Le document suivant est l'extrait d'une autobiographie datant du XVIIIème siècle retrouvée en 2015 dans les archives d'un certain "Institut ██████████" lors d'une investigation en France. GdI non confirmé à ce jour, ouvrage stocké au Site-Aleph.
Un mardi du mois d'août, lorsque les pendules sonnaient le glas des treize heures, une irruption inattendue survint dans ma chambre. Mon cadet, vêtu de ses habits habituels, chemise blanche au col à volants, arborant un pourpoint sombre— qu’il glissait sous son pourpoint, accentuant davantage sa ressemblance avec quelque primate —, s'habillait par contrainte plutôt que par inclination. Mon frère s'approcha de moi d'un pas pressé. Au départ, croyant qu’il voulût me porter un coup, je me saisis de mon encrier et m'apprêtai à le projeter dans sa direction, mais mon attention fut détournée par la lettre qu'il tenait dans sa main.
"La missive, la missive !" s'exclama-t-il, une enveloppe entrouverte entre ses doigts. Je m'affairai à me redresser de ma chaise, dressé tel un pieu, et m'empressai de lui prendre l'enveloppe des mains. Je la tins entre mes doigts tremblants, une joie exaltante m'envahissant alors que je contemplais alternativement mon compagnon et le contenu de la lettre. Victor me serra dans ses bras et éclata d'un rire franc, son regard exprimant un sentiment de triomphe.
— Est-ce l'article ? Est-ce l'article, Victor, bon sang ?!
— Oui, Augustin, c'est l'article !
Mes doigts tremblants dépouillaient l’enveloppe, tentant difficilement de sortir le parchemin. J'essayais difficilement de m'éclaircir la gorge pour lire cette écriture délicate que je ne connaissais que si bien, un rictus s’élargissant de manière incontrôlable sur sur nos visages. Je commençai à lire la lettre à voix haute, mon frère à mon épaule, trépignant d'impatience.
"Cher Augustin Montclair,
J'ai reçu avec un intérêt vif et soutenu le manuscrit que vous avez eu la courtoisie de m'adresser, "Anormalité et Nature de la Réalité", qui explore avec audace les arcanes de croyances occultes et leur intrication complexe avec les fondements mêmes des sciences. Votre démarche éclairée, novatrice et perspicace témoigne d'un esprit vif et d'une réflexion profonde, attributs qui sont l'essence même de l'avancée de notre connaissance."
Notre jubilation était à son comble. Victor aussi lisait derrière mon épaule, m’étreignant avec force au rythme de son excitation. Je continuais, ma voix devenait moins assurée et les mots moins mélodieux à nos oreilles au fur et à mesure que nous descendions dans la lecture de la missive. Nos sourires commencèrent à s'estomper.
"Néanmoins, en ma qualité de penseur, ardent défenseur de la propagation éclairée du savoir, il me paraît impératif de vous rappeler l'importance inestimable d'inscrire vos travaux dans le contexte social et intellectuel de notre époque. Les découvertes et les élaborations que nous, savants éclairés, souhaitons partager avec le monde trouvent parfois peu d'écho parmi ceux dont la pensée demeure enchevêtrée dans les dogmes et les croyances héritées du passé."
Je posai mon regard un bref instant sur mon frère, une lueur d'appréhension teintant son visage. Lui qui était généralement si juvénile, si plein de vivacité, incarnait à merveille la jeunesse tant dans son corps que dans son esprit. Cependant, en cet instant, il semblait se durcir, tel un ouvrage sculpté dans la pierre par un romain mélancolique. Une hésitation m'assaillit quant à la poursuite de la lecture, mais Victor tourna son regard vers moi, m'encourageant silencieusement à persévérer.
"Votre désir de scruter les arcanes de l'univers et de braver les limites du savoir humain résonne en harmonie avec les aspirations de notre temps. Néanmoins, je ne saurais trop insister sur l'impérieuse nécessité de prendre en considération les répercussions éventuelles de vos découvertes, en ces temps où les sciences conventionnelles établissent encore leur légitimité.
Je me permets dès lors de vous prodiguer ces conseils avisés : persévérez avec rigueur et prévoyance dans vos recherches, protégeant vos avancées et les recherches de votre frère Victor avec la plus grande circonspection. Camouflez, tel un trésor inestimable, vos travaux occultes à l'abri de la lumière publique, jusqu'à ce que les sciences établies trouvent leur juste place dans l'appréhension du public éclairé. Lorsque notre société sera mûre pour accueillir ces vérités élargies, nul doute que votre contribution en ressortira encore grandie, ayant un impact d'autant plus considérable.
Je vous souhaite un zèle averti et une perspicacité inlassable dans vos investigations, Augustin. Sachez que je demeure à votre disposition pour des échanges ultérieurs concernant ces sujets passionnants qui unissent nos esprits éclairés.
Avec la plus haute considération,
Denis Diderot"
Dans l’obscurité de notre salle de souper, de l’après-midi jusqu’au crépuscule, illuminés seulement par quelques bougies aux flammes chancelantes, mon frère et moi-même lûmes cette missive à maintes reprises, dans le plus profond silence. Une teinte pâle s'était affichée sur le visage de mon compagnon. Devant nous trônait une bouteille de vin rouge, ouverte aux alentours de quatorze heures et à présent éventée d'un tiers. Finalement, Victor déposa le document à plat sur la table, me fixant de ses yeux verts à la lueur inhabituellement implacable, arborant une expression déchue, comme brisée.
