Cookie Braqueur - Chapitre 1 : L'Ours et le Requin

Bureau du Dr Charles Borel, Bureau des Fonds Monétaires, Site-Aleph, ██/██/20██

L'air était à la limite de l'irrespirable. Lorsque Borel était stressé, il fumait. Lorsqu'il était heureux, il fumait. Lorsqu'il était en colère, il fumait. Et surtout, lorsqu'il était affairé à parcourir des dizaines de lignes de tableaux à la recherche du point qui clochait, Charles Borel détruisait ses poumons avec un cocktail massif de goudron, de nicotine et d'anomalies innommables.

Quelque chose n'allait pas. D'ordinaire, si les affaires de la Fondation se passaient bien, Charles Borel était content. Mais là, ce regain d'activité inexplicable le tracassait, d'autant plus que les domaines concernés étaient sous sa responsabilité directe. Le trafic de drogue non anormale était en hausse sur le marché européen, alors que l'américain lui n'avait pas bougé. Même chose, hausse de la vente d'armes, surcroissance du tourisme de luxe dans les sociétés-écran, et surtout un carton monumental dans deux domaines très spécifiques des couvertures de la Fondation : les boîtes de nuit — notamment la très célèbre Saint Cœur de Pierre à Toulouse — et plus étonnant encore, les entreprises de jeux de société. Chacune battait des records chaque semaine, pas tant en terme de fréquentation que de dépense moyenne, qui avait à l'échelle européenne augmenté de presque trente pour cent.

Quelque chose d'envergure clochait. Des bourrasque de fumée noires et vertes entouraient le chercheur et entrepreneur, soulignant chacun des ses mouvements, comme si le fantôme du profit accompagnait ses gestes et guidaient ses yeux. Pourtant, aucune irrégularité dans les comptes, aucune hausse du pouvoir d'achat, aucun intérêt particulier pour ces domaines à noter. C'est comme si, partout en Europe, les gens s'étaient mis à acheter plus de certaines choses. Ou plutôt non : des gens s'étaient mis à acheter beaucoup plus de certaines choses. Il attrapa une bouteille de gin dans le minibar installé à son bureau et se servit machinalement un verre, laissant la machinerie dans sa tête imprimer une réponse à cette anomalie financière de haut vol. Mais pourquoi diable des gros riches se prendraient d'affection pour la violence et les jeux de société ?

« Oui ? Entrez.

– Bon Dieu Monsieur, c'est un vrai fumoir ici ! balbutia une femme au tailleur impeccable, dans les mêmes tons que le costume de son supérieur. Je… tenta-t-elle avant de devoir quitter le bureau, au bord du malaise.

– Oui, Astrid ? J'ai peu de temps à vous accorder, les comptes sont étranges.

– Je… Je viens à propos d'une de nos sociétés-écrans, Monsieur. Il… s'agit de Super… Confiseries Protéinées, parvint-elle à faire comprendre entre deux quintes de toux. Seigneur, qu'y a-t-il dans vos cigarettes cette fois ?

– Un peu de kétamine, de la colère, un tableau de Monet aussi je crois, éluda le chercheur d'un revers nonchalant de la main. Qu'est-ce qui s'est passé pour notre couverture d'usine de sucreries ?

– Elle… Elle a été attaquée.

– Pardon ? fit le docteur en lâchant le dossier qu'il avait dans la main. Mais ? Cette usine nous servait de couverture pour distribuer des amnésiants dans les écoles et les hôpitaux, qu'est-ce qui s'est passé ?

– Trois morts, mais les assaillants n'ont pas touché à la caisse et n'ont pas attaqué les machines. Trois morts cependant, des agents de sécurité, dont un exécuté au fusil de précision d'après les résultats préliminaires, énonça la femme à la chevelure dorée, fouillant à toute vitesse sur sa tablette.

– Mais enfin c'est une fabrique de gâteaux ! fit Borel, interloqué. Qui a fait le coup ?

– Au vu des armes utilisées et du motus operandi, on suspecte Primordial.

– Anselme, vous auriez pu me dire que c'était le pape que ça ne m'aurait pas avancé ! vociféra-t-il, frustré. Primordial est un prestataire, ça n'a aucune valeur comme info ! Bon et s'ils n'ont touché ni à la caisse, ni au matériel, qu'est-ce qu'ils sont venus voler ?

– Des biscuits, Monsieur. Quarante tonnes de cookies, et six tonnes de bonbons gélatine, tous emmenés par camions et par conteneurs héliportés. Une opération de grande envergure, Monsieur– On me signale à l'instant une attaque similaire sur une usine Granola dans laquelle nous avions une taupe. »

Le toxicologue, abasourdi, se laissa tomber dans son fauteuil, créant un petit champignon nuageux verdâtre au-dessus de lui. Des modes incompréhensibles chez les riches, un excédent de ventes européen, et maintenant des braquages de grande ampleur pour des simples gâteaux ? Les effluves de colère lui montaient à la tête et en devenaient nauséeuses. Peut-être qu'un peu d'oubli et de doute n'auraient pas été de trop pour ce paquet. Le Matin sur la Seine à Giverny semblait se tasser autour de lui, quand une notification apparut sur son bureau. Il repoussa le poison dans ses poumons d'un souffle rageur et ouvrit le message.

ALERTE

Taux de suicide de la population cible en hausse de 48 %

Seuil dépassé il y a : 4 minutes

Demander une étude psychosociale ?

