faut les administrer dans les bonnes conditions, remplir les trous avec une histoire crédible, peaufiner deux-trois faux souvenirs et laisser l'affaire se tasser. On n'a ni le temps, ni les moyens pour. Sans compter le risque d'overdose si deux prises sont trop rapprochées. On va rester sur les bonnes vieilles méthodes…
- …et croiser les doigts pour que ça passe…
- Oui. C'est notre seule option valable."

Un détestable scintillement orangé dans la périphérie de son champ de vision vint lui rappeler toute la difficulté de la tâche.


"D-3622 ?"
Aucune réponse. Aucun des cinq détenus ne semblait vouloir coopérer. Et impossible de les distinguer entre eux, maintenant que les jupettes avaient remplacé les combinaisons et leurs patchs d'identification. Nerveux, les deux gardes embarquèrent un Classe-D au hasard et sortirent de la cellule en vitesse.
Ça n'était pas D-3622, mais cela importait peu. Après tout il mourut en test le jour même. 


"Une deux trois et quatre ! Et on échauffe l'autre pied !"

"Alors quoi de neuf de ton côté Martine ? 
- Boaf, la routine. Des dossiers à remplir et des procédures à transmettre. Et toi ?
- Ma section tourne un peu au ralenti avec toutes ces histoires. C'est difficile de bosser sérieusement avec toutes ces paillettes. Du coup je viens au cours de step histoire de m'occuper. 
- Haha, moi je suis là juste pour le rab de congés payés ! Autant en profiter."

"…trois quatre…On étire bien les bras en extension…" 


"Comment ça en grève ?"

L'Italien tombait des nues. Son département, refusant de travailler ? Certes les services tournait bien au-delà de leur capacité depuis un certain nombre de jours, certes le maintien de l'illusion devenait de plus en plus précaire et le budget commençait à ne plus suivre. Mais ses subordonnés ne pouvaient pas le trahir comme ça ! Il ne leur avait jamais laissé penser quoi que ce soit qui aurait pu mener à ça. Il aurait échoué à distinguer les idées dangereuses ? Pire, lui auraient-ils dissimulé ? C'était inconcevable. C'était absurde. 
Avaient-ils d'ailleurs seulement le droit d'être en grève ?
Et pourtant seul Marc se tenait dans la salle de réunion. Planté devant lui, d'une voix un peu aigüe mais ferme, il se mit à lire ce qui ressemblait à une lettre.
"Les techniciens de l'information du Site-Aleph, au vu de la dégradation récente de leurs conditions de travail, déclarent une grève totale et illimitée. Celle-ci ne pourra prendre fin que lorsque les revendications suivantes seront satisfaites :
• Retour à une charge de travail et des horaires normaux. 
• Rémunération des heures supplémentaires et valorisation des tâches effectuées hors du temps de travail au cours des deux dernières semaines. 
• Dédommagement en compensation du préjudice causé aux employés par le surmenage.
Non négociable."
Il replia le papier et avant que son supérieur n'ait le temps de se ressaisir assez pour retrouver la parole, sortit un petit briquet de sa poche. 
"Évidemment…-dit-il en mettant le feu au feuillet- Officiellement nous sommes tous terriblement malades. Un danger-info mal neutralisé."
Et il tourna les talons, laissant derrière lui le chef abasourdi d'un département fantôme.

Cela faisait alors deux semaines et un jour depuis l'accident, et environ six heures avant qu'Aleph ne découvre que la farfelue épidémie textile n'était pas la seule chose qui avait suinté entre les mondes.


Temps avant que le belge ne remette sa minijupe, les paris sont ouverts. 

"Trentes balles qu'il craque demain, pariées avec l'agent Dears."

"Cinquante sur aujourd'hui !"

"Vingt pour moi, et j'ajoute une part de baklava préparé par ma femme."

