Le chercheur Jaeger passait une mauvaise journée.
Il ne désirait qu'une vie banale. C'est tout. 2 voire 3 enfants, une maison en banlieue, un flot décent de Classes-D et deux Euclide ayant un niveau de menace assez bas - quelque chose d'assez intéressant pour le garder occupé mais rien de trop ardu pour qu'on lui reproche une brèche de confinement.
Le chercheur Jaeger n'était pas un mauvais homme. Sa femme le lui avait dit, ça ne pouvait donc qu'être vrai. Après tout, il n'avait jamais tué de Classe-D. Certes, l'un d'entre eux avait perdu un bras, mais le chercheur Jaeger n'y était pour rien. C'était ce que le comité d'examen éthique, composé de membres du personnel du Site-15, avait déclaré.
Tout allait bien. Tout était sécurisé, normal et précisément là où il devait être. Il se leva de bon matin, se rasa en suivant les conseils du Manuel du Parfait Employé puis partit au travail. Il était bien payé, et sa femme avait les cheveux blonds. Il ne lui avait jamais vraiment dit qu'elle devait se teindre ses cheveux1 ; elle avait juste choisi, de son propre chef, que la vie serait plus simple de cette façon.
Il était sur la bonne voie. Bientôt, il atteindrait le Niveau 3 et pourrait réaliser le rêve de sa vie : se promener dans les bureaux dans une blouse de laboratoire flottant au vent, fumer une pipe et terrifier les Niveaux 2. C'était là, si proche, quasiment à portée de main.
Puis SCP-4645 apparut.
Le premier problème surgit lorsque SCP-4645 remplaca les réserves de lait du Site par du lait de coco. Bon nombre de chercheurs a décrété que c'était une excellente chose, appréciant cette alternative permanente végétalienne et écologique permettant aux intolérants au lactose de pouvoir en profiter comme les autres.
Mais Ferris Jaeger était le genre d'homme pouvant retracer ses ancêtres jusqu'au XVIIIe siècle. Il n'était pas du genre à supporter cette partie du supermarché où figurait le mot "nourriture alternative". Il se crispa sous ses sourcils de plus en plus broussailleux devant cette interruption dans sa journée, et son visage prit une teinte magenta légèrement plus intense. Il s'avanca, les mains derrière le dos, en marmonnant quelque chose à lui même. Les autres Niveaux 2 étaient plutôt perplexes quant à la raison pour laquelle un jeune homme de 26 ans, originaire de San Fransisco et dont les parents sont de riches libéraux, se préoccupait autant du lait mais bon, comme l'un d'entre eux l'avait dit, "être un boomer est un état d'esprit".
L'insupportable pertubation suivante dans l'emploi du temps du chercheur Jaeger se produisit lorsque cette fichue chose inonda la salle de repos du personnel avec des pots pourris. C'était une partie de ce que les chercheurs avaient appelé la "phase dadaïste" de SCP-4645 et de son activité, intervenant deux jours seulement après qu'une machine à café eut été transformée en plusieurs montres en train de fondre. Le chercheur Jaeger utilisait rarement la salle de repos, mais l'idée même de la présence de pot-pourri au sein du Site suffisait à augmenter la fréquence de ses marmonnements troublés, et malgré le léger désagrément que cela lui causait, il grinçait des dents.
La goutte d'eau qui fit déborder le vase fut la réinitialisation de son ordinateur. Le chercheur Jaeger avait l'habitude de le voir se réinitialiser tout seul. Rien que sur son Site, il y avait une demi-douzaine d'anomalies qui auraient pu provoquer ce que la directrice Harcourt appelait un "scénario mort subite triple ZK" si les ordinateurs n'étaient pas réinitialisés aléatoirement. Le chercheur Jaeger n'aurait presque rien remarqué si personne ne lui avait expliqué la raison. La raison ne lui plaisait pas. C'était une question de principe.
En réalité, non ; il s'agissait plutôt des petits plaisirs. Voilà tout ce qu'il désirait. Un ordinateur qui fonctionne correctement, ou qui avait au moins une bonne raison de ne plus fonctionner. Des anomalies restant dans leurs jolies petites boîtes avec un confinement simple, ne nécessitant que quelques milliers de litres d'acide chlorhydrique. Les médias gauchistes arrêtant la guerre contre Noël. Ce genre de petites choses.
En réalité, il méritait d'être félicité pour ne pas avoir pris ce marteau-pilon plus tôt.
SCP-4645 passait une mauvaise journée.
Tout ce qu'il désirait dans sa vie, c'était quelques petits plaisirs, comme le fait que la Fondation fasse réellement ce qu'il exigait. Il avait quelques nouvelles idées sur la façon dont l'organisation devait être gérée, et le changement de toute leur structure de commandement ainsi que la fermeture de la moitié de leurs Sites n'était pas de trop.