Oui / Non

« Un problème, Monsieur ? demanda Astrid Anselme, toujours à la porte du bureau pour éviter l'asphyxie.

– Oh non aucun, renchérit d'une voix blanche Charles Borel. La bourgeoisie européenne se suicide dans un feu d'artifice de sexe, de violence et de drogues au milieu de ses cartons de jeux de société pendant que des mercenaires anormaux pillent les usines de biscuits du monde, mais à part ça tout va bien. Je sens que je vais me servir un autre gin, tiens. »

Dans un camion, Allemagne, ██/██/20██

Le silence était pesant. À l'avant du camion, cela faisait presque neuf heures que personne n'avait rien dit, entre apathie, pression sociale et recueillement. Nikolaï conduisait depuis le début du voyage, et ne laissait pas supposer qu'il voulait changer. Ni Yuri, ni Alexeï n'avaient ouvert la bouche, et alors que ce dernier était fumeur, aucune pause n'avait été faite. Le contenu du camion pesait très lourd sur la conscience de ses conducteurs, tout comme cela devait se passer pour des dizaines d'autres. Ils n'étaient pas seuls sur la route, à défendre un trésor étrange comme s'ils couvraient le Président, un trésor pour lequel huit de leurs camarades avaient péri durant les opérations de saisie. Le téléphone de Yuri vibra. Une notification. Cela n'était pas grand chose, mais dans ce silence acéré, on aurait dit un hurlement mécanique. Un sondage d'opinion. Yuri éteignit prestement son téléphone, le son de verrouillage sonnant comme une claque dans l'air, une insulte du monde normal et paisible à leur quotidien anormal et violent, un coup brutal de projecteur dans l'ombre.

« Mmh, fit Alexeï presque trente minutes plus tard en brisant le silence déjà fissuré par le téléphone. Je… finit-il dans un lourd soupir.

– Oui ? répondit Yuri en se tournant vers son camarade.

– Je… je ne sais pas quoi penser.

– Ça tombe bien, on n'est pas ici pour penser Aliocha, renvoya d'un ton sec le conducteur, ce qui contrastait avec le surnom affectif.

– C'est vrai, mais je ne peux gripper les rouages de mon cerveau, Kolya. C'est quand même étrange tout ça, non ?

– Non, lâcha le plus sèchement du monde Nikolaï. On est des soldats de la Krasnaya Kompaniya, on vit au quotidien dans le paranormal, je t'ai déjà vu tuer de sang-froid des enfants changés en monstres à tentacules, Aliocha. Alors non, ça n'est pas plus étrange que d'habitude. Au contraire, nous sommes sur une mission à peu près normale. On conduit la marchandise jusqu'au point de rendez-vous, et on attend la suite des instructions de la Polkovnik.

– Mais bordel Kolya, on transporte cinquante-quatre tonnes de gâteaux ! Qui achète pour autant de putain de biscuits et paie en putain de liquide ? s'emporta le russe au visage couturé. On a même reçu des virements d'une trentaine de banques, tout ça pour assez de cookies pour ensevelir Léningrad !

– On dit Saint-Pétersbourg Aliocha, glissa Yuri, appuyé contre la portière passager.

– Ta gueule.

– Toi ta gueule Alexeï, siffla le conducteur en déchirant l'air comme les freins du Transsibérien. Tu nous mets dans une sacré merde avec tes questions. Tu crois que nous non plus on ne se pose pas de questions ? Tu crois que nous non plus on est pas marqués par ce qui se passe ? Mais un bon mercenaire c'est un mercenaire qui arrête de se poser des questions. Moins on s'en demande, plus à l'abri on est. Alors tu la fermes maintenant, ou la Polkovnik te récupère dans un pire état que la mère Patrie après la Perestroika, c'est clair ? »

On aurait pu croire que cet interlude aurait fermé la conversation pour les dix heures de trajet restantes. En effet, chacun des trois mercenaires dans le double semi-remorque avait pleinement conscience du danger que représentait le savoir. Dans un monde mortel où la connaissance de l'anormal était parfois suffisante pour se voir prescrire une balle dans la nuque, on n'était jamais mieux protégés qu'en en sachant le moins possible sur les titans invisibles qui se menaient une guerre sans merci dans les coulisses. SCP, CMO, MC&D, GRU, autant d'acronymes sur lesquels fermer les yeux n'était pas seulement préférable mais salutaire. Et pourtant, à la fois perturbé par leur situation et enhardi par la discussion, Yuri lança nonchalamment :

« Et vous savez comment ils sont morts ?

– Pardon ? répliqua Nikolaï, les yeux rivés sur la route.

– Comment les huit camarades sont morts. On a attaqué des usines de biscuits, pas des repaires de mafieux, et encore moins des organisations militaires.

– C'est là que tu te trompes, l'interrompit Alexeï. Certaines usines n'ont posé aucune résistance, mais sur notre mission, j'ai pu voir un peu ce qui se passait pendant que vous chargiez les cookies. Ces types étaient lourdement armés, du matériel de pointe. Clairement, jamais des agents de sécurité dans une usine n'auraient sur eux des fusils d'assauts, des grenades et des capteurs thermiques. Il y a quelque chose qui cloche dans toute cette histoire.

– … Et tu as pu voir quelque chose d'autre ? finit par lâcher Nikolaï en amorçant un virage pour prendre la voie d'insertion.

– Ben alors Kolya ? Tu te poses aussi des questions, maintenant ? taquina Alexeï d'un ton narquois.