Le business de certains était assurément florissant ces jours-ci. Le balafré finit de noter les sommes que chacun avait mis en jeu, et traversa la cafétéria pour aller s'asseoir à côté du docteur Holt. L'adolescent haussa un sourcil.
"Toi, t'as la tête de celui qui veut battre son record personnel.
- Eh, je suis plutôt confiant en ma capacité à être insupportable. Quasi un siècle d'expérience !
- Je sais pas pourquoi mais ça me laisse un sale arrière-goût tout ça…
- Quoi ? Que je fasse chier Neremsa ?
- Non, cette histoire de transformation. C'est complètement bénin mais j'sais pas… 
- Hmmm…
- Laisse tomber.
- Ok. Tiens d'ailleurs t'aurais pas quelques dossiers de la part de ton pote qui bosse à la surveillance, par hasard ? J'ai un tuyau pour un épluche-patate un peu spécial.
- Ça peut se négocier…"

La discussion n'alla guère plus loin. Une série de coups de feu résonna à l'extérieur, interrompant subitement les conversations. 
Tout le monde se précipita vers les baies vitrées pour savoir ce qui se passait, et vit les forces du DSI accourir précipitamment. Une épaisse fumée noire s'échappait de la zone de détention des Classes-D.

"Merde."


L'air était saturé de scories, brouillé et irritant. Une partie du couloir était éventrée et la porte de ce qui était autrefois une cellule pendouillait piteusement sur un gond à moitié arraché. Seuls les crissements des pas des soldats et les craquements puissant des flammes interrompaient le silence. 
Le capitaine serra les dents, et arracha la manche en tulle qui gênait sa visée. Putain de robe.
La situation aurait pu paraître drôle. Elle ne l'était pas du tout. L'unité avait perdu son équipement de protection à cause de cette anomalie à la noix, et devrait faire face dans un futur trop proche, dans un environnement dangereux, à Dieu sait quelle horreur. Car personne n'était dupe, ça n'était pas une simple révolte de Classe-D. 
Le scénario qui se dessinait était cauchemardesque, pourtant il fallait l'affronter. Ils vérifièrent une dernière fois qu'aucun colifichet ne les gênerait dans les opérations, et se lancèrent à l'assaut du bâtiment en feu.


Toc toc toc.

"Entrez !"
Une tête blonde à l'air un peu perdu passa par l'encadrement de la porte de la salle centrale du bâtiment du personnel de propreté de niveau 1. À la surprise de Lucia Paoli, qui y était en train de prendre une pause méritée, le nouveau venu n'était pas un garde comme généralement quand quelqu'un toquait à cette porte, mais un de ces "docteurs" auxquels ils avaient si peu affaire. 
"Bienvenue, qu'est-ce qui vous amène par ici monsieur…
- Tesla.
- Oh, comme Nikola l'inventeur là !
- En quelque sorte…"
Long silence gêné.
"Je euh, je cherchais une serpillière mais on ne reçoit plus grand-chose de ce qu'on demande au labo ces derniers temps. Du coup… j'ai suivi le plan…et j'espérais  que vous pourriez m'aider. 
- Bien sûr ! 
- Merci."
Lucia trottina vers le local attenant pour en extirper une serpillière propre. Elle en profita pour satisfaire sa curiosité.
"C'est marrant tous ces gens en costume vous trouvez pas ?
- Haha oui.
- Les autres disent que c'est pour le carnaval mais je trouve que c'est quand même vachement en avance pour que ça soit ça.
- Vous savez il faut… euh beaucoup de répétitions pour organiser un carnaval.
- Possible. Tenez votre serp…"
BAM !
La porte avait claqué violemment, révélant un quinquagénaire à lunettes à bout de souffle, en robe bustier orange pétant des plus seyantes.
Les trois personnes se regardèrent un instant, puis le nouveau venu prit la parole (avec un charisme étonnant pour quelqu'un dans cette tenue, avouons-le).
"Évacuation préventive. Il y a une potentielle fuite de gaz, veuillez sortir dans le calme par la porte de derrière. Vous êtes les derniers du bâtiment, dépêchez-vous."
Haussement de sourcil de la femme de ménage. 
"Il n'y a pas eu d'annonce aux hauts parleurs…
- La personne en charge est malade, le standard est en automatique et ne diffuse plus que les alarmes."
Comme pour ponctuer cette phrase, une alarme stridente se mit à retentir.
"Ah, qu'est-ce que je disais ! Bon vous vous décidez à évacuer oui ou merde ?"