— Alors, nous continuerons à étudier dans l'ombre, en attendant que le monde s'établisse assez dans la lumière encore si longtemps ? Sans avoir la possibilité de mettre en pratique et de démontrer au peuple la véritable nature de leur propre monde ?!
Des yeux d'émeraude virant au brasier se dressaient devant moi, et il me semblait contempler une forêt verdoyante qui s'embrasait sous mes yeux.
— La théorie prévaut. La mise en pratique pourrait nous mener à une exécution publique par une horde de religieux armés de fourches.
Je gardais un sang froid qui encore aujourd’hui me perturbe face à la situation. Il se pourrait que mes propos parvinrent à apaiser une certaine fureur, la reléguant aux tréfonds de son âme pour laisser s'épanouir un sentiment de dépit par-dessus.
— Ne serait-il pas égoïste de garder tout ce savoir enfoui, Augustin ?
— Le monde n'est pas prêt à accueillir ce savoir, Victor. Je considère cela comme du bon sens que de ne pas le partager. “De l’instinct de survie” pensais-je.
— Qu'allons nous faire dans ce cas Augustin ?
Je le sentais au bord du gouffre, éculé face à une situation dont il n’était pas maître.
— Nous nous enfoncerons dans l’ombre tandis que le monde s'établira dans la lumière. Voici ce que nous allons faire, mon frère.
Le regard de Victor, autrefois éclatant, arborait désormais des teintes grises, trahi par le chagrin que suscitait la situation. Frénétiquement, il grattait sa barbe tandis que ma main cherchait le contact avec son poignet, geste qu'il repoussa brusquement, plongé dans une profonde contemplation. Mon cadet, ardent comme un jeune poulain à ses vingt printemps, semblait détenir une fougue qui ne me rappelait aucunement à mon propre passé. Moi qui le devançais de cinq années, je n'aurais pu prévoir la gravité d'un tel écart. Je tentai de m'accoutumer à la situation, préférant agir en harmonie avec elle plutôt que de m'y opposer, car c'était le monde qui tissait notre destinée, et non l'inverse. Une stratégie avisée, j'en étais convaincu. Ainsi, je tracerai un plan pour nos entreprises à venir, consignant scrupuleusement chaque directive future au plus profond de ma pensée, soucieux de ne pas perturber davantage Victor. Je garderai mes desseins enfouis encore un temps, tel un secret précieusement préservé au sein de mes songes. Je lui offris un autre verre de vin rouge.
Tandis que mon frère en absorbait le contenu, mon regard balaya notre environnement. Cette demeure, héritée de nos parents, était façonnée de briques qui renfermaient les souvenirs chaleureux de nos interactions, des échanges de coups, et des courses-poursuites infinies qui se soldaient parfois par la brisure malencontreuse d'un vase, suscitant la colère de notre père. Celui-ci, marchand, fournissait de quoi ériger la structure que nous étions devenus au fil des ans. Mère demeurait un être insaisissable, peau que trop peu nous avons touché.
Mon éducation s'étendit jusqu'à l'enseignement secondaire, mais par manque de ressources financières de la part de notre géniteur, je devins le précepteur de Victor. Disciple brillant que je n'échangerai contre rien. Au fil des mois, nos études délaissèrent peu à peu les sciences naturelles pour explorer de nouveaux horizons illuminés par notre curiosité ; l'Anormalité. Après la disparition de notre géniteur en l'an 1742, nous ôtâmes et cédâmes chaque crucifix ornant notre demeure ancestrale.
Nous nous rendîmes à notre atelier le soir même, dans l'autre aile de notre demeure ancestrale, une grange que nous avions transformée en atelier au fil des années. À l'intérieur, nous y trouvâmes quelques toiles, divers outils, des tables de travail, et au centre de cette pièce, captive par des chaînes, reposait le fruit de nos recherches. Nous l'observâmes une fois de plus, et elle le fit en retour, cette figure qui nous condamnait au silence. Ce visage n'était pas déplaisant en soi, mais il représentait l'alliance involontaire entre moi, mon frère et elle, forgeant les chaînes de notre propre destin. Cette figure nous avait voué à une existence dans l'ombre des êtres humains, dans l'ombre de la science. Nous avons scruté trop longtemps les ténèbres et ils nous épiaient en retour, l’idole posant son regard furieux sur notre sort. Son visage calme et sévère nous avait maudit à sa façon. Car elle n’était plus notre captive, mais nous étions enchainés dans l’obscurité avec elle. Condamnés pour avoir scruté l’ombre qui ne veut pas être sondé.
— Augustin ?
— Oui, Victor ?
— Et si le monde ne devait jamais être prêt pour cela ?
— Alors, à jamais cela demeurera dans l'obscurité, et nous avec.
“Le sang fraternel souilla les pierres antiques, et la lueur de l'astre solaire déclina sous le poids d'un fratricide funeste. Rémus gisait, privé d'un avenir qu'il rêvait d'éclairer de sa compassion. La cité naissante fut baptisée de son nom, un monument maudit édifié sur les cendres de leur tragique fraternité. Ainsi, dans une symphonie de douleur et de destinée, Romulus perça les voiles du temps, revêtant la toge de fondateur aux côtés des dieux. Mais les échos de ce sombre jour demeurèrent, une ombre silencieuse gravée à jamais dans la conscience de Rome, rappelant le prix exorbitant de l'ascension, telle une malédiction qui hantait l'aube de la grandeur.”