– Oh ça va la ferme, l'interrompit l'intéressé. Si t'en avais moins dit on serait tous plus à l'abri.

– J'ai compris, j'ai compris. J'ai pas pu vraiment fouiller les corps pour être honnête, les nettoyeurs sont vite arrivés évacuer tout le bâtiment et séquestrer les employés restants le temps qu'on parte, mais j'ai peur que tout ça sente très, très mauvais. C'est pas pour rien que j'affirmais que c'est une mission étrange.

– Alors accouche, à qui on a volé des tonnes de biscuits, Aliocha ? le pressa Yuri, comme pendu à ses lèvres.

– Eh bien, j'ai peur qu'on les ai volés à la Fondation SCP. »

Quelque part au-dessus des nuages, Océan Atlantique, ██/██/20██

« Non, non, pitié, je suis désolé ! »

L'ours somnolait dans un hamac des quartiers du personnel. Il ne dormait jamais vraiment, mais il aimait particulièrement passer du temps à ne rien faire. À penser au sens de la vie.

« Pitié Blue, je suis désolé j'ai dit ! »

Le temps était bon, le ciel était bleu, Multi n'avait ni ami ni amoureux. Mais pourquoi avoir des amis quand on peut être son meilleur ami ? Il redressa sa tirette de fermeture éclair, et enfonça son chapeau accroché à son crâne sur sa fourrure. C'était une bonne journée.

« Emmenez-le à l'infirmerie, il n'est bon qu'à ça, jeta une voix robotique sur le pont principal. »

Multi entendait la remontrance à travers la grille de pont, des petits morceaux de peluche tombant sur lui. D'un geste, il retira le scratch qui tenait son chapeau, récoltant un mélange de tissu et de laine synthétique en pluie. Après quelques instants, il replaça le précieux trésor dans son sac au pied du hamac, puis rattacha le couvre-chef noir et blanc.

Oui, c'était vraiment une belle journée. Un peu de peluche, plus aucun autre Multi que lui dans les cieux ou sur Terre, le temps de flâner, tout ce que Multi voulait. Il ferma les yeux, se sentant somnoler. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas dormi et ne voulait pas être réveillé. D'un geste, il se dézippa et sortit de lui-même, comme s'il portait sa peau à la manière d'une mascotte. Se rezippant prestement, il s'envoya garder la porte des quartiers pendant qu'il piquait un somme. Quel bonheur de se dédoubler ! Enfin, si on oublie la phase de dézippage à la fin.

« I, I just died in your arms tonight... » Multi faisait souvent le même rêve. D'ordinaire, les kleptoys n'ont plus de souvenirs de leur vie d'avant, des machines à servir les enfants et déchiqueter les méchants, ce qui limitait fortement leur capacité à rêver. Mais Multi avait toujours pensé que les souvenirs n'étaient pas complétements arrachés, que ces peluches carnassières étaient toujours hantées de leur vie passée. Et dans son cas, sa mémoire recombinée des milliers de Multi avait peut-être fait remonter des choses.

« It must have been something you said… » Miami, août 1986. Tout se passe de manière distordue. Il a gardé son apparence de peluche, mais il est bien plus grand. Ses mains se fixent, mal, comme si elle n'étaient pas nettes. Il est dans une chambre. Le lit est d'un blanc sombre et tournoyant. Le soleil, rosé, perle à travers la vitre sale. Il ouvre la fenêtre, la lumière coule en perles de corail. La musique est plus forte, comme si elle était dans la lumière. Le vent est inquiétant, chargé des embruns de la mer et des relents de la ville. C'est toujours le même rêve. Derrière lui, le corps sans vie de Janeth lui sourit. Elle lui caresse la joue avant de partir en poussière, éparpillée par le temps. Mais son sourire reste figé dans l'air, quelque chose tremble et remue sous le lit. Il revoit à nouveau la Ferrarri. Le rouge lui fait mal. L'odeur des billets est forte, et les voix sont comme étouffées, sous l'eau. C'est toujours le même rêve. Une cigarette, des visages indistincts. Et puis le français. Il doit lui donner quelque chose, mais quoi ? Ils mangent. Multi a un jumeau ? Des photos horribles. Le lit est désormais d'un noir violacé. Il se sent mal. La radio est si forte à présent. Les toilettes, et puis un grand rouge. Puis noir. C'est toujours le même rêve.

« I, I just died in your arms tonight… »

Multi fut arraché de sa torpeur par le hamac retourné. Devant lui, l'immense robot à la tête de télévision lui faisait face, sa batte cloutée sur l'épaule, le pauvre Multi laissé à la porte accroché au bout des piques. Les sourcils exagérés sur l'écran, Blue toisait le kleptoy de toute sa hauteur. Ce dernier, pris d'un instant de rage en voyant son propre corps mort, se releva en un éclair et se rua vers le robot de rage. Nullement impressionné, Blue envoyant valser l'ancien mafieux d'un coup de pied.

« Multi, tu es encore à ne rien faire. Je t'ai déjà interdit de dormir ici, encore plus de te cacher derrière une de tes copies ! Tu crois que je ne te vois pas ? ajouta la voix monocorde du contremaître.

T'avais pas besoin de me tuer Blue ! Vous m'auriez réveillé tous les deux et–

Tu t'en serais chargé ? Quelle différence, le coupa l'Intelligence Artificielle.

Bon, tu m'as juste réveillé pour me crier dessus ? Si ce n'est que ça, tu aurais pu me laisser encore cinq minutes, ronchonna Multi.