Ça n'était pas une alarme pour une fuite de de gaz. Les hauts-parleurs hurlaient au Keter en liberté.
Cette personne en collant, ça ne serait pas un grand ponte du DCD ?
Tiens c'est vrai, il l'avait croisé une ou deux fois dans les couloirs. Tesla plissa les yeux : il paraissait aussi antipathique de près que de loin, quoique plus fatigué. 
Que fait un gros poisson à "aider" comme ça sur le terrain ? Ils sont à ce point à court d'effectifs ?
Une secousse brutale ramena soudainement toutes les pensées à un niveau plus terre-à-terre. Celui du couloir plus exactement. 
"Elle a l'air agitée votre fuite de gaz.
- Vous vous étonnez de ça alors que vous travaillez pour une base militaire secrète ? Pas besoin de s'inquiéter, nos hommes sont entraînés à gérer les gaz agressifs."
Les yeux de la femme de ménage s'agrandirent.
"Oh, c'est donc pour ça les coups de feu !"
Un bon demi Edison sur l'échelle du bullshit. On dirait que ce gars n'a pas volé son poste.
Mais il n'était pas temps de s'étendre sur ça : un autre tremblement, puis un troisième laissaient pressentir que la situation était tout sauf sous contrôle. Le groupe se mit à trottiner, nerveux.
Ils allaient atteindre la sortie quand tout à coup le silence se fit. Les bruits d'armes automatiques avaient cessé et avec eux les cris des soldats. Il restait l'alarme, mais même son son strident ne déchirait pas la soudaine et vertigineuse impression de vide.
Tesla regarda Lucia qui regarda Gémini, qui ouvrit la bouche. 
L'explosion soudaine du mur du couloir mis en pièces tout espoir de justification plausible et rassurante, pour faire place à une abomination de forme vaguement humanoïde de cinq mètres de haut. Sa silhouette, brouillée par une ombre presque liquide, laissait cependant apercevoir une multitude de membres entremêlés et de corps tordus. Étonnamment on avait bel et bien affaire à une révolte de Classe-D, mais sous forme agglomérée. La créature laissa lentement retomber le corps désarticulé qu'elle traînait et tourna sa vingtaine de têtes souriantes vers les trois fuyards. Elle se mit à chuinter d'une voix bien trop soyeuse pour être de bon augure. 
"Comme c'est pratique… un fragment de Lumière si gros qui vient se jeter dans mes bras."
Personne n'eut besoin de signal pour prendre ses jupes à son cou et se mettre à courir comme un dératé en sens inverse. On se foutait complètement de la signification des paroles du monstre, ou même de comment une horreur comme celle-ci ait pu arriver jusqu'ici malgré les moyens militaires du site. L'instinct de conservation avait laissé la seule pensée valable : Barre-toi.
La créature ne les poursuivit pas et se contenta d'émettre un rire multiple et glaçant. La raison fut évidente quelques secondes après à peine : une armée de corps aux yeux vides mués par des filaments obscurs et suintants apparut au tournant du couloir. Ils étaient encerclés.
La créature prit tout son temps pour se rapprocher. Ses proies n'avaient aucun moyen de s'échapper, et aucune ne possédait ces ennuyeuses armes à feu qui l'avaient autant agacée quelques minutes plus tôt. Les pauvres petites choses étaient si drôles, tremblantes et incapables…
"POURPARLERS !"
L'abomination s'arrêta, interloquée.
"J'EXIGE LA TENUE D'UNE DISCUSSION AFIN DE RÉGLER CETTE AFFAIRE À L'AMIABLE."
La proie aux cheveux gris avait-elle perdu la tête ? Habituellement les êtres inférieurs pleuraient et se prosternaient pour espérer avoir la vie sauve. 
"Négocier ? Mais pourquoi je voudrais négocier avec de minables humains dis-moi ?
- Parce que ça serait con de tous crever en déclenchant la tête nucléaire du site. Et parce que ça rendrait le Massif Central encore plus désert qu'il ne l'est déjà, mais c'est un détail mineur. Après tout qui en a quelque chose à foutre du Massif Central franchement ? Bref que diriez-vous de tranquillement relâcher nos sujets de test et d'emménager dans une cellule en béton tout confort à la place ?"
Un rire tonitruant secoua à nouveau le couloir. La créature courba lentement l'échine pour placer ce qui lui faisait office de tête en face de celle de l'italien. De près, on pouvait voir les impacts de balles et les chairs arrachées, les fractures ouvertes et le sang coagulant en paquets épais. Toute la partie supérieure gauche était noircie et mêlée dans une bouillie infâme là où une grenade avait explosé. Tesla réprima un haut-le-coeur.
"Les gardiens de ce monde sont étonnamment surprenants…Risibles mais surprenants, vraiment. Allez-y, déclenchez cette arme ! Vous détruirez sûrement ce corps mais ça ne suffira pas à m'anéantir. Il me suffira d'en trouver un nouveau et je pourrai m'emparer de vos cadavres pour en dévorer la Lumière. Une fois que j'aurai éteint cette détestable énergie venant de mon monde, je serai plus puissant que jamais et rien ne pourra plus m'arrêter ! Mais avouez que ça manquerait de panache…"
L'Ombre se redressa, et dans un révérence moqueuse et difforme fit voler en éclats le mur séparant le bâtiment de l'extérieur. 
"Vous avez une seule autre option…"


