Les triplés de Monsieur Smith

Comme toute histoire, elle commence au réel début de toute chose. Les triplés naissent, sous ses yeux. Lui installé sur une chaise, non pas aux côtés de la femme accouchante, mais à ceux du médecin, venu spécialement pour cette occasion. C’est Monsieur Smith qui a spécifiquement demandé à être ici, à voir les enfants naître. Pour l’occasion, il a ses longs cheveux noirs attachés en une queue de cheval. Il a les yeux fixés sur la porte d’entrée de ses enfants dans le monde. La femme hurle. Monsieur Smith pose sa main sur la jambe de celle qui mettait à bas, pour lui signifier sa présence. Ses cris accompagnent les poussées.

— Tout va bien Monsieur ?

C’est le médecin qui lui adresse la question, mais le palefrenier aurait voulu la lui poser aussi.

— C’est pas mon premier accouchement, rétorqua Monsieur Smith en guise de réponse.

Il hoche la tête avec un regard perplexe, et retourne celui-ci aux objets de toutes les attentions, les triplés. Le premier d’entre eux pointe sa tête. Le médecin s’empresse de sécuriser le nouveau-né. À mesure qu’il sort du ventre de sa mère, le professionnel de santé prend garde à ce que la tête, à présent dans sa paume, ne succombe pas à la gravité que ce minuscule corps fragile ne peut encore supporter. Monsieur Smith pose alors les yeux sur ce premier enfant issu du sang qui coulait dans ses veines.

Lorsque le médecin lui tend l’enfant. Le palefrenier n’a pas encore envie de le prendre dans ses bras. Il regarde derrière lui, trouve le ciseau, l’attrape, et dirige ses lames vers ce nouveau-né humide. En les dirigeant vers l’estomac de son enfant, il n’est pas spécialement précautionneux ou prudent. Simplement, il coupe le cordon. Et là alors, le bébé commence à pleurer. Et là alors, Monsieur Smith veut porter son enfant entre ses mains larges. Il le contemple, maintenant dans ses bras, pleurant.

— Jeremiah…

Ainsi est baptisé un fils. Son nom, l’identité qu’il portera toute sa vie, les sons qui sont supposés lui faire tourner la tête, les lettres dont il doit reconnaître l’écriture pour comprendre qui est “moi”, tout cela est dispensé en un instant. Et ce processus, l’ensemble du processus, est répété encore deux fois. Cris, hurlements, main posée sur la jambe, nouveau-né, ciseaux, fils, nom.

Monsieur Smith n’avait maintenant plus d’yeux que pour ses trois enfants dans le berceau : Jeremiah, Jill, et Strauss.

— Et là les enfants, vous brossez, généreusement.

Il joint le geste à la parole. Sa main gauche gardant le sabot, et sa main droite brossant, Monsieur Smith s’applique à enlever toute poussière et tout crottin ayant pu se loger sous les pattes du cheval.

— En faisant ça, vous aurez ensuite le champ libre pour-

Il s’interrompt en levant les yeux vers ses fils. Tous les trois assis sur une motte rectangulaire de foin, presque aucun ne l’écoutait.

Jeremiah, l’aîné de quelques minutes, regarde un trou dans le plafond. Blond comme sa mère, les cheveux longs, pas encore attachés à son âge, ses épaules servaient de frontière signalant quand Monsieur Smith se devait de les couper. Ce dernier le sait : encore une fois, ses yeux bleus clairs étaient perdus dans les nuages, tout comme son esprit. Le vieux palefrenier n’avait le droit ni à son écoute, ni à son regard. Il avait l’habitude que son premier fils se divertisse de ses propres pensées et de ce qui l’entourait.

Jill ne lui est pas plus attentif. À la manière de son frère plus âgé de très peu de temps, son esprit vagabonde. Sa tête penche au rythme des mélodies qu’il fredonne de sa petite bouche. Les longs cheveux châtains qu’il arbore comme son aîné suivent les mouvements saccadés que lui imposent ses pensées dérivantes. Bien que son père aime partager les soirées autour du feu en musique tous les deux, il n’aimait pas être ignoré de la sorte.

Strauss est le seul qui l’écoutait. Ses yeux sont fixés sur la brosse, ou le sabot. Il est toujours celui qui écoute. La théorie de Monsieur Smith était que ses cheveux noirs coupés court ne lui donnaient pas de trouble de l’attention. Strauss lui donnait envie de raser les cheveux de ses frères. Le petit dernier est sans cesse celui qui retient ce qu’il expliquait à propos de la palefrenerie.