Nous avons besoin de toi pour une mission.

Qu'est-ce que c'est cette fois ? Une attaque suicide ? Un entrepôt à dévaliser ? Un état entier qui a besoin de coupons ? tenta de deviner l'ours blanc en costume. Quand tu viens me chercher, ce n'est jamais bon signe…

Nous avons perdu une toute nouvelle collection en moins de trois mois. Tous les produits dérobés. Tiens-toi prêt, quand nous les aurons retrouvés, tu iras avec d'autres les chercher, commença Blue.

Pour que tu viennes me prévenir à l'avance, Blue, c'est que la collection doit être vaste. Besoin d'aide pour la traque ?

C'est la raison de ma visite.

Toujours aussi clair Nono le Robot, lança la peluche au sourire acéré. Il fallait me le dire plus tôt. Qu'est-ce qui a été volé, exactement ?

La nouvelle collection de jeu de sociétés du Dr Wondertainement, grésilla la télévision qui servait de tête à Blue. Pour être exact, "Les jeux du Destin pour changer de vie". Trois-cent-cinquante boîtes au total, réparties en cinquante produits. »

KitKat Club, Berlin, Allemagne, ██/██/20██

PRO-PA-GAN-DA !

Dans le club mythique de Berlin, cela faisait presque deux heures que plus aucun client n'était en mesure de lire quoi que ce soit, ni de tenir un discours. À l'exception d'une poignée d'humains, personnel compris, la totalité des personnes au sein du club, entre techno saturée et drogues dures, était dans un état second plus proche de la transe hallucinée que du comportement d'un primate intelligent. Une seule constante dans ce club très particulier, réputé pour être le plus sulfureux d'Europe : la surface totale de tissus sur les corps était pour le moins misérable, si ce n'est scandaleuse. Quelques fêtards continuaient leur danse désarticulée dans la piscine pendant que d'autres, échoués sur le bord, riaient aux larmes. Toute cette masse grouillante, évacuant des masses de chaleur, respirait comme un seul homme sur les maigres instants de répit qu'offrait le rythme frénétique de l'électro berlinoise.

L'agente spéciale C4 était de cette poignée d'humains, tout comme son collègue Jones. Championne du monde de calcul mental, finaliste des championnats du monde de prestidigitation, titulaire d'un doctorat en économie et un doctorat en gestion, la rousse aux courbes avantageuses aurait pu s'enorgueillir de ces titres si son patron n'avait pas fait retirer de sa mémoire tout élément permettant son identification dans son habituelle paranoïa. En l'état, elle n'était que l'agente spéciale CAC40 de la FIM Omicron-19, envoyée en mission avec son collègue pour une enquête de terrain. Vêtue, comme le code vestimentaire le demandait, d'un simple ensemble de lingerie noir — porte-jarretelles inclus — et de talons à en donner le vertige, C4 refusa poliment les pilules roses qu'un autre invité lui tendait, pourtant sous les yeux d'un membre de la sécurité.

Car ce soir, au KitKat club, les règles étaient légèrement différentes. Ce n'était pas n'importe quelle soirée, c'était l'anniversaire de Louis Ricard, le riche héritier de la famille de distilleurs. Et pour l'occasion, toute la jeunesse dorée d'Allemagne, de France et au-delà s'étaient réunie dans un festival de débauche hédoniste, entre sexe et drogue au rythme de la techno allemande. Les agents spéciaux CAC40 et Dow Jones, envoyés sur place dans le cadre de ce que leur patron du Bureau avait appelé l'opération "Feu d'Artifice", s'étaient faits passer pour Charlotte Cartan et John Dillinger, deux richissimes créateurs de startup qui avaient fait fortune avant même leurs trente ans, parmi les milliardaires les plus jeunes d'Europe. Évidemment, le patron s'était occupé de les placer à la tête d'une société-écran florissante, et d'éditer rétroactivement leur portefeuille de cryptomonnaie, comme à son habitude. Ils n'étaient pas les seuls milliardaires de moins de quarante ans : la plupart héritiers à l'image de Ricard, certains vendeurs d'armes et autres startupers dans des pays en voie de développement s'étaient joints à la fête. La fortune cumulée de cette soirée dépassait probablement le PIB d'une centaine de pays, et sans doute des vingt ou trente derniers cumulés. Pour C4, presque aucun visage n'était inconnu ; mais pour le reste des invités légèrement intoxiqués par le parfum amnésique aux senteurs de musc des deux agents, il serait pratiquement impossible de se souvenir d'autre chose que d'une forme floue au milieu de la foule en sueur.

À quelques mètres de l'agent Dow Jones, le DJ de renommée mondiale faisait hurler les enceintes, déclenchant des vagues humaines au rythme de la techno désincarnée, entre sol tremblant au rythme des basses et véritables pogos momentanés lors des drops. Vêtu d'un simple pantalon noir et de lunettes de soleil roses, Dow Jones scrutait la foule, cherchant l'occasion pour intervenir. La prise d'information au contact, "en intraveineuse" comme aimait l'appeler le patron, nécessitait du tact, et ce soir pas mal de doigté. Il fallait trouver une cible assez naïve ou amochée pour qu'elle se livre un peu, mais suffisamment sobre pour tenir un discours cohérent. L'hawaïen aux traits asiatiques enregistrait dans son programme cérébral hors de toute mesure chaque visage, chaque embrassade, chaque consommation. Il lisait sur les lèvres entre deux et quatre conversations à la fois, recréant la discussion mentalement entre chaque flash de stroboscope. Un mot revenait sans cesse, "Suisse". Pas étonnant pour tant d'ultra-riches d'avoir des comptes en Suisse, mais les discussions ne semblaient pas porter sur l'argent, pas plus que la saison n'était au ski. Autre détail qui avait alerté le physionomiste de la FIM Omicron-19, les individus qu'il espionnait répétaient avec une fréquence anormale les mêmes phrases, les mêmes expressions. Certains se comportaient parfois de manière rigoureusement identique, se rentrant dedans dans un effort d'échanger leurs fluides corporels. C'était étrange, surtout avec les niveaux de substances ingérés par les invités, de tenir de tels comportements.

