Coraline poussa un soupir en malmenant le lecteur CD de son véhicule. Réticent depuis des mois, il devenait de plus en plus difficile à mettre en marche et ça avait le don de l’irriter au plus haut point. Elle pesta en tournant la clef à l'idée d'un long trajet dans le silence. Le soleil éclairait la ville depuis quelques heures mais il était encore tôt et les rues ne voyaient pas défiler grand monde.
Elle avait reçu un coup de fil du centre d'appel : une personne au fin fond du Lot les avait contactés, leur demandant s'ils étaient de mèche avec "les monstres qui le hantaient la nuit". Aucun membre disponible dans les parages, alors elle se rendait sur place pour tenter de le retrouver. Le grondement du moteur ne suffisait pas à masquer le silence et la mauvaise humeur de Coraline grimpait plus vite que les kilomètres sur le compteur.
☆
Enfin arrivée dans la zone. L'appel reçu plus tôt ne lui fournissait pas une adresse à laquelle se rendre, mais le quartier suffirait. Un Éveillé, ça se remarquait de loin : ils gardaient l'air hébété et terrifié qui disparaissait du visage de la population au petit matin, comme s'ils s'attendaient à ce que chaque poubelle leur saute à la gorge.
Elle avait tendance à se poster à un café ou dans un parc, observant les comportements qui pourraient indiquer qu'une personne n'avait pas oublié ses cauchemars en se réveillant. Elle les abordait, parlait de la Fondation et leur proposait une main tendue. Certains avaient peur, mais la plupart acceptaient de l'écouter au moins quelques minutes et repartaient avec un badge et le numéro de la Fondation dans la poche.
Elle les recroisait parfois, passait une nuit sur le canapé de l'un d'eux avant de repartir sur les routes à la recherche d'alliés ou de réponses.
Un crachotement mélodieux la sortit de ses pensées. Le lecteur CD semblait se réveiller d'une longue sieste, mais un sourire serein la gagna tandis que le son se diffusait dans l'habitacle. Ses doigts tapotèrent le tableau de bord en rythme alors qu'elle examinait les alentours, un peu plus animés qu'à son arrivée. L'après-midi culminait et les vagues de chaleur s'échappant du goudron déformaient les passants sur sa vitre. Son ventre lui rappelait l'heure de son dernier repas et elle ralluma le moteur pour un petit tour dans les rues avoisinantes, dans l'espoir de trouver une boulangerie.
Elle s'attendait à trouver un sandwich plus facilement que sa cible et fut donc surprise de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Non loin d'un petit commissariat, trois agents visiblement lassés parlaient avec – ou plutôt écoutaient – un homme d'une trentaine d'années vociférer avec de grands gestes.
Elle se gara et coupa le moteur avant d'en sortir, retenant à peine un sourire. Voilà à quoi ressemblait un Éveillé.
Une policière se tourna vers elle en la voyant arriver à grands pas alors que son collègue continuait à hocher la tête sans réussir à finir une phrase, systématiquement coupé par l'homme en noir. Elle la salua avant de s'interposer dans la discussion, posant une main sur le bras de celui qu'elle cherchait sans lui jeter un seul regard.
— Oh je suis vraiment confuse que mon cousin vous embête ! Ma mère le surveillait mais elle s'est endormie et il en a profité pour faire un petit tour dehors. Encore désolé, il peut être un peu envahissant quand il est stressé ! Je vais le ramener à la maison, merci beaucoup d'être restés avec lui.
Le visage du policier en face d'elle s'illumina en entendant ces mots.
— Ah, merci bien, on était sur le point de le placer en cellule de dégrisement ! Ça fait vingt minutes qu'il fait des aller-retour dans le poste, il refuse d'entrer nous expliquer ce qui se passe mais il hurle dès qu'on s'éloigne !
Le concerné s'emporta une nouvelle fois après un instant de confusion, défendant sa santé mentale et insultant au passage tous les êtres vivants dans le périmètre. Il tenta de se dégager de la prise de Coraline mais celle-ci le tenait fermement et se retourna vers lui pour lui murmurer quelques mots à l'oreille.