— Messieurs ! s’exclame Monsieur Smith.

Les deux plus âgés sursautent, et Strauss se redresse immédiatement. Le père les balaye du regard.

— Je peux savoir ce qui vous ennuie ?

Jeremiah lève la main. D’un signe de la tête, le palefrenier l’autorise à parler.

— Moi j’aime pas trop m’occuper des chevaux, atteste l’enfant. Je pense que Strauss aime ça et avec Jill on aime pas. Donc on peut aller jouer tous les deux et Strauss reste jusqu’à ce que t’as fini ?

De mauvais souvenirs affluent dans la tête de Monsieur Smith. Il se souvient d’une conversation à peu près similaire que l’un de ses grands frères, à l’époque, avait eu avec leur père. Le cadet, à présent père, soupire. Il dépose le sabot du cheval au sol, la brosse aussi, et se redresse avec un râle. Après s’être épousseté le pantalon, purement pour la forme, il s’approche de ses triplés. Une fois à un mètre de leur botte-banc, l’éleveur équestre s’assied sur le sol.

— Bon les enfants, laissez-moi vous poser une question : d’où viennent les chevaux ?

Une question que visiblement, ils ne s’étaient jamais posés. En tout cas peut-être, était-ce plutôt qu’ils n’avaient jamais eu à y donner de réponse. Strauss lève la main, ce qui étonne son père sans qu’il ne le laisse paraître. Il lui fait signe, toujours de la tête, de donner sa réponse.

— De la reproduction entre un papa et une maman ? Le poulain regarde le papa et il apprend comment faire ? Et ça fait plus de chevaux ?

Monsieur Smith ne peut s’empêcher de sourire. Les deux autres enfants le regardent. Jeremiah semble sceptique, et Jill a l’air partagé.

— Quelque part tu as raison. C’est comme ça que les chevaux naissent oui. Ils viennent du ventre de leur mère oui, mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Donc tu as raison Strauss. Mais laissez moi vous raconter une histoire à propos de l’histoire des chevaux, que vous n’avez jamais entendue.

Peu important leur divergence, les triplés accordent beaucoup d’importance à ses mots, seulement à des parties différentes. Néanmoins, tous l’écoutent sagement.

— Les chevaux, mes fils, sont des créatures très anciennes. Il y a des milliers d’années, ils existaient déjà. Les gens des vieux continents, en Europe et en Asie, ils ont grandi avec ces bêtes. En apprivoisant les chevaux, ils ont cultivé la terre, l’ont modelée, l’ont parcourue ! Les chevaux sont des animaux de liberté, de force de vivre, d’endurance, de progrès. Ils sont les vrais meilleurs amis de l’homme, parce qu’ils se ressemblent. Un cavalier est comme son cheval. Et il se trouve que lorsque nos ancêtres, les colons, sont arrivés en Amérique, les indigènes avaient peur d’eux. Pourquoi ? Parce qu’ils montaient des chevaux. Ils ont même cru, comme les européens se plaisaient à leur faire croire, que l’homme et le cheval ne faisaient qu’un !

— Donc les chevaux ne viennent pas d’Amérique ? l’interrompt Jeremiah.

Monsieur Smith n’est pas dérangé par cette interruption. Il secoue la tête.

— Non, et pourtant… Des années plus tard, ils galopaient en liberté dans les Grandes Plaines ! Nombre d’américains modernes pensent même que les chevaux viennent d’Amérique ! Sauf que non, il n’y avait pas de chevaux avant cela… Et qu’en fut-il après ? Les natifs adoptèrent les chevaux comme le firent avant eux les peuples d’Europe et d’Asie. Le cheval prit énormément d’importance dans leurs différentes cultures et le schéma se répéta. Ils devinrent cavaliers et grands amis des chevaux.

— Donc la réponse c’est que les chevaux ça vient d’Europe et d’Asie, statue Jill.

Cette fois, l’éleveur est plutôt irrité par cette intervention impromptue.

— Non, laisse-moi finir. Ce que je veux vous dire, mes fils, c’est que le cheval est le cousin de l’homme. Mais surtout, que le cheval, qui vient d’Europe, vient en réalité d’Amérique.