Louis Ricard, à qui il ne restait que son caleçon et un bas résille, sauta sur l'estrade à droite du DJ, agitant les bras au rythme effréné du morceau de psytranse craché par les monstres acoustiques de part et d'autres. D'un scan rapide, Jones et C4 se remarquèrent tous les deux, prêts à intervenir. C'était exactement la rupture de statut que l'agente attendait pour une incision, secondée par son observateur. Après quelques mots chuchotés à l'agent de sécurité, deux femmes à la plastique parfaite montèrent sur la plateforme afin d'accompagner le riche hériter, plus vieux d'une année depuis quelques heures. Alors que l'une d'entre elles commença une danse digne des meilleurs clubs de Pigalle, déclenchant par la même occasion une vague de cris d'encouragements et de protestations, Dow Jones glissa l'identité de leur cible à l'agente CAC40. Ayana Jacobs. Fille adoptive des magnats de l'émeraude, le canon d'un mètre quatre-vingt-douze au teint que les cravates du patron des "Cauchemar en Costard" ne renieraient pas, Jacobs avait, selon toute vraisemblance, trouvé un filon en vendant armes et paratech aux chefs de guerre africains mais également à certains groupes comme Boko Haram. Du fait des intrications entre parareligieux et gouvernements dans cette région du monde, les preuves n'avaient jamais pu être établies par la Fondation, condamnée à une surveillance molle.

Analyse rapide. Un verre à la main, rien dans l'autre, ongles courts, lingerie Bordelle bleue à environ onze-mille euros l'ensemble, rouge à lèvres à moitié passé. Une approche entre mystère et sensualité, un brin d'effronterie et surtout une légère modification de la composition de son parfum. Le docteur qui les avait envoyés ici avait tenu à ce que C4 puisse modifier sa fragrance anormale dans l'éventualité où une approche douce serait tentée, elle n'avait qu'à fumer l'une des petites cigarettes roses dans son sac. Passant rapidement en chercher une, la rousse provocante observa, un peu décontenancée, un grand entrepreneur mexicain manger ce qui ressemblait fortement à un Pépito sur l'arrière-train d'une rappeuse américaine. Reprenant ses esprits, l'agente de FIM se dirigea vers sa cible, recevant dans son micro intra-osseux l'historique de la soirée d'Ayana Jacobs que lui envoyait son collègue à la concentration sans failles. Elle ne put réfréner un sourire sur ses lèvres aux mots de Jones. Elle préférait coucher avec des femmes, surtout si c'était pour leur soutirer des informations. Les hommes étaient bien souvent trop concentrés sur leur performance supposée pendant, et complétement stupides après. Les méthodes du Bureau, probablement aux confins de l'éthique et de l'orthodoxie pour la Fondation, avaient malgré tout plus d'une fois porté leurs fruits.

Posant une main sur celle de la riche entrepreneuse en arrivant par derrière, C4 fit tourner la tête de cette dernière, manifestement moins attaquée par la décadence chimique que l'écrasante majorité des fêtards. Leurs regards se croisèrent en un éclair, au moment de l'explosion sonore provoquée par le drop. Plongeant dans les yeux d'un brun ténébreux d'Ayana, C4 sentit le mélange de son charme et des toxines sédatives et aphrodisiaques du commandant de FIM faire effet, la pupille se dilatant légèrement. En une fraction de seconde, elle vit l'aorte de sa cible enfler puis se réduire en un battement de cœur perturbé, comme s'il se calait sur un autre rythme. D'un mouvement à peine perceptible, C4 put voir le regard de Jacobs le suivre, et décida de s'y noyer. La sud-africaine était belle, très belle, et l'agente CAC40 n'était pas insensible à son charme. Quelques mots, des corps qui entrent en contact, une danse, chacune boit dans le verre de l'autre. Grâce aux inhibiteurs de méfiance de la cigarette, Jacobs était moins encline à garder ses distances. Nouveau drop en construction. Les deux femmes, désormais à quelques centimètres, se regardaient, comme léthargiques, ignorant l'univers autour d'elles. Dans le monde de C4, il n'y avait plus grand chose à l'exception de la femme noire dans ses bras et des messages que lui faisait parvenir son collègue. Alors que leurs lèvres fusionnaient dans une passion chimique, C4 trouva dans la main d'Ayana un petit biscuit au chocolat, comme indiqué par Jones. De plus en plus étonnée de ceci, elle fit passer la sucrerie dans sa main avant de continuer l'embrassade de plus belle.

Au petit matin, Dow Jones était devant l'hôtel. Une nouvelle coupe, un nouveau maquillage et son parfum d'indifférence sur la peau, il était impossible qu'un humain non-anormal ne le reconnaisse. Redressant sa cravate bleu ciel, il reconnut le pas de sa collègue. Tournant la tête, il vit la française, étincelante dans une robe violette qu'il ne connaissait pas. Son œil avisé de membre des "Cauchemar en Costard" remarqua les légers défauts de taille, pas tout à fait ajustée. Sans doute empruntée à la sud-africaine.