— Je vois les monstres la nuit moi aussi. Viens avec moi.
— Attendez ! l'interpella la policière, moins enjouée que son collègue. Comment il s'appelle ?
— Florent, affirma Coraline avec un sourire contrit. Je suis encore désolée pour le dérangement, je m'en occupe !
Elle n'attendit pas la question suivante et tira l'inconnu vers le bout de la rue malgré les sourcils froncés de l'agente, qui semblait prête à poser une nouvelle question. "Florent" avait récupéré la maîtrise de sa langue et la mitraillait de questions sur les monstres, sur son identité et sur son intervention. Devant ses esquives, il s'arrêta au milieu du trottoir toujours en vue du commissariat, et refusa de faire un pas de plus sans explications. Sa tentative de l'attraper une nouvelle fois se solda par un échec et Coraline commençait à craindre qu'il ne s’enfuît sans prendre le temps de l'écouter.
Inspiration. Expiration. Son stress n'arrangeait pas sa brusquerie et elle devait manœuvrer plus intelligemment pour réussir à gagner sa confiance. Elle recula légèrement, exposa ses mains vides en guise de bonne foi et accepta enfin de délivrer son nom. Elle se présentait généralement comme venant de la Fondation, mais la méfiance manifestée au téléphone la poussait ici à garder cette information pour plus tard.
Sans laisser le temps de parler à son interlocuteur, elle le pria de l'écouter et de la suivre à l'écart des regards, usant de toute la persuasion qu'elle possédait pour le convaincre de sa bonne foi. Même si s'asseoir à ses côtés lui semblait toujours insurmontable, il accepta enfin de la rejoindre à l'abri des arbres.
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L'homme, qui se nommait finalement Marc, l'avait crue mais refusait de l'accompagner et était donc rentré chez lui avant que la nuit tombe. Coraline rejoignit sa voiture fatiguée et toujours affamée. Plus de boulangerie à cette heure-ci, elle se rabattit sur une épicerie nocturne. Les sandwichs triangles ne lui rendraient pas sa joie mais ils lui permettraient au moins de se nourrir. Elle s'attendait à rester quelque temps dans cette ville mais elle n'avait pas encore pris le temps de vérifier où elle pouvait dormir. Les hôtels n'étaient plus très sûrs et sa voiture non plus. Aucun membre assez près pour l'accueillir.
Pas le choix, ça serait la banquette arrière. La température restait suffisamment agréable pour qu'elle n'ait pas besoin de garder le moteur allumé pour profiter du chauffage. Une couverture traînait sur sa banquette arrière pour les situations de ce type, un joli plaid étoilé qui commençait à s'effilocher sur le coin supérieur droit. Une amie le lui avait donné il y a quelques années et l’idée d’en changer ne lui plaisait pas. Son regard glissa sur le lecteur CD tandis qu'elle installait son couchage de fortune. La même amie lui avait donné le CD qu'elle écoutait en boucle pour lui partager une composition dont elle était particulièrement fière.
Après avoir verrouillé les portes de l'habitacle, elle ferma les yeux sur sa nostalgie et tenta de se reposer au moins quelques heures.
☆
Elle fut tirée de son sommeil par des cliquetis insistants. Les réflexes prirent possession de son corps et ce n'est qu'une fois derrière son volant et le contact allumé que les sons s'associèrent aux souvenirs.
Une anomalie métallique qu'elle avait déjà croisée. Elle prenait la forme d'une masse sombre au sol et se déplaçait lentement en direction de tous les mammifères suffisamment proches pour être perçus par son étrange conscience. La seule fois où elle avait vu un humain entrer en contact avec, celui-ci poussait des hurlements à glacer le sang qui avaient confirmé son plan par défaut : rouler aussi vite que possible aussi longtemps que possible.
Un rapide coup d'œil dans le rétroviseur la rassura : comme les fois précédentes, la chose ne la suivait pas et cherchait plutôt une proie moins récalcitrante. Une pointe de culpabilité se ficha dans son ventre malgré sa certitude qu’il s’agissait de la meilleure chose à faire. Elle espérait que Marc était en sécurité chez lui, barricadé comme elle lui avait conseillé un peu plus tôt.