Il instaure un silence pour rendre ses mots plus lourds. Jeremiah a les yeux grands ouverts, Jill les fronce, et Strauss est impassible, comme presque toujours. Ce dernier d’ailleurs prend cette pause pour une invitation à poser une question sans être interrompu.

— Mais tu viens de dire qu’ils viennent d’Europe et d’Asie, fait-il remarquer confus sans le paraître.

— C’est ce que tout le monde pensait, hoche Monsieur Smith. Cependant, en écoutant les indigènes et en fouillant certaines zones, les scientifiques ont découvert qu’en réalité, les chevaux sont natifs d’Amérique du Nord. Ils sont passés en Russie il y a très très très longtemps, et les chevaux qui sont restés ici sont tous morts.

Cette fois-ci, le silence qu’il laisse peser n’est pas brisé par quiconque. Soit émerveillé, soit méfiant, soit confus, les triplés ne savent que dire. Le palefrenier enchaîne donc :

— C’est la leçon que je veux vous transmettre aujourd’hui, mes fils. D’abord que le savoir des anciens et du passé recèle d’énormément de choses qui ne peuvent pas être sues sans consulter nos aînés et ce que nous laissons derrière nous. Faire nos propres expériences est une bonne chose, ignorer ce que les “vieux” savent est préjudiciable. Vous seriez surpris de tout ce que votre vieux père peut vous enseigner que vous ne savez pas, même si vous pensez que ça n’est pas intéressant.

Les enfants se taisaient, et écoutaient. Monsieur Smith continue, satisfait jusque là.

— Et ensuite que, tout comme les chevaux, peu importe où vous allez, vous reviendrez toujours de là où vous venez. Vos racines sont quelque chose qui vous permet de grandir tout autant qu’elles vous ancrent au sol. Si vous les arrachez, vous mourrez. Est-ce que vous comprenez ces deux leçons ?

Il les regarde un à un. Strauss d’abord, acquiesce, comme toujours. Jill, ensuite, paraît ennuyé. Son père ne savait pas comment décrire autrement sa moue, ennuyée, irritée, contrite. Et enfin, Jeremiah, lui, semblait plongé dans une intense réflexion. Son regard atteignait celui de son paternel, mais il allait plus loin. Au final, Monsieur Smith est très satisfait. Il s’en sortait bien. Avec un sourire, il se relève, toujours avec un râle mais moins râleur. Il frappe dans ses mains et s’exclame enjoué :

— Le brossage donc !

Le professeur arrive dans sa voiture citadine. Monsieur Smith est satisfait à l’idée qu’il avait dû en voir de toutes les couleurs pour arriver jusqu’ici ; il est satisfait, mais ni ne sourit ni n’est amusé ; ses bras sont croisés. L’invité sur le domaine se gare, à un endroit qui semble approprié pour cela, simplement un endroit où il ne gênerait pas le passage en théorie. Lorsque le bruit caractéristique du frein à main se fait entendre, le moteur se tait. La porte s’ouvre et laisse place à des toussotements. La poussière soulevée par le pick-up revenait à son propriétaire. Cela, enfin, fait sourire et amuse Monsieur Smith. La porte se claque alors que la bouille du professeur apparaît.

Un jeune du coin, blanc, cheveux blonds, coupés plutôt court en une coupe qui devait être la mode du moment chez les jeunes adultes comme lui. Le palefrenier ne lui donnait pas plus de trente ans. Le concerné s’approche de lui à une allure à peine trop lente pour être qualifiée de vive, et lui tend sa main, les yeux plissés.

— Enchanté Mon-

Il s’interrompt, rabattant sa main tendue pour tousser dans son coude. Une fois sa gorge plus dégagée, il retend la même main.

— Excusez-moi ! Enchanté, Monsieur Smith ! Je suis Monsieur Halifax, le professeur du comté de l’État. Ravi de vous rencontrer.

Non sans quelque mauvais sentiment, l’interpellé lui serre la main, sans pour autant répondre à son sourire ou à son ton énergique et enjoué. Ce dernier, s’il remarque la tête dénuée de bonne volonté de l’éleveur, ne le relève pas. Au contraire, il continue sur le même ton.

— Selon les instructions du comté, je dois dispenser une éducation de base à vos trois fils. Je le dis au titre de la communauté : je vous remercie d’être aussi prévenant envers vos enfants.

Monsieur Smith grogne.

— Suivez-moi.