« Alors ? C'est quoi cette histoire de cookies ? demanda Jones en guise de bonjour.

– Je t'explique dans la voiture, lui répondit-elle sans même le regarder, hélant un taxi. Mais pour faire simple, il semblerait qu'on parte pour Montreux. »

Bureau de Geoffrey Doyles, Site-Zayin, ██/██/20██

Gris métallisé. Du gris métallisé absolument partout. Des nuances de gris métallisé, parfois poli parfois miroir, parfois sombre parfois mat. Comment une telle concentration de métal avait pu être utilisée pour façonner cet endroit ? Les constructeurs initiaux de ce monstre d'acier devaient sans doute être des fous du Dieu Brisé, ou encore pire, une agence gouvernementale. Fort heureusement, les sièges n'étaient pas aussi en métal, sans quoi cela aurait tourné au ridicule. Le cuir bleuté des fauteuils dans la salle d'attente était confortable, mais l'interdiction de fumer allait vite devenir insupportable pour son dernier occupant.

Cela faisait bientôt trente minutes que Charles Borel attendait en face de la secrétaire du directeur. Il détestait avoir affaire à Geoffrey Doyles, mais plus que tout il détestait attendre dans le bureau de la secrétaire. Lui qui avait été habitué à être reçu partout grand luxe, entre les millions de ses ex-employeurs et leurs noms terrifiants. Cela avait rendu le toxicomane particulièrement impatient, d'autant plus qu'il sentait ses addictions remonter dans son sang. Nicotine, adrénaline et barbituriques au minimum. Ce genre de troubles étaient particulièrement rares au sein de la Fondation, mais le nombre d'agents et docteurs suivis par un addictologique au sein du Bureau des Fonds Monétaires et des Taxations Volatiles avait depuis peu dépassé les soixante-dix pourcents. Dans le cas de Borel, en plus d'un paquet de drogues dont il ne s'était jamais défait, le chercheur était sous traitement double de mnésiques et d'amnésiques, ce qui entraînait des effets secondaires particulièrement lourds. De plus, lors de sa dernière opération Surenchère, il s'était exposé à une anomalie assez lourde pour nécessiter une assistance chimique. En ajoutant à cela une formation de toxicologue qui lui permettait de faire passer en douce quelques ordonnances, et ainsi pouvait-il amener dans le bureau du directeur du Site-Zayin un individu au test sanguin qui ferait pâlir un agent des stups assigné à la colline du crack. Pour autant, ces consommations excentriques n'expliquaient pas comment le docteur de plus de soixante ans, rajeuni via des sacrifices capitalistes, s'était retrouvé à attendre plus d'une demi-heure pour voir Doyles.

« Excusez-moi, vous êtes sûre que je ne peux pas ouvrir la fenêtre pour fumer rapidement ? retenta le toxicologue, sentant des gouttes de sueur perler sous ses cheveux.

– Dr Borel, c'est la quatrième fois que vous me demandez. Et la réponse est non. Vous étiez déjà venu, je vous signale, répliqua la secrétaire derrière ses lunettes à double foyer, sur un ton qui avait du mal à dissimuler son agacement. Vous voulez un verre d'eau ?

– J… Je veux bien, merci. »

Bientôt trois heures qu'il n'avait rien pris. Borel sentait les lumières autour de lui vaciller et, en attrapant le verre d'eau, remarqua qu'il tremblait légèrement. Si jamais il faisait une crise de manque, il avait toujours sa seringue au cas où. Mais le chercheur, plus têtu encore que le magazine, voulait se prouver à lui-même qu'il n'irait pas jusque là. Qu'il n'avait pas besoin d'une solution aussi radicale mais surtout qu'il pouvait rencontrer Geoffrey Doyles sans être drogué jusqu'aux os. Son effroyable résistance aux psychotropes donnait à presque tous ses collègues l'impression qu'il ne faisait que fumer des cigarettes rigolotes à l'odeur anormale, mais la vérité était tout autre. Reconstruit au puit d'Hadrien, Borel avait développé une tolérance impressionnante aux médicaments lors de son séjour chez les courtiers anglais et ne s'en était jamais séparé.

Il sentit le liquide glacé irradier dans sa gorge. Plus fort encore qu'une absinthe, l'eau cristalline lui fit tout d'abord perdre pied un instant. Il sentit sa gorge, son estomac, toutes les cellules de son corps qui hurlaient à la mort pour une dose de plus. Puis, en un éclair, le breuvage salvateur endormit son organisme malade alors qu'il fit un effort mental pour rediriger la douleur et le manque vers la discussion à venir, s'appuyant sur la sensation fraîche et désaltérante tel Archimède soulevant le monde. Ne persistait que la douleur dans ses os et son dos qui, en l'absence d'antidouleurs, refaisaient surface. Cette douleur, sourde et lancinante, qui jamais ne l'avait vraiment quitté depuis le premier diagnostic, qui finirait par le tuer. Mais pour le moment, pas question de s'apitoyer, il avait une opération spéciale à négocier avec le directeur du Site-Zayin.