La musique qui s'échappait du tableau de bord chassait les dernières traces de son sommeil. La tête inclinée, Coraline visualisait les routes qui s'étendaient devant elle et toutes les destinations envisageables. Son appartement parisien était un peu loin pour qu'elle choisisse un retour direct, mais un membre de la Fondation habitait auparavant dans une ville qu'elle atteindrait au lever du jour. Elle évita d'un coup de volant brusque une poubelle avachie au milieu de la chaussée en murmurant l'adresse pour l'ancrer dans son trajet mental.
Le propriétaire de l'appartement faisait partie de la Fondation depuis longtemps, un homme sympathique malgré sa tendance à la panique. Il avait déménagé dans un ancien local associatif peu de temps après les avoir rejoints pour se retrouver avec les autres membres de sa branche, laissant son appartement vacant. Comme à d'autres endroits sur le territoire, les membres dans le besoin pouvaient s'y réfugier en demandant les indications d'accès au propriétaire. Coraline se passa de cette étape, puisqu'elle se souvenait de l'adresse et de l'emplacement de la clef cachée dans le jardin depuis une discussion entendue quelques années auparavant. Plus qu’à espérer un trajet paisible.
Ces appartements abandonnés prenaient le nom de "planque" pour elle. Ils étaient poussiéreux mais certains propriétaires avaient laissé de la nourriture non périssable et elle ne demandait rien de plus qu'une douche et des plaques de cuisson fonctionnelles.
☆
Elle fredonnait sur l'air familier de la musique pour chasser de son esprit les dangers qui la menaçaient probablement dans l’ombre. Elle aurait pu trouver d'autres disques, mais craignait qu'en enlevant le CD du lecteur, elle ne puisse plus jamais l'y remettre. Tant pis, elle ne se lassait pas. Depuis qu’elle voyageait tout le temps, ce son évoquait ce qui se rapprochait le plus d’un chez-soi.
Une tache mouvante apparut devant les phares et son pied se précipita sur le frein. Ses épaules se relâchèrent lorsqu'elle l'identifia comme un chevreuil affolé. Son soulagement laissa place à une peur glaçante à mesure qu'elle s'approchait de l'animal. Il ne fuyait pas, planté au milieu de la chaussée étroite, et la fixait avec d'énormes yeux bleutés. Son cou dressé menait à une tête inclinée de plus d'un quart de tour sur la gauche, comme dévissée. La colonne vertébrale ne pouvait pas effectuer cette torsion sans se briser, mais le regard palpitant de l'animal lui montrait bien qu'il ne s'agissait pas d'un dernier sursaut de vie comme les poulets qui continuaient à courir une fois la tête coupée. Anormal, et définitivement dangereux.
L'éviter allait être délicat, mais tout de même possible en manoeuvrant avec précision. La main sur le levier de vitesse, elle s'apprêtait à enfoncer l'accélérateur quand un coup sur la vitre passager la fit bondir au plafond. Un visage terrifié prononçait des mots qu'elle n'entendait pas, pointant la créature devant la voiture avant de secouer la poignée de la portière. Pas besoin de parole pour comprendre ce qu'il voulait. Si elle s'arrêtait pour réfléchir, elle n'aurait pas le temps de repartir avant que le chevreuil difforme soit trop près pour pouvoir l'éviter.
Le moteur reprit son grondement alors qu'elle relançait la machine. En jetant un dernier regard à droite elle… Non, elle ne pouvait pas.
Insultant sa stupidité, elle déverrouilla les portières et la personne bondit immédiatement à côté d'elle. Il manqua de s'ouvrir le menton sur le tableau de bord mais parvint à rentrer la majorité de son corps dans l'habitacle. Avant même qu'il ait pu refermer la porte, Coraline pressa la tant attendue pédale et sa voiture prit de la vitesse. Sans y croire, elle tambourina le klaxon en virant sur le côté de la route, ce qui ne fit pas broncher la créature. Son indécision l'avait menée si près qu'elle crut un instant qu'elle la percutait. Après quelques secondes suspendues, le véhicule poursuivit sa lancée sans choc.