Il a le temps de voir Monsieur Halifax acquiescer avant que lui-même ne tourne la tête et s’en aille en direction de son foyer en bois. Les deux hommes marchent, le professeur derrière le palefrenier. Sans soulever de poussière, se dit ce dernier. Arrivé au niveau des marches qui permettent d’accéder à la porte d’entrée, Monsieur Smith se frappe les semelles contre le bois, et entre. Monsieur Halifax l’imite de son mieux, et son hôte s’en sent comme plus fort. Il le conduit jusqu’à la table de la salle à manger, directement en face de l’entrée, et l’éleveur la contourne pour s’asseoir en face de la porte. Le jeune homme le rejoint et s’attable bien vite, sans pour autant sembler pressé. Alors que la chaise que Monsieur Smith éraflait bruyamment le sol pour que Monsieur Halifax soit correctement installé, le premier se râcle la gorge afin d’avoir l’attention du second.

— Je vais être direct, Monsieur.

— Je vous en prie, Monsieur.

Le palefrenier voit parfaitement que le professeur est amusé par sa propre réponse, ce qui l’irrite. Le jeune homme semble s’en rendre compte, alors il paraît, visiblement, adopter une expression plus sérieuse. Monsieur Smith poursuit :

— Donc je disais… J’ai eu un professeur aussi dans ma jeunesse.

Il laisse la phrase en suspens. Le professeur semblait avoir appris, selon l'éleveur, et il en est donc satisfait. Le vieil homme reprit avec le même ton de conteur :

— Je lui en suis reconnaissant car il faisait, comme vous l’avez fait, un long chemin pour venir jusque là. Il nous a beaucoup appris, à mes frères et moi. Cependant, Monsieur Halifax, je me fous de ce qu’attend le comté de votre part en termes d’enseignement. La seule chose que je vous demande, c’est qu’ils sachent lire, écrire, compter parfaitement et qu’ils connaissent ce dont ils ont besoin de savoir afin de survivre et d’évoluer en société. Je ne leur demande ni d’être intelligents, ni de plaire, ni de devenir d’éminents je sais pas quoi. Je veux qu’ils soient heureux, peu m’importe qu’ils en sachent peu. Et je refuse que vous installiez dans leurs esprits des idées qui pourraient mettre à mal le paisible développement qu’ils ont ici. Compris ?

Monsieur Halifax n’avait en effet plus une mine de plaisantin. Son regard s’est assombri, sans devenir mauvais. On comprend simplement à sa moue expressive qu’il est contrarié. Mais ses yeux, eux, sont perdus dans la table. Ça et les hochements absents de sa tête laissent comprendre qu’il rassemblait ses pensées. Ses doigts commencent à taper en rythme sur la table. Il joint la mélodie aux paroles :

— Je comprends, Monsieur Smith… Non pas que j’approuve bien sûr, mais je doute que vous en ayez de l’intérêt.

— En effet, enchaîne le concerné rapidement.

Le professeur relève les yeux vers lui en le regardant d’un air las.

— Je devine également que si je refuse vos termes, vous retirerez votre accord pour que vos fils suivent des cours.

— Dans cet État, seule l’école primaire est obligatoire.

— Et dans cet État, l’enseignement dispensé dans les écoles primaires est abominable.

— Exactement pour cela que j’accepte que vous veniez combler leurs lacunes. Rien d’autre.

Monsieur Halifax laisse échapper un claquement de langue désapprobateur, sa posture diplomatique n’étant plus nécessaire. Monsieur Smith, lui, garde les bras croisés. Il ne les défait que pour, occasionnellement, passer une main dans ses cheveux noirs. Il n’a rien à ajouter non plus. Seul l’accord, ou non, du professeur débloquerait la situation.

— Très bien, je ferai ainsi, déclare Monsieur Halifax.

Le palefrenier fait de son mieux pour ne pas montrer son étonnement. Il s’attendait à soit bien plus batailler, soit à voir repartir l’impertinent. Toujours pour ajouter à sa surprise, le professeur se lève et lui adresse sa main, et un large sourire aussi .

— Je ferai en vos termes, Monsieur Smith ! Nous allons souvent nous voir, alors j’espère que nous nous entendrons.

— Peu probable.

Et Monsieur Smith serre la main de Monsieur Halifax.

L’aîné sera attelé à rassembler ses documents et pensées, le tout éparpillé. Monsieur Smith s’assira dans un siège que son fils aura installé pour lui. Le père devinera, de son œil exercé aux détails, que son fils est à la fois fier, impatient, et fébrile. Alors il commencera, d’un ton assuré :

— Messieurs et mesdames du comité, bonjour, déclarera l'adolescent.