« Entrez, Borel. »

Ces deux mots le sortirent de sa torpeur passagère. Il récupéra l'usage de ses yeux pour découvrir la porte du bureau de Geoffrey Doyles ouverte, l'homme aux cheveux nacrés dans l'encadrure de la porte. Borel se leva d'une traite et se dirigea immédiatement vers le bureau, prenant une grande inspiration.

Le bureau de Doyles tranchait violemment avec le reste de Zayin. Lambris de bois au style marqué, baie vitrée lumineuse et sculptures modernes habillaient la grande salle ovale. Derrière le meuble aérien où travaillait le directeur, deux tableaux se faisaient face en épousant les murs arrondis, représentant un amas d'engrenages et une créature sanglante. Attentif, le toxicologue passa les yeux sur la collection de médailles des FIM entreposée dans une armoire entièrement en verre, intelligemment travaillée pour donner l'impression de flotter. Geoffrey Doyles s'était reculé dans la pièce, attendant debout à côté du bureau. Habillé d'un costume gris clair, sa moustache impeccablement soignée tranchait nettement avec le docteur tout de noir vêtu, barbe fournie et cheveux aux épaules. Lui faisant signe de s'asseoir, le directeur prit place de l'autre côté du bureau d'un mouvement prompt.

« Alors Borel, qu'est-ce qui vous amène ici ? Bruce est en vacances ? Vous avez besoin d'armes ? D'une désintox peut-être ? enfonça Doyles dans un calme olympien.

– Je…

– Allons docteur, qu'est-ce que vous croyez ? Que vous pouvez vous pointer dans mon bureau raide comme une saillie, blanc comme un cierge de Pâques et que je vais faire comme si de rien n'était ? continua le directeur, dont le ton parfaitement clair tranchait avec les mots accusateurs. Cela fait un moment que votre petit département crapuleux est sur nos radars, même si vous vous terrez au fin fond d'Aleph. Vous donnez de la drogue à vos subordonnés, traquez leurs addictions et vous vous défoncez tous dans le joyeux bordel de billets que vous avez escroqué et on devrait vous laisser faire ?

– Écoutez, en fait… tenta une fois de plus le responsable du Bureau des Fonds Monétaires.

– Non non non, c'est vous qui allez m'écouter, l'interrompit une fois de plus l'homme à la moustache immaculée. Je pense qu'il va falloir vous recentrer et sortir de votre tanière, Charles Borel. D'abord, on commence par se calmer sur la cocaïne, ça n'est pas le conseil d'administration d'Amazon ici. Ensuite, vous…

– Justement, trouva enfin le toxicologue, déglutissant difficilement. Je viens vous voir à propos de la FIM Omicron-19.

– Vos roquets personnels ? Pourquoi vous ferais-je confiance, Charles ? Les résultats du Bureau sont en dessous de ce que vous présentez, et vos petites actions mafieuses ne ravissent nullement le Département de Sécurité. Déjà que vous aviez le Comité d'Éthique à dos, vous commencez à accumuler franchement.

– Les Cauchemar en Costard ne sont pas mes roquets personnel, Monsieur Doyles, répondit d'un ton cinglant le docteur, piqué à vif. Il s'agit d'une équipe d'élite spécialisée dans les affaires financières de la Fondation, et nous avons jusqu'à présent un taux de réussite de 100 %. Résultat du Département de Sécurité, au cas où. J'avoue que mes agents sont peu orthodoxes, mais nous sommes d'une efficacité redoutable en ce qui concerne nos domaines d'expertise. »

Surpris par le regain de Borel, Doyles se laissa reculer dans son fauteuil, fixant d'un œil acéré son invité. Il ne pouvait pas contester les étonnants chiffres du tout récent Bureau et en particulier sa réussite de terrain. Lui qui n'approuvait pas toujours les recrutements iconoclastes, il fallait se rendre à l'évidence concernant cet arrivage de requins.

« Depuis désormais quelques mois, mes indicateurs socio-démographiques sont affolés de manière absurde. Hausse de la violence, des suicides, explosion du milieu de la nuit, des faits divers sordides mais surtout du marché du jeu de société, le tout concentré dans les derniers déciles économiques. En parallèle, on observe une hyperinflation du milieu agro-alimentaire dans le domaine de la biscuiterie. Dit comme ça, impossible de comprendre le rapport.

– En effet Borel, je suis un peu perdu, acquiesça le directeur.

– Je l'étais aussi au début de la semaine. Seulement voilà : les riches ont la langue bien pendue pour peu qu'on tire dessus. Il y a trois jours, j'ai envoyé deux agents d'Omicron-19 à l'anniversaire d'un jeune milliardaire fils à papa, Louis Ricard, cocorico. Comme de par hasard, ils ont retrouvé certains de nos cookies dans les mains de vendeurs d'armes, arnaqueur de Ponzi et autre respectable investisseurs. Je vous passe le détail de comment les informations ont été récupérées, ajouta Borel sur un ton sans équivoque. En clair, tout ce petit monde gravite autour d'un pays dans lequel le trafic aérien est plus composé de jets privés que du reste, où tout est blanc des montagnes aux conduits nasaux et où des milliards se cachent dans un secret religieux.

– La Suisse, explicita Geoffrey Doyles comme d'instinct. »

Borel acquiesça silencieusement avant de poursuivre.

« Pour être exact, une ville sur le bord du Léman. Genève eut été trop simple, non, il semblerait que toute cette activité biscuitière se concentre dans un endroit très spécial, fit planer Borel. Il s'agit du casino de Montreux.

Encore ? soupira Doyles. Cet endroit est décidément maudit. Bon, et quel rapport avec les biscuits ?