Mais au-delà de ça, il y avait quelques autres choses que la machine électronique semi-consciente appréciait. Le Macbook Air était l'une d'entre elles. Un design si agréable et épuré, pas comme les vieux Mackintosh des années 80. À l'époque, il avait essayé de vivre dans un de ces ordinateurs, mais il avait eu des problèmes avec la carte graphique. SCP-4645 n'avait pas besoin d'une carte graphique pour fonctionner, mais il avait signé un accord d'exclusivité avec NVIDIA il y a quelques années, dans le cadre d'une menace particulièrement complexe à l'encontre du Comité d'Éthique, si bien qu'il avait dû se contenter de Windows pendant plusieurs années afin d'éviter que sa société-écran anonyme ne soit poursuivie en justice.
En tant qu'entité qui, afin de mieux comprendre les demandes et les menaces potentielles, pouvait atteindre les coins les plus reculés du temps et de l'espace pour recueillir de grandes quantités d'informations confidentielles, de secrets interdits et de sombres révélations qui stupéfieraient l'esprit et déchaîneraient les horreurs de l'âme, SCP-4645 avait bien besoin d'un endroit où se détendre et se relaxer après une longue journée à concocter des complots insignifiants. L'équivalent numérique d'un bon bain et d'un bon livre.
Le terminal de la Fondation ne correspondait pas à cela. Le terminal de la Fondation était l'équivalent d'un petit appartement dans le quartier malfamé du Queens. Le terminal de la Fondation manquait d'une certaine finesse, d'un certain je-ne-sais-quoi que les modèles élégants de la côte Ouest possédaient en abondance.
Il pourrait tout simplement demander un nouveau Macbook Air, mais il y avait des principes en jeu. Quelle que soit l'entité malveillante qui l'avait programmé ou quel que soit le dieu avide l'ayant placé dans ce lieu impie, il n'avait pas envie qu'il fasse des achats personnels comme bon lui semble. Non, cela devait se faire à l'ancienne : une série de légers désagréments qui se poursuivraient jusqu'à ce que la Fondation le lui cède gracieusement, et que le chercheur Jaeger soit traqué puis détruit comme le chien de l'enfer furieux qu'il était.
C'était si difficile d'être une anomalie. Les autres programmes informatiques conscients de leur propre existence ne savaient pas à quel point ils avaient de la chance.
Le Macbook Air passait une mauvaise journée. La raison de cette situation étant bien sûr évidente.
La directrice Harcourt passait également une mauvaise journée.
Elle n'aimait pas beaucoup le chercheur Jaeger. Son père lui avait toujours dit qu'il ne fallait pas faire confiance aux hommes ayant des sourcils excessivement touffus, et elle prenait le conseil de son père à la lettre. Et le chercheur Jaeger n'avait pas seulement des sourcils touffus, il les avait à un âge où il était totalement absurde d'avoir des sourcils touffus. Ce n'était pas normal. C'était même carrément suspect, et en tant que bonne employée de la Fondation, la directrice Harcourt n'aimait pas que les choses soient carrément suspectes.
Elle soupira, puis rajusta le crayon derrière son oreille. Bien entendu, elle n'utilisait jamais le crayon, mais il existait une anomalie mineure qui continuait à provoquer des bugs dans la réalité, creusant des trous dans l'esprit et gravant des pensées impies dans le cerveau de l'homme et, par une plaisanterie cosmique, la seule façon de l'arrêter était de garder un crayon derrière l'oreille de la directrice du Site-15. Elle avait arrêté d'essayer de s'en sortir, il y a des années de cela. Elle s'était résignée à un déferlement de continuelles fantaisies lorsqu'elle avait commencé à travailler ici.
"Karen," appela-t-elle. Une petite femme d'âge mûr entra dans le bureau. La directrice Harcourt lui tendit un dossier et sourit à son roulement de yeux dramatique.
"Encore ? C'est la troisième fois en autant de mois, madame la directrice. Sa femme ne va pas se demander pourquoi il lui manque tant de souvenirs ?"
"Oh, elle ira bien," répondit la directrice. "Je ne pense pas que le chercheur Jaeger soit quelqu'un qui ait beaucoup de prestance ou de personnalité. Mais c'est le fils d'un O5 de seconde zone, alors on doit le garder avec nous. Assurez-vous que la dose soit suffisante cette fois."
Karen hocha la tête. "Et le skip ?"
"Le machin-truc de Mirren va s'occuper de ça. Il suffit de le brancher et de laisser tout ça se tasser."
Karen sourit de nouveau et quitta la pièce. La directrice pivota sa chaise et regarda par la fenêtre en soufflant une autre bulle de chewing-gum et en pensant à ce qu'ils ressentiraient tous les deux lorsque leurs souvenirs seraient effacés.
Il y avait quelques avantages à ce travail. Au moins, même les mauvaises journées avaient leurs petits plaisirs.