— Bordel de merde.
Sa propre voix sonnait étrangement à ses oreilles. Après un coup d'œil dans le rétroviseur – il n'y avait rien –, elle se tourna enfin vers son nouveau covoitureur. S'il décidait de l'attaquer, elle ne pourrait rien faire sinon projeter sa voiture dans le bas-côté, en vain puisqu'aucun obstacle ne provoquerait d'accident conséquent. Pour l'instant, il ne semblait pas avoir d'intention belliqueuse, trop occupé à reprendre son souffle sifflant. Du même âge ou un peu plus, la peau brune et des cheveux mi-longs collés de sueur qui masquaient ses yeux. Aucune trace de sang ni de marque de blessure à part quelques égratignures sur ses bras, probablement causées par des branches ou des plantes.
— Merci.
Même rendue rauque par l'épuisement, la voix de l'inconnu étonnait par sa hauteur.
— De rien. Comment tu t'appelles ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Le silence se prolongea quelques secondes avant qu'il ne reprenne la parole, un peu plus hésitant.
— Elijah. Elle… Elle me suivait depuis pas mal de temps. Elle me parlait, expliqua-t-il avec un malaise palpable. Elle m'appelait par mon nom et disait qu'elle savait que j'étais pas chez moi, que j'appartenais pas à cet endroit, elle voulait que je rentre chez moi avec elle. J'y comprends rien, j'habite dans le coin, j'avais jamais croisé ce.. cette chose.
La gorge de Coraline se noua au fil de ses gestes de main erratiques. Son état transparaissait dans ses lèvres tremblantes et son regard perdu bordé de larmes. Tout dans son comportement indiquait qu'il n'avait aucune idée que toutes les nuits ressemblaient à celle-ci. Elle maudit cet effacement absurde qui arrivait tous les matins avant de reprendre la parole dans un soupir.
— Bon. Où est-ce que tu habites ? Je peux faire demi-tour pour te déposer.
— Non, s'exclama-t-il sans réfléchir.
— Comment ça, non ?
Les sourcils froncés, elle le regardait secouer la tête en se tordant les mains. Il fixait le sol à ses pieds et ne répondit que plusieurs secondes après que le bon sens ait poussé la conductrice à reporter son attention sur la route.
— Je peux pas rentrer, compléta-t-il avant de se tourner vers elle le visage illuminé. Où est-ce que tu vas ? Laisse moi à la prochaine gare si ça te va !
— Non, je… T'inquiète pas pour la bestiole, une fois chez toi elle te laissera tranquille et tout ira bien demain matin.
— Je peux pas rentrer. Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle va pas me suivre ? Les biches sont des animaux nocturnes mais celle-là, elle est pas normale.
— Chevreuil.
— Quoi ?
— Chevreuil, pas biche, expliqua Caroline, déjà fatiguée de la conversation à venir. Ok, ça va être difficile à croire mais si tu penses que je raconte n'importe quoi, tant pis. Toutes les nuits, des choses qui veulent notre mort apparaissent ; je dis “choses” parce que ça peut être très varié, des bêtes, des lieux ou juste des phénomènes. On appelle ça des anomalies, on sait ni comment elles se forment ni pourquoi. Ce qui est certain, c'est qu'elles se manifestent entre le coucher du soleil et le lever du jour et surtout, tout le monde oublie ce qui s'est passé le lendemain matin. Presque tout le monde : certaines personnes s'en souviennent, notamment après avoir vécu un événement traumatisant en lien avec une anomalie. Ces gens-là se sont rassemblés en une Fondation et tentent de se protéger ou de comprendre ce qui se passe. Le reste de la population vit en nous prenant pour des illuminés.
Sa tirade finie, la conductrice profita de l'attente confuse pour prendre un réglisse sur le tableau de bord et le lancer dans sa bouche.
— Et les victimes de ces "choses" reviennent tous les matins ?