Une réunion de crise était en cours dans la salle de contrôle principale. La situation était critique : il s'était passé un peu moins d'une heure depuis le début de l'incident, et déjà le bloc de détention des Classe-D et plusieurs bâtiments d'importance moindre avaient été perdus. 
Bruce Garett serra les dents. Les évacués étaient déjà à l'abri dans le bunker. Les forces du DSI s'étaient retranchées dans les installations de confinement pour limiter les dégâts et éviter toute brèche supplémentaire, et la FIM la plus qualifiée pour la situation était en route depuis Brest. Mais rien n'indiquait qu'ils arrivent à temps pour empêcher une destruction totale du site.
"Combien de pertes ?
- Au dernier bilan dix-sept soldats, neuf membres du personnel non combattant et trois civils. Une poignée de personnes semble également ne pas avoir réussi à évacuer à temps. Nous ne pouvons pas nous permettre d'envoyer une équipe pour les exfiltrer, aussi nous devrions les considérer comme décédés eux aussi. 
- Merci pour votre travail."
La secrétaire répondit d'un hochement grave de la tête, et retourna à son rôle de coordination. 
Le directeur du plus grand site français laissa échapper un long soupir. Il avait mal au crâne.


L'esplanade était jonchée des restes du combat précédent. L'absence de vie était glaçante, là où tous les jours passaient des centaines de personnes allant au travail. Un coup d’œil circulaire permit de constater que tous les accès étaient bloqués. 
L'anomalie se laissa quelques secondes pour apprécier la respiration saccadée des trois petites choses fragiles qui avaient le cran de se tenir toujours debout devant elle, puis repris avec une certaine délectation dans la voix. 
"Montrez-vous dignes ! Dressez-vous devant moi comme autrefois les guerrières de l'aube ! Battez-vous de toute votre volonté, montrez-moi ce fameux courage des humains ! Et comme celles dont vous portez l'habit, échouez et agonisez en maudissant votre faiblesse."
Une serpillière vint s'écraser à la face du monstre, prouvant qu'on pouvait être femme de ménage et exceller au lancer de gant.
"Bien. C'est le bon état d'esprit."
Lucia fut projetée violemment et traversa la cloison dans un horrible bruit de craquement. Tesla espéra que c'était le son du plâtre et pas d'autre chose. Gémini glapit en commençant le compte des personnes envers qui il devrait s'excuser si par miracle il survivait (et abandonna au troisième nom).
Une nouvelle charge les rata de peu, et une course-poursuite à sens unique s'engagea. L'abomination était relativement lente mais la différence de forces était trop grande et ils ne pourraient pas continuer à courir en rond indéfiniment. Le chef du DCD surtout sentait qu'il n'en avait pas longtemps avant de faire une crise cardiaque, une apoplexie ou de vomir ses tripes. Il jeta un regard en biais à son compagnon d'infortune et se dit qu'entre un terne employé du DI&ST et un pilier de la désinformation mondiale, le choix était vite fait. Il pourrait toujours se débrouiller pour baratiner quelque chose à propos d'un bras droit pour le charismatique seigneur maléfique, les chances de survie étaient déjà plus hautes. Aussi décida-t-il d'appliquer une tactique vieille comme le monde : il retourna sa veste, et fit un croche-pied.