Tout d’un coup comprenant, le cœur de Monsieur Smith s’emballera. Empli de sentiments contradictoires, passés et présents, il n’arrivera ni à ouvrir la bouche, ni à parler, ni à bouger. Son trouble se verra dans son regard que captera son premier fils, mais il ne dira rien à ce propos. Il se maîtrisera même, resserrant son courage pris dans ses deux mains, et poursuivra.

— Aujourd’hui, je voudrais vous faire ma présentation sur les invasions barbares en Europe, qui marquent la période de transition avec le Moyen-Âge du Vieux Continent occidental, et sa période de l’Antiquité.

L’aîné déglutira, moins facilement que ce qu’il avait pensé, et tendit un document à son père. Ce dernier, encore sous le choc, bras décroisés, prendra le document mis dans ses mains. Dans sa confusion, il n’était ni question de l’accepter ou de le rejeter.

— Dans ce document vous trouverez une carte de l’Empire Romain. La légende vous indiquera les détails mais, en somme, vous trouverez la séparation de l’empire en deux en 395 AVJC, les frontières fortifiées appelées “limes”, les grandes villes, et différents types de hachures indiquent les différents peuples désignés “barbares” qui s’y installeront. Tout ceci suivra la présentation qui, si vous le permettez, peut maintenant co-

Il s’interrompra, d’un coup d’un seul. La main de son père se sera levée, impérieuse. Sauf que son visage se révèlera être celui d’un homme partagé, en conflit. Il n’y aura que deux issues à cette main levée.

La première signifierait qu’il ne voulait rien entendre de plus. Elle serait l’égale d’un arrêt, d’une rupture, d’une séparation, d’une coupure. Cette main jouerait le rôle d’une guillotine, et le cœur de l’aîné celui d’un prince.

La seconde se muerait en une question. Cette question éclorait en un dialogue. Ce dialogue se cultiverait en un espoir. Cet espoir, se traduirait par au moins un sourire.

Alors, Monsieur Smith choisira.


LuNdEsDeUx
Il était là, dans ce fauteuil,
Le spectateur de mon premier jour,
Comme un père débordant d'espoir
Pour celui qu’il veut prendre son tour,
TuEsDeTrOp
Il était là, dans ce fauteuil,
Premier témoin de mes faux pas,
Mon cœur tremblant comme une feuille,
Lui croyant que je ne savais pas.
FaUxPrOdUiTdElAbSeNcEdEcHoIx
Il était là, sur ma galère,
Lieutenant de la providence
M'envoyant des ondes sévères
Comme l’absence de sa clémence,
RiEnNeStNoUvEaU
Il était là, dans ce fauteuil,
Qu'il a loué pour l'éternité
Pour m'applaudir du coin de l'œil
Et de temps en temps rigoler.
VoLeUrRaPaCeTuNaSrIeNiNvEnTé
Petit, tu m'as fait bien pleurer :
Tu m'as rappelé tous mes frères.
Entre ses larmes et son sourire,
Il n'y avait pas de frontière.
MeUrSpLeUrEsOiSbRiSé
Il était là, dans ce fauteuil,
Quand j'ai fait ma première grimace,
Quand j'ai osé montrer ma gueule
Aux petits copains de ma classe,
SoIsOuBlIéTuNaPpOrTeSrIeN
Plein de pudeur et d'indulgence
Pour la violence de mes passions,
Pour cette belle intransigeance
Que suivraient si peu de concessions.
PaSaSsEzDeToUtTrOpDeRiEn
Il était là, dans ce siège,
Le spectateur de ce premier jour,
Père voyant mon sacrilège
Pour celui qui ne prenait pas son tour,
LaIsSeNoUsÉcRiRePoUrToI
Dans ma chambre seul et caché
J’attends qu’il trouve le sommeil
Pour rester muet à son oreille,
Celle qu’il ne veut pas me prêter