— Non, lâcha Coraline avec un rire amer. Les morts restent morts et les disparus… restent disparus. La plupart du temps, en tout cas. Les gens trouvent des excuses plus ou moins convaincantes et la police classe ça comme des cas mystérieux pour passer à autre chose.
— C'est impossible ! Le monde se rendrait compte de quelque chose et il y aurait eu des mesures ! D'ailleurs j'ai des souvenirs de mes nuits précédentes et tout était absolument normal, tu délires.
Coraline soupira sans s'offusquer et jeta un œil au ciel. Merde. Les étoiles disparaissaient dans un bleu de plus en plus clair.
— Est-ce que tu as déjà essayé de planter une fourchette dans une graine de tomate ?
— Hein ? grogna Elijah d'un air ahuri.
— La graine glisse dans ton assiette, comme un poisson visqueux, je sais pas, prends la métaphore qui te parle le plus. Les traces de la nuit ne disparaissent pas, mais vous glissez à côté de leur compréhension, votre cerveau bouche les incohérences avec le scénario le plus plausible et vous intégrez ça comme un souvenir, persuadé que vous avez vu, ou pas vu, ce dont vous êtes convaincu. Quand vous discutez entre vous, vous rafistolez les histoires pour qu'elles soient cohérentes en validant l'imagination les uns des autres. Tu sais au fond de toi que c'est possible : essaie de penser à une personne, un proche ou une connaissance, que tu n'as pas vue depuis longtemps sans vraiment savoir pourquoi.
Le silence s'étendit pendant assez longtemps pour qu'elle jette un coup d'œil à son passager pour vérifier s'il l'avait entendue. Les informations imprégnaient son cerveau et il se débattait avec sa rationalité de la vérité.
— Bon. De toute façon, je n'ai qu'à attendre pour savoir si tu dis la vérité ou pas. Je suis curieux de rencontrer cette fondation, donc si tu veux bien me supporter encore un peu…
Elle secoua la tête, amère.
— Non, ça serait trop simple, on pourrait avertir la population au fur et à mesure. Dans quelques dizaines de minutes, ajouta-t-elle en pointant le ciel pâle du menton, tu auras oublié cette conversation et ce que tu as croisé sur la route.
— J'ai du mal à y croire, tout est tellement marquant, souffla Elijah. Tu es juste devant moi pour me le rappeler.
— On verra.
Elle espérait avoir tort. Peut-être que le chevreuil l'avait marqué assez fort pour qu'il se souvienne en lui racontant des horreurs qu’il avait tues. L'idée qu'il oublie sonnait déplaisante et, pour la première fois depuis longtemps, elle aurait aimé retenir le soleil pour que la nuit dure un peu plus longtemps. Sa mémoire à elle envahissait tous les recoins de son cerveau et la perspective d'oublier des événements l'effrayait autant qu'elle la fascinait. Elle se pinça les lèvres. Peut-être était-ce mieux pour lui, il poursuivrait sa vie avec les "civils" sans s'inquiéter de l'obscurité. Ou peut-être qu'il rencontrerait une anomalie sans savoir et que cela lui coûterait la vie.
— Et toi, tu fais partie de cette fondation ? s'enquit Elijah pour briser le silence. Et comment tu t'appelles ? Je viens de me rendre compte que je le sais même pas.
— Coraline. Je fais plus ou moins partie de la Fondation, oui. La plupart des membres s'organisent en groupes locaux, mais je préfère continuer de bouger pour filer des coups de main.
— Tu sillonnes la France pour sauver les imbéciles en détresse des monstres qui les menacent ?
Elle ne put s'empêcher d'éclater de rire devant son interprétation de la nuit.
— Vraiment pas ! Je cherche des gens qui ont conservé la mémoire pour leur proposer de nous filer un coup de main. Je mets en place des trucs pour nous aider à communiquer et je transporte parfois des outils ou tout ce qui peut pas passer sur le site. Pour les anomalies, je les fuis, c'est juste que… J'essaie de pas laisser les gens mourir devant moi.