Le jeune homme s'étala par terre. Il ne s'attarda pas sur le délicat goût de trahison du goudron, et se contenta de se rouler en boule pour éviter d'un cheveu à sa tête d'éclater comme une noix de coco sous un marteau-piqueur.
Je ne veux pas mourir.
Il ne pourrait pas se relever à temps.
Pas encore une fois.
Impossible de rouler sur le côté à cause des gravats. 
Je ne veux pas mourir !
La créature balança son bras difforme pour l'achever. 
Non…
Non..
"NON !"
Un flash intense emplit l'espace et une vingtaine de gorges se mirent à hurler de douleur. 
Sonné, l'ingénieur se releva. Il s'était pris une partie du choc et avait volé sur bien deux mètres, mais au moins il était vivant. Il croisa le regard abasourdi d'un traître opportuniste qui avait trouvé refuge derrière un bout de mur en béton. Il essuya son nez en sang et Octavio comprit très bien le message. On survit et ensuite je te casse la gueule. 
"Fascinant, fascinant en effet…"
La créature observa avec une attention renouvelée la proie aux cheveux blonds. Quelques membres de son bras pendaient, inertes.
"C'était quoi à l'instant ? 
- Une tentative de meurtre.
- Non mais à part ça…
- Peut-être ce que cette chose appelle "lumière", vu que ça a l'air de l'avoir blessé. J'étais à côté de l'ARS qui a pété, doit y avoir eu un peu plus de transfert que juste une jupette et des gants blancs.
- C'est une hypothèse de niveau CM2 là. 
- Ça reste la plus plausible sur l'instant. Et puis mon truc c'est l'électricité, pas les univers parall…"
Un nouvelle charge. Ça n'était pas le moment de discuter. Il fallait se remettre à courir en zigzaguant entre les blocs de bétons et les trous dans l'asphalte. 
On dirait que ça l'amuse de chasser. S'il ne jouait pas avec nous comme un chat, on serait déjà morts …
Tesla déglutit. Il ne pourrait pas reproduire une deuxième fois le miracle de tout à l'heure.
"Une idée géniale à proposer par hasard ?
- En général dans les…hfff… histoires de magical girls, les…haaa… héroïnes gagnent grâce à la force de leurs liens… et autres trucs cucus… c'est une constante."
La confiance et l'amitié hein ?
Autant oublier tout de suite l'idée. 

"OK, changement de plan : j'ai besoin d'une diversion de deux minutes !
- QUOI ?!
- Une minute quarante-cinq. Bonne chance !"
Et il plongea dans le trou béant du mur en espérant que ce connard du DCD ne meure pas avant qu'il ait pu finir. 


La salle de contrôle était en effervescence. Les opérateurs essayaient désespérément de comprendre ce qui se passait dans la zone sinistrée, via la seule caméra encore fonctionnelle du secteur. Celle-ci, située dans le bâtiment des services de nettoyage, captait depuis un couloir éventré et vide, ce qui faisait qu'on voyait au mieux un petit morceau de l'esplanade, et beaucoup de gravats. 
Alors quand quand une silhouette vêtue d'un jaune criard déboula dans le champ et se mis à fouiller les décombres, la tension monta encore d'un cran.
"Qu'est-ce qu'il essaie de faire ?
- Je ne sais pas monsieur le directeur."
L'homme semblait savoir ce qu'il faisait. C'était difficile à distinguer à cause de la résolution de la caméra, pourtant même Garett, dont les connaissances en électronique se limitaient à son disjoncteur, savait que ce qui prenait forme était tout sauf aux normes de sécurité.