Petit, tu m'as fait bien plaisir:
Tu m'as rappelé ton grand-père
Entre ses larmes et son sourire ?
Il n'y avait pas de frontière
██████████
Il était là, dans ce fauteuil
Où mon fils aîné va s'asseoir j’espère
Quatre générations ne l'accueillent pas
Et il sait déjà qu'un beau soir [saura*]
TuNeXiStEsPaStUeSiNvIsIbLe
Je serai là dans ce fauteuil
Son spectateur du premier jour
Comme un père débordant d'orgueil
Pour celui qui prendra son tour PAS
CcHhOoIiSsIiSs UNE voie
Petit tu me feras plaisir
Tu me rappelleras ton grand-père. PAS
Entre ses larmes et son sourire,
Il n'y avait pas de frontière


Le cheval galopait, vite. Très très vite pour lui qui n’aimait d’habitude pas aller plus vite que simplement rapidement, au trot quoi. “Tu n’as aucune ambition, tu n’accompliras jamais rien, tu ne seras jamais heureux.” Il allait voir s’il n'accomplirait jamais rien…

Le cheval galopait toujours, à la même vitesse. Les plaines étaient plates. C’était le moment où jamais. Tout ce qu’il avait appris, c’était maintenant qu’il fallait l’appliquer. Tout ce qu’il avait demandé à son père, tout ce qu’il avait appris de lui, tout ce qu’il avait refusé de lui. C’était pour prouver en ce moment même qu’il avait raison. Que lui aussi, pouvait avoir raison. Il était capable d’accomplir de grandes choses.

Il se redressa. D’abord timidement, tremblant, mais il se rappela vite qu’il devait respirer, garder son sang-froid, se maîtriser. Il savait ce qu’il faisait, il avait compris tout ce qui lui avait été expliqué, ce en quoi il croyait était sa réponse.

Il était maintenant droit sur la selle, comme à la marche ou au trot. Par contre, il était beaucoup plus secoué et ballotté qu’à ces vitesses. Ce qu’il faisait était dangereux, il le savait. Un faux pas, un obstacle, un petit problème, il était mort. Il n’en avait rien à faire.

Il posa doucement la bride, signe que le cheval avait été entraîné à reconnaître comme un signe à ignorer. C’était son cheval à lui, tous les autres avaient été éduqués à s’arrêter lorsque la bride était lâchée. Pas celui-ci, c’était le sien.

Timidement, alors que tout autour de lui le pressait, il leva les bras, en regardant droit devant lui. Et plus ses bras se levaient, plus les commissures de ses lèvres se dressaient. À mesure qu’il y parvenait, il souriait. Le vent lui-même n’arrivait à l’arrêter, ni même le terrain ou un coup du sort qui ne se présentait pas.

Il commença à rire. Alors que ses bras étaient en ligne, à hauteur des épaules, il y parvint, à son accomplissement.

— HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHA !

Il n’eut cure de savoir si on l’entendait, le voyait, le désapprouvait. Ses bras levés lui suffisaient pour toute explication qu’il pouvait fournir. Et ainsi afflua le sentiment de liberté.

— JE PEUX RÉUSSIR CE QUE JE VEUX ACCOMPLIR.

Par tous égards, si une personne pouvait l’écouter, elle aurait sa propre opinion à donner. Rien ne lui importait moins alors que son corps était gorgé de la sensation de la victoire.

— JE FAIS CE QUE JE VEUX ET J’AI RAISON.

Il faisait ce qu’il voulait, et il avait raison.

Les pieds du banc de bois se réceptionnèrent lourdement. Le sol, meuble mais solide, sec, l’accueillit avec un grognement lorsque le banc le heurta. Monsieur Smith n’a rien tenté pour ralentir sa course. Il estimait que ce qu’il avait bâti de ses propres mains se doit de résister à un choc aussi minime. Si le banc s’était brisé à ce seul impact, c’est lui-même, menuisier de passion, qui aurait été à blâmer. Mais cette création-ci, il l’aimait bien. Un simple banc, avec un dossier, sans accoudoirs, et assez de place pour quatre. Il s’y assit seul.

Il était confortable, ce banc. Autant que du bois pouvait l’être, et Monsieur Smith l’avait si bien poncé puis lasuré qu’il savait bien qu’aucune écharde ne saurait venir lui piquer le derrière à travers son pantalon. Sur ce banc, il pouvait s’installer, tranquillement, s’adosser, paisiblement, et regarder le paysage, détendu.