— Un peu comme une toile d'araignée non ? Tu tisses des fils un peu partout et tu viens voir quand ça bouge.
Il souriait et son regard chaleureux portait des remerciements malgré ses taquineries. Elle souffla, amusée.
— Essaie plutôt d'imaginer ça comme une constellation, d'accord ? Relier les points dans l'obscurité.
— Et la Fondation est plutôt une Grande Ourse ou une Petite Ourse ?
— La Fondation c'est une Mouche.
Il acquiesça en riant. Coraline s'attendait à une moquerie ou à une autre question, mais la conversation s'éteignit sur ces mots. La route défilait dans un silence surréaliste et un reflet lumineux chassa les dernières bribes de chaleur au creux de son ventre.
Les mains serrées sur le volant, elle se forçait à écarter de son esprit les hypothèses complexes sur l'heure exacte du lever du soleil en fonction de la clarté et des jours précédents. Cela ne lui servirait à rien, aucune différence si l'oubli arrivait la seconde suivante ou cinq minutes plus tard. À la place, son cerveau parcourut les lignes de la carte dans sa tête pour trouver la ville la plus proche avec une gare. Elle trouva une candidate qui ne prolongerait pas son trajet en une fraction de seconde et ajouta la gare à son parcours. Plus qu'à attendre le "réveil" d'Elijah et espérer qu'il n'ait pas changé d'avis sur l'idée du retour à domicile.
— Où est-ce qu'on va ?
Ses yeux lâchèrent la route pour étudier le visage du passager mais le ton de la question suggérait bien un effacement. Le jeune homme se frottait les yeux et regardait autour de lui, les sourcils froncés.
— Je suis désolé mais tu es qui ? demanda-t-il, méfiant. Qu'est-ce que je fais ici et où on va ?
— Je t'ai trouvé bourré au bord de la route, je t'emmène à la gare la plus proche, bricola Coraline d’une voix monotone. C'est pas un kidnapping, et c'est toi qui as demandé d'aller à une gare.
Le regard d'Elijah la disséquait en silence tandis qu'un malaise grandissait dans son ventre. La personne qu'elle commençait à apprécier s'était évanouie et parler de leur discussion de la nuit ne ferait qu'augmenter la méfiance à son égard. Elle regretta dans son for intérieur cette nouvelle recrue manquée pour la Fondation et accéléra sa conduite. Les rares questions du passager ne recevaient que des réponses brèves ou vagues. Une fois qu'il eut pris connaissance de la ville où il allait, le silence retomba et les minutes défilaient avec lourdeur.
La gare se rapprochait à vive allure et les feux de circulation entre elle et sa destination augmentaient sa frustration. Son lecteur CD lui donnait envie mais la présence d'Elijah la découragea.
Elle se gara sur le parking désert et attendit quelques secondes qu'il descende en inspectant sa place.
— Tu avais aucune affaire, fit-elle en réponse à sa question muette.
— Ah. Merci, je suppose.
Le "de rien" s'exprima en un haussement d'épaules fatigué. Elle ouvrit la bouche, se ravisa et ouvrit la boîte à gants. Elle y fouilla pour s'emparer d'une carte de visite au dos de laquelle elle griffonna quelques chiffres.
— Attends, l'interrompit-elle en lui tendant la carte de visite. Si des trucs étranges t'arrivent, appelle un de ces numéros, tu comprendras.
Elle crut un instant qu'il allait fermer la portière et partir, mais il se pencha finalement pour prendre la carte et la mettre dans sa poche. Il n'avait pas besoin de parler, son regard exprimait assez de jugement confus pour qu'elle ait envie de s'enterrer loin. D’habitude, elle n’ajoutait pas son numéro derrière celui de la Fondation, mais si un jour cela lui revenait, il se souviendrait aussi de leur rencontre. La porte claqua avec un merci marmonné puis elle sortit du parking, de la ville.
Coraline relança le disque pour remplir l'habitacle vide tout en reprenant la route vers la planque suivante. La mélodie la détendit un peu mais ne suffit pas à sécher ses yeux embués.