Lune Rouge Rose Blanche


Les soldats s’activaient, enjambant tant bien que mal les corps qui jonchaient le plancher de l’église. Le bois grinçait sous leurs pas, lugubre plainte du silencieux témoin de rituels dont l’atrocité faisait jaillir des larmes du cœur même du ciel.

Face à eux, un tapis écarlate s’écoulait du vestibule à travers la nef pour se déverser dans le chœur. Un autel, couronné d’un lourd volume dont la noirceur de la couverture jurait avec la nappe, surplombait les interminables rangées de bancs. Et au-delà, des vitraux disposés en étoile délimitaient un immense pentagramme, dessiné à la craie rouge carmin. En son centre, une peinture plus vraie que nature.
Le détail des tatouages qui constellaient ses bras et sa chevelure noire comme la nuit étaient mille fois trop réalistes pour être le fruit de l’imagination d’un homme.

Tous s’arrêtèrent, interdits.

Un murmure de stupeur et de révulsion parcourut les rangs des nouveaux venus pour faire écho dans la voûte.
- Christ tout-puissant…

« Tout-puissant… puissant… puissant… sant… sant… sang. »

Damian Hope, pour la deuxième fois de sa vie passée en tant que commandant de Force d’Intervention Mobile au service de la Fondation, fut écœuré.
Seule la voix de son subordonné le tira de l’état second dans lequel il était plongé.
- Ahem… Commandant… ? Nous attendons vos ordres.
- Fermez-la, Sink.

Les quatre crucifix en argent étaient sauvagement plantés comme des poignards sanguinolents dans la toile.

Plic. Ploc.

Son essence vitale suintait des poignets et des chevilles de la jeune fille peinte. Elle coulait tout doucement, puis tombait, goutte à goutte, dans la coupe en or disposée trois mètres en contrebas, désormais emplie d’un liquide rouge rubis à ras bord.

Plic. Ploc.

- J’ai déjà vu des gosses baigner dans leur propre sang, juste à côté des cadavres de leurs parents. Ils se sont noyés dedans.

Le commandant Hope avança lentement, silencieusement. Et seule la pluie qui martelait les vitraux résonnait dans le lieu profané.

- J’ai déjà entendu les hurlements d’une femme. Elle appelait à l’aide son mari qui n’était déjà plus de ce monde. Mais, rassurez-vous, elle n’a pas crié ni pleuré longtemps.

Avec une expression de rage maîtrisée, il tapa du pied dans une autre coupe à moitié pleine, renversée, que s’apprêtait à porter l’un des adeptes à ses lèvres.

- Mais ça…

Il s’arrêta devant la peinture mutilée, placardée contre le mur.
Elle avait l’âge d’être sa fille. Prisonnière des murs de ce lieu d’ignominie, personne n’aurait jamais connu son supplice, ni son existence, d’ailleurs.

Il bénit mentalement l’agent Sadia pour son infiltration au sein de cette confrérie de tarés. Sans elle…

Mais l'aube s'était levée.

Un rayon de lumière claire franchit timidement le seuil de la porte, traversa l'église dans toute sa longueur, puis illumina la toile.

Les traits finement peints de la jeune fille prirent vie. Son corps entier s'extirpa de la toile. Elle gémit faiblement.

- C'EST MAINTENANT ! LES MÉDECINS ! MAGNEZ-VOUS PUTAIN !

Trois hommes équipé d'un brassard frappés d'une croix rouge se précipitèrent dans sa direction, suivis de leurs coéquipiers.

- Vous… N'êtes pas des leurs. N'est-ce pas ?

Estomaqué, Hope se retourna.

Elle le regardait, les yeux mi-clos. Le sang séché autour de sa bouche et sa voix cassée le terrifiait. Peur qu'elle referme les paupières pour ne plus jamais les rouvrir. Peur qu'une fois encore, il arrive uniquement pour voir mourir, et pas pour sauver.

- Impossible de retirer ce bordel !
- Il faut y aller à la scie à métaux !
- Activez-vous, on va la perdre !
- Allez, allez !

Il n'entendait plus rien. Juste lui et elle.
Crucifiée. Et encore, elle avait la force de parler.

- Dites-moi où elle est…
- S'il vous plaît, taisez-vous. Vous avez perdu énormément de sang et nous en sommes en phase de vous libérer pour vous porter secours. Mais ne parlez plus. Je vous en conjure.
- … Stella.

Ce nom lui était inconnu. Mais il se promit de se renseigner à ce sujet dès lors qu'il le pourrait. Et encore, si jamais elle survivait…

- Me… Taire ? Non. Jamais…

L'extraction du mur sur lequel elle avait été clouée lui arracha un hurlement de douleur. Le Commandant Hope la récupéra et achemina se descente avec deux de ses hommes, qui la déposèrent sur une civière.

- Il faut l'opérer en urgence, l'argent est toujours planté dans sa chair, lança l'un des médecins qui nettoyait les plaies.
- Me sauver ? Ha… ha… ha.
Elle eut un pauvre sourire.
- Ça me rappelle une chanson… Comment s'appelait-elle, déjà ?
- Mademoiselle, pour votre propre sécurité, je vous demande de…
Lorsqu'elle expira et ferma les yeux, Hope sentit son sang se glacer.

Ils transportèrent son corps à travers l'église. L'hélicoptère était là.

Inspiration.
- Where did I go wrong ?
I lost a friend
Somewhere along in the bitterness
And i would have stayed up
With you all night…

- Had I known
How to save a life.

Il avait entonné cet air à sa suite sans réfléchir. La lueur qu'il vit scintiller dans son regard
valait tout l'or de ce monde.

- Encore, susurra-t-elle.
L'un des infirmiers fit un geste de la main.
- Seringue ! Il faut l’anesthésier.

Et elle reprit de plus belle :
- Let him know that you know best
'Cause after all you do know best
Try to slip past his defense
Without granting innocence…

Hope se racla la gorge avec difficulté. Si elle devait mourir maintenant, alors elle aura une belle mort. La mort qu'elle mérite. La mort qu'elle désire.

Il murmura :
- Lay down a list of what is wrong
The things you've told him all along
And pray to God he hears you
And I pray to God he hears you.

La pointe effilée perça sa peau blanche.

- Where did I go wrong ?
I lost a friend
Somewhere along in the bitterness
And I would have stayed up
With you all night…

- Had I known how to save a life.

Lorsque le somnifère fit effet ; elle s'endormit. Hope eut l'impression de voir se dessiner un sourire fugitif sur son visage, mais peut-être ne s'agissait-il là que de ce qu'il aurait aimé apercevoir à cet instant.

L'un des médecins osa prendre la parole :
- Commandant Hope ? La jeune fille est dans un état critique. Si elle est encore vivante, c'est uniquement grâce aux drogues qui lui ont été administrées par ces cinglés. Je ne donne pas cher de sa peau…
- J'ai pris une décision, docteur Matt.
- Laquelle, commandant ?
- Elle vivra.
- J'estime ses chances d'espérances de vie autour de dix pour …
- Docteur, vous ne comptez pas me faire mentir, n'est-ce pas ?

L'hélicoptère décolla. Au loin, un arc-en-ciel cerclait l'aube naissante et la pluie qui cessait.

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