Devant lui, ses terres. Sa maison, plus grande que lorsque ses ancêtres l’avaient érigée, naturellement. Elle avait gardé ce corps principal, qui dans le temps avait sûrement rempli toutes les fonctions d’une habitation : cuisine, chambre, rangement. Aujourd’hui, il en fallait plus. Ce qui, fut une époque, se suffisait, était devenu l’entrée et la salle à manger. La cuisine était le résultat de longs et fastidieux efforts pour agrandir le foyer et la salle de bain s’était déplacée de l’extérieur à l’intérieur. Au final, cela avait été la même chose que les chambres ; ce qui se faisait à l’extérieur, se laver, dormir, cuisiner, manger, s’était petit à petit incorporé dans l’abri des murs et des toits. Même s’instruire ou faire quelque chose de ses mains ne se faisait plus dehors mais dedans. C’est pour ça que j’aime tant être dehors ? Si peu de choses me rendent heureux entre des murs et sous un toit.

Son regard dévala les vallées, se perdit dans les plaines, pleines de rien. Rien sinon de l’herbe au vert clair, et quelques chevaux trottinant et galopant, certains dormant. Le Soleil aux rayons libres de tous nuages, eux-mêmes absents du ciel, illuminait la cuve naturelle verdoyante formée par les collines et monts lointains. Descendant d’une de ces mottes naturelles, coulait une rivière. C’était elle, par cette journée sans vent ni brise, qui incarnait l’assurance que le temps s’écoulait toujours. Rien qu’en posant ses yeux dessus, Monsieur Smith pouvait entendre le son de l’eau gambadant dans son lit. Il était, dans cette vallée qui formait ses terres, la seule chose immobile. De tous les sons, rares, qui lui parvenaient, il n’y avait plus les joyeux cris de ses enfants. Plus bruyants que des oiseaux, avec moins d’énergie à revendre que les chevaux, le palefrenier se demanda pourquoi il avait trouvé cela agréable, apaisant. Rien pourtant dans leur comportement juvénile ne satisfaisait son besoin de quiétude. Alors pourquoi ça me manque ? Pourquoi je regrette de ne pas avoir joué plus souvent avec eux ? Nan, pourquoi j’aimerais les revoir jouer ?

Il voulait les entendre à nouveau. Et non plus pour leur dispenser reproches, leçons de morale et d’instructions, ou encore des regards qui en disaient plus que mille mots. Il voulait les revoir jouer dans l’herbe, loin des chevaux, appréciant cette liberté qui n’était pas offerte à tous ces enfants des villes. Combien rêvent d’avoir un ranch comme le mien… et eux, ils sont dans leurs chambres. Ces annexes, qu’il avait bâti pour eux, qui resteraient après eux, après qu’ils partent sûrement, pour certains. C’étaient maintenant des sanctuaires. Un endroit où ils peuvent être en paix et où lui aussi peut l’être grâce à leur retraite. Au moins ils me font pas chier, et je les fais pas chier.

Mais, abruptement, une pensée lui vint. Celle de ses peintures. Une chose dont il n’avait jamais parlé à ses fils. Je devrais ? Car oui, dans le grenier de sa chambre, ils existent. Des tableaux, peints de ces mêmes choses qu’il admire présentement. Un bonheur extérieur qui le traversait et que, parfois, dans sa jeunesse qui s'arrêta à un âge qu’il ne saurait dater, il transcrivait. Cela le transportait, sembla-t-il se rappeler, plus que de faire des bancs assez solides pour résister à une chute. Plus même que de voir ses fils s’égosiller et s’exténuer dans les plaines de rien. Monsieur Smith, en laissant ses pensées cheminer, touchait à quelque chose, il le sentait.

— Je suis heureux.

Il l’avait déclaré à haute voix. Il était heureux. Pouvait-il l’être plus ?

— Je suis heureux !

Son cri ne se répercuta pas. Il n’eut pas l’ampleur, l’importance qu’il voulait associer à cet état de fait. Sans le réaliser, il était maintenant debout.

— JE SUIS HEUREUX.

Il n’avait pas hurlé, mais crié encore plus fort. Il aperçut les chevaux tourner la tête. Monsieur Smith pouvait-il être encore plus heureux ? Il rassembla tout le souffle qu’il pouvait aspirer, gonfla ses poumons de tout l’espace que ses organes le lui permettaient, et prépara son diaphragme à utiliser ces ressources le plus efficacement possible :

JE, SUIS, HEUREUX !