– Mon agente a récupéré un des précieux gâteaux et l'analyse est… édifiante. Je vous laisse juger des résultats thaumatologiques par vous-même, ajouta le docteur en noir au directeur en gris, tendant un document. »

Les yeux verts du directeur du Site-Zayin se posèrent sur le dossier. Vingt pages d'analyses, de résultats, de courbes. Habitué à ce genre de document illisible pour le profane, il sauta immédiatement à la conclusion.

« Absorption d'élan d'énergie vitale, réallocation de souvenirs, résuma Borel. En clair, le biscuit contient un fragment de vie arraché à son possesseur original. Mangez-le, et votre vie s'allonge légèrement, en plus de recevoir une partie des souvenirs et de la personnalité qui l'ont rempli.

– Des biscuits spirituels échangés dans un casino ? récapitula Doyles. Mais par quel moyen ? Le trafic ne peut pas être en pleine lumière.

– D'après la personne à qui nous avons… emprunté le petit gâteau, dirons-nous, ils sont pariés au cours de jeux de société dans les sous-sols du casino. Les entrées se font sur invitation, mais on peut être coopté dans le cercle. Je pense que c'est là l'origine des vols en masse de sucreries.

– Des informations sur la topographie du lieu ? interrogea le directeur sans perdre une minute.

– Je ne me serais pas permis de venir les mains vides, voyons, sourit le toxicologue d'un air mauvais. Nous avons des contacts au CERN, qui ont utilisé l'émetteur de neutrinos de Rome pour faire une analyse comparée centrée sur Montreux. Espace anormal, structure semi-stable sur une échelle à court terme, au moins huit mille mètres carrés et deux étages à chaque instant.

– Une idée de qui est derrière ?

– À mon sens, les cookies sont transformés par les jeux de société, ce qui entérine leur caractère anormal. Au vu du ton, de la forme, de la quantité et du fait qu'ils se trouvent dans le commerce, je pencherais pour Wondertainment. Ou un faussaire.

– Depuis quand le Docteur tient des maisons de jeu cachées ? tiqua le directeur aux yeux verts.

– Depuis jamais, à mon sens il ne contrôle plus les boîtes. Vol, rachat, location, peu importe, mais c'est une autre organisation qui gère les affaires, renchérit le docteur aux yeux noirs. À vrai dire, pour payer cash des millions d'euros de biscuits, tenir un casino extradimensionnel et s'infiltrer si naturellement dans les couches supérieures de nos société je ne vois que trois noms.

– Vos anciens employeurs, hein, Charles Borel ? fit Doyles sur un ton agacé. Bon, eh bien c'est parfait, j'envoie une demande immédiatement au Département de la Sécurité pour une opération de la FIM Psi-7 pour faire main basse sur tout le matériel anormal.

– Sauf votre respect, monsieur, je ne pense pas que ce soit la meilleure idée, se permit Borel sur un ton plus mesuré que d'habitude. Pour dire vrai, c'est l'origine même de ma visite.

– Allez-y, expliquez-moi pourquoi vous faites mieux que tout le monde. Ce ne serait pas la première fois que vous faites ce genre de choses.

– Merci pour cette pointe de sarcasme. Donc, le problème est le suivant. Si le casino de jeux est effectivement une poche anormale, Marshall, Carter & Dark a probablement tout le loisir de relocaliser le bâtiment en nous voyant arriver. De plus, sans un accès préalable pour évaluer les risques, cela me paraît du suicide. Enfin, les agents de Psi-7 sont très compétents, mais pas les meilleurs en ce qui concerne les opérations dans un tel contexte.

– Qu'est ce que vous proposez alors, Borel ?

– De faire les choses à ma façon. Traitement préalable, fiches de renseignement, profilage, filature du personnel. Cela a beau être une zone extradimensionnelle probablement semi-consciente, pour faire tourner un établissement de cette envergure MC&D ne peut pas se contenter d'un commissaire-priseur seul. Il y a donc moyen d'infiltrer le personnel, la liste des invités, déposer du matériel, saboter la sécurité, puis passer à l'action.

– Charles, vous préparez un braquage ? »

Le silence du docteur était évocateur. Fouillant dans sa mallette, il sortit deux fiches qu'il posa sur le bureau de Doyles, à côté des autres documents.

« Aussi, pour cette opération, j'aimerais procéder au recrutement de deux agents. Anastasia Kolskaya, de la FIM Mu-3 pour son passé dans les casinos me semble une excellente agente. Elle sera très à l'aise pour l'opération et peut nous épauler sur les anomalies monétaire. Quant à Monica Pace, ajouta-t-il en avançant le second dossier, il m'est avis qu'elle a un excellent profil pour une entrée informatique, tout particulièrement dans celles des banques. Après tout, c'est bien au service de sécurité informatique de Lehman Brothers qu'elle travaillait avant que je ne la mette à la rue.

– … Je… Écoutez Borel, je vais voir ce que je peux faire. Vos méthodes sont comme d'habitudes incongrues, mais… Bon. Je vous rappelle demain.

– Parfait ! fit le toxicomane en se levant de sa chaise, à peine dérangé par ses douleurs osseuses. Merci encore Monsieur Doyles, bonne continuation, fit tout sourire Borel en serrant la main de ce dernier.

Je sens que je me suis fait enfler… grommela le directeur du Site-Zayin une fois le chercheur parti. »

L'Ours et le Requin | Peluche en eaux troubles »

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