 
Gémini était à sa limite. Il était la tête pensante du département le plus indispensable de toute cette foutue organisation secrète, pas un vulgaire appât bon sang ! 
Il épuisa ses dernières forces pour se ruer dans le bâtiment. Il espérait que cet enfoiré de blousard avait trouvé un moyen pour qu'ils s'en sortent, et se jura que si ça n'était pas le cas, il se chargerait de l'étriper avant le monstre. Il eut à peine le temps de cracher des poumons et d'apercevoir un enchevêtrement de fils, de matériel d'entretien et de scotch que l'ombre de son poursuivant obscurcit l'ouverture.
"INTERRUPTEUR !"
Il écrasa sans réfléchir celui qui se trouvait devant son nez et un crépitement sonore se fit entendre, suivi d'un écœurant bruit de chute. L'air se remplit aussitôt d'une odeur d'ozone et de plastique cramé. 
"Heh ! Le pouvoir de l'amitié, ça vaut pas quelques Ampères."
La créature gisait convulsivement, deux barres métalliques prolongées de manches à balais plantées profondément dans les interstices de son corps composite.
Un silence, puis l'italien s'adossa à un des rares morceaux du mur encore intacts. Là il se mit à rire. Il avait vraiment cru qu'il y passerait cette fois-ci.
Il était trop épuisé pour remarquer que l'ombre couvrant l'abomination rampait à présent hors du corps tétanisé et inutilisable. 
De son côté Tesla comprit également trop tard, quand elle commença à s'accrocher à lui et à s'infiltrer dans ses pensées. 
"Merde…"
On s'est fait avoir.
Merci pour le corps de rechange.
Sa conscience s'effaça et l'Ombre se dit qu'elle ne devait plus sous-estimer les humains de ce monde. Aussi elle décida d'éliminer la menace restante le plus vite possible.
Gémini se rendit compte de leur erreur quand une poigne de fer l'agrippa par le col et commença à serrer sa cravate pour l'étouffer. Il se débattit et tenta de se libérer en griffant sa gorge et le tissu mais c'était impossible de rivaliser avec la force du de l'Ombre. Une négligence stupide ! Comment cela pourrait tuer celui qui avait vécu tant de vies ? C'était impossible ! C'était injuste ! 
À mesure que l'oxygène se faisait rare et que des flashs brouillaient sa vision, il eut une idée. Une idée tellement stupide qu'elle pourrait marcher. Après tout, tenter de tuer quelqu'un c'était plus ou moins créer un lien avec, non ?

Il rassembla ses dernières forces et roula un patin au possédé.


La conscience de Tesla se prit un électrochoc. 

Les deux esprits se réveillèrent en sursaut avec la même pensée, qui pourrait globalement se transcrire par : fHFghKnlLhZssgFzdhkJxdZZcVbfFwzT !!!!
Le mélange détonnant de surprise, de haine et d'un certain nombre d'autres émotions brutes activa le reste d'énergie étrangère et libéra les pouvoirs de magical girl du docteur à pleine puissance. 
En résultèrent l'apparition d'un soleil miniature en plein milieu d'Aleph, la désintégration pure et simple de l'Ombre, un certain nombre de cas de cécité temporaire et un incident international (les employés du DCD n'avaient toujours pas été payés, et il fallut des trésors d'ingéniosité pour limiter les dégâts dus au retard pour étouffer l'affaire). 


Une semaine plus tard, à une table de la cafétéria. 
"J'ai une vidéo qui vaut de l'or. J'espère que t'es prêt à y mettre le prix."
Le balafré sourit.
"Ça se négocie…"

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