En reprenant un peu de son souffle dont il avait expiré la totalité, il entendit un écho. Mauvais receleur, il perdait des syllabes. Mauvais faussaire, il n’en saisissait pas le sens. Mauvais mime, il semblait trop effrayé pour en répercuter le même impact. La révélation frappa Monsieur Smith. Bien sûr… c’est parc’que j’avais peur du regard d’mes fils que j’osais pas hurler. Alors, mélancoliquement, alors qu’il se sentait invulnérable quelques secondes juste auparavant, il plongea encore dans ses pensées.

Tout c’que j’ai fait pour eux, depuis des années. Ils ont fait quoi pour moi ?
Moi qui m’suis emmerdé à les élever, à faire une croix sur mes économies pour leur acheter tout c’dont ils ont besoin. Même pas c’qu’y ont besoin !
C’qu’y veulent… Et en retour, j’ai quoi ?
De l’irrespect, de la condescendance, du “t’es vieux ta gueule tu sais rien”.
Ah oui ? Je sais rien ? Je sais que je suis quelqu’un, moi aussi !
J’ai pas besoin d’leur mépris, d’leurs regards de haut !
Qu’est-ce que j’en ai à foutre moi, des sciences humaines, des sciences dures, des arts, de je sais pas quoi.
Je dois faire passer leur bonheur avant le mien ?
Qui fait passer le mien avant le sien, hein ?
Je suis responsable de vous, en plus de moi-même ?
Jusqu’à quand, où ? Depuis quand ?
Vous voulez pas admettre que vous êtes vos propres personnes non plus ?
Tout est de ma faute pour avoir tout fait mal ? Je suis responsable de votre malheur ?
Qui s’occupe de mon bonheur à moi sinon moi-même, hein ?
Je dois sacrifier ma vie pour faire votre bonheur ?
Qui êtes-vous pour me dire comment mener ma vie après que j’ai dû mener tous mes propres combats, hein ?
Qui êtes-vous pour me dire ce qui est juste ou pas après toute ma vie, hein ?
Votre avis prime parce que vous êtes plus jeunes ?
Pourquoi ?! Qui vous êtes putain pour me dire comment être heureux !
Dans tous les cas, vous n’êtes pas ce qui me rend heureux !
Vous n’êtes pas mon bonheur !

Il haletait. Monsieur Smith respirait lourdement et sa gorge était sèche. Il déglutit. Il se rassit dans son banc. Son esprit pensa à mille choses, mais aucune n’impliquait soit de se lever, soit d’ouvrir son grenier.

Monsieur Halifax repart, laissant les frères Smith plus instruits qu’hier, pour ceux qui l’ont écouté, ou compris. Comme à chaque fois qu’il repartait, il soulevait un grand nuage de poussière dans son sillage. Le même qu’il soulèvera lorsqu’il reviendra. Monsieur Smith n’était jamais satisfait de la venue de Monsieur Halifax. Pourtant, comme à chaque fois, Monsieur Halifax revenait, et il instruira, et il repart.

Monsieur Smith sèche ses cheveux noirs, et accroche la serviette sur un crochet. Il sort de la salle de bain avec un pantalon court, sans haut. Il referme la porte derrière lui. Le palefrenier se dirige vers la cuisine où il attrape son habituel café qui l’attend sur le comptoir. En attrapant la tasse, il dérange la fumée qui se dégage du mélange grâce à une douce danse. Elle s’étire, se contorsionne pour suivre le récipient qui est à la merci de l’éleveur. Ce dernier se dirige dehors, et passe la porte d’entrée. L’aube indique d’un rayon le fauteuil à bascule en bois sur la terrasse en bois jointe à la maison en bois. En s’installant sur son fauteuil, il boit une gorgée de café. C’est alors qu’il termine d’un bruit discret sa gorgée qu’il se permet enfin de se détendre et de contempler la vue en face de lui.

Le Soleil se lève. Les nuances d’orange changent imperceptiblement à chaque seconde, il le sait sans pour autant pouvoir le constater. Quand bien même, le simple fait de le savoir lui donne l’impression de pouvoir déceler l’infinie complexité des transitions de couleur qui se jouent de lui devant lui. Et comme il s’en faisait la réflexion à chaque fois, le Soleil se levait toujours au-dessus du chemin vers l’extérieur de ses terres. Il plissa les yeux à la vue d’un nuage de poussière qui s’élevait de très loin depuis le chemin, remarquable par le trouble qu’il apporte dans son agréable vision de tous les matins.

— Arg, j’vais mettre mon haut. Ça doit être c’te blonde de cliente…

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